texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER
texte grec en unicode ajouté dans les notes le 03 mai 2006 (F.-D. F)
FLAVIUS JOSÈPHE
Guerre des juifs.
livre IV
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LIVRE 4 (01) (suite du livre 4) Depuis la soumission de presque toute la Galilée jusqu'au séjour de Vespasien à Alexandrie.
I. Siège de Gamala 1. Soumission de presque toute la Galilée. - 2-5. Siège de Gamala ; revers des Romains. - 6. Vespasien relève le moral de ses troupes. - 7-8. Découragement des gens de Gamala ; siège du mont Itabyrios. - 9. Les Romains prennent Gamala.
1. [1] Tous les Galiléens qui, après la prise d'Iotapata, avaient fait défection des Romains, se soumirent quand Tariéhées succomba : les Romains occupèrent alors toutes les citadelles et les villes excepté Gischala et le mont Itabyrios, tenu par des révoltés. De concert avec ces derniers se souleva la ville de Gamala, située de l'autre côté du lac, en face de Tarichéès (02). Elle appartenait d'ailleurs au domaine d'Agrippa, comme Sogané et Séleucie (03), qui dépendaient également toutes deux de la Gaulanitide : mais Sogané faisait partie de la Gaulanitide supérieure ou Gaulanà, Gamala de la Gaulanitide inférieure. Quant à Séleucie, elle est située sur le lac Séméchonitis (04), large de trente stades, long de soixante : ses marais s'étendent jusqu'au pays de Daphné (05) que d'autres avantages rendent délicieux, et dont les sources alimentent le petit Jourdain, avant de l'envoyer dans le grand fleuve, au pied du temple de la vache d'or (06). Agrippa s'était concilié par un traité, dès le début de la révolte, les citoyens de Sogané et de Séleucie ; mais Gamala ne se soumit pas, plus confiante encore qu'Iotapata dans les difficultés du terrain. Car une crête escarpée, prolongement d'une montagne élevée, dresse une hauteur centrale qui s'allonge et s'incline en avant et en arrière, offrant ainsi une figure semblable à celle d'un chameau : c'est de là que la ville a pris son nom, les habitants du pays ayant altéré l'initiale de ce mot (07). Sur les côtés et de face, le sol est sillonné de vallons infranchissables : mais, en arrière, il se dégage un peu de ces obstacles, vers l'endroit où il se rattache à la montagne : les habitants l'avaient d'ailleurs coupé par un fossé transversal et rendu cette région difficile d'accès, Sur le flanc de l’escarpement où elles étaient construites, les maisons se pressaient étroitement les unes contre les autres ; la ville semblait ainsi suspendue en l'air et s'effondrer sur elle-même du point culminant des rochers. Tournée vers le midi, elle avait de ce côté pour acropole une montagne très élevée ; au-dessous (08) un précipice, qu'on n'avait point enclos d'une muraille, plongeait en une vallée d'une extrême profondeur : il y avait une source à l'intérieur du rempart et c'était là que se terminait la ville.
2. [9] Cette ville, que sa nature même rendait ainsi d'un accès très malaisé, Josèphe l'entoura de murailles et la fortifia encore par des mines et des fossés. Sa situation donnait à ses habitants plus d'assurance que n'en avaient ceux d'Iotapata ; les hommes en état de porter les armes y étaient moins nombreux, mais ils mettaient leur confiance dans les avantages du terrain, au point de n'en pas accueillir d'autres pour grossir leur nombre ; car la ville était remplie de fugitifs, grâce à sa forte position ; c'est pour cela qu'elle avait résisté durant sept mois aux troupes qu'Agrippa envoya pour l'assiéger.
