LIVRE XI
I
1. [1] La première année du règne de Cyrus,
qui était la soixante-dixième depuis le jour où notre peuple avait dû quitter sa
patrie pour Babylone, Dieu prit en pitié la captivité et le misérable sort de
ces malheureux,
suivant la prédiction qu'il leur avait faite par la bouche du prophète Jérémie
avant la destruction de leur ville, à savoir qu'après soixante-dix ans de
servitude et de captivité qu'ils auraient supportés sous Nabuchodonosor et ses
descendants, il les ramènerait dans leur patrie ou' ils reconstruiraient le
temple et retrouveraient leur ancienne prospérité. Ces promesses, il les tînt
alors. Inspirant, en effet, l'âme de Cyrus, il lui fit adresser à toute l'Asie
une proclamation ainsi conçue : « Cyrus roi dit ceci : Puisque le Dieu
tout-puissant m’a fait roi du monde entier, je crois que ce Dieu est celui
qu'adore le peuple des Israélites. Car il a prononcé d'avance mon nom par la
bouche de ses prophètes, et prédit que je construirai son Temple à Jérusalem,
dans le pays de Judée. »
2. [5] Cyrus connut ces prédictions en lisant
le livre des prophéties qu'avait laissé Isaïe deux cent dix auparavant :
celui-ci assure que Dieu lui dit en secret : « Je veux que Cyrus, que je
marquerai pour régner sur des peuples nombreux et puissants, renvoie mon peuple
dans sa patrie et construise mon Temple ».
Voilà ce que prophétisa Isaïe cent quarante ans avant la destruction du Temple.
Cyrus lut la promesse divine, en fut émerveillé, et fut pris du désir et de
l'ambition d'accomplir ce qui était écrit. Ayant donc fait rassembler les plus
importants des Juifs de Babylone, il leur dit qu'il leur permettait de se mettre
en route pour leur patrie et de relever leur ville et le Temple de Dieu ; il
ajouta que Dieu les aiderait et qu'il allait lui-même écrire aux généraux et
satrapes voisins de leur pays de leur fournir l'or et l'argent nécessaires pour
la reconstruction du Temple, et, en outre, des animaux pour les sacrifices.
3. [8] Dès que Cyrus eut annoncé cette
nouvelle aux Israélites, les chefs des deux tribus de Juda et de Benjamin, les
lévites et les prêtres partirent pour Jérusalem. Mais beaucoup demeurèrent à
Babylone pour ne pas abandonner leurs propriétés. A leur arrivée, tous les amis
du roi leur vinrent en aide et concoururent à la construction du Temple,
fournissant les uns de l'or, d'autres de l'argent, d'autres force troupeaux avec
des chevaux. Les Juifs rendirent grâce à Dieu, et lui offrirent les sacrifices
anciennement d'usage, pour le remercier d'avoir relevé leur ville et fait
revivre leur culte d'autrefois. Cyrus leur renvoya aussi les vases sacrés que le
roi Nabuchodonosor avait emportés à Babylone après le pillage du Temple. Il
chargea Mithridate, son trésorier, de les leur porter, avec mission de les
remettre à Abassaros,
pour les garder jusqu'à la construction du Temple, à l'achèvement duquel il
devait les livrer aux prêtres et aux chefs du peuple qui les replaceraient dans
le sanctuaire. Cyrus envoya aussi aux satrapes de Syrie la lettre suivante :
« Le roi Cyrus a Sisinès et Sarabasanès, salut. J'ai permis aux Juifs établis
dans mon pays de retourner, s'ils le voulaient, dans leur patrie, de relever
leur ville et de rebâtir le Temple de Dieu à Jérusalem sur l'emplacement qu'il
occupait jadis. J'ai envoyé mon trésorier Mithridate et Zorobabel, chef des
Juifs,
pour jeter les fondations du temple et bâtir un édifice de soixante coudées de
hauteur sur autant de largeur : ils feront trois rangées en pierre polie, et une
en bois du pays, semblablement un autel sur lequel ils sacrifieront à Dieu. Je
veux que toute la dépense faite pour ces constructions soit supportée par moi.
J'ai de plus renvoyé tous les vases provenant du pillage du Temple par le roi
Nabuchodonosor ; Mithridate, mon trésorier, et Zorobabel, chef des Juifs, à qui
je les ai remis, doivent les reporter à Jérusalem et les replacer dans le Temple
de Dieu. En voici l'énumération : 50 psyctères
d'or,400 d’argent ; 50 coupes Théricléennes
en or, 400 en argent ; 50 jarres d'or, 500 d'argent ; 40 vases à libations en
or, 300 en argent ; 30 phiales d'or, 2.400 d'argent, et mille autres grands
ustensiles. Je concède aussi aux Juifs le présent honorifique auquel ils sont
accoutumés depuis le temps de leurs ancêtres, à savoir deux cent cinquante mille
cinq cents drachmes de bétail, de vin et d'huile, et vingt mille cinq cents
artabes de blé pour la fleur de farine.
J'ordonne que cette dépense soit prise sur les impôts de Samarie.
Leurs prêtres à Jérusalem offriront ces sacrifices suivant les lois de Moïse, et
en les offrant, ils prieront Dieu pour le salut du roi et de sa race et pour la
durée du royaume des Perses. Quiconque désobéira à ces ordres ou les tiendra
pour nuls sera mis en croix et ses biens seront confisqués ». Tels étaient les
termes de cette lettre. Ceux qui, délivrés de captivité, partirent pour
Jérusalem étaient au nombre de quarante-deux mille quatre cent soixante-deux.
II
1. [19] Les Juifs ayant jeté les fondements du
Temple et s'étant mis avec ardeur à le rebâtir, les peuples voisins, et
particulièrement les Chouthéens que Salmanassar, roi d'Assyrie, avait amenés de
Perse et de Médie et établis à Samarie quand il eut déporté les Israélites,
demandèrent aux satrapes et aux fonctionnaires de s'opposer au relèvement de la
ville et à la reconstruction du Temple. Ceux-ci, corrompus à prix d'or,
vendirent aux Chouthéens leur indifférence et leur insouciance à l'égard des
Juifs ; car Cyrus, occupé ailleurs par des guerres, ignorait ces faits et, peu
après, périt dans une expédition contre les Massagètes.
Lorsque Cambyse, fils de Cyrus, eut pris
le pouvoir, les habitants de Syrie, de Phénicie, d'Ammannitide, de Moabitide et
de Samarie lui écrivirent une lettre ainsi conçue : « Maître, de la part de tes
esclaves, Rhathymos, qui inscrit tous les événements, Sémélios, le greffier et
des juges du conseil de Syrie et de Phénicie. Il faut que tu saches, ô roi, que
les Juifs qu'on avait déportés à Babylone sont venus chez nous, qu'ils
reconstruisent leur ville misérable et rebelle et ses places, travaillent aux
murailles et relèvent le Temple. Sache cependant que, ces travaux achevés, ils
ne voudront ni payer de tributs ni être des sujets obéissants : ils voudront
tenir tête aux rois et aimeront mieux commander qu'obéir. En les voyant à
l’œuvre et si fort occupés à leur Temple, nous avons jugé bon de t'écrire, Ô
roi, au lieu de mépriser ce danger, afin que tu consultes les livres de tes
pères ; tu y verras que les Juifs furent des rebelles et les ennemis des rois,
et que leur ville, pour cette raison, fut changée en un désert et l'est encore.
Nous avons jugé bon de te prévenir aussi, car tu l'ignores peut-être, qu'une
fois la ville rebâtie et ceinte de nouveau de remparts, la route te sera fermée
vers la Cœlésyrie et la Phénicie. »
2. [26] Cambyse, ayant pris connaissance de
cette lettre, comme il était d'un naturel méchant, inclina à y ajouter foi et
répondit en ces termes : « Le roi Cambyse parle ainsi à Rhathymos, qui inscrit
les événements, à Belsémos, à Sémélios, greffier, et à tous leurs collègues et
habitants de Samarie et de Phénicie : Ayant lu la lettre que vous m’avez
envoyée, j'ai fait examiner les livres de mes ancêtres ; on y a trouvé que cette
ville a toujours été l'ennemie des rois, que ses habitants ont fomenté des
rébellions et des guerres, et j'ai vu que leurs rois, puissants et violents, ont
levé des tributs sur la Cœlésyrie et la Phénicie. En conséquence, j'ai donné
l'ordre d'interdire aux Juifs de rebâtir leur ville, afin de ne pas laisser
croître encore le mauvais vouloir dont ils ont été de tout temps animés à
l'égard des rois ». Dès qu'ils eurent lu cette lettre, Rhathymos, Sémélios le
greffier, et leurs collègues sautèrent aussitôt à cheval et partirent en toute
hâte pour Jérusalem à la tête d'une troupe nombreuse ; là ils défendirent aux
Juifs de bâtir la ville et le Temple. Et les travaux furent suspendus jusqu'à la
deuxième année du règne de Darius, roi des Perses, pendant les neuf années
suivantes : car Cambyse, après six années de règne pendant lesquelles il conquit
l'Égypte, mourut à Damas, sur le retour.
III
1.
[31] Après le massacre des mages, qui, Cambyse mort, gouvernèrent pendant un an
l'empire des Perses, ceux que l'on appelait les sept maisons des Perses élurent
comme roi Darius, fils d'Hystaspe. Darius, encore simple particulier, avait fait
vœu à Dieu, s'il devenait roi, de renvoyer au Temple de Jérusalem tous les vases
sacrés qui étaient encore à Babylone. Vers ce même temps arriva de Jérusalem
auprès de Darius Zorobabel, qui avait été nommé chef des Juifs captifs. Une
vieille amitié l'unissait au roi, ce qui lui valut d'être jugé digne, avec deux
autres, du titre de garde du corps, obtenant ainsi un honneur qu'il souhaitait.
2. [33] La première année de son règne, Darius
reçut magnifiquement et avec de grands apprêts ses amis, ses officiers, les
chefs des Mèdes, les satrapes et toparques perses depuis l'Inde jusqu'à
l'Éthiopie, les gouverneurs des cent vingt-sept satrapies.
Quand ils eurent été régalés jusqu'à la satiété, ils se séparèrent pour aller se
reposer chacun chez soi ; Darius s'étendit sur son lit, et après avoir dormi
quelques heures, se réveilla ; ne pouvant retrouver le sommeil, il se mit à
converser avec ses trois gardes du corps. Celui qui, à sa question, ferait la
réponse la plus vraie et la plus avisée, il promit de lui accorder, en
récompense, de porter une robe de pourpre, de boire dans des coupes d'or, de
coucher sur un lit d'or, d'avoir un char avec harnais d'or, une tiare de lin
fin, un collier d'or, enfin d'occuper la première place après lui-même, en
considération de sa sagesse, et, ajouta-t-il, de porter le titre de parent du
roi. Leur ayant promis ces récompenses, il demanda au premier si ce qu'il y a de
plus fort au monde n'est pas le vin ; au second si ce ne sont pas les rois ; au
troisième si ce ne sont pas les femmes, ou si la vérité n'est pas ce qui
l’emporte encore sur tout cela. Après avoir proposé ce sujet à leurs réflexions,
il se reposa. Au matin, ayant fait assembler les grands, les satrapes et les
toparques de Perse et de Médie, et ayant pris place sur le trône où il avait
coutume de traiter les affaires de l'Etat, il ordonna à chacun de ses gardes du
corps de dire en présence de tous ce qu'il pensait de la question qui lui avait
été posée.
3. [38] Le premier prit la parole sur la
puissance du vin et la célébra en ces termes : « Seigneurs, dit-il, à mon avis,
la preuve que la force du vin surpasse tout se peut donner de cette façon
il surprend ceux qui le boivent et trouble leur jugement, il rend l'âme d'un roi
pareille à celle d'un orphelin qui a besoin d'un tuteur, il donne à l'esclave la
hardiesse de langage de l'homme libre, au pauvre l'humeur du riche. Il change,
en effet, et transforme l'âme de l'homme dont il a pris possession ; il calme
l'angoisse de ceux que le malheur accable ; il apporte aux débiteurs l'oubli de
leurs dettes, leur persuade qu'ils sont les plus riches des hommes, au point
que, bannissant toute modestie de leurs discours, ils ne comptent que par
talents et emploient le langage qui convient aux heureux de la terre. Bien plus,
il rend les hommes insensibles au prestige des gouverneurs et des rois, leur
fait oublier amis et compagnons ; car il arme l'homme même contre ses meilleurs
amis, et le rend en apparence aussi étranger que possible à tous. Puis,
lorsqu'on a cessé de boire et, qu'une fois couché, tous les effets du vin
disparaissent pendant la nuit, on se relève sans le moindre souvenir de ce qu'on
a fait durant l'ivresse. Voilà pour moi la preuve que le vin est ce qu'il y a de
plus puissant et de plus violent au monde. »
4. [43] Quand le premier eut fini ce
panégyrique de la force du vin, le suivant prit la parole sur la puissance du
roi, pour démontrer que cette puissance l'emporte de beaucoup sur tout ce qui
parait avoir force ou intelligence. Voici quel fut le point de départ de sa
démonstration : « L'homme, dit-il, est maître de l'univers, lui qui oblige la
terre et la mer à se prêter à tels usages que bon lui semble : or les rois
commandent aux hommes et sur eux ont toute licence ; qui donc règne sur l'être
le plus puissant et le plus fort, il est vraisemblable que nul ne le surpasse en
force et en puissance. On voit les rois ordonner des guerres ou des entreprises
dangereuses à ceux auxquels ils commandent, les envoyer contre l'ennemi, dociles
et soumis à la puissance de leurs maîtres ; ils font niveler des montagnes,
renverser des murailles et des tours ; à leur ordre on tue et l'on se fait tuer
volontiers afin de ne pas paraître transgresser les commandements du roi ;
vainqueur, c'est au roi qu'on abandonne tout le profit de la guerre. Pour ceux
qui ne sont pas à l'armée, qui travaillent et labourent la terre, lorsque, après
mille peines et fatigues, ils moissonnent et récoltent leurs fruits, ils
apportent au roi leur tribut. Quoi que celui-ci dise ou ordonne, cet ordre est
exécuté nécessairement et sans aucun retard. Ensuite, pendant que le roi,
rassasié de festins et de plaisirs, se repose, il est gardé par des soldats qui
veillent sur son sommeil, comme enchaînés par la crainte, car aucun n’ose
quitter le roi qui dort, ni aller s'occuper de ses propres affaires : son seul
devoir, pense-t-il, c'est de garder le roi, et il s'y conforme. Comment donc le
roi ne passerait-il pas pour l'emporter en puissance sur tout, lui dont une si
grande multitude d'hommes exécute les commandements ? »
5. [49] Quand le second se fut aussi tu, le
troisième, Zorobabel, parla ainsi devant l'assemblée au sujet des femmes et de
la vérité : « Grande il est vrai est la force du vin et celle du roi, à qui tous
obéissent, mais plus grande encore est la puissance des femmes. C'est une femme
qui a mis au monde le roi, - et ceux qui plantèrent les vignes, mères du vin
furent enfantés et élevés par les femmes ; en un mot il n'est rien dont nous ne
soyons redevables à celles-ci. Elles tissent nos vêtements ; grâce à elles, le
soin et la vigilance règnent dans notre intérieur. Et nous ne saurions nous
détacher d'elles : eussions-nous acquis en grande quantité l'or, l'argent et
tout ce qui est précieux et digne de recherche, quand nous voyons une belle
femme, laissant là tous nos trésors, nous restons en arrêt devant cette
apparition, et nous n'hésitons pas à sacrifier nos biens, pour nous assurer la
possession et la jouissance de la beauté. Nous quittons père, mère, terre
nourricière, nous oublions souvent nos amis les plus chers, pour les femmes ;
notre vie même, nous l'immolons pour elles. Et voici qui va mieux que tout vous
faire comprendre le pouvoir des femmes : quand après avoir travaillé et enduré
mille fatigues sur terre et sur mer, nous retirons quelque fruit de notre peine,
ne le portons-nous pas aux femmes pour le leur offrir comme à nos souveraines ?
