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Traduction de Mme G. BRUNEL |
LA GUERRE SAINTE
La Cité de l'Âme
Traduction abrégée de " THE HOLY WAR "
ALLÉGORIE
PAR
JOHN BUNYAN
Auteur du "Voyage du Pèlerin"
Augmentée de Notes biographiques
CAHORS
ÉDITIONS COUESLANT
1928
Novembre 2006
mise en page par Jean leDuc
avril 2007
Table des matières
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La grande Cité de l'Âme |
I |
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II |
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III |
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IV |
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V |
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VI |
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VII |
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VIII |
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IX |
JOHN BUNYAN (1628-1688)
«La Sainte
Guerre», titre cinglais de l'allégorie de J. Bunyan que nous
publions aujourd'hui, parut en 1682, quatre ans après la première
partie du «Voyage du Chrétien » (1678), dont la seconde partie ne
parut qu'en 1684.
Voici le titre original et
complet de l'allégorie : « La Sainte Guerre que fit Shaddaï à
Diabolus pour ressaisir la Métropole du Monde, ou « Comment la Ville
d'Ante d'Homme fut perdue et reprise. »
Nous avons introduit dans ce
travail une division du sujet en chapitres, ce' qui en facilite la
lecture. Nous avons abrégé certains passages un peu longs ou
supprimé des répétitions, qui auraient pu fatiguer le lecteur ;
modifications que Bunyan aurait probablement introduites lui-même
s'il avait publié son livre en ce vingtième siècle.
L. BRUNEL.
Cléebourg-Metz 1928.
L'auteur du «
VOYAGE DU PÈLERIN » et de l'allégorie que nous publions sous ce
titre : « LA CITÉ DE L'ÂME », naquit en l'an 1628 dans le petit
village d'Elstow, village situé à une demi-heure de Bedford. C'est
aussi à Elstow que sa mère, Marguerite Bentley, était née. Le père,
Thomas Bunyan, rétamait les casseroles. Nous ne savons pas
grand'chose sur les parents, hors ceci : ils étaient très pauvres,
et firent apprendre un métier à tous leurs enfants.
John fut envoyé à l'école de
Bedford où il apprit à lire et à écrire. Le père avait décidé qu'il
lui succéderait, et le jeune garçon fut bientôt appelé à l'aider
dans son travail. De très bonne heure il s'engagea sur la route
facile qui mène à la perdition. Dans le récit de sa vie qu'il a
écrit, Bunyan confesse qu'il devint rapidement le chef des
garnements du village pour la maraude et la contrebande, et qu'il
jurait et mentait mieux qu'aucun d'entre eux. A plusieurs reprises,
il eut maille à partir avec la justice et fut châtié. Bien qu'il n'y
parut pas à sa conduite, John Bunyan reconnaît que sa conscience lui
reprochait ses fautes, et que jamais le sentiment religieux ne
mourut en lui. La pensée de l'au-delà et de l'enfer le troublait, le
poursuivait jour et nuit, et jusque dans ses rêves.
Le jeune homme était d'une nature
courageuse, téméraire, violente même, et de constitution robuste,
vigoureuse ; bientôt, faisant taire tous remords, il étouffa sa
conscience dans les débordements de sa fougueuse jeunesse. Loin de
craindre le danger, il semblait le braver. A deux reprises, il
risqua de se noyer : une fois dans la rivière de Bedford, une autre
fois dans la mer. Un jour, trouvant une vipère, il lui ouvrit la
gueule avec un bâton et, de sa main, lui arracha les crochets à
venin sans se blesser. Fait qui prouve et son courage et sa
dextérité. En 1642, il s'engage dans l'armée des Parlementaires qui
tient campagne contre celle de Charles I. Au siège de Leicester, il
est désigné comme sentinelle. Un camarade insiste pour occuper le
poste confié à Bunyan, on le lui accorde et il y est tué. A nouveau,
la vie de John Bunyan était miraculeusement préservée. Il ne semble
pas que cela ait amené le jeune homme à réfléchir.
A vingt ans, il quitte l'armée,
et, suivant le conseil d'amis qui espéraient que le mariage le
sauverait d'une vie de désordre, il épousa une orpheline. Elle était
si pauvre qu'elle n'apportait dans le ménage qu'une soupière, une
cuillère et deux livres, qu'elle tenait de son père, un puritain.
L'un de ces livres était intitulé : « La Pratique de la Piété
», l'autre : « Le chemin de l'homme droit vers le ciel ».
Leur lecture était le seul délassement du ménage à la fin d'une
journée de labeur. Souvent alors, la jeune femme parlait aussi à son
mari de son père, homme craignant Dieu, et de la vie qui avait été
la sienne. Ceci eut une certaine influence sur Bunyan qui reprit
l'habitude d'assister aux services divins deux fois par dimanche.
