texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER
texte grec en unicode ajouté dans les notes le 03 mai 2006 (F.-D. F)
FLAVIUS JOSÈPHE
Guerre des juifs.
livre IV (suite)
pour avoir le texte grec d'un chapitre, cliquer sur le lien hypertexte rouge.
Cliquez pour agrandir
LIVRE 4 (suite du livre 4)
III. Les zélateurs et Ananos 1. Réception de Jean à Jérusalem. - 2. Mouvements en Judée. - 3. Les zélateurs font irruption à Jérusalem. - 4-6. Excès des zélateurs. - 7-8. Insurrection d'Ananos ; les zélateurs occupent le Temple. - 9-10. Indignation populaire ; discours d' Ananos.- 11-12. Combat contre les zélateurs, qui sont bloqués dans le Temple. - 13. Trahison de Jean de Gischala. - 14. Jean conseille aux zélateurs de solliciter une aide étrangère.
1. [121] A l'entrée de Jean dans celte ville, tout le peuple se répandit au-devant de lui, et la multitude, groupée autour de chaque fugitif, le questionnait sur les malheurs survenus au dehors. La respiration brûlante et encore haletante de ces hommes témoignait de leur détresse ; mais ils montraient de la jactance dans l'infortune, déclarant qu'ils n'avaient pas fui devant les Romains, mais qu'ils venaient pour les combattre sur un terrain sûr. "Il eût été, disaient-ils, déraisonnable et inutile d'exposer témérairement nos vies pour Gischala et d'aussi faibles bourgades, alors qu'il faut réserver et employer nos armes et nos forces pour la défense de la métropole." Ils racontèrent ensuite la prise de Gischala, et la plupart des auditeurs comprirent que c'était bien une fuite qu'ils décoraient pompeusement du nom de retraite. Mais quand il apprit les nouvelles relatives aux prisonniers, le peuple fut extrêmement consterné et vit là une annonce du sort qui l'attendait si la ville était prise. Jean, sans rougir d'avoir abandonné ces malheureux, s'empressait auprès des groupes des citoyens et les exhortait à la guerre en exaltant leurs espérances. Les Romains, disait-il, étaient faibles ; ils disposaient eux-mêmes de grandes forces ; raillant l'ignorance du vulgaire, il prétendait que les Romains, eussent-ils des ailes, ne pourraient jamais franchir les murs de Jérusalem, après avoir éprouvé tant d'échecs autour des villages de Galilée et perdu tant de machines devant leurs remparts.
2. [128] Ces propos séduisirent la plupart des jeunes gens et les décidèrent à la guerre ; quant aux sages et aux vieillards, il n'y en avait pas un qui ne prévit les événements à venir et ne fût dans le deuil, comme si déjà la ville était perdue. Le peuple était donc en pleine confusion ; mais la multitude des campagnes avait précédé Jérusalem dans la voie de la sédition. Titus, passant de Gischala à Césarée et Vespasien de Césarée à Jamnia et Azot, soumirent ces villes et s'en retournèrent après y avoir établi des garnisons, emmenant avec eux un grand nombre de citoyens qui avaient engagé leur foi. Dans chaque cité s'élevaient des troubles et des luttes intestines : à peine les Juifs respiraient-ils, à l'abri de l'hostilité des Romains, qu'ils tournaient contre eux-mêmes leurs propres bras. Entre les partisans de la guerre et ceux qui souhaitaient la paix, la discorde était acharnée. D'abord ce fut dans les maisons que la querelle sépara des hommes longtemps unis : ensuite on vit des gens, liés d'une étroite amitié, s'élever les uns contre les autres, et, chacun s'attachant à ceux de son parti, ils se divisèrent en camps opposés. La sédition était partout : l'élément révolutionnaire et belliqueux triomphait par sa jeunesse et son audace des vieillards et des hommes prudents. Les deux partis commencèrent par piller leurs voisins : puis on vit paraître des bandes de brigands qui dévastaient la contrée. Par leurs cruautés et leurs vexations, ces Juifs, aux yeux de leurs victimes, ne se distinguaient en rien des Romains ; même les populations ravagées trouvaient moins dur le sort de ceux qui étaient captifs des étrangers.
3. [135] Cependant les garnisons des villes, soit par crainte d'un échec, soit par haine de la nation juive, n'apportaient que peu ou point de secours à ceux qui étaient ainsi molestés. Enfin, rassasiés du pillage de la campagne, les chefs des bandes de brigands répandues partout se réunirent, et, formant une armée du mal, s'introduisirent) pour sa ruine, dans la ville de Jérusalem. Celle-ci n'avait pas de chef militaire et, suivant la coutume des ancêtres, accueillait tous les gens de même nation, en ce moment surtout où l'on croyait que tous les arrivants étaient animés de sentiments bienveillants et venaient en alliés. Ce fut là ce qui devait plus tard précipiter la ville dans l'abîme, en dehors même de la sédition ; car cette multitude inutile et oisive consomma les subsistances qui auraient suffi à l'entretien des combattants ; outre la guerre, les habitants attirèrent sur eux mêmes la discorde et la famine.
4. [138] D'autres brigands vinrent aussi de la campagne à la ville et, se joignant aux brigands encore pires qu'ils y trouvèrent, ne s'abstinrent plus d'aucun forfait. Ne se bornant pas à des pillages et à des vols de vêtements, leur audace s'emporta jusqu'à des assassinats, qu'ils ne se contentaient pas de commettre la nuit, ou en secret, ou sur le premier venu, mais ouvertement, en plein jour, en commençant par les plus illustres citoyens. D'abord ils saisirent et emprisonnèrent Antipas, homme de race royale, et l'un des plus importants citoyens, à qui même avait été confié le trésor public (01) ; après lui ce furent un certain Levias, un des notables, et Syphas, fils d'Arégétès, tous deux également de sang royal (02), et d'autres encore qui paraissaient occuper dans le pays un rang élevé. Alors une panique se déchaîna dans le peuple et, comme si la ville avait été prise d'un coup de force, chacun ne songea plus qu'à pourvoir à son salut.