J'ai vu le roi, seigneur de tant de peuples, battu par sa maîtresse Apama, fille
de Rabesacès, le Thaumasien ;
je l'ai vu supporter qu'elle lui enlevât son diadème et le mit sur sa propre
tête, sourire quand elle souriait, s'attrister si elle faisait la moue, flatter
cette femme par ses variations d'humeur, et l'apaiser en se faisant très humble
s'il la voyait mécontente.
6. [55] Et comme les satrapes et les chefs se
regardaient les uns les autres, il se mit à parler de la vérité : « Je viens de
montrer, dit-il, quelle est la puissance des femmes : et cependant, aussi bien
que le roi, elles ont moins de pouvoir que la vérité. Car si la terre est
immense, le ciel élevé, le soleil rapide, si tout cela se meut suivant la
volonté de Dieu, si Dieu est véridique et juste, il faut par la même raison que
la vérité soit ce qu'il y a au monde de plus fort et que l'injustice ne puisse
rien contre elle. Ajoutez que toutes les autres choses qui ont reçu quelque
force en partage sont mortelles, et de brève destinée
la vérité est immortelle et éternelle. Et elle nous procure, non pas une beauté
que le temps flétrit, ou une richesse que la fortune peut nous ravir, mais la
justice et la droiture, les distinguant de l'injustice, qu'elle confond. »
7. [57] Zorobabel cessa alors de parler sur la
vérité. L'assemblée s'écria qu'il avait parlé le mieux de tous, que la vérité
seule a un pouvoir immuable et qui échappe à la vieillesse. Le roi lui ordonna
donc de demander ce qu'il voulait en outre des récompenses promises, l'assurant
qu'il l'obtiendrait parce qu'il était sage et s'était montré pins avisé que les
autres : « Assieds-toi auprès de moi, ajouta Darius, et sois appelé mon
parent ». A ces paroles, Zorobabel, rappela au roi le vœu qu'il avait fait dans
le cas où il obtiendrait la couronne : c'était de rebâtir Jérusalem, d'y
reconstruire le Temple de Dieu, et de replacer dans le Temple les vases sacrés
que Nabuchodonosor avait enlevés et apportés à Babylone. « C'est là, dit-il, ma
demande, puisque tu m'autorises à t'en adresser une pour avoir paru sage et
avisé. »
8. [59] Le roi, tout réjouit se leva,
l'embrassa, et écrivit aux satrapes et aux toparques pour leur ordonner de faire
escorte à Zorobabel et à ceux qui devaient partir avec lui pour aller
reconstruire le Temple. Il enjoignit de plus aux gouverneurs de Syrie et de
Phénicie de faire couper du bois de cèdre dans le Liban, de l'expédier à
Jérusalem, et d'aider Zorobabel à rebâtir la ville. Il décréta que tous ceux des
prisonniers qui étaient retournés en Judée étaient libres, interdit à ses
procureurs et satrapes de commander les Juifs pour le service du roi, et exempta
d'impôts tout ce que ceux-ci pourraient posséder en terres. De plus, il ordonna
aux Iduméens, aux Samaritains et aux habitants de la Cœlésyrie de rendre les
villages appartenant aux Juifs qu’ils détenaient, et prescrivit de verser en
outre cinquante talents pour la construction du Temple.
Il permit aux Juifs de sacrifier suivant leurs coutumes, voulut payer lui-même
les frais des sacrifices ainsi que le costume sacré que revêtent pour honorer
Dieu le grand-prêtre et les prêtres, de même que les instruments de musique dont
les Lévites se servent pour célébrer Dieu ; aux gardiens de la ville et du
Temple, il fit donner des terres et assigner chaque année une certaine somme
pour leur subsistance ; il fit enfin renvoyer les vases sacrés, et confirma tout
ce que Cyrus avant lui avait décidé au sujet du rétablissement des Juifs.
9. [64] Après avoir obtenu du roi toutes les
récompenses, Zorobabel, quittant le palais, leva les yeux au ciel et se mit à
remercier Dieu de la sagesse qu'il lui avait inspirée et de la victoire
remportée grâce à elle en présence de Darius : « Car, dit-il, je n'aurais jamais
été jugé digne de ces faveurs, ô Seigneur, sans ton bienveillant appui ». Ayant
donc remercié Dieu du présent et lui ayant demandé de continuer sa protection
dans l'avenir, il alla à Babylone et annonça à ceux de sa nation les décisions
heureuses du roi. Ceux-ci à cette nouvelle remercièrent Dieu de leur rendre leur
terre natale ; puis, se rassemblant en des festins et libations, ils passèrent
sept jours à célébrer joyeusement le relèvement et la résurrection de leur
patrie. Ensuite ils choisirent dans chaque tribu des chefs pour les conduire à
Jérusalem avec leurs femmes, leurs enfants et leurs bêtes de somme ; et tous,
avec l'escorte donnée par Darius, firent route jusqu'à Jérusalem pleins de joie
et d'orgueil, chantant, jouant de la flûte, faisant retentir les cymbales. Tout
le reste du peuple juif leur fit conduite en manifestant son allégresse.
10.
[68] C'est ainsi qu'ils partirent, en nombre fixe de chaque groupe de familles. Je
crois inutile de donner ici les noms de ces groupes je craindrais, en effet, en
détournant la pensée de mes lecteurs de la suite des événements, de leur en
rendre le récit difficile à suivre. La masse des émigrants au-dessus de douze
ans, dans les tribus de Juda et de Benjamin, était de quatre millions six cent
vingt-huit mille personnes ;
les Lévites étaient quatre mille soixante-dix, et il y avait quarante mille sept
cent quarante-deux femmes et enfants en bas âge. En outre, il y avait cent
vingt-huit lévites hymnodes, cent dix portiers, trois cent quatre-vingt-douze
esclaves sacrés ; et enfin six cent cinquante-deux personnes qui se disaient
Israélites, sans pouvoir justifier de leur race. On enleva même leur dignité à
certains prêtres qui avaient épousé des femmes dont ils ne pouvaient eux-mêmes
dire la race et dont on ne retrouva pas la famille dans les généalogies des
Lévites et des prêtres : ils étaient environ cinq cent vingt-cinq. La foule des
serviteurs qui suivait les Juifs retournant à Jérusalem s'élevait au nombre de
sept mille trois cent trente-sept ; puis deux cent quarante-cinq chanteurs et
chanteuses quatre cent trente-cinq chameaux, cinq mille cinq cent vingt-cinq
bêtes de somme. Les chefs de la multitude dénombrée ci-dessus étaient Zorobabel,
fils de Salathiel, de la race de David et de la tribu de Juda, et Jésus, fils de
Josédec, le grand-prêtre. En outre, Mardochée et Sérébée furent élus comme
chefs, parmi le peuple, et fournirent une contribution aux frais du voyage, de
cent mines d'or et cinq mille d'argent. Les prêtres, les Lévites
et une partie du peuple juif qui était à Babylone revinrent ainsi à Jérusalem.
Les autres émigrants rentrèrent chacun dans sa ville natale.
IV
1. [75] Le septième mois après leur départ de
Babylone, le grand-prêtre Jésus et le chef Zorobabel rassemblèrent de tous côtés
à Jérusalem avec le plus grand zèle le peuple de la campagne ; puis ils
rebâtirent l'autel des sacrifices à l'endroit où il s'élevait auparavant, afin
d'y offrir à Dieu les sacrifices prescrits suivant la loi de Moïse, au grand
mécontentement des peuples voisins qui leur étaient tous hostiles. Ils
célébrèrent aussi à cette époque la fête des Tabernacles, suivant les
prescriptions du Législateur à ce sujet ; ils firent ensuite les offrandes et
les holocaustes, et les sacrifices des sabbats et de toutes les fêtes sacrées ;
et ceux qui avaient fait des vœux les accomplirent en sacrifiant à partir de la
nouvelle lune du septième mois. Ils commencèrent enfin la construction du
Temple, dépensant de grosses sommes pour les tailleurs de pierre et les
charpentiers, et pour la nourriture des ouvriers. Les Sidoniens envoyèrent avec
plaisir et sans difficulté des bois de cèdre du Liban, qu'ils amenèrent au port
de Jopé liés entre eux et assemblés en radeau : Cyrus avait le premier donné
l'ordre de le faire, ordre qui fut exécuté quand Darius l'eut renouvelé.
2. [79] On arriva ainsi jusqu'au deuxième mois
de la deuxième année du retour des Juifs à Jérusalem ; la construction du Temple
était poursuivie sans interruption ; une fois les fondations achevées, à la
nouvelle lune du second mois de la deuxième année, on commença les murs, et la
surveillance des travaux fut confiée aux Lévites âgés de plus de vingt ans, à
Jésus, à ses fils et à ses frères, à Zodmeel, frère de Juda fils d'Aminadab, et
à ses fils. Et tous ceux qui étaient
chargés de ce soin s'en acquittèrent avec tant de zèle, que le Temple fut
terminé plus tôt qu'on n'aurait pu le prévoir. Quand le sanctuaire fut terminé,
les prêtres, revêtus des vêtements traditionnels, les Lévites, et les
descendants d'Asaph, au son des trompettes chantèrent un hymne à la louange de
Dieu, comme David en avait le premier donné l'exemple. Les prêtres, les Lévites
et les anciens des groupes de familles qui se rappelaient la grandeur et la
somptuosité de l'ancien Temple, voyant combien, par suite du manque de
ressources, on avait dû construire plus modestement le nouveau, et mesurant la
décadence de leur prospérité à l'infériorité du nouveau Temple, se montraient
tout abattus et honteux à cette pensée ; incapables de contenir leur chagrin,
ils allaient jusqu'aux gémissements et aux larmes. Quant au peuple, il se
trouvait satisfait du présent, content d'avoir reconstruit le Temple, et,
n'ayant ni souci ni mémoire de l'ancien, il ne se tourmentait pas à faire la
comparaison entre les deux pour trouver le nouveau moins riche qu'il ne s'y
attendait. Le bruit des trompettes et la joie populaire étaient cependant
couverts par les gémissements des anciens et des prêtres déclarant le Temple
bien moins beau que celui qui avait été détruit.
3. [84] En entendant le son des trompettes,
les Samaritains, qui haïssaient la tribu de Juda et celle de Benjamin,
accoururent pour apprendre la cause de ce bruit. Quand ils surent que les Juifs
jadis emmenés captifs à Babylone reconstruisaient leur Temple, ils se rendirent
auprès de Zorobabel, de Jésus, et des chefs des groupes de familles, demandant
qu'on leur permit d'aider aux préparatifs et de prendre part à la
reconstruction. « Nous n'adorons pas moins Dieu que les Juifs, disaient-ils,
nous le prions et nous souhaitons de lui rendre un culte, depuis le jour où
Salmanassar,
roi des Assyriens, nous a amenés de chez les Chouthéens et les Mèdes dans ce
pays ». A ce discours, Zorobabel, le grand-prêtre Jésus et les chefs des
familles israélites répondirent qu'il leur était impossible de partager avec
d'autres le soin de la construction du Temple, car ils avaient seuls reçu
l'ordre d'y procéder, d'abord de Cyrus, puis de Darius ; que les Samaritains
pourraient y venir adorer Dieu, et que tout ce qu'ils auraient de commun avec
les Juifs, comme d'ailleurs tous les autres hommes, serait de venir, s'ils le
voulaient, rendre hommage à Dieu dans son Temple.