3. [11] Cependant Vespasien partit d'Ammathus (09), où il avait dressé son camp en face de Tibériade. Le sens de ce nom, si l'on voulait l'interpréter, serait les Eaux Chaudes, car la ville possède une source chaude ayant des propriétés curatives. Arrivé à Gamala, comme il ne pouvait cerner de troupes toute la ville, à cause de sa situation, il plaça des postes aux endroits où cela était possible et occupa la montagne qui la dominait. Les légions, suivant leur habitude, établirent sur ce sommet un camp fortifié ; Vespasien fit commencer les terrassements à l'arrière. La partie tournée vers l'Orient, où se trouvait une tour, dressée dans le lieu le plus élevé de la ville, fut comblée par la quinzième légion : la cinquième dirigea ses travaux vers le centre de la ville : la dixième remplit de terre les fossés et les ravins. Sur ces entrefaites, comme le roi Agrippa s'était approché des remparts et s'efforçait de conseiller la capitulation à leurs défenseurs, un des frondeurs le blessa d'une pierre au coude droit ; les gens de sa suite l'entourèrent aussitôt. Quant aux Romains, ils furent d'autant plus animés à poursuivre le siège, irrités qu’ils étaient de ce qui était arrivé au Roi et craignant pour eux-mêmes, car il fallait s'attendre à un excès de férocité à l'égard d'étrangers et d'ennemis de la part de gens qui exerçaient ainsi leur fureur contre un compatriote, un conseiller dévoué à leurs intérêts.
4. [17] Les terrassements s'achevèrent avec rapidité, grâce au grand nombre de bras et à l'habitude qu'avaient les Romains de ces travaux. On mit en place les machines. Alors Charès et Joseph, qui étaient les citoyens les plus considérables de la ville, rangèrent leurs soldats ; ceux-ci étaient effrayés, car ils doutaient de pouvoir résister longtemps au siège, médiocrement approvisionnés qu'ils étaient d'eau et des autres subsistances. Cependant leurs chefs, en les exhortant, les conduisirent sur le rempart, où ils repoussèrent quelque temps ceux qui amenaient les machines ; mais, frappés par les projectiles des catapultes et des onagres, ils retournèrent à la ville. Les Romains mirent en position en trois endroits les béliers et ébranlèrent le mur : puis, se précipitant par la brèche avec un grand bruit de trompettes, un grand cliquetis d'armes et des cris de guerre, ils se jetèrent contre les défenseurs de la ville. Ceux-ci, postés à l'entrée des passages, les empêchèrent quelque temps de pousser plus loin et résistèrent avec courage aux Romains : mais forcés de tous côtés par le nombre, ils battent en retraite vers les quartiers élevés de la ville, et, comme les ennemis les suivent de près, ils se retournent, les repoussent sur la pente et les égorgent, entassés dans des passages étroits et difficiles, Ceux-ci, ne pouvant refouler les Juifs qui occupaient la crête, ni se frayer un chemin à travers leurs propres compagnons qui s'efforçaient de monter, cherchèrent un refuge sur les maisons des ennemis, peu élevées au-dessus du sol. Mais bientôt, couvertes de soldats et ne pouvant supporter leur poids, elles s'écroulèrent. En tombant, il suffisait que l'une d'elles renversât celles qui étaient placées au-dessous pour qu'à leur tour celles-ci entraînassent les autres placées plus bas. Cet accident causa la mort d'un grand nombre de Romains, car, dans leur détresse, ils sautaient sur les toits, bien qu'ils les vissent s'affaisser. Beaucoup furent ainsi ensevelis sous les débris ; beaucoup fuyaient, estropiés, atteints sur quelque partie du corps ; un très grand nombre périssaient, étouffés par la poussière. Les habitants de Gamala virent dans cette catastrophe une intervention divine : oubliant les pertes qu’ils subissaient eux-mêmes, ils redoublaient leurs attaques, repoussaient les ennemis vers les toits des maisons. Les Romains glissaient dans les passages escarpés : chaque fois qu'ils tombaient, les Juifs placés au-dessus d'eux les massacraient. Les débris de leurs demeures leur fournissaient des pierres en abondance, et les corps des ennemis tués leur procuraient du fer ; ils arrachaient, en effet, leurs glaives à ceux qui étaient tombés et s'en servaient contre les mourants. Enfin, beaucoup de Romains, voyant les maisons sur le point de s'écrouler, s'en précipitaient eux-mêmes et se donnaient la mort. Pour ceux mêmes qui lâchaient pied, la fuite n'était pas facile : car, dans leur ignorance des chemins, au milieu des nuages de poussière, ils ne se reconnaissaient pas entre eux, s'embarrassaient et se renversaient les uns les autres.