5. [143] Cependant, il ne suffisait pas aux brigands de mettre en prison ceux qu'ils avaient saisis ; ils ne trouvaient pas prudent de garder ainsi des personnages si puissants, car leurs familles où les hommes ne manquaient pas, étaient capables de les venger ; ils craignaient aussi que le peuple ne se soulevât contre de pareilles illégalités. Ils résolurent donc de les tuer, et chargèrent de cette mission le plus sanguinaire d'entre eux, un certain Jean, qui dans le langage du pays s'appelait «fils de Dorcas » (03) ; dix compagnons se rendirent avec lui dans la prison, armés de glaives, et ils tuèrent les prisonniers. Ils colorèrent d'un grand mensonge cet affreux forfait, prétextant que ces citoyens étaient entrés en pourparlers avec les Romains pour leur livrer Jérusalem et qu'ils avaient été mis à mort comme traîtres à la cause commune de la liberté ; en un mot, ils se vantèrent de leurs crimes comme s'ils étaient les bienfaiteurs et les sauveurs de la cité.
6. [147] Enfin, le peuple se trouva réduit à un tel degré d'impuissance et de terreur, et les factieux s'emportèrent à un tel degré de folie qu'ils prirent en mains l'élection des grands prêtres. Sans tenir aucun compte des familles parmi lesquelles les grands prêtres étaient choisis alternativement (04), ils élevèrent à cette charge des hommes inconnus et de basse origine, pour trouver en eux des complices de leurs impiétés ; car ceux qui obtenaient, sans en être dignes, les plus grands honneurs, devaient être nécessairement soumis à ceux qui les leur avaient procurés. Quant aux prêtres qui étaient en charge, les factieux les mettaient aux prises par des machinations et des mensonges, cherchant leur propre avantage dans les querelles de ceux qui pouvaient leur faire obstacle : jusqu'au moment où, rassasiés de crimes commis envers les hommes, ils élevèrent leur insolence contre Dieu et portèrent leurs pieds souillés dans le sanctuaire.
7. [151] La multitude commençait d'ailleurs à se soulever contre eux, à la voix du plus âgé des grands prêtres, Ananos, homme d'une parfaite modération et qui peut-être eût sauvé la ville, s'il avait échappé aux mains des conjurés. Mais ceux-ci firent du Temple de Dieu leur citadelle et leur refuge contre les troubles civils ; le Saint des Saints devint l'asile de leur tyrannie. A tout cela s'ajouta de la bouffonnerie, plus pénible encore que les forfaits ; car pour éprouver l'abattement du peuple et mesurer leur propre puissance, ils entreprirent de tirer au sort les grands prêtres, alors qu'ils se succédaient, comme nous l'avons dit, au sein des mêmes familles. Ils donnaient pour prétexte de cette innovation un ancien usage, prétendant que le tirage au sort avait aussi, dans l'antiquité la fonction sacerdotale : mais en fait, il y avait là une violation d'une loi solidement établie, et un moyen pour eux d'acquérir de l'autorité en s'attribuant à eux-mêmes le droit de conférer de hautes fonctions.
8. [155] En conséquence, ils mandèrent une des tribus pontificales, la tribu Eniachim (05) et procédèrent au choix par le sort d'un grand prêtre : le hasard désigna un homme dont la personne témoignait trop bien de leur infamie. C'était un nommé Phanni, fils de Samuel, du bourg d'Aphthia (06). Non seulement il n'appartenait pas à une famille de grands prêtres, mais il était ignorant au point de ne pas savoir ce qu'étaient les fonctions sacerdotales. Ils l'arrachèrent donc malgré lui à la campagne et, comme un acteur en scène, le parèrent d'un masque étranger ; ils lui firent revêtir les vêtements sacrés et l'instruisirent de ce qu'il avait à faire. Pour ces gens, une si grande impiété n'était qu'un sujet de moquerie et de badinage ; mais les autres prêtres, contemplant de loin cette dérision de la loi, ne pouvaient retenir leurs larmes et pleuraient sur cette dégradation des honneurs sacrés.
9. [158] Ce dernier trait d'audace parut insupportable au peuple qui se souleva en masse comme pour abolir la tyrannie. Ceux qui passaient pour les chefs du peuple, Gorion, fils de Joseph (07), et Siméon, fils de Gamaliel (08), encouragèrent dans les assemblées un grand nombre de Juifs, qu'ils visitaient d'ailleurs chacun en particulier, à punir sans tarder les violateurs de la liberté, à purifier le sanctuaire de ces meurtriers. Quant aux grands prêtres, les plus illustres d'entre eux, Jésus, fils de Gamalas (09) et Ananos, fils d'Ananos, reprochaient au peuple, dans des réunions, son indolence, et l'excitaient contre les zélateurs ; car ils s'étaient donné ce nom à eux-mêmes, comme si des actions vertueuses, et non les entreprises les plus criminelles, étaient l'objet véritable de leurs efforts (10).