4. [88] Les Chouthéens (car c'est le nom que
portent aussi les Samaritains) furent blessés de cette réponse et persuadèrent
aux populations de Syrie qu'il fallait supplier les satrapes - comme autre fois
sous Cyrus, puis sous Cambyse - d'empêcher la construction du Temple, et
susciter aux Juifs, qui la hâtaient, des retards et des obstacles. Vers le même
temps, Sisinès, préfet de Syrie et de Phénicie, et Sarabasanès étant montés à
Jérusalem avec quelques autres, demandèrent aux chefs des Juifs qui leur avait
permis de construire un temple qui ressemblait plus à une forteresse qu'à un
sanctuaire, et pourquoi ils entouraient la ville de portiques et de murs aussi
épais :
Zorobabel et le grand-prêtre Jésus répondirent qu'ils étaient les serviteurs du
Dieu tout-puissant ; que ce Temple, bâti en son honneur, par un de leurs rois,
prince sage et l'emportant en vertu sur tous les autres, était demeuré longtemps
debout ; mais que, leurs pères s'étant rendus coupables d'impiété envers Dieu,
Nabuchodonosor, roi des Babyloniens et des Chaldéens, prit la ville de force, la
détruisit, brûla le Temple après l'avoir pillé et emmena le peuple en captivité
à Babylone ; Cyrus, qui avait été après lui roi de Babylone et de Perse, avait
décrété la reconstruction du Temple et, confiant toutes les offrandes et tous
les vases sacrés qu'en avait enlevés Nabuchodonosor, à Zorobabel
et au trésorier Mithridate, leur avait ordonné de les porter à Jérusalem et de
les replacer dans le Temple, auquel ils appartenaient, une fois reconstruit. Il
avait ordonné que tout fût fait rapidement et chargé Abassaros d'aller à
Jérusalem et de s'occuper de la construction. Celui-ci, aussitôt les
instructions de Cyrus reçues, avait posé les fondations : mais après ces
premiers travaux, l’œuvre avait été suspendue et le Temple restait inachevé
jusqu'à ce jour par la mauvaise volonté des nations ennemies. « Si vous le
voulez et le jugez à propos, ajoutèrent-ils, écrivez ceci à Darius ; il
examinera les archives des rois et s'assurera que nous n'avons menti sur aucun
point. »
5. [95] Sur cette réponse de Zorobabel et du
grand-prêtre, Sisinès et ses compagnons décidèrent de ne pas arrêter la
construction jusqu'à ce que Darius eût été informé de l'affaire ; et ils en
écrivirent tout de suite au roi. Les Juifs étaient consternés et craignaient que
celui-ci ne changeât d'avis sur la reconstruction de Jérusalem et du Temple ;
mais deux prophètes qui se trouvaient alors au milieu d'eux, Aggée et Zacharie,
les exhortaient à prendre courage et à ne rien redouter de fâcheux de la part
des Perses. Dieu, disaient-ils, le leur avait prédit. Confiants en ces
prophètes, ils se remirent avec acharnement à la construction du Temple sans
perdre un jour.
6. [97] Les Samaritains écrivirent à Darius,
accusant dans leur lettre les Juifs de fortifier leur ville et de bâtir un
Temple qui ressemblait plus à une forteresse qu'à un sanctuaire, ajoutant que
tout cela ne serait rien moins qu'utile au roi, et rappelant les lettres par
lesquelles Cambyse avait interdit d'édifier le Temple ;
Darius apprit ainsi que la reconstruction de Jérusalem pourrait être pour lui
une cause de danger ; quand, de plus, il eut pris connaissance des lettres
envoyées par Sisinès et ses compagnons, il ordonna de rechercher dans les
archives royales ce qui concernait cette affaire. Et l'on trouva dans le palais
d'Ecbatane, en Médie, un livre portant écrit ceci : « La première année du règne
de Cyrus, le roi a ordonné de reconstruire le Temple et l'autel des sacrifices
de Jérusalem ; le Temple aura soixante coudées de haut et autant de large ;
l'édifice aura trois rangées en pierre polie et une en bois du pays. Il a
commandé que les frais fussent supportés par le trésor royal, et que les vases
sacrés, pillés par Nabuchodonosor et apportés à Babylone, fussent rendus aux
habitants de Jérusalem ; que le soin de tout ceci fût confié à Abassaros,
préfet, gouverneur de la Syrie et de la Phénicie, et à ses compagnons, qui
devaient, tout en se tenant éloignés des lieux mêmes, permettre aux Juifs et à
leurs chefs, esclaves de Dieu, de bâtir le Temple. Il leur a ordonné d'aider au
travail, et, sur les tributs des pays qu'ils gouvernaient, de fournir aux Juifs,
pour leurs sacrifices, des taureaux, des béliers, des brebis, des agneaux, du
froment, de l'huile, du vin, et tout ce que demanderaient les prêtres ; ceux-ci
prieront pour le salut du roi et des Perses. Il a ordonné de saisir ceux qui
transgresseraient quelqu'une de ces prescriptions, de les mettre en croix, et de
confisquer leur fortune au profit du trésor royal. Et il a en outre prié Dieu,
si quelqu'un essayait de mettre obstacle à la construction du Temple, de le
frapper pour arrêter une pareille injustice.
7. [104] Darius, ayant trouvé ces prescriptions
dans les archives de Cyrus, répondit à Sisinès et à ses compagnons en ces
termes : « Le roi Darius à Sisinès, préfet, à Sarabasanès et à leurs compagnons,
salut. Je vous envoie la copie de la lettre que j'ai trouvée dans les archives
de Cyrus, et je veux que tout soit fait suivant les ordres qu'elle contient.
Adieu ». Sisinès et ses amis, quand ils eurent appris par la lettre du roi ses
sentiments, résolurent d'y conformer dorénavant leur conduite. Ils présidèrent
donc aux travaux sacrés, en s'efforçant avec les anciens des Juifs et les chefs
des sénateurs. Ainsi la construction du Temple fut menée à bonne fin avec
beaucoup d'ardeur, grâce aux prédictions d'Aggée et de Zacharie, selon l'ordre
de Dieu et avec le bon vouloir de Cyrus et de Darius ;
il fut achevé en sept ans. La neuvième année du règne de Darius, le
vingt-troisième jour du douzième mois, que l'on appelle chez nous Adar et chez
les Macédoniens Dystros, les prêtres, les Lévites et le reste du peuple
israélite offrirent des sacrifices d'actions de grâces pour célébrer leur retour
de captivité, leur ancien bonheur recouvré, et la renaissance du Temple ; ils
immolèrent cent taureaux, deux cents béliers, quatre cents brebis, douze
chevreaux à raison de un par tribu (car les tribus des Israélites sont au nombre
de douze), pour expier les fautes de chacune d'elles. Suivant les prescriptions
de Moïse, les prêtres et les lévites placèrent des gardiens à chaque portail,
car les Juifs avaient aussi construit des portiques tout autour du Temple
intérieur.
8. [109] A l'approche de la fête des Azymes,
pendant le premier mois, que les Macédoniens appellent Xanthicos, et nous Nisan,
une multitude de peuple accourut des bourgs vers la ville ; ils célébrèrent la
fête en se purifiant avec leurs femmes et leurs enfants, suivant la coutume de
leur pères. Ils offrirent le sacrifice que l'on appelle pascal, le quatorzième
jour du même mois. Ils passèrent ensuite sept jours en festins, n'épargnant
aucune dépense, offrant même des holocaustes à Dieu et célébrant des sacrifices
d'actions de grâces pour remercier Dieu de les avoir rendus à leur patrie et à
leurs lois et de leur avoir concilié la bienveillance du roi des Perses. Après
avoir ainsi prodigué ces sacrifices et leur reconnaissance envers Dieu ils
s'établirent à Jérusalem, sous une constitution aristocratique et oligarchique :
les grands-prêtres, en effet, furent à la tête des affaires jusqu'au jour où les
descendants d'Asamonée parvinrent à la royauté. Avant la captivité et le retour,
ils avaient été gouvernés par des rois, qui commencèrent avec Saül et David, et
durèrent cinq cent trente-deux ans,
six mois et dix jours ; avant ces rois, ils avaient eu des chefs qu'on appelait
juges et monarques, et avaient passé sous ce régime plus de cinq cents ans,
depuis la mort de Moïse et de Josué, le général. Tels furent, du temps de Cyrus
et de Darius, les événements concernant les Juifs délivrés de captivité.
9.
[114] Les Samaritains, animés à l'égard des Juifs de sentiments de haine et de
jalousie, leur suscitaient mille désagréments, confiants en leur richesse et
affichant leur parenté avec les Perses, sous prétexte qu'ils étaient originaires
du même pays que ceux-ci. Chaque fois qu'ils reçurent du roi l'ordre de fournir
au Juifs une contribution pour leurs sacrifices, ils refusèrent de l'exécuter,
encouragés et soutenus dans leur résistance par les préfets ; et chaque fois
qu'ils purent causer aux Juifs quelque tort, soit par eux-mêmes, soit par
d'autres, ils n'hésitèrent jamais à le faire. Les habitants de Jérusalem
décidèrent donc d'envoyer une ambassade au roi pour se plaindre des
Samaritains ; Zorobabel et quatre autres des chefs partirent en qualité
d'ambassadeurs. Quand le roi eut appris des envoyés les plaintes et les
accusations qu'ils portaient contre les Samaritains, il les renvoya porteurs,
pour les préfets et le sénat de Samarie, d'une lettre dont voici le texte :
« Darius, roi, à Tanganas et Sambabas, préfets des Samaritains, Sadracès et
Bobélon, et à tous ceux de Samarie qui sont conseillers
avec eux. Zorobabel, Ananias et Mardochée, envoyés des Juifs, vous ont accusés
de leur susciter des obstacles dans la construction de leur Temple, et de ne pas
vous acquitter des contributions que je vous ai ordonné de leur payer pour leurs
sacrifices. Je veux que, après avoir pris connaissance de cette lettre, sur les
fonds du trésor royal des impôts de Samarie, vous leur fournissiez tout ce qui
leur est nécessaire pour les sacrifices, suivant l'appréciation des prêtres,
afin qu'ils ne passent aucun jour sans sacrifier et sans prier Dieu pour moi et
les Perses ». Tel était le contenu de cette lettre.
V
1. [120] Darius étant mort, son fils Xerxès, en
lui succédant sur le trône, hérita aussi de sa piété et de son respect envers
Dieu. Il se conforma, en effet, en tout, à ce qu'avait fait son père, en ce qui
concernait le culte, et il eut les Juifs en très grande affection. A cette
époque le grand-prêtre était Joachim, fils de Jésus.
Il y avait aussi à Babylone un homme juste et jouissant d'une bonne renommée
auprès de la multitude : c'était le premier prêtre du peuple
appelé Esdras ; il connaissait bien les lois de Moïse, et devint l'ami du roi
Xerxès. Ayant résolu de partir
pour Jérusalem en emmenant quelques-uns des Juifs restés à Babylone, il pria le
roi de lui donner pour les satrapes de Syrie une lettre qui l'introduisit auprès
d'eux. Le roi écrivit donc à l'adresse des satrapes la lettre suivante : « Le
roi des rois Xerxès à Esdras, prêtre et lecteur des lois de Dieu, salut. Pensant
que ce serait un effet de notre humanité de laisser partir avec toi pour
Jérusalem, s'ils le désirent, ceux du peuple juif et des Lévites qui se trouvent
encore dans notre royaume, j'ai donné des ordres dans ce sens ; ceux qui veulent
sont libres de partir, comme je l'ai décidé de concert avec mes sept
conseillers, d'aller visiter la Judée conformément à la loi de Dieu, et de
porter au Dieu des israélites les présents que moi et mes amis avons voué de lui
offrir ; tout l'argent et l'or destinés à leur Dieu qu'on trouvera dans le pays
des Babyloniens, qu'ils l'emportent à Jérusalem pour leur Dieu, en vue des
sacrifices ; tous les vases que tu voudras, en or et en argent, qu'il vous soit
permis à toi et à tes frères de les fabriquer. Tu consacreras les vases sacrés
qu'on t’a remis et tout ce que tu jugeras bon d'y ajouter, tu le feras aux frais
du trésor royal. J'ai écrit aussi aux trésoriers de Syrie et de Phénicie, afin
qu'ils veillent à l'exécution de tout ce qu'ordonnera Esdras, prêtre et lecteur
des lois de Dieu. Et pour que la divinité n'ait aucune colère contre moi ou mes
descendants (j'autorise les trésoriers à leur fournir jusqu'à concurrence de...)
cent mesures de blé. Je vous ordonne, en
outre, de ne lever aucun impôt sur les prêtres, Lévites, chantres, portiers,
esclaves sacrés et scribes du Temple et de ne leur faire subir aucun désagrément
ni aucun ennui. Pour toi, Esdras, désigne suivant l'inspiration de Dieu, des
juges pour juger ceux qui connaissent ta loi. Quant à ceux qui l'ignorent, tu la
leur apprendras, afin que, si quelqu'un de ta race transgresse la loi de Dieu ou
du roi, il subisse un châtiment, pour l'avoir transgressée non pas par
ignorance, mais en connaissance de cause, et l’avoir audacieusement enfreinte et
méprisée. La punition sera la mort ou l'amende. Adieu. »
2. [131] Esdras, ayant reçu cette lettre, se
réjouit extrêmement et se mit à adorer Dieu, pour avoir inspiré la bonté du roi
à son égard ; il lui en devait, disait-il, à lui seul toute la reconnaissance.
Il lut ensuite la lettre aux Juifs présents à Babylone, puis, conservant
l'original, il envoya la copie à tous ceux de sa race qui habitaient la Médie.