5. [30] Ainsi, trouvant à grand peine des issues, une partie des Romains sortirent de la ville. Vespasien ne cessa de rester auprès des troupes qui soutenaient cette lutte pénible : pénétré de douleur à la vue de cette ville qui s'écroulait sur son armée, il oubliait sa propre sécurité, s'avançant peu à peu à son insu même, jusqu'aux points les plus élevés où il se trouva abandonné, au cœur du danger, avec un très petit nombre d'hommes. Il n'avait pas alors auprès de lui son fils Titus, qu'il venait de dépêcher en Syrie, auprès de Mucianus (10). Cependant il ne jugea ni sûr ni honorable de fuir : il se souvint des périlleux travaux qu'il avait accomplis depuis sa jeunesse et de sa propre vertu. Cédant à une sorte d'inspiration divine, il fit serrer ses compagnons les uns contre les autres, protégés par leurs armures et soutint sur la hauteur ce flot de la guerre qui le submergeait. Il résista ainsi sans reculer devant la multitude des hommes et des traits, jusqu'au moment où les ennemis, frappés par cette intrépidité divine, attaquèrent avec moins de vigueur. Comme ils le poursuivaient plus mollement, Vespasien recula pied à pied, sans tourner le dos jusqu'à ce qu'il fût hors du rempart. Cette bataille coûta la vie à un grand nombre de Romains : parmi eux fut le décurion Ebutius, homme qui non seulement dans le combat où il périt, mais auparavant, dans toutes les rencontres, montra la plus noble bravoure et fit beaucoup de mal aux Juifs. Un centurion, du nom de Gallus, enveloppé avec dix soldats au milieu du tumulte, se glissa dans la maison d'un citoyen et, comme il entendit les habitants de cette demeure s'entretenir pendant le souper des plans que le peuple avait arrêtés contre les Romains et de leurs moyens de défense (Gallus était Syrien, comme aussi ses compagnons), il s'élança contre eux pendant la nuit, les égorgea tous et, sain et sauf, rejoignit avec ses soldats les lignes romaines.
6. [39] Cependant Vespasien voyait l'armée découragée. Ignorant la défaite, n'ayant nulle part jusqu'à ce jour subi un tel désastre (11) elle avait aussi honte d'avoir laissé seul son général au milieu des dangers. Il rassurait les soldats, évitant toute allusion à lui-même. Pour ôter à son discours la moindre apparence de blâme, il leur dit qu'ils devaient supporter courageusement des maux communs à tous, en considérant ce qu'était la guerre : la victoire n'est jamais acquise sans effusion de sang : la fortune est, de sa nature, inconstante (12) ; après avoir tué tant de milliers de Juifs, ils ont eux-mêmes payé à la divinité une légère redevance.
Comme il y a sottise à trop s'enorgueillir du succès, il y a lâcheté à se laisser abattre dans la défaite ; car dans l'une et dans l'autre occurrence, le changement est prompt, et celui-là est le plus courageux qui garde la modération dans le succès pour rester ferme et de bonne humeur dans les revers. "Certes, ces fâcheux événements qui nous arrivent maintenant ne viennent ni d'un affaiblissement de notre valeur (13), ni du courage des Juifs ; leur avantage et notre insuccès ont pour cause la seule difficulté des lieux. Ce qu'on pourrait blâmer, c'est l'excès de votre ardeur ; car lorsque les ennemis avaient fui vers les hauteurs, il fallait vous contenir, ne pas rechercher les périls du terrain élevé, mais vous emparer de la ville basse et attirer peu à peu les fuyards à un combat sûr et bien assis, C'est en vous élançant tumultueusement à la victoire que vous avez négligé votre propre sécurité. Le manque de circonspection dans la guerre, la folle ardeur de l'attaque ne nous conviennent pas à nous, Romains, qui dirigeons toutes choses avec méthode et avec ordre, mais aux Barbares, et c'est là ce qui fait la valeur des Juifs. Il nous faut donc retourner à notre propre forme de courage et éprouver de la colère plutôt que du découragement devant cet échec immérité. Demandez donc, chacun de votre coté, à votre bras la meilleure consolation : ainsi vous vengerez les morts et punirez les meurtriers. Pour moi, je tâcherai, dans tous les combats, comme je l'ai fait naguère, d'être à votre tête en marchant à l'ennemi et de revenir le dernier.