10. [162] La multitude se réunit donc en assemblée. Tous étaient irrités de l'usurpation des lieux saints, des pillages et des meurtres. Mais on n'essayait pas encore d'opposer de la résistance, par peur des difficultés, assurément réelles, qu'on voyait à se délivrer des zélateurs. Ananos, debout au milieu de cette foule, après avoir plusieurs fois jeté sur le Temple ses yeux remplis de pleurs, s'exprima ainsi : " Certes, il eût été beau pour moi de mourir avant de voir la maison de Dieu pleine de si affreux sacrilèges, et les lieux sacrés devenus inaccessibles, pouvant à peine offrir assez de place aux meurtriers qui s'y pressent. Mais revêtu du vêtement de grand prêtre, et portant le plus honorable des noms qui inspirent le respect, je vis, j'aime cette lumière du jour, sans que ma vieillesse même me réserve une mort glorieuse : mais je suis seul, et c'est dans la solitude, pour ainsi dire, que je donnerai ma vie seule pour la cause de Dieu (11). Car pourquoi vivre au milieu d'un peuple insensible à ses malheurs, qui a perdu la faculté de réagir contre les misères qui pèsent sur lui ? Aux pillages vous opposez la résignation, aux coups le silence : vous ne gémissez même pas ouvertement sur les victimes ! O l'amère tyrannie ! Mais pourquoi blâmer les tyrans ? n'ont-ils pas été encouragés par vous et votre résignation ? N'est-ce pas vous qui, dédaignant les premiers auteurs de troubles, encore peu nombreux, avez grossi leurs rangs par votre silence, qui êtes demeurés inactifs tandis qu'ils s'armaient ? N'avez-vous pas tourné ces armes contre vous-mêmes quand il fallait briser leurs premières attaques, au moment où leurs outrages s'adressaient à vos compatriotes ? Par votre négligence, vous avez excité au pillage ces scélérats ; vous ne teniez aucun compte des maisons saccagées ; aussi s'en prirent-ils bientôt à leurs possesseurs, et quand ceux-ci étaient entraînés à travers la ville, nul ne les défendait. Ils ont chargé de honteuses chaînes ceux que vous avez trahis. Je n'ai pas besoin de dire leur nombre et leur condition ; mais ces prisonniers, qui n'avaient été ni accusés ni jugés, nul ne leur porta secours. Le résultat fut que vous les vîtes encore massacrer. Ce spectacle, nous l'avons contemplé, avec la même indifférence que celui d'un troupeau de bêtes dénuées de raison, où l'on choisit successivement, pour les traîner à la mort, les plus belles victimes ; nul n'a haussé la voix, bien loin de lever la main. Supportez donc, supportez la vue des lieux saints foulés aux pieds de ces hommes, et, quand vous aurez vous-mêmes dressé sous les pas de ces sacrilèges tous les échelons de l'audace, ne vous montrez point impatients qu'ils soient au sommet ! Car ils auraient risqué quelque entreprise plus monstrueuse encore : s’'ils en connaissaient une plus abominable que la destruction des lieux saints.
Le point le mieux fortifié de la ville est entre leurs mains ; il faut maintenant appeler le Temple une acropole, une forteresse ; mais quand vous êtes soumis à une tyrannie si bien fortitfiée, quand vous apercevez vos ennemis au-dessus de vos têtes, quels desseins formez-vous, contre qui votre colère s'échauffe-t-elle ? Attendrez-vous donc que les Romains portent secours à nos lieux sacrés ? La ville en est-elle venue à ce point d'infortune, en sommes-nous à cette extrémité de misère que vos ennemis mêmes doivent avoir pitié de nous ? Ne vous soulèverez-vous pas, ô les plus malheureux des hommes ! et n'allez-vous pas, en vous rebiffant contre les coups, comme le font même les bêtes sauvages, résister à ceux qui vous frappent ? Ne vous souviendrez-vous pas, chacun de vous, de vos propres malheurs et, vous rappelant ce que vous avez souffert, ne vous exciterez-vous pas contre eux à la vengeance ? Avez-vous donc laissé périr en vous le sentiment le plus honorable et le plus instinctif, l'amour de la liberté ? Sommes-nous devenus amis de l'esclavage, de la tyrannie, comme si nos ancêtres nous avaient légué l'esprit de soumission ? Mais ils avaient, eux, soutenu pour leur indépendance de nombreuses et grandes guerres : ils n'ont cédé ni à la domination des Égyptiens, ni à celle des Mèdes, parce qu'ils étaient décidés à ne pas accepter d'ordres. Mais pourquoi faut-il parler des actions de nos ancêtres ? Cette guerre actuelle contre les Romains (avantageuse, opportune ou non, je ne veux pas l'examiner), quelle autre cause a-t-elle que la liberté ? Et alors, quand nous ne supportons pas les maîtres du monde, endurerons-nous la tyrannie de compatriotes ?
Assurément, la soumission à des étrangers peut être expliquée par une défaveur temporaire de la fortune ; mais l'obéissance à des concitoyens scélérats n'est qu'ignominie et servilité. Et puisque je viens une fois de parler des Romains, je ne vous dissimulerai pas l'idée qui, tombant au milieu de mon discours, a donné un nouveau cours à ma pensée : c'est que, fussions-nous en leur pouvoir (puisse la réalité démentir ces paroles !), nous n'aurons pas à souffrir de traitement plus cruel que celui qui nous est infligé par ces misérables. N'est-ce pas un spectacle digne de larmes que de voir, dans le Temple même, les offrandes des Romains (12), et, d'autre part, le produit des vols de nos compatriotes, qui ont violé et souillé la gloire de la capitale, mettant à mort des hommes sur lesquels nos ennemis mêmes, vainqueurs, n'auraient pas porté les mains ? Les Romains n'ont jamais franchi les limites accessibles aux profanes, ni transgressé aucun de nos saints usages ; ils ont contemplé de loin et avec respect l'enceinte des lieux consacrés, et il nous faut voir des hommes, nés dans ce pays, nourris dans nos traditions et appelés Juifs, qui vont et qui viennent au milieu du sanctuaire, les mains encore chaudes du sang de leurs frères !