Ceux-ci, en apprenant la piété du roi envers Dieu et sa bienveillance pour
Esdras, furent tous remplis de joie ; plusieurs ramassèrent leurs biens et
vinrent à Babylone, désireux de retourner à Jérusalem. Mais le gros du peuple
des Israélites resta dans le pays ; c'est pour cela que deux tribus seulement en
Asie et en Europe sont assujetties aux Romains ; les dix autres tribus sont
restées au delà de l'Euphrate comptant un nombre infini de membres qu'il a été
impossible de déterminer. Un très grand nombre de prêtres, de Lévites, de
portiers, de chantres, d'esclaves sacrés, vinrent rejoindre Esdras. Celui-ci
réunit au delà de l'Euphrate
tous ces hommes échappés à la captivité, et là, pendant trois jours,
il leur ordonna de jeûner, pour rendre grâce à Dieu de les avoir délivrés, et
afin que rien de fâcheux ne leur arrivât pendant leur voyage, soit de la part de
leurs ennemis, soit par toute autre cause d'ennui. Esdras, en effet, s'étant
empressé d'assurer le roi que Dieu pourvoirait à leur sûreté, n'avait pas jugé
bon de lui demander des cavaliers d’escorte. Après avoir fait leurs prières, ils
quittèrent les bords de l'Euphrate le douzième jour du premier mois de la
septième année du règne de Xerxès, et ils arrivèrent à Jérusalem le cinquième
mois de la même année. Esdras confia aussitôt les richesses sacrées aux
trésoriers, qui étaient de la race des prêtres ; il y avait six cent cinquante
talents d'argent, des vases d'argent pour cent talents, des vases d'or pour
vingt talents,
des vases d'airain, plus précieux que l’or, pesant douze talents : c'étaient les
présents du roi, de ses conseillers et de tous les Israélites restés à Babylone.
Esdras, après avoir remis ces richesses entre les mains des prêtres, offrit à
Dieu, sous forme d'holocaustes, les sacrifices accoutumés, douze taureaux, pour
le salut commun du peuple, quatre-vingt-dix béliers,
soixante-douze agneaux, douze chevreaux, en expiation des fautes commises. Il
donna la lettre du roi aux intendants royaux et aux préfets de Cœlésyrie et de
Phénicie. Et ceux-ci, obligés d’accomplir les ordres qu'il donnait, honorèrent
le peuple juif et s'employèrent à lui être utiles en toute chose.
3. [139] Tout cela fut conduit et décidé par
Esdras ; mais s'il réussit, c'est, je crois, que Dieu l'avait jugé digne de ces
grands desseins à cause de son honnêteté et de sa justice. Un peu plus tard, on
vint se plaindre à lui que plusieurs, parmi le peuple, les prêtres et les
Lévites, avaient transgressé la constitution et violé les lois de leurs pères en
épousant des femmes étrangères, souillant ainsi la pureté de la race
sacerdotale ; on suppliait Esdras de venir à l'appui des lois, de peur que Dieu,
irrité contre tout le peuple, ne le rejetât dans l'adversité : Esdras dans sa
douleur déchira aussitôt ses habits, se frappa la tête, s'arracha la barbe, et
se jeta par terre en voyant que les coupables étaient les premiers de la
nation ; songeant que, s'il leur ordonnait de renvoyer leurs femmes et les
enfants qu'ils en avaient eus, ils ne l'écouteraient pas, il resta étendu par
terre. Toutes les honnêtes gens accoururent autour de lui, pleurant également et
prenant part à sa douleur en présence de cette calamité. Enfin Esdras, se
relevant et tendant les mains au ciel, dit qu'il avait honte de lever les yeux
en haut, à cause des péchés commis par le peuple, qui avait chassé de sa mémoire
les malheurs attirés sur nos pères par leur impiété ; il supplia Dieu, qui avait
sauvé de ce malheur et de la captivité, ramené à Jérusalem et sur la terre
natale un faible reste de la nation, de se montrer cette fois encore indulgent
pour leur péché ; leur crime avait bien mérité la mort, mais la bonté de Dieu
pouvait épargner le châtiment même à de pareils criminels.
4. [145] Il cessa ses prières ; et comme tous
ceux qui s'étaient rassemblés autour de lui avec leurs femmes et leurs enfants
gémissaient, un certain Achonios,
qui était le premier des habitants de Jérusalem, s'avançant, dit que ces hommes
avaient, en effet, péché en introduisant dans leur maison des femmes
étrangères ; il conseillait donc à Esdras de leur faire promettre sous serment
de renvoyer ces femmes ainsi que les enfants nés d'elles ; ceux qui n'obéiraient
pas à la loi seraient châtiés. Esdras se laissa persuader et fit jurer aux chefs
des prêtres, des Lévites et des Israélites de renvoyer ces femmes et ces
enfants, suivant le conseil d'Achonios. Après avoir reçu leurs serments, il
quitta aussitôt le Temple pour se retirer dans la cellule de Jean, fils
d'Eliasib, et il y passa la journée entière sans toucher à aucun aliment, à
cause de son affliction. Il fit alors publier l'ordre, pour tous ceux qui
étaient revenus de captivité, de se réunir à Jérusalem, sous peine, pour
quiconque n'aurait pas répondu à cet appel dans les deux ou trois jours, d'être
considéré comme ne faisant plus partie du peuple, et de voir ses biens
confisqués au profit du trésor sacré, suivant le jugement des anciens ; ceux de
la tribu de Juda et de Benjamin se réunirent donc dans les trois jours, le vingt
du neuvième mois, qu'on appelle chez les Hébreux Chasleu
et chez les Macédoniens Apellaios. Quand ils eurent pris place dans la cour du
Temple, en présence des anciens, mal à leur aise et tremblant de froid, Esdras
se leva et accusa les coupables d'avoir transgressé la loi en épousant des
femmes qui n'étaient pas de leur race ; pour plaire à Dieu, et dans leur propre
intérêt, ils devaient maintenant renvoyer ces femmes. Tous s'écrièrent qu'ils le
feraient, mais que le nombre de ces femmes était considérable, que l'on se
trouvait en hiver, et que ce n'était l'affaire d'un, ni même de deux jours. Il
fallait que les chefs restassent là et que tous ceux qui avaient épousé des
étrangères se présentassent devant eux dans un temps donné, accompagnés des
anciens de chaque localité, qui compteraient le nombre de ceux qui avaient
contracté de pareilles unions.
L'avis prévalut et le premier jour du dixième mois on commença à rechercher ceux
qui habitaient avec des étrangères, et l'enquête ayant été poursuivie jusqu’au
premier jour du mois suivant,
on trouva beaucoup des descendants de Jésus, le grand-prêtre, des prêtres, des
Lévites et des Israélites, qui, préférant l'observance des lois aux charmes de
l'amour, chassèrent aussitôt leurs femmes et les enfants qui en étaient nés, et,
pour apaiser Dieu, amenèrent des béliers et les lui sacrifièrent. Il ne nous a
pas paru nécessaire de donner ici leurs noms. En lavant ainsi la souillure
contractée par ces mariages illicites, Esdras fixa la coutume sur ce point de
manière qu'elle fût immuable à l'avenir.
5. [154] Le septième mois, lors de la
célébration de la fête des Tabernacles, pour laquelle le peuple presque entier
s'était rassemblé, les Juifs montèrent sur la terrasse du Temple, du côté de la
porte qui regarde vers l'Orient, et prièrent Esdras de leur lire les lois de
Moïse. S'étant donc placé au milieu de la foule, il lut ces lois depuis le matin
jusqu'au milieu du jour. En entendant cette lecture, les Juifs apprirent à être
justes dans le présent et dans l'avenir, mais en songeant au passé, ils furent
attristés et en vinrent jusqu’aux larmes, car ils pensaient qu'ils n'auraient
souffert aucun des maux dont ils avaient été accablés, s'ils avaient observé la
loi. Esdras, les voyant dans ces sentiments, leur ordonna de rentrer chez eux et
de ne pas pleurer ;
c'était, en effet, un jour de fête et il ne convenait pas de gémir, car ce
n'était pas chose permise ; il leur conseilla de banqueter gaiement, de ne
s'occuper que de réjouissances qui fussent en rapport avec la fête ; leur
repentir et leur affliction au sujet de leurs anciennes fautes seraient une
garantie et une certitude qu'ils n'y retomberaient pas. Sur ce conseil d'Esdras,
ils se mirent à célébrer la fête, et quand ils l'eurent fait pendant huit jours
sous les tentes, ils rentrèrent chez eux en chantant des hymnes à Dieu,
reconnaissants à Esdras d'avoir réformé leurs manquements à la loi de l'État.
Celui-ci, après avoir acquis tant de gloire auprès du peuple, mourut âgé et fut
enseveli avec de grandes marques d'honneurs à Jérusalem. Vers le même temps,
Joachim le grand-prêtre étant mort aussi, son fils Eliasib lui succéda dans sa
haute charge.
6.
[159] Un des captifs juifs, qui était échanson du roi Xerxès, et avait pour nom
Néhémie, se promenant un jour au dehors de la capitale des Perses, Suse,
entendit des étrangers, qui semblaient au terme d'un long voyage et qui
entraient dans la ville, parler entre eux en hébreu ; il les aborda et leur
demanda d'où ils venaient. Sur leur réponse qu'ils arrivaient de Judée, il se
mit de nouveau à demander des nouvelles de leur peuple et de leur capitale
Jérusalem. Ils lui dirent que tout allait mal, que les murailles étaient
détruites de fond en comble et que les peuples voisins faisaient mille misères
aux Juifs, le jour parcourant le pays et le mettant au pillage, la nuit
s'attaquant à la ville (?) de telle sorte qu'ils
emmenaient de nombreux prisonniers faits dans la campagne et à Jérusalem même,
et que chaque jour les routes étaient couvertes de cadavres. Là-dessus Néhémie
versa des larmes, plein de pitié pour le malheur de ses compatriotes, et levant
les yeux au ciel : « Jusques à quand
Seigneur, dit-il, souffriras-tu que notre peuple supporte ces maux,
devenu la proie et le butin de tous ? » Comme il s'attardait près de la porte à
déplorer ces malheurs, on vint l'avertir que le roi allait se mettre à table. Il
se hâta,
et, sans prendre même le temps de se laver, tel qu'il se trouvait, il courut
remplir auprès du roi son office d'échanson. Le roi, après le repas, se sentant
l'esprit relâché et d'humeur affable, tourna les yeux vers Néhémie, et, lui
voyant l'air sombre, lui demanda la cause de son abattement. Celui-ci, après
avoir prié Dieu de donner à ses paroles la grâce et la persuasion : « O roi,
dit-il, comment donc pourrais-je n'avoir pas le visage triste et l'âme pleine
d'affliction, quand j'apprends que Jérusalem, ma patrie, où sont les tombeaux et
les monuments de mes ancêtres, a vu ses murailles jetées à terre et ses portes
incendiées ? Faites-moi la grâce de me laisser aller relever ses murs et aider à
terminer la reconstruction du Temple ».
Le roi promit de lui accorder cette faveur et une lettre qu'il porterait aux
satrapes, afin qu'ils le traitassent bien et lui fournissent tout le nécessaire
pour ce qu'il désirerait. « Cesse donc, lui dit-il, d'être affligé, et sers-moi
désormais avec un visage heureux ». Néhémie adora Dieu et remercia le roi de sa
promesse, et le plaisir qu'il prit à ces nouvelles chassa de son visage
l'abattement et l'angoisse. Le lendemain le roi le fit appeler et lui donna une
lettre à porter à Adaios,
préfet de Syrie, de Phénicie et de Samarie, dans laquelle il commandait à
celui-ci de bien traiter Néhémie, et de pourvoir à la construction du Temple.
7. [168] Néhémie se rendit à Babylone, et,
suivi de plusieurs de sa nation qui s'étaient joints volontairement à lui, il
arriva à Jérusalem, la vingt-cinquième année
du règne de Xerxès ; après avoir (rendu grâces à) Dieu, il remit ses lettres à
Adaios et aux autres préfets. Puis, ayant convoqué à Jérusalem tout le peuple,
il se leva au milieu du Temple et parla dans ces termes : « Juifs, sachez que
Dieu, en souvenir de nos pères Abraham, Isaac et Jacob, ne nous a pas
abandonnés, et qu'en considération de leur justice, sa providence pour nous ne
s'est pas lassée. Il m'a aidé à obtenir du roi la permission de relever nos
murailles et de terminer la construction du Temple. Mais comme vous connaissez
bien la haine des peuples voisins contre nous, comme vous savez que, s'ils
apprennent que vous travaillez avec diligence à cette reconstruction, ils s'y
opposeront et vous susciteront mille obstacles, je veux d'abord que vous ayez
confiance en Dieu pour résister à cette hostilité, que ni nuit ni jour vous
n'interrompiez les travaux, et que vous meniez à bout en toute hâte
l'entreprise, aujourd'hui que les circonstances vous sont favorables ». Sur ces
mots, il enjoignit aussitôt aux magistrats de mesurer la muraille et de
distribuer la besogne au peuple par bourgs et villes, suivant les forces de
chacun, promettant d'en prendre sa part pour lui-même et ses serviteurs ; puis
il congédia l'assemblée. Les Juifs se mirent aussitôt à l’œuvre. On les appelait
ainsi du jour où revinrent de Babylone ceux de la tribu de Juda, qui, retournés
les premiers dans le pays, lui donnèrent leur nom.