7. [49] Par ces paroles, Vespasien releva le courage de l’armée. Quant aux habitants de Gamala, ils furent quelque temps pleins de confiance par suite du succès inattendu et considérable qu'ils avaient obtenu ; mais ils réfléchirent ensuite que l'espérance même d'un accommodement leur était ravie et, d'autre part, qu'ils ne pouvaient se sauver, car ils manquaient déjà de vivres, ils tombèrent alors dans un terrible découragement et restèrent comme abattus. Cependant, ils ne négligeaient pas de travailler à leur salut dans la mesure de leurs moyens : ainsi les plus braves gardaient la brèche, les autres ce qui restait intact des défenses. Mais comme les Romains renforçaient les terrassements et tentaient un nouvel assaut, la plupart des Juifs s'enfuirent de la ville par les ravins escarpés, où ne se trouvaient pas de postes ennemis, et par les galeries de mines. Tous ceux qui restèrent, craignant d'être pris, mouraient de faim, car les vivres avaient été requis de toutes parts pour nourrir les hommes capables de combattre.
8. [54] Tandis que ceux-ci continuaient à résister dans ces épreuves, Vespasien joignit aux travaux du siège l'investissement des Juifs qui avaient occupé le mont Itabyrios, situé entre la grande plaine (14) et Soythopolis ; sa hauteur s'élève à trente stades et il est à peine accessible sur le versant septentrional. Le sommet forme un plateau de vingt-six stades, tout entier enclos de murailles (15). C'est cette enceinte considérable que Josèphe éleva en quarante jours (16) : il tirait de la plaine tout le bois et l'eau nécessaires, car les habitants de la montagne ne disposaient que des eaux pluviales. Comme une nombreuse multitude s'y était rassemblée, Vespasien y envoya Placidus avec six cents cavaliers (17). L'escalade était impossible : Placidus exhorta donc à la paix la foule de ces Juifs en leur donnant l'espérance d'un traité et d'un pardon. Ceux-ci descendirent, en effet, mais avec des desseins perfides : Placidus, de son coté, leur parlait avec douceur, cherchant à les surprendre dans la plaine ; mais eux feignant d'être depuis longtemps gagnés, descendaient pour l'attaquer et mettre à profit son manque de précaution. Cependant la ruse de Placidus réussit ; car lorsque les Juifs commencent le combat, il simule la fuite, les attire après lui sur une grande étendue de la plaine, fait tourner contre eux ses cavaliers, les met en déroute, et en tue un très grand nombre : le reste de la multitude fut coupé et se vit intercepter le chemin du retour. Ceux qui avaient ainsi quitté le mont Itabyrios s'enfuirent à Jérusalem : les habitants du pays, qui manquaient d'eau, acceptèrent les promesses de Placidus et lui livrèrent, avec la montagne, leurs propres personnes.
9. [62] A Gamala, les plus aventureux fuyaient en secret tandis que les faibles mouraient de faim (18). Mais les combattants sou tinrent le siège jusqu'au vingt-deux du mois d'Hyperberetaios (19) : alors trois soldats de la quinzième légion atteignirent en rampant, vers l'heure de la première veille, à l'aurore, la tour qui faisait saillie de leur côté et la sapèrent en silence. Les gardes qui étaient placés au sommet ne s'aperçurent ni de l'arrivée (car il faisait nuit), ni de la présence des ennemis, Quant aux soldats romains, ils dégagèrent, tout en évitant le bruit, cinq des plus grosses pierres ; puis ils s'élancèrent au dehors. Soudain la tour s'écroula avec un fracas effroyable, entraînant les gardes. Frappés de terreur, les hommes des autres postes s'enfuirent ; les Romains en firent périr beaucoup, qui essayaient audacieusement de se faire jour, et parmi eux Joseph (20), qu'un soldat atteignit d'un trait et tua au moment où il franchissait en courant la partie de la muraille qui avait été détruite. Mais ceux qui étaient à l'intérieur de la ville, épouvantés par le bruit, couraient de toutes parts, en proie à une extrême agitation, comme si tous les ennemis s'étaient précipités sur eux. Alors Charès, alité et malade, rendit le dernier soupir, par l'effet de la terreur intense qui vint s'ajouter à sa maladie et causa sa mort. Mais les Romains, se souvenant de leur précédent échec, ne tirent pas irruption dans la ville avant le vingt-trois de ce même mois.