Après cela, craindra-t-on encore la guerre étrangère et des gens qui, comparés à nos concitoyens, sont beaucoup moins cruels ? Car, si l'on doit adapter aux choses des appellations exactes, on trouvera peut-être que les Romains sont les soutiens de nos lois, alors que ceux qui habitent dans ces murs sont leurs ennemis. Mais en ce qui touche ces criminels conspirateurs contre la liberté et l'impossibilité de trouver un châtiment à leur mesure, je pense que vous étiez convaincus chez vous avant mon discours et exaspérés contre ceux dont vous avez souffert les méfaits. Peut-être cependant la plupart d'entre vous sont-ils effrayés de leur nombre et de leur audace, et aussi de l'avantage des lieux qu'ils occupent. Mais c'est votre négligence qui a produit cette situation, et vos délais l'aggraveraient encore : car leur multitude se grossit chaque jour de tous les mauvais citoyens qui passent dans les rangs de leurs semblables. L'absence de tout obstacle, jusqu'à présent, excite leur audace, et ils profiteront sans doute de la supériorité du terrain pour préparer leurs actes, si nous leur en laissons le temps, Croyez que si nous marchons contre eux, leur conscience troublée sera pour eux une cause de faiblesse ; leurs réflexions détruiront l'avantage qu'ils doivent à l'élévation du terrain. Peut être Dieu, qu'ils ont outragé, va-t-il rejeter contre eux leurs projectiles et détruire ces impies par leurs propres traits. Montrons-nous seulement à eux et les voilà en déroute. Il est beau, d'ailleurs, s'il y a danger, de mourir près des portiques sacrés et de se sacrifier, sinon pour les enfants ou les femmes, du moins pour Dieu et son culte. Moi-même, je vous seconderai de la pensée et de la main : je n'épargnerai aucun moyen d'assurer votre salut et vous ne me verrez point ménager mon corps."
11. [193] Telles sont les paroles par lesquelles Ananos excitait la multitude contre les zélateurs. Il n'ignorait pas que leur nombre, leur jeunesse, leur ferme courage et surtout la conscience de leurs forfaits les rendaient difficiles à renverser ; ils ne se livreraient pas, dans l'espoir d'avoir la vie sauve après ce qu'ils avaient perpétré.
Cependant il aimait mieux endurer toutes les souffrances que de négliger les intérêts publics dans une pareille crise. Le peuple lui-même demandait à grands cris qu'il le menât contre ceux qu'il dénonçait ; chacun était parfaitement prêt à affronter les premiers périls.
12. [196] Mais tandis qu'Ananos recrutait et organisait ceux qui pouvaient combattre, les zélateurs, informés par ceux qui leur apprenaient tous les événements de la cité, s'irritent, s'élancent impétueusement hors du Temple, en masse ou par petites troupes, sans épargner aucun de ceux qu'ils rencontrent. De son côté, Ananos réunit en hâte les citoyens, supérieurs en nombre, mais inférieurs par l'armement et l'habitude de combattre. Au reste, dans les deux partis, l'ardeur suppléait à ce qui manquait, car les citoyens étaient animés d'une fureur plus puissante que les armes et la garnison du Temple d'une audace plus efficace que le nombre. Les uns jugeaient qu'ils ne pourraient plus habiter cette ville s'ils n'en exterminaient les brigands ; les zélateurs comprenaient que, à moins d'une victoire, ils auraient à subir tous les supplices. Ainsi poussés par leurs passions, ils s'entrechoquèrent. Ce fut d'abord, dans la ville et dans le voisinage du Temple une lutte à distance, à coup de pierres et de javelots ; puis, quand une troupe lâchait pied, l'autre l'attaquait à l'épée. Il y eut grand massacre des uns et des autres, et une multitude de blessés. Ces derniers étaient transportés dans leurs maisons par leurs parents, tandis qu'un zélateur blessé rentrait dans le Temple ensanglantant le sol sacré ; on a même pu dire que seul le sang des zélateurs souilla le sanctuaire.
Les brigands obtenaient l'avantage dans les engagements, à chacune de leurs sorties, tandis que les citoyens, exaspérés, dont le nombre s'accroissait à chaque instant, injuriaient ceux qui reculaient, ou placés aux derniers rangs et se portant en avant, coupaient la retraite aux fuyards. Enfin, toute la puissance dont ils disposaient fut tournée contre les ennemis. Les zélateurs, ne pouvant plus résister à la violence de l'attaque, se retirèrent pas à pas dans le Temple, poursuivis par Ananos et ses gens qui les pressaient. Repoussés de la première enceinte, la terreur les saisit : ils fuient, rapidement à l'intérieur et ferment les portes. Mais Ananos ne crut pas devoir attaquer les portiques sacrés, surtout sous la grêle de traits que lançaient de haut les défenseurs ; il jugea aussi qu'il y avait sacrilège, fût-il vainqueur, à y introduire une foule sans l'avoir préalablement purifiée. Il fit désigner par le sort, dans toute cette multitude, environ six mille hommes bien armés auxquels il confia la garde des portiques ; d'autres devaient relever les premiers : à tous fut imposée la tâche d'exercer à tour de rôle cette fonction. Mais beaucoup de Juifs d'un rang élevé, affectés à ce service par ceux que l'on reconnaissait pour chefs, soudoyèrent des citoyens pauvres et les envoyèrent prendre la garde à leur place.
13. [208] Celui qui causa la perte de tous ces hommes fut Jean, le fuyard de Gischala, dont nous avons parlé : c'était un homme plein de ruse, nourrissant dans son cœur un violent amour de la tyrannie : depuis longtemps, il conspirait contre l'État. A ce moment, feignant d'être du parti du peuple, il accompagnait Ananos dans ses délibérations quotidiennes avec les principaux citoyens et dans ses visites nocturnes aux postes : puis il rapportait les secrets aux zélateurs, de sorte que les ennemis connurent par lui tous les projets du peuple, avant même que celui-ci les eût bien examinés. S'ingéniant d'ailleurs à ne pas éveiller de soupçons, il témoignait à Ananos et aux chefs du peuple un empressement immodéré. Mais ce zèle tourna contre lui, car ses extravagantes flatteries le rendirent suspect : sa présence en tous lieux, sans qu'on l'appelât, le fit soupçonner de révéler ce qu'on tenait caché.