8. [174] Lorsque les Ammanites, les Moabites,
les Samaritains et tous les habitants de la Cœlésyrie apprirent que l'on hâtait
la construction des murailles, ils en furent fort irrités ; il ne se passait pas
de jour qu'ils ne tramassent contre les Juifs quelque embûche pour contrecarrer
leurs desseins ; ils en tuèrent plusieurs et voulurent même se débarrasser de
Néhémie, en soudoyant quelques étrangers pour l'assassiner. Puis ils essayèrent
de les effrayer et de les troubler en répandant le bruit qu'une expédition de
peuples coalisés se préparait contre eux : et peu s'en fallut que les Juifs
épouvantés n'abandonnassent leur travail. Mais rien de tout cela ne put
détourner Néhémie de son zèle ; il se contenta de s'entourer de quelques gardes,
pour sa propre sécurité, et resta ferme à son poste, rendu par son désir
d'accomplir son oeuvre insensible à toutes les tracasseries ; s'il prit ainsi
des précautions sévères pour sa sauvegarde, ce n'était pas par crainte de la
mort, mais dans la persuasion que, lui disparu, ses compatriotes cesseraient
d'élever les murs. Il ordonna ensuite à ceux qui étaient employés à la
construction de travailler en armes ; les ouvriers et les manœuvres avaient une
épée ; il leur recommanda d'avoir leurs boucliers tout auprès d'eux, et tous les
cinq cents pas il disposa des trompettes chargés de prévenir le peuple, si
l'ennemi survenait, afin qu'il les trouvât là équipés pour la lutte, au lieu de
les massacrer sans défense. Lui-même, pendant la nuit, faisait le tour de la
ville, et rien ne le fatiguait, ni le travail, ni le régime auquel il se
soumettait, ni le manque de sommeil : car il ne prenait que le strict
nécessaire, sans rien accorder au plaisir. Il supporta ces fatigues deux ans et
quatre mois ; c'est le temps que mirent les habitants de Jérusalem à bâtir leurs
murailles : tout fut achevé le neuvième mois de la vingt-huitième année du règne
de Xerxès.
L’œuvre étant enfin terminée, Néhémie et le peuple sacrifièrent à Dieu en
l'honneur de la construction des murailles, et passèrent huit jours en
réjouissances.
Les peuples de Syrie, à la nouvelle que le travail était fini, en furent
irrités. Néhémie, voyant que la ville n'était pas assez peuplée, invita les
prêtres et les lévites à quitter la campagne pour venir habiter Jérusalem et y
demeurer ; il leur y prépara des demeures à ses propres frais ; les cultivateurs
reçurent l'ordre d'apporter à Jérusalem la dîme de leurs récoltes,
afin que les prêtres et les lévites ayant toujours de quoi se nourrir, le culte
ne subit aucune interruption. Ils obéirent volontiers aux prescriptions de
Néhémie, et c'est ainsi que Jérusalem devint une ville populeuse. Après avoir
rendu aux Juifs bien d'autres services également dignes de louanges, Néhémie
mourut, dans une vieillesse fort avancée. C'était un homme bon, juste,
entièrement dévoué aux intérêts de sa nation, et il laissa comme un éternel
souvenir les murailles de Jérusalem. Ces événements se passèrent sous le règne
de Xerxès.
VI
1. Règne d'Artaxerxés.
Disgrâce de Vasté. - 2. Artaxerxés épouse Esther. - 3. Règlement sur les
audiences royales. - 4. Complot découvert par Mardochée. - 5-6. Aman arrache au
roi un édit de proscription contre les Juifs. - 7. Mardochée intervient auprès
d'Esther. - 8. Prière d'Esther et de Mardochée. - 9. Esther va trouver le roi. -
10. Honneurs décernées à Mardochée. - 11. Disgrâce et supplice d'Aman. - 12.
Nouvel édit d'Artaxerxés. -12. Massacre des ennemis des Juifs ; institution de
la fête de Pourim.
1. [184] Après la mort de Xerxès, la royauté
échut à son fils Cyrus (?), que les Grecs appellent
Artaxerxés. Pendant que ce roi gouvernait l'empire des Perses, le peuple juif
faillit périr tout entier, y compris les femmes et les enfants. Je dirai bientôt
pourquoi. Mais il faut auparavant que je raconte le genre de vie de ce roi,
ensuite comment il épousa une Juive de race royale, qui, dit-on, sauva notre
peuple. Artaxerxés, après avoir pris le pouvoir et établi, des Indes jusqu'à
l'Ethiopie, des gouverneurs dans les cent vingt-sept satrapies, reçut, la
troisième année de son règne, ses amis, les peuples de la Perse et leurs chefs,
dans un festin somptueux, comme il convient à un roi qui veut faire montre de sa
richesse ; il les traita pendant cent quatre-vingts jours. Puis il donna des
fêtes, à Suse, pendant sept jours aux peuples des provinces et à leurs
ambassadeurs. Voici comment était organisé ce festin : on construisit une salle
en forme de tente supportée par des colonnes d'or et d'argent, réunies par des
toiles de lin et de pourpre, de telle sorte qu'elle pût contenir plusieurs
myriades de convives. On se servit de coupes d'or enrichies de pierres
précieuses à la fois pour l'agrément et pour le charme des yeux. Le roi ordonna
aux serviteurs de n'obliger personne à boire aussitôt sa coupe remplie, comme
c'est l'usage chez les Perses, mais de laisser chacun des convives boire à la
santé de qui il voulait.
En même temps il avait envoyé des messagers et fait ordonner aux habitants de
son empire de cesser tout travail et de célébrer des fêtes en l'honneur de son
avènement, pendant plusieurs jours. De même, la reine Vasté réunit les femmes en
un banquet dans son palais. Le roi, voulant la montrer à ses convives, parce
qu'elle surpassait en beauté toutes les femmes, lui fit dire de se rendre au
festin. Mais la reine, par obéissance aux lois des Perses, qui interdisent aux
femmes de se montrer à des étrangers, ne se rendit pas auprès du roi ; quoique
celui-ci lui eût envoyé à plusieurs reprises des eunuques, elle n'en refusa pas
moins de venir, si bien que le roi, dans sa colère, interrompit le festin, se
retira, et, ayant fait appeler les sept d'entre les Perses qui sont chargés chez
eux de l'interprétation des lois, accusa sa femme et prétendit qu'elle l'avait
outragé ; car, mandée par lui à plusieurs reprises au festin, elle n'avait pas
obéi une seule fois. Il leur demanda donc de prononcer la loi qu'il devait lui
appliquer. L'un d'eux, nommé Mouchaios,
répondit que cette insulte n'atteignait pas le roi seulement, mais tous les
Perses, qui risquaient, si leurs femmes méprisaient leur autorité, d'avoir une
vie insupportable ; car aucune d'elles ne respecterait désormais son mari,
suivant en cela l'exemple du dédain que la reine avait montré à l'égard du roi,
maître tout-puissant. Il conclut donc qu'il fallait infliger un châtiment
exemplaire à celle qui avait ainsi insulté le roi, et annoncer à tous les
peuples la mesure de rigueur prise contre la reine. En conséquence, il fut
décidé qu'Artaxerxés répudierait Vasté et donnerait sa place à une autre femme.
2. [195] Le roi, qui avait un très grand amour
pour elle, et qui supportait difficilement la séparation, ne pouvait cependant
se réconcilier avec elle à cause de la loi ; il passait donc son temps à se
lamenter sur l’impuissance de ses désirs. Ses amis, voyant son chagrin, lui
conseillèrent de bannir le souvenir de sa femme et un amour qui ne le conduirait
à rien, et d'envoyer des messagers pour chercher sur toute la terre des jeunes
filles d'une grande beauté ; celle qui serait déclarée la plus belle deviendrait
sa femme. Sa passion pour la première épouse s'éteindrait quand il en aurait
pris une nouvelle, et peu à peu sa tendresse pour elle, arrachée de son cœur, se
reporterait sur celle qu'il aurait auprès de lui. Artaxerxés se rendit à ce
conseil et envoya des messagers chargés de rassembler les jeunes filles les plus
belles de son royaume et de les lui amener. Dans le nombre de celles qui furent
convoquées se trouvait une jeune fille de Babylone,
orpheline de père et de mère, élevée auprès de son oncle appelé Mardochée ;
celui-ci appartenait à la tribu de Benjamin, et comptait parmi les premiers des
Juifs. Il arriva qu'Esther - c'était le nom de cette jeune fille - l'emportait
en beauté sur toutes les autres, et que la grâce de son visage captivait les
regards de tous ceux qui la voyaient. On la confia à un eunuque, qui l'entoura
de tous les soins ; elle fut parfumée avec les aromates les plus variés et tous
les onguents les plus rares que peut exiger la toilette du corps ; ce fut le
régime auquel furent soumises pendant six mois
toutes ces jeunes filles, qui étaient au nombre de quatre cents.
Lorsque l'eunuque pensa, au bout de ce temps, que ces jeunes filles avaient été
l'objet de soins suffisants, et qu'elles étaient devenues dignes de la couche
royale, chaque jour il en envoya une au roi pour passer la nuit avec lui.
Celui-ci aussitôt après la renvoyait à l'eunuque. Quand fut venu le tour
d'Esther et qu'il l'eut connue, il devint amoureux de la jeune fille, la prit
comme femme légitime, et célébra son mariage la septième aunée de son règne dans
le douzième mois, appelé Adar.
Puis il envoya ses courriers, dits angares, pour annoncer ses noces à tous ses
peuples et les exhorter à célébrer des êtes ; lui-même convia les Perses et les
premiers de ses peuples, en l'honneur de son mariage, à des banquets qui
durèrent un mois entier. Il reçut Esther dans son palais, et la couronna du
diadème ; elle habita ainsi avec lui, sans lui avoir révélé à quel peuple elle
appartenait. L'oncle de la reine vint aussi de Babylone à Suse, et chaque jour
il passait la journée devant le palais, s'informant de la jeune femme et de ce
qu'elle faisait ; car il l'aimait comme sa propre enfant.
3. [205] Le roi établit une loi défendant à
tous particuliers
de se présenter devant lui sans être appelés, chaque fois qu'il siégerait sur
son trône. Des hommes, armés de haches, se tenaient autour de son trône pour
châtier ceux qui s'en approcheraient sans avoir été appelés. Le roi siégeait,
tenant une verge d'or, et, s'il voulait sauver quelqu'un de ceux qui
s'approchaient sans avoir été mandés, il la lui tendait. Et celui qui l'avait
touchée était hors de danger. Sur ce point, ces explications suffiront.
4. [207] Quelque temps après les eunuques
Bagathoos et Théodestès
ayant conspiré contre le roi, Barnabazos, serviteur de l'un d'eux, et qui était
Juif de naissance, pénétra le complot et le dénonça à l'oncle de la femme du
roi ; Mardochée, par l'intermédiaire d'Esther, dévoila au roi la conspiration.
Le roi, effrayé, fit des recherches, qui prouvèrent la vérité de l'avis. Il fit
mettre en croix les eunuques. Quant à Mardochée, il ne lui donna sur le moment
aucune récompense pour lui avoir sauvé la vie. Il se contenta d'enjoindre à ceux
qui rédigeaient les mémoires de son règne d'inscrire son nom ; puis il lui fit
dire de ne pas s'éloigner de sa résidence ; que le roi le considérait comme un
ami très dévoué.
5. [209] Il y avait alors un certain Aman, fils
d'Amadathès, Amalécite de race, devant qui,
lorsqu'il entrait chez le roi, se prosternaient les étrangers et les Perses, sur
un ordre d'Artaxerxés leur enjoignant de lui rendre cet honneur. Comme
Mardochée, par dignité et par respect pour la loi de son peuple, ne se
prosternait pas devant un homme, Aman le remarqua et s'informa d'où il était.
Ayant appris que c'était un Juif, il entra en colère et lui reprocha de ne pas
s'incliner, lui esclave, devant un homme qu'adoraient les Perses, hommes libres.
Dans son désir de tirer vengeance de Mardochée, il trouva que c'était trop peu
que de demander au roi le châtiment de cet homme seul et résolut d'anéantir son
peuple entier : car il haïssait naturellement les Juifs, parce que la race des
Amalécites, dont il était issu, avait été détruite par eux. Il alla donc trouver
le roi et commença un réquisitoire : il y avait, disait-il, un peuple méchant,
et qui, répandu sur toute la surface de la terre par lui gouvernée, restait
étranger aux populations, sans commerce avec elles, n'ayant ni le même culte ni
les mêmes lois que les autres, ennemi, par ses habitudes et ses mœurs, du peuple
perse et de tons les hommes. « Si tu veux accorder un bienfait à tes sujets,
ajouta-t-il, tu ordonneras d'arracher cette nation jusqu'aux racines, sans en
laisser aucun vestige, sans en garder même ni comme esclaves, ni comme
prisonniers ». Cependant, pour que le roi ne fût pas privé des impôts qu'il
retirait des Juifs, Aman se fit fort de lui donner, quand il le voudrait,
quarante mille talents d'argent, pris sur sa propre fortune. Il ajouta qu'il
donnerait volontiers cette somme pour que le royaume fût débarrassé de ces
misérables.
6. [215] Sur ces déclarations d'Aman le roi lui
abandonna l'argent et les hommes, pour en faire ce qu'il voudrait. Aman, ayant
obtenu ce qu'il désirait, envoya immédiatement à tous les peuples, au nom du
roi, un ordre ainsi conçu : « Le grand roi Artaxerxés aux chefs des cent
vingt-sept satrapies, depuis l'Inde jusqu'à l'Éthiopie, écrit ceci : Commandant
à de nombreux peuples et maître de toute l'étendue de terre que j’ai voulue,
n'ayant jamais abusé de ma puissance pour opprimer mes sujets par la violence et
l'arrogance, mais m'étant toujours montré clément, doux et prévoyant pour leur
assurer la paix et la justice, j'ai cherché le moyen de les en faire jouir
toujours. Or, l'homme qui, par sa sagesse et son équité, est à mes yeux le mieux
partagé en renommée et en considération, celui qui après moi est le premier, par
sa fidélité et son inébranlable dévouement, Aman, m'a indiqué, dans sa
sollicitude, qu'il existe un peuple mêlé à tous les autres, peuple hostile,
étranger à nos lois, insoumis aux rois, de mœurs étranges, ennemi de la
monarchie et mal disposé pour nos intérêts ; j'ordonne donc que ceux qui m'ont
été désignés par Aman, mon second père, soient exterminés tous avec leurs femmes
et leurs enfants, sans aucun ménagement, sans que personne, se laissant
persuader par la pitié plus que par mes messagers, s'avise de désobéir aux
ordres que j'envoie. Et je veux que ce soit fait le quatorzième jour du douzième
mois de la présente année, afin que, nos ennemis étant détruits de tous côtés en
un seul et même jour, nous puissions désormais vivre en paix ». Cet édit ayant
été envoyé dans les villes et les campagnes, tous se tinrent prêts pour
massacrer les Juifs au jour fixé. A Suse même on s'y prépara en diligence. Le
roi et Aman passaient leur temps à banqueter et à boire, mais la ville était
dans le trouble.
