parfois était plus forte que lui, il eût voulu se jeter au cou de Benjamin; cependant il se contint, les fils de
Jacob avaient encore une épreuve à subir, celle de la coupe; ils s'en tirèrent à leur honneur, Joseph eut la
certitude que le remords était entré dans le cœur de ces méchants frères, et lorsque Juda se fut offert en
sacrifice à la place de Benjamin, Joseph, hors de lui d'émotion, fit sortir tout le monde, et s'écria: «Je suis
votre frère, je suis Joseph; mon père vit-il encore?» C'est une scène qu'on ne peut décrire; il semble que
chacun y assiste, que chacun partage l'émotion de Joseph et celle de ses frères, surpris, heureux et
troublés. Des ordres furent aussitôt donnés pour que Jacob put venir en bonne vieillesse achever ses jours
en Égypte, et Pharaon lui-même s'intéressa à la famille de son premier ministre. Le vieux père ne se fit
pas longtemps attendre, et Joseph, après l'avoir présenté à Pharaon, lui assigna pour demeure la fertile
contrée de Goscen en Rahmésès.
Cependant Joseph ne négligeait pas ses devoirs envers l'Égypte; il se souvenait qu'il était administrateur
et politique, et sa politique n'étant guère autre que l'autocratie orientale, il mit tous ses soins à obtenir des
Égyptiens, en échange de son blé, leur argent, leurs terres et leur liberté, pour pouvoir ensuite les
administrer comme des fermiers, les parquer selon que l'intérêt du pays le voulait, et les imposer au
profit de la couronne: la population fut dès lors et pendant longtemps astreinte à abandonner au roi le
cinquième des récoltes, le clergé seul étant exempté, et le pays fut dans la main du roi.
La fin de Jacob approchait; le patriarche fit promettre à Joseph que ses os seraient transportés en Palestine
et ensevelis dans le sépulcre d'Abraham; puis Joseph amena auprès du vieillard mourant Éphraïm et
Manassé, vit avec surprise la plus grande bénédiction retomber sur la tête du plus jeune, entendit le
testament prophétique du patriarche à ses fils, et recueillit son dernier soupir. Après l'avoir fait
embaumer, Joseph, fidèle à sa promesse, conduisit en Canaan, accompagné d'un immense cortège, la
dépouille paternelle, et la déposa dans la grotte de Macpélah près des restes de ses ancêtres. De retour en
Égypte, il dut rassurer ses frères qui craignaient que ses vengeances, comprimées par la vie de Jacob,
n'éclatassent après sa mort; il pleura avec eux, et leur promit de nouveau tout l'appui de son crédit en
cour et de son affection fraternelle. Sa vie dès lors fut tranquille et calme, il vit encore ses arrière-petits-
fils, et s'endormit à l'âge de cent-dix ans, après avoir exprimé le vœu d'être ramené dans la terre promise
pour y être enseveli avec ses pères lorsque la postérité de Jacob quitterait l'Égypte. Moïse se rappela ce
vœu de Joseph et Josué fut chargé de l'exécuter, Exode 13:19; Josué 24:32.
Il est impossible de trouver nulle part, dans tout ce qui s'est écrit depuis le commencement du monde, un
récit plus attachant, plus émouvant que celui de la vie de Joseph; sans doute, les scènes de la rédemption
sont plus sublimes et plus déchirantes, et bien des enfants, bien des pauvres sauvages, bien des chrétiens
aussi ne peuvent les lire sans pleurer (qu'ils sont heureux!); mais elles sont trop pures, trop célestes, trop
surhumaines pour que chacun consente à les comprendre; on peut s'y refuser: mais pour les scènes de
Joseph, elles sont tellement à la portée de chacun, si simples, si naturelles dans leur grandeur, si
humaines, que les plus grands ennemis de la révélation sont contraints d'avouer que tout leur paganisme,
et le paganisme encore plus noble des anciens, n'a rien produit qui puisse être comparé à cet admirable
récit. Aussi, bien des auteurs ont-ils voulu rattacher leur nom à une imitation de Joseph; la poésie s'en est
emparée, et l'art dramatique lui doit une de ses créations les plus sérieuses et les plus admirables, dont la
musique, peu française de caractère quoique française d'origine, semble rappeler l'âge théocratique, l'âge
des patriarches, l'israélitisme des premiers temps.
Une chose peut surprendre dans l'histoire de Joseph, c'est qu'il soit resté vingt-deux ans sans s'enquérir
de sa famille, surtout lorsque sa position le mettait à même de le faire facilement. Il est difficile de se
l'expliquer; on ne peut douter qu'il n'ait souvent désiré de revoir son père et ses frères, et surtout de
rendre à son père le bonheur qu'il avait perdu; mais à cette époque les relations étaient rares entre les
deux pays, longtemps Joseph fut hors d'état de communiquer avec le dehors; quand il redevint libre et
maître, les soins du gouvernement durent l'absorber; il se consolait peut-être par la foi qu'il puisait dans
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