On remarquait, en effet que les ennemis étaient informés du détail de toutes les résolutions, et nul, plus que Jean, ne justifiait le soupçon de transmettre ces nouvelles. Il n'était cependant pas facile de se débarrasser d'un homme dont la perversité faisait la force ; ce n'était pas d'ailleurs un homme obscur et il ne manquait pas de partisans dans les réunions. Aussi résolut-on de lui faire attester par serment sa loyauté. Jean s'empressa de jurer qu'il serait toujours dévoué au peuple, ne l'apporterait à ses adversaires ni un projet ni un acte, que, par son bras comme par son conseil, il s'emploierait à briser les attaques des ennemis. Dès lors, Ananos et ses compagnons, confiants dans les serments de Jean, écartèrent tout soupçon : ils l'admirent dans leurs conseils et l'envoyèrent même auprès des zélateurs pour négocier une réconciliation ; car ils se préoccupaient de ne pas souiller le Temple, du moins par leur faute et d'éviter que nul de leurs compagnons ne pérît dans cette enceinte.
14. [216] Jean, comme s'il avait juré aux zélateurs de leur être dévoué, et non prêté serment contre eux, entra dans le Temple et admis au sein de l'assemblée, s'exprima ainsi: " Souvent, dans votre intérêt, je me suis exposé à des périls, pour ne pas vous laisser dans l'ignorance des secrets desseins qu'Ananos et ses amis avaient formés contre votre parti; maintenant, je cours avec vous tous le plus grand danger, à moins qu'une aide divine n’intervienne pour vous sauver. Car Ananos, impatient de tout délai, a persuadé au peuple d'envoyer à Vespasien des députés, pour que celui-ci accoure en diligence et s'empare de la ville. Bien plus, il a prescrit des purifications pour le lendemain: il veut que ses gens s'introduisent dans le Temple en prétextant le service divin, ou y pénètrent de force, pour ensuite tomber sur vous. Je ne vois pas jusqu'à quand vous pourrez supporter le siège actuel ou soutenir le choc d'un si grand nombre d'hommes". Il ajouta qu'un dessein providentiel l'avait fait choisir comme député pour négocier la paix; car Ananos ne prétexte des négociations que pour attaquer des ennemis sans méfiance. Ils doivent donc, s'ils ont souci de leur vie, ou bien supplier les assiégeants, de se procurer quelque secours du dehors; ceux qui entretiennent l'espoir du pardon, en cas de défaite, oublient leurs propres violences, à moins qu'ils ne pensent qu'à la faveur de leur repentir une réconciliation doive promptement rapprocher les criminels et les victimes. Mais le repentir même des hommes injustes est souvent un objet de haine, et les ressentiments de ceux qui ont subi l'injustice deviennent plus cruels quand ils sont les maîtres. Les zélateurs sont surveillés par les amis et les parents des morts, et par le grand nombre des citoyens qu'exaspère la destruction des lois et des tribunaux. Si même une partie du peuple est accessible à la pitié, ce sentiment serait étouffé par la colère de la majorité.
IV. Intervention des Iduméens 1-2. Les zélateurs demandent secours aux Iduméems qui marchent sur Jérusalem. - 3-4. Discours du grand-prêtre aux Iduméens et réponse de Simon. - 5-6. Les Iduméens campent sous les murs de la ville. - 7. Les zélateurs ouvrent les portes aux Uduméens.
1. [224] Par ces propos habilement variés il répandait la crainte dans tous les esprits. Et s'il n'osait pas désigner ouvertement l'alliance étrangère dont il parlait, il laissait entendre qu'il s'agissait des Iduméens. Pour toucher en particulier les chefs des zélateurs, il accusait Ananos de cruauté, assurant que celui-ci les menaçait plus que tous les autres. Ces chefs étaient Eléazar, fils de Gion (13) et un certain Zacharie, fils d'Amphicallès (14). Tous deux de famille sacerdotale, qui, dans ce parti, semblaient avoir le plus de crédit lorsqu'il s'agissait de proposer d'utiles mesures ou de les exécuter. Quand ils eurent appris, outre les dangers qui menaçaient toute la faction, ceux qui les visaient personnellement, quand ils surent que le parti d'Ananos, se réservant de garder le pouvoir, appelait les Romains (c'était là un nouveau mensonge de Jean), ils restèrent longtemps indécis, se demandant ce qu'ils devaient faire dans la situation si pressante où ils étaient réduits ; le peuple était prêt à les attaquer avant peu, et la soudaineté de ce dessein interdisait l'espoir des secours qu'ils pourraient demander au dehors ; ils subiraient tous les malheurs bien avant que la nouvelle en fût parvenue à aucun de leurs alliés. Cependant ils décidèrent d'appeler les Iduméens, à qui ils adressèrent une courte lettre, annonçant qu'Ananos avait trompé le peuple et livrait la métropole aux Romains, qu'eux-mêmes avaient fait sécession dans l'intérêt de la liberté, qu'ils étaient assiégés dans le Temple. Leur salut dépend de courts instants, et si les Iduméens ne leur portent secours en toute hâte, ils seront bientôt eux-mêmes aux mains d’Ananos et de leurs ennemis, et la ville sera au pouvoir des Romains. Ils confièrent aussi aux messagers un grand nombre de renseignements que ceux-ci devaient transmettre oralement aux chefs des Iduméens. Pour cette mission il choisirent deux des hommes les plus actifs, habiles à exposer une affaire et à persuader, et, qualité plus utile encore, d'une agilité remarquable à la course. Ils ne doutaient pas que les Iduméens seraient aussitôt persuadés : c'est une nation turbulente et indisciplinée, portée aux séditions, éprise de changements : à la moindre flatterie de ceux qui l'implorent, elle prend les armes et s'élance au combat comme à une fête. La célérité était essentielle à cette mission ; ceux qui en étaient chargés ne manquaient pas de zèle. Tous deux (ils se nommaient l'un et l'autre Ananias) furent bientôt en présence des chefs Iduméens.