7. [221] Mardochée, ayant appris ce qui se
passait, déchira ses vêtements, se vêtit d'un sac, se couvrit de cendres, et
parcourut la ville en s'écriant qu'on allait détruire un peuple qui n'avait fait
aucun mal. En poussant ces cris il arriva jusqu'au palais, à la porte duquel il
s'arrêta car il ne pouvait y entrer dans un pareil accoutrement. Tous les Juifs
qui étaient dans les villes ou des ordres à ce sujet avaient été publiés, se
comportaient de même, pleurant et se lamentant sur les malheurs décrétés contre
eux. Quand on eut appris à la reine que Mardochée se tenait devant le palais
dans un appareil aussi misérable, remplie de trouble, elle envoya des serviteurs
pour changer ses vêtements. Comme on ne put le persuader de quitter ses
haillons, car la raison terrible qui l'avait obligé à les revêtir subsistait,
disait-il, tout entière, la reine, ayant appelé l'eunuque Achrathée, qui se
trouvait attaché à sa personne, l'envoya à Mardochée afin de savoir quel malheur
lui était arrivé, qui causait sa douleur, et pourquoi, ayant revêtu ce costume,
il refusait de le quitter, bien qu'elle l'en priât. Mardochée raconta à
l'eunuque la cause de ses lamentations, l'ordre de tuer les Juifs envoyé par le
roi dans tout le royaume, et la promesse d'argent par laquelle Aman avait acheté
la destruction de ce peuple. Puis ayant donné à l'eunuque une copie des ordres
publiés dans Suse, pour la porter à Esther, il recommanda à celle-ci d'aller
implorer le roi à ce sujet, et, pour sauver son peuple, de ne pas dédaigner de
prendre un costume de suppliante, dans lequel elle essayerait de conjurer la
ruine des Juifs menacés, car c'était Aman, honoré comme le premier personnage du
royaume après le roi, qui avait accusé les Juifs et excité le roi contre eux. A
cette nouvelle, Esther envoya de nouveau à Mardochée pour lui remontrer qu'elle
n'était pas appelée chez le roi, et que quiconque se présentait devant lui sans
être appelé était puni de mort, à moins que le roi, s'il voulait le sauver, ne
lui tendit sa verge d'or.
Mardochée, quand l'eunuque lui eut transmis cette réponse d'Esther, le chargea
de dire à la reine de ne pas considérer ainsi son propre salut, mais de songer à
celui de tout son peuple ; si elle se désintéressait de celui-ci, Dieu viendrait
sûrement en aide à son peuple, mais elle-même et sa maison seraient détruites
par ceux dont elle se serait si peu souciée. Esther envoya alors à Mardochée le
même messager pour lui dire d'aller à Suse, de rassembler tous les Juifs qui s'y
trouvaient et de jeûner, en s'abstenant de toute nourriture pendant trois jours
et en priant pour elle : elle-même en ferait autant avec ses suivantes, puis
elle promettait d'aller chez le roi, malgré la défense, et, s'il lui fallait
mourir, d'accepter la mort.
8. [229] Mardochée, suivant les instructions
d'Esther, fit jeûner le peuple, et lui-même supplia Dieu, cette fois encore, de
ne pas détourner les regards de son peuple en péril, mais, de même que jadis il
lui avait bien des fois témoigné sa bienveillance et pardonné ses fautes, ainsi
maintenant de l'arracher à la ruine décrétée contre lui ; « car ce n’est pas,
ajoutait-il, pour quelques fautes que nous sommes menacés de périr sans gloire,
mais c'est moi qui suis la cause de la colère d'Aman ; parce que je ne me suis
pas prosterné devant lui, et parce que j’ai refusé de rendre à cet homme des
honneurs qui ne sont dus qu'à toi, Seigneur, dans sa colère, voilà ce qu'il a
machiné contre ceux qui ne veulent pas transgresser tes lois ». Le peuple
adressa à Dieu les mêmes prières, le suppliant de pourvoir à leur salut et
d'arracher les Israélites, sur toute la terre, au malheur prochain : car le
péril était déjà devant leurs yeux, et comme imminent. Esther pria aussi Dieu,
suivant la loi de ses pères, s'étant prosternée à terre et ayant revêtu des
habits de deuil ; après s'être abstenue pendant trois jours de nourriture, de
boisson et de tout plaisir, elle demanda à Dieu de prendre pitié d'elle, de
rendre sa parole persuasive quand elle serait en présence du roi, de la faire
paraître plus belle que jamais,
afin que ses discours et sa beauté lui servissent également pour apaiser la
colère du roi, s'il venait à s'irriter contre elle, pour secourir ses
compatriotes, qui flottaient dans les plus terribles épreuves, et pour exciter
le ressentiment du roi contre les ennemis des Juifs et ceux qui, s'il se
désintéressait d'eux, machineraient leur perte.
9. [234] Après avoir adressé ces prières à Dieu
pendant trois jours, elle quitta ce vêtement de deuil et changea d'ajustement,
et, s'étant parée comme devait l'être la reine, elle se rendit auprès du roi,
accompagnée de deux servantes, dont l'une, sur qui elle s'appuyait légèrement,
la soutenait, et dont l'autre, qui la suivait, portait la traîne de sa robe,
répandue jusqu'à terre ; son visage était couvert de rougeur, sa beauté
empreinte de douceur et de dignité. Elle entra pleine de crainte. Mais dès
qu'elle fut face à face avec le roi, assis sur son trône, revêtu de l'appareil
royal, c'est-à-dire d'un vêtement de couleurs variées, chargé d'or et de
pierreries, qui le lui faisait paraître encore plus redoutable ; quand il l'eut
regardée durement, le visage enflammé de colère, elle fut aussitôt prise de
faiblesse et tomba sans connaissance dans les bras de ceux qui étaient à ses
côtés. Le roi, obéissant, je pense, à la volonté de Dieu, changea ses
dispositions d'esprit, et, craignant que sa femme ne mourut de terreur,
descendit de son trône et, la prenant dans ses bras, essaya de la ranimer en la
caressant, lui parlant doucement, lui disant de prendre courage, de ne rien
craindre de funeste pour être venue auprès de lui sans être appelée : car cette
loi était faite pour ses sujets, tandis qu'elle, régnant avec lui, avait toute
liberté de l'approcher. En disant ces mots, il plaçait son sceptre entre les
mains de la reine et étendit sa baguette sur son cou pour la délivrer de toute
appréhension, suivant la loi. Esther revint à elle, à ces marques d'affection.
« Seigneur, dit-elle, je ne puis t'expliquer facilement la crainte subite qui
vient de me saisir : dès que je t'ai vu si grand, si beau, si imposant, le
souffle m'a manqué et mon âme m'a abandonnée ». Comme elle n'avait prononcé ces
paroles qu'avec peine et faiblesse, le roi se sentit plein d'angoisse et de
trouble ; il conjura Esther de reprendre ses esprits, lui dit d'avoir bon
espoir, l'assurant qu'il était prêt à lui donner, si elle le désirait, la moitié
de son royaume. Esther le pria seulement de venir chez elle, avec son ami Aman,
à un souper qu'elle avait, disait-elle, préparé. Le roi y consentit et les deux
convives s'y rendirent : là, tout en buvant, le roi pria Esther de lui dire ce
qu'elle désirait : il ne lui refuserait rien, lui demandât-elle une partie de
son royaume. Mais elle renvoya au lendemain pour lui révéler son souhait, s'il
voulait bien revenir souper chez elle en compagnie d'Aman.
10. [244] Le roi lui avant donné sa parole,
Aman sortit, fier d'avoir été seul jugé digne de souper avec le roi chez Esther,
et de ce que personne ne jouissait d'un pareil honneur chez les souverains. Mais
apercevant Mardochée dans la cour, il s'indigna plus que jamais, car bien que
Mardochée l'eût vu, il ne lui rendait aucun honneur. Rentré chez lui, il appela
sa femme Zarasa
et ses amis. Quanti ils furent arrivés, il leur raconta la considération dont il
jouissait, non seulement de la part du roi, mais encore de celle de la reine ;
aujourd'hui même il avait soupé chez elle seul avec le roi, et il était invité
de nouveau pour le lendemain. Il dit aussi quel déplaisir il éprouvait à voir
dans la cour le juif Mardochée. Sa femme Zarasa lui répondit qu'il fallait faire
couper un arbre de cinquante
coudées de hauteur, et, après en avoir demandé le lendemain matin l'autorisation
au roi, faire mettre Mardochée en croix ; Aman loua ce conseil et commanda à ses
serviteurs de préparer la croix et de la dresser dans la cour pour le supplice
de Mardochée. Voilà ce qui se préparait. Mais Dieu se rit de l'espoir méchant
d'Aman, et, sachant l'avenir, se réjouit de la façon dont les choses
tourneraient. Pendant cette nuit, il priva le roi de sommeil. Artaxerxés, ne
voulant pas perdre inutilement ce temps d'insomnie, mais désireux de l'employer
à quelqu'un des intérêts de l’État, manda son secrétaire et lui ordonna de lui
lire les mémoires des rois ses prédécesseurs et le récit de ses propres actions.
Le secrétaire apporta les livres et fit cette lecture ; il s'y trouva qu'un
homme en récompense de son courage dans une certaine occasion avait reçu des
terres, dont le nom était inscrit ; un autre pour sa fidélité avait reçu des
présents ; puis le lecteur en arriva à Bagathoos et Théodestès, les deux
eunuques qui avaient conspiré contre le roi, et que Mardochée avait dénoncés. Le
secrétaire, ayant simplement mentionné la chose, passait au récit d’un autre
fait, mais le roi l'arrêta et lui demanda s’il n'était pas écrit que Mardochée
eût reçu une récompense. Le secrétaire répondit qu'il n'en était pas question ;
là-dessus, le roi lui ordonna de s'arrêter et demanda à ceux qui étaient chargés
de ce soin quelle heure de la nuit il était. Apprenant que c'était déjà le point
du jour, il donna l'ordre que, si l'un de ses amis se trouvait déjà devant le
palais, on vint l'en prévenir. Il arriva que l'on trouva Aman : il était, en
effet, venu plus tôt que l'heure habituelle pour présenter au roi sa requête
252.au sujet de la mort de Mardochée. Quand ses serviteurs eurent dit au roi
qu'Aman était devant le palais, il ordonna de l'appeler. Et lorsque celui-ci fut
entré : « Comme je sais, lui dit-il, que tu es mon ami et que tu m'es plus que
tout autre dévoué, je te prie de me donner avis sur la manière d'honorer, d'une
façon digne de ma magnanimité, un homme que j'aime beaucoup ». Aman, s'imaginant
qu'on le consultait à son propre sujet, car il était aimé par le roi plus que
personne, donna l'avis qu'il pensait être le meilleur : « Si tu veux combler
d'honneur, dit-il, l'homme que tu dis aimer, fais-le monter à cheval, revêtu du
même vêtement que toi, orné d'un collier d'or, et qu'un de tes amis fidèles
marche devant lui, proclamant dans toute la ville que tels sont les honneurs
rendus à celui qu'honore le roi ». Tel fut le conseil donné par Aman, persuadé
que cette récompense lui était destinée à lui-même. Le roi, réjoui de cet avis :
« Sors donc, dît-il, car tu as le cheval, l'habit et le collier. Va chercher le
Juif Mardochée, revêts-le de ces insignes, et menant son cheval par la bride, va
proclamer cela par la ville ; car tu es mon ami fidèle, et tu mettras toi-même à
exécution le bon conseil que tu m'as donné. Quant à lui, ce sera la récompense
qu'il recevra de nous pour m'avoir sauvé la vie ». En entendant ces paroles
auxquelles il était si loin de s'attendre, Aman fut bouleversé jusqu'au fond de
l'âme ; frappé d'impuissance, il sortit, avec le cheval, le vêtement de pourpre
et le collier d'or. Ayant trouvé Mardochée devant le palais, revêtu d'étoffe
grossière, il lui ordonna de quitter cet habit pour revêtir la robe de pourpre.
Mardochée, ignorant la vérité et croyant à une raillerie : « O le plus méchant
des hommes, dit-il, est-ce ainsi que tu te moques de nos malheurs ? » On lui
persuada enfin que le roi lui donnait cette récompense pour l'avoir sauvé en
confondant les eunuques qui conspiraient contre lui. Il revêtît alors la robe de
pourpre que le roi portait à l'ordinaire, se para du collier et montant sur le
cheval, fit le tour de la ville précédé par Aman qui proclamait que ces honneurs
étaient rendus par ordre du roi à celui qu'il aimait et qu'il avait jugé digne
de sa faveur. Quand ils eurent fini le tour de la ville, Mardochée se rendit
auprès du roi ; Aman, couvert de honte, rentra chez lui et, au milieu des
larmes, raconta a sa femme et à ses amis, ce qui s'était passé. Ceux-ci
déclarèrent qu'on ne pouvait plus se venger de Mardochée, car Dieu était avec
lui.