10. [70] Ce jour-là Titus qui venait d'arriver, indigné de l'échec que les Romains avaient essuyé en son absence, choisit deux cents cavaliers, accompagnés de fantassins, et fit tranquillement son entrée dans la ville. S'apercevant de son arrivée, les gardes coururent aux armes et appelèrent à l'aide. Bientôt après, quand ceux de l'intérieur furent assurés de cette invasion, les uns saisirent en hâte leurs enfants et leurs femmes et s'enfuirent vers la forteresse. avec des gémissements et des cris: les autres, résistant à Titus, furent tués les uns après les autres: tous ceux que l'on empêchait de s'échapper vers le sommet tombaient égarés au milieu des postes romains. Partout retentissaient les lamentations ininterrompues des victimes: la ville entière était inondée du sang qui coulait sur les pentes. Cependant Vespasien amenait contre les fuyards réfugiés dans la citadelle le renfort de toute son armée. Mais le sommet était de toutes parts rocailleux et l'accès difficile, s'élevant à une immense hauteur, entouré de précipices (21). Les Juifs maltraitèrent les assaillants en les accablant de projectiles variés, en particulier de quartiers de roches qu'ils faisaient rouler sur eux, étant eux-mêmes, grâce à la hauteur, difficiles à atteindre. Mais il survint, pour le malheur des Juifs, un orage miraculeux qui, portant de leur côté les traits ennemis, détournait et dispersait obliquement les leurs. La violence du vent les empêchait de se tenir sur les escarpements, de conserver une assiette ferme et même de voir les assaillants. Alors les Romains gravissent les pentes et se hâtent d'encercler les Juifs, dont les uns se défendent et les autres tendent des mains suppliantes. Mais ce qui redoublait la colère des Romains, c'était le souvenir des soldats tombés dans le premier assaut. La plupart des Juifs, désespérant de leur salut et entourés de toutes parts, embrassèrent leurs enfants et leurs femmes et se précipitèrent avec eux dans la vallée profonde qui avait encore été approfondie au pied de l'acropole. Ainsi la fureur des Romains parut moins meurtrière que le désespoir qui anima contre eux-mêmes les défenseurs, car les Romains n'en tuèrent que quatre mille, tandis qu'on en trouva cinq mille qui s'étaient précipités dans l'abîme. Nul n'échappa. sauf deux femmes, filles d'une sœur de Philippe et Philippe lui-même, fils d'un certain Iakimos (Joachim), personnage considérable qui avait été tétrarque du roi Agrippa. Ils survécurent parce qu'ils s'étaient cachés lors de la prise de la ville, car à ce moment les Romains étaient tellement irrités qu'ils n'épargnaient pas même les enfants; des soldats, à maintes reprises, en saisirent un grand nombre pour les lancer, comme des balles de fronde, du haut de l'acropole. C'est ainsi que Gamala fut pris le 23 du mois d'Hyperberetaios ; la défection de cette ville remontait au 21 du mois de Gorpiaios (22).
II Jean à Gischala ; sa fuite à Jérusalem 1-2. Jean provoque la rébellion à Gischala, qu'assiège Titus. 3-4. Jean trompe Titus, il s'enfuit à Jérusalem. 5. Titus entre à Gischala.