2. [233] Ceux-ci, frappés de stupeur en lisant la lettre et en entendant les paroles des messagers, coururent comme des furieux, à travers le peuple et firent proclamer l'expédition guerrière par un héraut. La multitude, par sa rapidité à s'émouvoir, devança l'appel, et tous ramassèrent leurs armes, comme pour défendre la liberté de la capitale. Réunis au nombre de vingt mille, ils marchent sur Jérusalem, sous la conduite de quatre chefs : Jean, Jacob, fils de Sosas, Simon fils de Thacéas et Phinéas, fils de Clouzoth (15).
3. [236] Ananos, pas plus que les sentinelles, ne s'aperçut de la sortie des messagers ; mais il n'en fut pas de même lors de l'approche des Iduméens. Dès qu'il en fut avisé, Ananos fit fermer les portes devant eux et garnit les murailles de défenseurs. Toutefois, il ne voulut pas d'abord leur opposer la violence, préférant essayer de les persuader par des discours avant de recourir aux armes. Alors se dressa sur la tour, située en face des Iduméens, Jésus, le plus âgé des grands prêtres après Ananos, et il s'exprima ainsi : "Au milieu des désordres nombreux et divers auxquels la ville est en proie, la Fortune n'a rien fait de plus étonnant à mes yeux que de fournir une aide inopinée aux méchants. Vous arrivez donc au secours des hommes les plus scélérats pour lutter contre nous, avec un zèle que l'on attendrait à peine alors même que la métropole invoquerait votre aide contre des Barbares. Si je voyais votre troupe composée d'hommes semblables à ceux qui vous ont appelés, je ne trouverais rien de déraisonnable dans votre ardeur, car il n'est pas de lien plus solide que la ressemblance des mœurs pour nouer des sympathies : mais, en réalité, si l'on passait en revue un à un les hommes de ce parti, on les trouverait tous dignes de mille morts. Écume et souillure du pays tout entier, ces misérables, après avoir dissipé dans la débauche leurs propres patrimoines, après avoir exercé leurs rapines dans les bourgades et les villes du voisinage, ont, à l'insu de tous, envahi la Ville sainte ; dans l'excès de leur impiété, ces brigands outragent même l'inviolable parvis ; on peut les voir s'enivrer sans scrupule dans l'enceinte sacrée, et consumer, pour la satisfaction de leurs insatiables appétits, le fruit qu'ils tirent des dépouilles de leurs victimes. Mais vous, à la fois nombreux et brillants de l'éclat de vos armes, vous êtes tels qu'on le souhaiterait si la capitale vous appelait, par une décision commune, pour la secourir contre l'assaut d'étrangers. N'est-ce pas là vraiment un méchant caprice de la Fortune, qu'une nation entière armée pour porter aide à une association de misérables ?
Je me demande depuis longtemps quel motif vous a si promptement soulevés, car ce n'est pas sans une cause grave que vous avez pu vous armer de pied en cap en faveur de brigands et contre un peuple de votre race. Mais je viens d'entendre parler de Romains et de trahison ; c'est ce que murmuraient à l'instant quelques-uns d'entre vous, disant qu'ils venaient pour la libération de la capitale. Eh bien ! ce qui m'étonne le plus chez ces scélérats plus encore que leurs autres actes, c'est l'invention d'un pareil mensonge ! Car des hommes, naturellement amis de la liberté et disposés précisément, pour ce motif, à lutter contre un ennemi du dehors, ne pouvaient être exaspérés contre nous que par ce bruit, faussement répandu, qu'une liberté aimée de tous était trahie. Mais vous devez vous-mêmes considérer qui sont les calomniateurs et ceux qu'ils calomnient et démêler la vérité non dans des récits pleins de mensonges, mais dans la connaissance des affaires publiques. Pourquoi, en effet, négocierions-nous maintenant avec les Romains, quand nous pouvions ou bien ne pas nous soulever, ou bien, après nous être soulevés, revenir à leur alliance, au moment où les contrées voisines n'étaient pas encore dévastées ? Maintenant, au contraire, même si nous le voulions, une réconciliation serait difficile, en un temps où la soumission de la Galilée a exalté l'orgueil des Romains, où nous nous couvririons d'une honte plus insupportable que la mort en les flattant, quand ils sont déjà à nos portes. Pour moi, je préférerais la paix à la mort, mais une fois en guerre et aux prises avec l'ennemi, je préfère une noble mort à la vie d'un captif.
Que dit-on ? Est-ce nous, les chefs du peuple, qui avons envoyé secrètement des messagers aux Romains, ou bien y a-t-il eu à cet effet un décret public du peuple ? Si l'on nous accuse, que l'on cite les amis que nous avons députés, ceux de nos agents qui ont négocié notre trahison ! A-t-on surpris le départ de quelqu'un ? capturé un messager à son retour ? Est-on en possession de lettres ? Comment aurions-nous caché notre jeu à ce grand nombre de citoyens, auxquels nous nous mêlons à toute heure ? Comment un petit nombre d'hommes, étroitement surveillés, à qui il est impossible même de sortir du Temple pour pénétrer dans la ville, connaîtraient-ils une entreprise secrète, accomplie sur les lieux mêmes ? Ne l'ont-ils connue que maintenant, alors qu'ils doivent être punis de leurs méfaits, alors que personne de nous n'a été suspect de trahison quand ils se sentaient en sécurité ? Si, d'autre part, ils portent cette accusation contre le peuple tout entier, certes la délibération a été publique, nul n'était absent de l'assemblée, et, dans ce cas, la nouvelle certaine vous serait parvenue plus vite que par la bouche d'un dénonciateur. Quoi donc ? N'aurait-il pas fallu envoyer des députés, après avoir voté l'alliance avec les Romains ? Qui a été désigné pour cela ? Qu'on le dise ! Ce ne sont là que des prétextes d'hommes destinés à une mort déshonorante et cherchant à éviter les châtiments qui les menacent. Si c'était un arrêt du destin que la ville dût être trahie, seuls nos calomniateurs oseraient accomplir ce crime de trahison, car c'est le seul qui manque encore à leurs forfaits.