11. [260] Comme ils s'entretenaient encore de
ce sujet, les eunuques d'Esther vinrent prier Aman de se hâter de se rendre au
souper. Sabouchadas, l'un des eunuques, ayant
vu plantée dans la maison d'Aman la croix qui avait été préparée pour Mardochée,
s'informa auprès de l'un des serviteurs, demandant pour qui ces préparatifs ;
quand il sut que c'était pour l'oncle de la reine, et qu'Aman devait demander au
roi de le livrer à sa vengeance, il ne dit rien pour l'instant. Lorsque le roi,
après avoir été traité magnifiquement avec Aman, demanda à la reine de lui dire
quel présent elle désirait, l'assurance qu'elle obtiendrait de lui ce qu'elle
souhaiterait, Esther éclata en sanglots au sujet du danger que courait son
peuple, dit qu'elle était condamnée à périr avec toute sa nation, et que c'était
là le sujet dont elle avait voulu l'entretenir ; qu'elle ne l'aurait pas
importuné s'il avait ordonné qu'ils fussent vendus et réduits à une dure
servitude, car ce n'aurait été qu'un malheur supportable ; mais qu'en présence
d'un pareil arrêt, elle avait cru devoir implorer sa justice. Le roi lui demanda
de qui venait cette décision ; elle accusa alors ouvertement Aman et lui
reprocha d'avoir dans sa méchanceté ourdi ce complot contre les Juifs. Le roi,
étonné par ce discours, se leva brusquement de table et s'alla promener dans les
jardins ; alors Aman se mit à supplier Esther et à implorer son pardon pour ses
fautes, car il comprenait qu'il était en péril. Comme il était tombé au pied du
lit de la reine en la suppliant, le roi rentra ; cette vue augmenta encore sa
colère : « O le plus pervers des hommes dit-il, veux-tu donc aussi faire
violence à ma femme ? » Aman, stupéfait à ces mots, ne trouva plus une parole ;
alors l'eunuque Sabouchadas, survenant, l'accusa d'avoir préparé dans sa maison
une croix pour Mardochée : il avait vu la croix, il avait appris sa destination
en interrogeant un serviteur, lorsqu’il était allé inviter Aman pour le souper.
Il dit que cette croix était haute de cinquante coudées. Le roi, en entendant ce
récit, jugea que nul autre châtiment ne convenait à Aman que celui qu'il avait
imaginé pour Mardochée, et sur le champ il le condamna à mourir attaché à cette
croix. Cet événement est propre à faire admirer la Providence et comprendre sa
sagesse et son équité ; non seulement elle a châtié la perversité d’Aman, mais
encore, en tournant contre lui le supplice même qu'il avait préparé pour un
autre, elle enseigna aux hommes que le mal que l'on a machiné contre autrui
retombe souvent sur la tête de son auteur.
12. [269] Ainsi périt Aman pour avoir abusé
sans limite de sa faveur auprès du roi, et sa fortune fut donnée à la reine. Le
roi appela auprès de lui Mardochée - car Esther lui avait découvert quel lien de
parenté les unissait - et lui fit don du même anneau qu'il avait donné à Aman.
La reine fit abandon à Mardochée des biens d'Aman et pria le roi de délivrer le
peuple juif de toute crainte pour son existence, en lui montrant l'ordre envoyé
dans tout le royaume par Aman, fils d'Amadathès. Sa patrie, en effet, détruite,
et ses compatriotes morts, elle-même ne pourrait supporter la vie. Le roi lui
promit qu'il n'arriverait aucun mal ni à elle ni à ceux qui lui étaient chers ;
il la chargea d'écrire elle-même, au nom du roi, ce qu'elle déciderait au sujet
des Juifs, de sceller ses instructions du sceau royal, et de les envoyer dans
tout le royaume. Tous ceux qui prendraient connaissance de cette lettre
confirmée par le sceau du roi, n'oseraient s'opposer aux ordres qu'elle
contiendrait. Esther fit donc venir les secrétaires du roi et leur ordonna
d'écrire, au sujet des Juifs, aux nations, aux intendants, aux gouverneurs des
cent vingt-sept satrapies, depuis l'Inde jusqu'à l'Ethiopie. Cet écrit était
ainsi conçu : « Le grand roi Artaxerxés aux gouverneurs et à ceux qui ont à cœur
nos intérêts, salut. Il arrive souvent qu'à la suite de grands avantages et de
faveurs obtenus grâce à un excès de bienveillance chez leurs bienfaiteurs, des
hommes non seulement se conduisent indignement avec leurs inférieurs, mais
encore ont l'audace de porter préjudice à ceux qui les ont ainsi comblés,
supprimant toute reconnaissance de la part des hommes, et que, par aveuglement,
tournant contre ceux mêmes à qui ils sont redevables de tout l'insolence que
leur donne une prospérité inespérée, ils croient pouvoir tromper la divinité et
échapper à sa justice. Quelques-uns, qui avaient reçu de leurs bienfaiteurs la
direction des affaires, animés de haines personnelles, ont trompé le souverain
par de faux rapports et calomnies, lui persuadant de sévir contre des hommes qui
n'avaient rien fait de mal et qui faillirent périr par suite de cette colère. Et
ce n'est pas sur des faits anciens ou rapportés par la tradition que notre
opinion est fondée, mais sur ce qui a été audacieusement accompli sous nos yeux,
en sorte que désormais nous n'écouterons plus ni calomnies, ni accusations, ni
rien de ce que d’autres essaieront de nous persuader, mais que nous examinerons
nous même les actions dont chacun aura été témoin, pour châtier si le rapport se
trouve exact, récompenser dans le cas contraire, en nous en rapportant aux actes
mêmes et non pas aux paroles. C'est ainsi qu'aujourd'hui Aman, fils d'Amadathès,
de race amalécite, étranger au sang des Perses, ayant reçu chez nous
l'hospitalité, a si bien su profiter de la bienveillance accordée à tous nos
sujets, qu'on l'appelait mon père, qu'on se prosternait devant lui, et qu'il
recevait de tous des honneurs royaux seconds seulement aux nôtres ; il ne put
supporter son bonheur ni user en sage administrateur de sa grande prospérité,
mais il complota de m'enlever le trône et la vie, à moi qui avais été cause de
sa fortune, en demandant méchamment, et par ruse, la perte de mon bienfaiteur et
sauveur Mardochée et de notre compagne dans la vie et sur le trône, Esther, et
de cette façon, une fois qu'il m'aurait privé de ceux qui me sont dévoués, il
espérait faire passer le pouvoir en d'autres mains. Mais moi, considérant que
les Juifs, condamnés à la mort par ce misérable, ne sont pas coupables, qu'au
contraire ils se gouvernent par les meilleurs principes et honorent le Dieu qui
m'a conservé à moi et à mes ancêtres la royauté ; non seulement je les délivre
du châtiment indiqué dans l'ordre précédent, envoyé par Aman, auquel vous ferez
bien de ne pas vous conformer, mais encore je veux qu'ils soient comblés de
toutes sortes d'honneurs ; quant à l'auteur des machinations dirigées contre
eux, je l'ai fait mettre en croix devant la porte de Suse avec sa famille ;
c'est le châtiment que lui a infligé le Dieu qui voit tout. Et je vous ordonne
de répandre les copies de cette lettre dans tout le royaume, de laisser les
Juifs vivre en paix sous leurs propres lois, et de les aider à tirer vengeance
de ceux qui, au temps de leurs épreuves, leur ont fait du tort, le treizième
jour du douzième mois, appelé Adar, le jour même fixé pour leur massacre, car
Dieu, d'un jour de ruine, a fait pour eux un jour de délivrance. Que ce soit un
beau jour pour ceux qui nous sont dévoués, et qu'il rappelle le souvenir du
châtiment des conspirateurs. Je veux, enfin, que chaque ville et chaque peuple
sache que celui qui désobéira à ces ordres sera mis à mort par le fer et par le
feu. Que ces instructions soient affichées sur toute l'étendue de notre empire
et qu'ils se préparent pour le jour fixé, afin de se venger de leurs ennemis ! »
13. [284] Les cavaliers chargés de porter ces
lettres partirent aussitôt et se rendirent aux endroits fixés. Lorsque Mardochée
sortit du palais revêtu d'un habit royal, portant la couronne d'or et le
sceptre, en voyant les honneurs dont il était comblé par le roi, les Juifs qui
habitaient Suse prirent leur part de son bonheur. La joie et la lumière de salut
qu'apportaient les lettres promulguées par le roi exalta les Juifs tant de la
ville que de la province, à tel point que beaucoup de gens d'autres races se
firent circoncire par crainte des Juifs, afin de s'assurer ainsi la sécurité :
car le treizième jour du douzième mois, que les Hébreux appellent Adar et les
Macédoniens Dystros, c'est-à-dire le jour même où les Juifs devaient périr, les
messagers du roi annoncèrent que les Juifs mettraient à mort leurs ennemis. Les
gouverneurs des satrapies, les tyrans, les greffiers royaux
prodiguèrent aux Juifs les marques d'honneur ; la crainte qu'ils avaient de
Mardochée les obligea à la sagesse. La lettre du roi ayant été répandue dans
toute la contrée soumise à son autorité, il arriva qu'à Suse même les Juifs
tuèrent environ cinq cents de leurs ennemis. Le roi fit part à Esther du chiffre
des morts ; en ce qui concernait la campagne, il se demandait ce qui s’était
passé. Il s'informa de la reine si elle voulait quelque chose de plus,
l'assurant qu'elle serait exaucée. Esther le pria de permettre aux Juifs de
traiter de même, le jour suivant, ceux qui restaient de leurs ennemis, et de
faire mettre en croix les dix fils d'Aman.
Le roi, qui ne pouvait rien refuser à Esther, donna cette autorisation aux
Juifs. Ils se rassemblèrent donc de nouveau le quatorzième jour du mois de
Dystros, et tuèrent encore environ trois cents de leurs adversaires, sans
toucher à rien de ce qui leur appartenait. De la main des Juifs habitant la
province et les autres villes moururent soixante-quinze mille de leurs ennemis.
Le massacre eut lieu le treizième jour du mois ; le jour suivant fut célébré
comme une fête. De même, les Juifs de Suse se réunirent dans des banquets le
quatorzième jour du mois et le lendemain. C'est pour cela qu'aujourd'hui encore
tous les Juifs de la terre ont coutume de fêter ces jours-là en s'envoyant les
uns aux autres des portions. Mardochée écrivit, en effet, à tous les Juifs du
royaume d'Artaxerxés d'observer scrupuleusement ces journées, de les fêter, et
d'en transmettre le récit à leurs descendants, afin que la fête subsistât
toujours et que l'oubli n'en effaçât jamais le souvenir : car, ayant failli être
exterminés par Aman ces jours-là, il était juste, puisqu'ils avaient, au
contraire, échappé à ce danger et tiré vengeance de leurs ennemis, qu'ils
célébrassent cet anniversaire par des actions de grâces à Dieu. C'est pour cela
que les Juifs fêtent ces journées dont j'ai parlé et qu'ils appellent Phouraioi. Quant à Mardochée, il
resta en grand crédit et faveur auprès du roi ; il partageait le pouvoir avec
lui et vivait en même temps dans l'intimité de la reine. Et la situation des
Juifs fut, grâce à lui, bien meilleure qu'ils n'auraient jamais pu l'espérer.
Tels furent les événements qui se
passèrent sous le règne d'Artaxerxés.
1.
[297] A la mort du grand-prêtre Eliasib, son fils Judas lui succéda dans sa charge. A
la mort de celui-ci, la charge passa à son fils Jean. C'est lui qui fut cause
que Bagosès, général du second Artaxerxés, souilla le temple et établit sur les
Juifs un impôt de cinquante drachmes qu'ils devaient payer en commun pour chaque
agneau, avant leurs sacrifices journaliers. Voici la cause de cette mesure :
Jean avait un frère, nommé Jésus. Bagosès, qui était son ami, lui promit de lui
faire donner la dignité de grand-prêtre. Sur cette assurance, Jésus chercha
querelle à Jean dans le Temple, et irrita son frère au point que celui-ci le
tua ; un pareil sacrilège, commis dans le Temple, était une chose d'autant plus
horrible que la victime était son frère ;
jamais crime si féroce, si impie, n'avait été commis ni chez les Grecs ni chez
les Barbares. Mais Dieu veillait, et, pour cette raison, le peuple fut réduit en
servitude et le Temple souillé par les Perses. Car Bagosès, le général
d'Artaxerxés, ayant appris que le grand-prêtre des Juifs, Jean, avait tué son
propre frère dans le Temple, se présenta aussitôt aux Juifs et leur dit, plein
de colère : « Vous avez donc osé commettre un meurtre dans le sanctuaire ? »
Comme en même temps il essayait de pénétrer dans le Temple, ils l'en
empêchèrent. Mais il leur dit : « Eh ! quoi ? Ne suis-je pas plus pur que celui
qui a commis un meurtre dans le Temple ? »,
et sur ces mots, il entra. Telle fut la raison pour laquelle Bagosès poursuivit
les Juifs pendant sept ans, pour la mort de Jésus.
2.
[302] Après la mort de Jean, son fils Iaddous lui succéda dans la grande-prêtrise. Il
avait lui aussi un frère, nommé Manassès ; Sanaballétès, le satrape envoyé à
Samarie par Darius, le dernier roi, et qui était Chouthéen de race, comme le
sont aussi les Samaritains, sachant que Jérusalem était une ville florissante,
dont les rois avaient jadis donné beaucoup à faire aux Assyriens et aux
habitants de la Cœlésyrie, s'empressa de marier à Manassès sa fille Nicasô, dans
l'espoir que cette union lui serait une garantie des bonnes dispositions du
peuple juif tout entier.