1. [84] Seule la petite ville de Gischala (23) en Galilée restait insoumise. Les habitants y étaient animés de sentiments pacifiques, car la plupart étaient cultivateurs et leur esprit était entièrement occupé par les espérances de la prochaine récolte. Mais, pour leur malheur, ils avaient laissé s'introduire parmi eux une troupe assez considérable de brigands, dont quelques-uns même des citoyens partageaient les sentiments. Ceux-ci avaient été entraînés et organisés par Jean fils d'un certain Lévi, imposteur à l'esprit très souple, enclin à de vastes desseins et apte à les réaliser, laissant d'ailleurs voir à tous qu'il aimait la guerre afin de se saisir du pouvoir. A son incitation, se forma à Gischala un parti de factieux, à cause duquel le peuple, qui peut-être eût envoyé des députés pour négocier sa soumission prit une attitude hostile en attendant l'attaque des Romains. Vespasien envoie contre eux Titus avec mille cavaliers, et appelle à Scythopolis la dixième légion. Lui-même, avec les deux qui restaient, retourna à Césarée, où il leur accorda du repos après leurs continuelles fatigues, pensant que l'abondance de la vie urbaine fortifierait le corps et l'ardeur des soldats pour les luttes à venir ; car il voyait que Jérusalem lui réservait encore d'assez fortes épreuves. C’était, en effet, une ville royale, la capitale de la nation entière, et tous les fuyards de la guerre y accouraient. Outre la force naturelle de sa position, cette ville, protégée par des remparts, lui inspirait une sérieuse inquiétude ; il considérait que, même sans les murailles, le courage et l'audace des hommes étaient difficiles à abattre. Aussi exerçait-il ses soldats comme des athlètes, en vue de la lutte attendue.
2. [92] Titus s'était avancé jusqu'à Gischala à la tête de sa cavalerie. Il lui était facile de s'emparer de cette place par une brusque attaque, mais il savait que, si elle était prise ainsi, les soldats massacreraient sans mesure la multitude ; or, il était déjà rassasié de carnage et éprouvait de la pitié pour la foule inoffensive, égorgée sans discernement avec les coupables. Il préférait donc soumettre la ville par un accord, Aussi comme le rempart était couvert de défenseurs qui, pour la plupart, faisaient partie de la troupe des brigands, il s'adressa à eux-mêmes pour exprimer sa surprise : "D'où leur vient donc leur confiance, quand seuls, après la prise de toutes les autres villes, ils résistent aux armes romaines ? Ils ont vu des places beaucoup plus fortes succomber dès la première attaque ; tous ceux, au contraire, qui se sont liés aux promesses des Romains jouissent en sûreté de leurs biens. Cette main, il la leur tend encore sans leur garder rancune de leur insolence ; car l'espérance de la liberté est licite, mais non la persévérance dans une entreprise impossible. S'ils ne se laissent pas persuader par l'indulgence de ses propositions et le gage qu'il leur donne de sa foi, ils éprouveront l'impitoyable rigueur de ses armes et verront bientôt que les murs ne sont qu'un jeu pour les machines romaines, alors que, seuls des Galiléens, comme d'insolents prisonniers, ils y mettent leur confiance."
3. [97] Les citoyens ne purent répondre à ce discours, car on ne leur permit pas même de monter sur le rempart que les brigands avaient déjà occupé tout entier. Des gardes étaient aussi placés aux portes pour que nul Juif ne les franchit avec des propositions de paix, que nul cavalier romain ne pût passer au t'avers. En réponse à Titus, Jean déclara agréer ses propositions, et promit de persuader ou de contraindre ceux qui résisteraient ; mais il ajouta qu'il fallait pourtant accorder ce jour, qui était le sabbat, à la loi des Juifs, car elle leur interdisait, ce jour-là, non seulement de prendre les armes, mais encore de conclure un traité de paix. "Les Romains, dit-il, n'ignoraient pas que le cercle de la semaine ramenait la cessation complète de tout travail, et que violer le sabbat était une égale impiété pour ceux qui y étaient contraints et pour celui qui les y contraignait. Ce délai n'apporterait d'ailleurs aucun dommage à Titus Quelle autre résolution que la fuite peut-on prendre dans la nuit ? Il lui est loisible de prévenir cette entreprise en établissant son camp autour de la ville. Mais pour eux, c'est un important avantage que de ne transgresser aucune des lois de leurs ancêtres. Il convient assurément à celui qui accorde ainsi une paix inattendue d'observer les lois de ceux qu'il sauve." Ces discours de Jean trompèrent Titus ; ce Juif avait moins en vue le sabbat que son propre salut, car, craignant d'être appréhendé aussitôt après la prise de la ville, il mettait son espoir dans la nuit et la fuite. Assurément, ce fut l’œuvre de Dieu qui sauvait Jean pour la perte de Jérusalem, si Titus non seulement se laissa persuader par le prétexte dont Jean colorait ce retard, mais encore dressa son camp assez loin de la ville, près de Cydasa (24). C'est un bourg fortifié, situé au milieu du territoire des Tyriens, toujours dans un état de haine et d'hostilité envers les Galiléens : sa forte population et sa position solide l'encouragent dans ses différends continuels avec les Juifs.