Vous devez donc, puisque vous vous présentez ici en armes, prendre le parti le plus juste : défendre la capitale et aider à détruire les tyrans qui ont aboli les tribunaux, foulé aux pieds les lois et rendu leurs sentences à la pointe de leurs glaives, Ils ont enlevé du milieu de la place publique des hommes considérables, qu'on ne pouvait mettre en accusation : ils les ont chargés outrageusement de chaînes et sans leur permettre ni paroles ni prières, les ont massacrés. Vous pourrez, en entrant dans nos murs par un autre droit que celui de la force, voir les preuves de mes allégations : maisons que leurs pillages ont rendues désertes, femmes et enfants des morts vêtus de deuil. Vous pourrez entendre dans la ville entière des gémissements et des lamentations, car il n'y a personne qui n'ait eu à pâtir de ces scélérats, Dans l'excès de leur fureur, ils ne se sont pas contentés de transporter leurs brigandages de la campagne et des villes du dehors jusqu'à cette cité, image et tête même de toute notre nation, mais, après la ville, ils s'en sont pris au Temple même. Ce Temple est devenu pour eux une forteresse, un asile, l'arsenal où ils fourbissent leurs armes contre nous, et ce lieu révéré du monde entier, même par les étrangers les plus éloignés de nous qui ont entendu publier sa gloire (16), est foulé aux pieds de ces bêtes féroces nées en ce pays même. Et maintenant, dans leur désespoir, ils veulent mettre aux prises peuples contre peuples, villes contre villes, armer la nation elle-même contre son propre sein. Aussi, le parti le plus beau, le plus convenable, est-il pour vous, comme je l'ai déjà dit, de nous aider à détruire ces criminels, en les punissant aussi de vous avoir trompés, puisqu'ils ont osé appeler comme alliés ceux qu'ils auraient dû craindre comme des vengeurs.
Si pourtant vous faites cas de l'appel de pareilles gens, vous pouvez encore déposer les armes, entrer dans la ville avec l'attitude de parents et prenant un nom intermédiaire entre ceux d’allié et d'ennemi, devenir des arbitres. Considérez combien ils gagneront à être jugés par vous pour des crimes si manifestes et si grands, eux qui n'ont pas même accordé le droit de défense à d'irréprochables citoyens ! Qu'ils récoltent donc cet avantage de votre venue ! Si, enfin, vous ne devez ni vous associer à notre colère, ni vous ériger en juges, il vous reste un troisième parti, qui est de nous laisser là les uns et les autres, sans insulter à nos malheurs, sans vous unir aux ennemis qui trament la perte de la capitale. Car si vous soupçonnez fortement quelques citoyens d’intelligence avec les Romains, vous pouvez surveiller les abords de la ville, et dans le cas où vous découvririez quelque fait à l'appui des accusations, accourir alors, entourer de troupes la capitale et punir les coupables : car les ennemis ne sauraient vous surprendre, puisque vous campez tout près de cette ville. Que si cependant aucun de ces partis ne vous parait prudent ou modéré, ne vous étonnez pas de vous voir fermer les portes, tant que vous serez en armes. "
4. [270] Telles furent les paroles de Jésus. Mais la masse des Iduméens n'y prêta pas l'oreille, curieux qu'ils étaient de ne pas trouver l'entrée libre. Leurs chefs s'indignaient à la pensée de déposer les armes, assimilant à la condition de captifs l'obligation d'agir ainsi sur l'ordre de quelques-uns. L’un de leurs chefs était Simon, fils de Caatha. Après avoir, non sans peine, calmé le tumulte de ses compagnons, il se plaça dans un endroit d'où il pouvait être entendu des grands prêtres et prit la parole :
"Je ne suis plus surpris de voir les défenseurs de la liberté enfermés dans le Temple, quand certains Juifs interdisent l'accès des portes de cette ville, patrimoine de tous, et se préparent à recevoir bientôt les Romains, pour lesquels même ils orneraient les portes de guirlandes. Mais les Iduméens, c'est du haut des tours qu'on s'entretient avec eux ; on leur ordonne de jeter les armes qu'ils ont prises pour la cause de la liberté. Ces Juifs ne confient pas à des hommes, qui sont de leur race, la défense de la capitale, mais leur proposent d'être les arbitres de leurs différends ; ceux qui accusent certains citoyens d'avoir procédé sans jugement à des exécutions prononcent ainsi une sentence d'infamie contre la nation entière. Vous excluez maintenant vos parents d'une ville qui est ouverte pour le culte à tous les étrangers. Car c'est bien, d'après vous, à des massacres et à une guerre fratricide que nous courons, nous qui n'avons fait diligence que pour sauvegarder votre liberté. Voilà sans doute les injustices que vous avez subies des Juifs que vous tenez enfermés, et ce sont, je pense, des soupçons aussi vraisemblables qui vous ont animés contre eux ! Enfin, tenant sous bonne garde ceux des habitants de la ville qui veillent aux intérêts de l'État, après avoir fermé la ville à des peuples qui vous sont étroitement apparentés, après leur avoir donné des ordres insolents, vous prétendez être tyrannisés, et vous attribuez le nom de despotes à ceux qu'accable votre propre despotisme ! Qui donc pourra supporter ce plaisant abus des mots, s'il considère la contradiction que présentent les faits ? Serait-ce que les Iduméens vous repoussent de la capitale, eux à qui vous interdisez vous-mêmes la participation au culte ancestral ? On blâmera justement ceux que vous assiégez dans le Temple, et qui ont osé punir ces traîtres appelés par vous, leurs complices, hommes distingués et irréprochables de n'avoir pas commencé par vous-mêmes, de n'avoir pas détruit tout d'abord les fauteurs principaux de la trahison. Mais s'ils se sont montrés, par leur mollesse, inférieurs aux circonstances, nous saurons, nous, Iduméens, préserver la maison de Dieu et combattre pour notre commune patrie, en traitant comme des ennemis les envahisseurs du dehors et les traîtres du dedans. Nous resterons ici en armes devant les murailles, jusqu'à ce que les Romains soient fatigués de vous entendre, ou que vous-mêmes vous soyez convertis à la cause de la liberté."