VIII
1. [304] Vers ce temps, Philippe, roi de
Macédoine, mourut à Ægæ assassiné par Pausanias, fils de Kerastès, de la race
des Orestes. Son fils Alexandre lui ayant succédé, traversa l'Hellespont, battit
les généraux de Darius sur les bords du Granique ; puis, ayant envahi la Lydie,
soumis l'Ionie et traversé la Carie, se jeta en Pamphylie, comme cela a été
raconté ailleurs.
2. [306] Cependant les anciens de Jérusalem, ne
pouvant souffrir que le frère du grand-prêtre Jaddous, marié à une femme de race
étrangère, partageât la dignité de grand-prêtre,
se soulevèrent contre lui. Ils estimaient, en effet, que son mariage servirait
de précédent à ceux qui voudraient violer la loi sur le choix des femmes, et
marquerait pour eux le commencement du mélange avec l'étranger. Et pourtant la
cause de leur première captivité et de leurs malheurs n'avait-elle pas été la
faute commise par quelques-uns qui avaient pris des femmes hors du pays ? Ils
enjoignirent donc à Manassès ou de se séparer de sa femme ou de ne plus
s'approcher du lieu des sacrifices. Le grand-prêtre partagea l'indignation du
peuple, et éloigna son frère de l'autel. Alors Manassès se rendit auprès de son
beau-père Sanaballétès, et lui déclara que, bien qu'il aimât Nicasô, il ne
voulait pas à cause d’elle être privé de la dignité sacerdotale, qui était la
plus haute dans sou peuple et héréditaire dans sa famille. Sanaballétès lui
promit non seulement qu'il lui conserverait le sacerdoce, mais encore qu'il lui
ferait avoir la puissance et la dignité de grand-prêtre, qu'il lui donnerait
pouvoir sur tous les pays auxquels lui-même commandait, si Manassès voulait
continuer à vivre avec sa fille ; il ajouta qu'il construirait un temple
semblable à celui de Jérusalem sur la montagne de Garizim, la plus élevée du
territoire de Samarie, et qu'il faisait ces promesses avec l'assentiment du roi
Darius. Manassès, séduit par ces assurances, demeura auprès de Sanaballétès,
pensant obtenir de Darius la charge de grand-prêtre ; car Jaddous
était alors déjà fort âgé. Bon nombre de prêtres et d'Israélites ayant contracté
de semblables unions, les habitants de Jérusalem furent extrêmement troublés :
tous ces hommes, en effet, émigraient auprès de Manassès, et étaient défrayés de
tout par Sanaballétès, qui leur distribuait de l'argent, des champs à cultiver,
des maisons, favorisant par tous les moyens l'ambition de son gendre.
3. [313] Sur ces entrefaites, Darius, à la
nouvelle qu'Alexandre, après avoir traversé l'Hellespont et vaincu ses satrapes
à la bataille du Granique, continuait sa marche en avant, rassembla une armée de
cavalerie et d'infanterie, dans l'intention de s'opposer aux Macédoniens avant
qu'ils n'eussent, en s'avançant, conquis toute l'Asie. Il traversa donc le
fleuve Euphrate, franchit le Taurus,
montagne de Cilicie, et vint attendre l'ennemi à Issus, ville de Cilicie, pour
lui livrer bataille. Sanaballétès, charmé d'apprendre l'arrivée de Darius dans
le bas pays, dit à Manassès qu'il accomplirait ses promesses aussitôt que
Darius, après avoir battu l'ennemi, reviendrait sur ses pas : car il croyait -
et tout le monde en Asie le croyait aussi - que les Macédoniens n'en viendraient
même pas aux mains avec les Perses, à cause du nombre de ceux-ci. Mais
l'événement trompa ces prévisions : le grand Roi, ayant livré bataille aux
Macédoniens, eut le dessous, et, après avoir perdu une grande partie de son
armée, s'enfuit en Perse, laissant prisonniers sa mère, sa femme et ses enfants.
Alexandre arrivé en Syrie prit Damas, s'empara de Sidon et assiégea Tyr ; il
envoya de là une lettre au grand-prêtre des Juifs auquel il demandait de lui
expédier des renforts, de fournir des provisions à son armée et, acceptant
l'amitié des Macédoniens, de lui donner les présents qu'il faisait précédemment
à Darius ; il ajoutait que les Juifs n'auraient pas à s'en repentir. Le
grand-prêtre répondit aux messagers qu'il avait promis par serment à Darius de
ne pas prendre les armes contre lui, et qu'il ne violerait pas la foi jurée tant
que Darius serait vivant. Alexandre à cette nouvelle entra dans une grande
colère. Il ne crut pas cependant devoir abandonner Tyr, qu’il craignait de ne
plus pouvoir prendre ; mais, tout en poussant le siège, il menaça de marcher
contre le grand-prêtre des Juifs, et d'apprendre à tous, par son exemple, à qui
ils devaient garder leur serment. Après un siège des plus pénibles il prit Tyr.
Quand il eut mis ordre dans cette ville, il marcha contre la ville des Gazéens
et l'assiégea ainsi que le commandant de la garnison qui s'y trouvait, nommé
Babémésès.
4. [321] Cependant Sanaballétès, jugeant
l'occasion favorable, abandonna la cause de Darius, et prenant avec lui huit
mille de ses administrés, se rendit auprès d'Alexandre, qu'il trouva commençant
le siège de Tyr ; il lui dit qu'il venait lui livrer tout le pays auquel il
commandait, et le reconnaissait avec joie pour son maître, à la place du grand
Roi Darius. Alexandre lui ayant fait bon accueil, Sanaballétès enhardi lui parla
de ses projets, il lui dit qu'il avait pour gendre Manassès, frère de Jaddous,
grand-prêtre des Juifs, et que nombre de compatriotes de son gendre, qui
s'étaient joints à lui, voulaient bâtir un temple dans le pays soumis à son
gouvernement. C'était, disait-il, l'intérêt du roi même de diviser la puissance
des Juifs, car, une fois uni et d'accord, ce peuple, s'il se soulevait, pourrait
causer aux rois de grands embarras, comme jadis aux monarques assyriens. Muni de
l'autorisation d'Alexandre, Sanaballétès construisit en toute hâte son temple et
installa Manassès comme prêtre, pensant assurer ainsi le plus grand honneur aux
enfants qui naîtraient de sa fille. Après sept mois que dura le siège de Tyr et
deux celui de Gaza, Sanaballétès mourut. Alexandre, s'étant emparé de Gaza, se
hâta de monter vers Jérusalem. Le grand-prêtre Jaddous, à cette nouvelle, fut
rempli d'angoisse et de crainte, ne sachant comment se présenter aux
Macédoniens, dont le roi devait être fort irrité de sa récente désobéissance. Il
ordonna donc au peuple des supplications et, offrant avec lui un sacrifice à
Dieu, il pria celui-ci de défendre son peuple et d'écarter les dangers qui le
menaçaient. Comme il se reposait après le sacrifice, Dieu lui apparut en songe
et lui commanda d'avoir confiance, d'orner la ville de fleurs, d'en ouvrir les
portes, et, le peuple en vêtements blancs, lui-même et les prêtres revêtus de
leurs ornements sacerdotaux, d'aller à la rencontre d'Alexandre sans redouter
aucun mal, protégés qu'ils seraient par la providence divine. Jaddous à son
réveil se réjouit vivement et rapporta à tous la vision qu'il avait eue ; puis,
après avoir fait tout ce qui lui avait été ordonné en songe, il attendit
l'arrivée du roi.
5. [329] Quand il apprit que le roi n'était
plus loin de la ville, il sortit avec les prêtres et la foule des habitants, et
s'avança à la rencontre d'Alexandre, en un cortège digne de ses fonctions
sacrées et tel que rien n'y est comparable chez les autres peuples. Il marcha
jusqu'à un lieu appelé Sapha ; ce mot, traduit en grec, signifie
« observatoire » car on peut de là voir la ville de Jérusalem et le Temple. Les
Phéniciens et les Chaldéens
qui accompagnaient le roi comptaient que celui-ci tournerait sa colère contre
les juifs, pillerait la ville et ferait périr le grand-prêtre d'une mort
cruelle ; mais les choses tournèrent tout autrement. En effet, dés qu'Alexandre
vit de loin cette foule en vêtements blancs, les prêtres en tête, revêtus de
leurs robes de lin, le grand-prêtre dans son costume couleur d'hyacinthe et
tissé d'or, coiffé de la tiare surmontée de la lame d’or sur laquelle était
écrit le nom de Dieu, il s'avança seul, se prosterna devant ce nom, et, le
premier, salua le grand-prêtre. Tous les Juifs alors, d'une seule voix,
saluèrent Alexandre et l'entourèrent. A cette vue, les rois de Syrie
et les autres furent frappés de stupeur et soupçonnèrent que le roi avait perdu
l'esprit ; Parménion, s'approchant seul d'Alexandre, lui demanda pourquoi, alors
que tous s'inclinaient devant lui,
lui-même s'inclinait devant le grand-prêtre des Juifs ? « Ce n'est pas devant
lui, répondit Alexandre, que je me suis prosterné, mais devant le Dieu dont il a
l'honneur d'être le grand prêtre. Un jour, à Dion en Macédoine, j'ai vu en songe
cet homme, dans le costume qu'il porte à présent, et comme je réfléchissais
comment je m’emparerais de l'Asie, il me conseilla de ne pas tarder et de me
mettre en marche avec confiance : lui-même conduirait mon armée et me livrerait
l'empire des Perses. Aussi, n'ayant jamais vu personne dans un semblable
costume, aujourd'hui que je vois cet homme et que je me rappelle l'apparition et
le conseil que j'ai reçu en rêve, je pense que c'est une inspiration divine qui
a décidé mon expédition, que je vaincrai donc Darius, briserai la puissance des
Perses et mènerai à bien tous les projets que j’ai dans l'esprit ». Après avoir
ainsi parlé à Parménion, il serra la main du grand-prêtre et, accompagné des
prêtres
qui couraient à ses côtés, il se dirigea avec eux vers la ville. Là, montant au
Temple, il offrit un sacrifice à Dieu, suivant les instructions du grand-prêtre,
et donna de grandes marques d'honneur au grand-prêtre lui-même et aux prêtres.
On lui montra le livre de Daniel, où il était annoncé qu'un Grec viendrait
détruire l'empire des Perses, et le roi, pensant que lui-même était par là
désigné, se réjouit fort et renvoya le peuple. Le lendemain, ayant assemblé les
Juifs, il les invita à demander les faveurs qu'ils désiraient. Le grand-prêtre
demanda pour eux la liberté de vivre suivant les lois de leurs pères et
l'exemption d'impôt tous les sept ans : le roi accorda tout. Ils lui demandèrent
aussi de permettre aux Juifs de Babylone et de Médie de vivre suivant leurs
propres lois, et Alexandre promit volontiers de faire à leur désir. Et comme il
disait aux habitants que, si quelques-uns d'entre eux voulaient se joindre à son
armée, tout en conservant leurs coutumes nationales et en y conformant leur vie,
il était prêt à les emmener, un grand nombre se décidèrent volontiers à faire
partie de l'expédition.
6.
[340] Alexandre, après avoir ainsi tout réglé à Jérusalem, marcha contre les villes
voisines. Tous ceux chez qui il arrivait l'accueillirent avec des démonstrations
d'amitié. Les Samaritains, dont la capitale était alors Sichem, située près du
mont Garizim et habitée par les dissidents du peuple juif, voyant qu'Alexandre
avait si magnifiquement traité les Juifs, décidèrent de se faire passer eux
mêmes pour Juifs. Les Samaritains ont, en effet, le caractère que j'ai déjà
décrit plus haut : quand ils voient les Juifs dans le malheur, ils nient être de
la même race qu'eux, avouant alors la vérité ; mais quand ils voient que les
mêmes Juifs sont favorisés de la fortune, ils se targuent immédiatement d'une
parenté avec eux et prétendent être leurs proches, faisant remonter leur origine
aux fils de Joseph, Ephraïm et Manassès. En pompe, avec de grandes
démonstrations de dévouement pour le roi, ils allèrent donc à sa rencontre
presque jusqu'aux portes de Jérusalem. Le roi les ayant loués, les habitants de
Sichem s'avancèrent jusqu'à lui, accompagnés des soldats que Sanaballétès lui
avait envoyés, et le prièrent d'honorer de sa visite leur ville et leur temple.
Alexandre leur promit de le faire à son retour ; mais comme ils le priaient de
leur remettre également l'impôt de la septième année, disant qu'eux non plus
n'ensemençaient pas alors leurs champs, il demanda en quelle qualité ils lui
adressaient cette requête. Sur leur réponse qu'ils étaient Hébreux, mais que les
habitants de Sichem portaient le nom de Sidoniens,
il leur demanda ensuite s'ils étaient Juifs. Ils dirent qu'ils ne l'étaient pas.
« Je n'ai, dit alors Alexandre, accordé cette grâce qu'aux seuls Juifs.
Cependant, à mon retour, quand vous m'aurez plus exactement renseigné sur votre
compte, je ferai ce qui me paraîtra bon ». C'est ainsi qu'il congédia les
habitants de Sichem. Quant aux soldats de Sanaballétès, il leur ordonna de le
suivre en Égypte où il leur donnerait des terres : ce qu'il fit peu après dans
la Thébaïde, en leur confiant la garde du pays.
7. [346] Après la mort d'Alexandre, son empire
fut partagé entre ses successeurs ; le temple du mont Garizim subsista. Et
chaque fois qu'à Jérusalem quelqu'un était accusé d'avoir mangé des aliments
impurs, ou de n'avoir pas observé le sabbat, ou de quelque méfait semblable, il
s'enfuyait chez les habitants de Sichem, en prétendant qu'il avait été chassé
injustement. A cette époque le grand-prêtre Jaddous était déjà mort et son fils
Onias investi de la grande prêtrise.
Tels furent pendant cette période les
événements concernant les habitants de Jérusalem.
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