4. [106] La nuit venue, comme Jean ne voyait autour de la ville aucun poste romain, il saisit l'occasion et, prenant avec lui non seulement ses fantassins mais encore un grand nombre de citoyens non armés avec leurs familles, il s'enfuit vers Jérusalem. Sur une étendue de vingt stades, cet homme, que pressaient la crainte d'être capturé et le désir anxieux de vivre, put entraîner à sa suite la foule des femmes et des enfants ; mais quand il s'avança davantage, ceux-ci furent laissés en arrière. Les abandonnés poussaient d'affreux gémissements, car plus ils se trouvaient éloignés de leurs parents, plus ils se croyaient près des ennemis. Glacés d'effroi, ils se figuraient que ceux qui devaient les prendre étaient déjà là : au bruit que leurs compagnons faisaient en courant, ils se retournaient, comme s'ils voyaient déjà survenir ceux qu'ils fuyaient : la plupart s'égaraient dans des chemins impraticables et, dans leur effort commun pour arriver les premiers à la route, s'écrasaient en très grand nombre. Les femmes se lamentaient, les enfants périssaient. Quelques femmes s'enhardirent jusqu'à invoquer avec des clameurs leurs maris et leurs parents, en les suppliant de rester : mais les exhortations de Jean étaient les plus fortes : il leur crie de se sauver eux-mêmes et de se réfugier là où ils pourront se venger sur les Romains de ceux qu'ils abandonnent si l'ennemi les fait prisonniers. C'est ainsi que la foule des fugitifs se dispersa suivant l'endurance et l'agilité de chacun.
5. [112] Quand Titus, le lendemain, se rendit au pied des remparts pour conclure le traité, le peuple lui ouvrit les portes, et les citoyens, s'avançant avec leurs familles, saluèrent en lui leur bienfaiteur, celui qui avait délivré la cité de sa garnison. Ils dénoncèrent en même temps la fuite de Jean et supplièrent Titus de les épargner et d'entrer dans la ville pour punir ceux des factieux qui l'étaient encore. Mais lui, négligeant les prières du peuple, envoya à la poursuite de Jean une section de cavalerie qui ne put le capturer, car il avait pris les devants et s'était réfugié à Jérusalem : mais cette troupe tua environ six mille fugitifs, cerna et ramena près de trois mille femmes et enfants. Titus fut mécontent de n'avoir pas sur-le-champ puni Jean de sa ruse, mais il trouva une consolation suffisante à son échec dans le grand nombre des prisonniers et des morts. Il entra dans la ville au milieu des acclamations et donna aux soldats l'ordre de détruire la muraille sur une faible longueur, pour en marquer la capture. Il apaisa par des menaces plutôt que par des châtiments des perturbateurs de la cité : car il savait que beaucoup, cédant à des haines privées et à des inimitiés personnelles, dénonceraient des innocents, s'il recherchait lui-même les coupables. Il valait donc mieux laisser les coupables tenus en suspens par la crainte, que de perdre avec eux quelqu'un de ceux qui ne méritaient point de punition : peut-être celui-là deviendrait-il plus sage par la crainte du châtiment et par un sentiment de respect pour le pardon accordé aux fautes passées : mais il n'y a point de remède à l la peine de mort que l'on inflige par erreur. Il s'assura donc de la ville en y mettant une garnison, destinée à réprimer les factieux et à relever le courage des partisans de la paix qu'il y laissait. C'est ainsi que la Galilée fut soumise tout entière : les grands efforts qu'y déployèrent les Romains furent pour eux une préparation à la lutte contre Jérusalem.
(01) La
nouvelle édition grec et anglais des livres IV-VII de la Guerre par feu
Thackeray (Loeb Library. Londres. 1928), où il est tenu compte des corrections de
Niese, Herwerden, Destinon, etc., permet de réduire ici le commentaire
critique. La traduction a été conférée avec le dernier texte. - S. R.
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