5. [283] La multitude des Iduméens accueillit ce discours par des cris favorables, et Jésus se retira découragé ; il voyait que les Iduméens étaient sourds aux conseils de la raison et que, dans la ville, deux partis se faisaient la guerre. Les Iduméens eux-mêmes n'étaient pas sans inquiétude : irrités de l'outrage qu’on leur avait infligé en les repoussant de la ville, et croyant les forces des zélaleurs considérables, ils éprouvaient de l'embarras à ne pas les voir accourir à leur aide et beaucoup regrettaient déjà d'être venus, Mais la honte de retourner sur leurs pas sans avoir rien fait l'emporta sur leurs regrets, en sorte qu'ils restèrent sur place, misérablement campés devant les murs ; car un orage affreux éclata pendant la nuit, accompagné de violents coups de vent, de très fortes averses, d'éclairs fréquents, de coups de tonnerre effroyables et de prodigieux grondements du sol ébranlé. C'était manifestement pour la perte des hommes que l'harmonie des éléments était ainsi troublée ; on pouvait conjecturer que ce tumulte présageait de terribles événements.
6. [288] Les Iduméens et les Juifs de la ville pensaient de même à ce sujet. Les uns estimaient que Dieu était irrité de leur expédition et qu'ils n'échapperaient pas à ses coups, pour avoir porté les armes contre la capitale ; les autres, Ananos et ses compagnons, se croyaient vainqueurs sans combat et que Dieu combattait pour eux. Ils étaient donc de mauvais juges de l'avenir, en présageant à leurs ennemis des malheurs qui allaient fondre sur leur propre parti. Car les Iduméens, se serrant les uns contre les autres, se préservèrent du froid et, en réunissant leurs longs boucliers au-dessus de leurs têtes, subirent moins fortement les atteintes de la pluie. Quant aux zélateurs, moins inquiets du péril qu'ils couraient que du sort de leurs alliés, ils s'assemblèrent pour rechercher s'ils trouveraient quelque moyen de les secourir. Les plus ardents étaient d'avis que l'on forçât en armes le passage à travers les postes de surveillance, pour se précipiter ensuite au milieu de la ville et ouvrir, devant tous, les portes aux alliés ; car les gardes, déconcertés par une attaque imprévue, céderaient le terrain, d'autant plus que la plupart étaient sans armes, sans expérience de la guerre, et que la multitude des gens de la ville, enfermés dans leurs maisons pour échapper à l'orage, seraient difficiles à rassembler. Si ce parti comportait quelque péril, c'était un devoir pour eux de tout supporter plutôt que de voir avec indifférence une si grande multitude honteusement détruite pour leur cause. Les plus prudents désapprouvaient cette tentative, parce que non seulement les troupes de garde qui les entouraient étaient en force, mais que l'arrivée des Iduméens avait rendu plus vigilante la garde des remparts. Ils croyaient aussi qu'Ananos était partout présent, inspectant les postes à toute heure. Telle, en effet, avait été sa conduite les nuits précédentes, mais cette fois il s'était abstenu, non certes par nonchalance, mais par suite de l'ordre du Destin, le condamnant à mourir avec tous ses gardes. La même fatalité voulut qu'au moment où la nuit s'avançait, où l'orage était dans toute sa force, les gardes du portique s'endormirent ; les Zélateurs eurent alors l'idée de saisir les scies des sacrifices et de couper les barreaux des portes. Ce qui leur facilita cette tâche et empêcha leurs ennemis d'entendre le bruit, fut le fracas du vent et la succession ininterrompue des coups de tonnerre.
7. [300] Sortis donc du Temple sans éveiller l'attention, ils courent à la muraille et se servent des mêmes scies pour ouvrir la porte du côté des Iduméens. Ceux-ci, d'abord, croyant à une attaque d'Ananos et des siens, furent saisis de crainte ; chacun mit la main à son épée pour se défendre ; mais bientôt, reconnaissant ceux qui venaient à eux, ils entrèrent dans la ville. S'ils s'étaient alors répandus partout, rien n'aurait pu empêcher le massacre de tout le peuple, tant était violente leur colère ; mais ils commencèrent par libérer les zélotes du blocus, exhortés à cela par ceux qui les avaient introduits. "N'abandonnez pas aux dangers, disaient-ils, ceux dont l'intérêt vous a conduits ici ; ne vous exposez pas à un péril plus grand encore. Les gardes une fois pris, il sera facile de marcher contre la ville ; mais si vous lui donnez l'alarme, vous ne pourrez plus résister aux citoyens, qui, avisés de votre présence, vont se rassembler en nombre et, bloquant les rues, s'opposer à votre marche vers les hauts quartiers."
(01) Josèphe
(Bell.. II. 418) nomme Saül, Antipas et Costobaros parmi les membres de la
famille d'Hérode qui prièrent vainement les Romains d'étouffer l'insurrection
juive à ses débuts.
|