C'est ainsi que, certain jour, il
entendit un sermon de Christophe Hall, sermon qui fit sur lui une
profonde impression ; le prédicateur y parlait du Dimanche, de la
profanation du jour du Seigneur, et il condamnait les choses que
Bunyan aimait le plus, le jeu et la danse très particulièrement.
Durant plusieurs heures Bunyan fut en proie au remords, sa
conscience parlait avec force. Malgré cela, le soir, il retournait
s'asseoir à la table de jeu. A peine y était-il, que la lutte
intérieure recommença. Il prit parti contre sa conscience et retomba
lourdement dans le mal. Un mois après, tandis qu'il se laissait
aller à jurer grossièrement près de la fenêtre d'un voisin, une
femme qui cependant ne jouissait pas d'une bonne réputation, lui
reprocha vertement les jurons qu'elle venait d'entendre, lui
représentant que par sa conduite il pouvait entraîner au mal la
jeunesse de l'endroit. Ces reproches venant de si bas le touchèrent
au vif, et de ce jour il prit la résolution de ne plus jurer ; il
réussit à la tenir et triompha de ce vice.
C'est alors qu'il fit la
connaissance d'un homme très pauvre, un ami chrétien qui attira son
attention sur la nécessité de la lecture des Saintes-Écritures et
sur le service de Dieu. Il se mit à lire la Bible ; une révolution
s'opéra en lui et sa conduite s'améliora au point que les voisins le
remarquèrent et en furent étonnés. Après une année de, combat il
renonça même à la danse ; il lui en coûta beaucoup. Bien que
converti, John Bunyan avait encore une religion de propre justice ;
il ignorait la Grâce.
Mais son métier de rétameur le
conduisit à Bedford chez des darnes d'une réelle piété qui s'étaient
converties à la voix de John Gifford. Elles respiraient la joie et
Bunyan en fut étonné. Elles lui parlèrent de la résurrection, de la
misère de ceux qui comptent sur leurs propres forces et non sur la
grâce de Christ. Ceci retint son attention, il comprit le bonheur de
ces chrétiennes et se mit à relire les Écritures à la lumière de la
vérité qu'elles lui avaient communiquée. Dorénavant, il relut de
préférence les épîtres, alors qu'autrefois il préférait les livres
historiques. Il eut l'occasion de rencontrer John Gifford lui-même :
ses sermons pleins d'humilité et de force, empreints de repentir et
de grâce, firent sur Bunyan une impression profonde. Le prédicateur
provoqua en lui un véritable enthousiasme pour le Seigneur, une
grande attirance vers le Christ. Gifford qui s'était converti comme
Bunyan après les années d'une jeunesse orageuse, était
particulièrement qualifié pour guider celui-ci.
C'est en 1653 que Bunyan vint
s'installer à Bedford où, durant deux ans, il connut encore des
luttes intérieures. Mieux il comprenait la grâce, plus son péché lui
semblait odieux ; il craignit durant quelque temps d'avoir commis le
péché contre le Saint-Esprit et ne pouvait trouver la paix. Enfin il
connut l'assurance du salut que Dieu donne et put écrire ces lignes
sur sa délivrance : « Maintenant les entraves tombent vraiment de
mes pieds ; elles ont été ôtées ; je suis délivré de mes tristesses,
de mes chaînes ; mes tentations disparaissent ; et ces' terribles
passages bibliques : Marc III : 28, 29, Hébreux XII, 16, 17, ne
m'angoissent plus. Je m'en vais joyeux vers ma demeure éternelle me
réjouissant de la grâce et de l'amour de Dieu. »
John Bunyan avait vingt-sept ans,
lorsque, en 1655, il reçut enfin cette assurance du salut après
laquelle il soupirait. Il devint alors membre actif de l'église
baptiste, fut baptisé une seconde fois et communia.
Jusqu'au moment de sa conversion,
les gens de son entourage ne voyaient guère en Bunyan qu'une sorte
de bohémien ; par la suite, ils eurent de l'estime pour lui, et sa
situation s'améliora. Dans la chaumière d'Elstow deux enfants
étaient nées : En 1650, Marie, sa fille aveugle qu'il aimait
tendrement et en 1654 Elisabeth. C'est à Bedford en 1655 qu'il
commença de prêcher ; plus tard, il devait être nominé prédicateur
baptiste de l'endroit.
Même alors, il continua son
métier, allant de village en village travaillant et prêchant. Les
gens. venaient nombreux pour l'écouter. Il dressait sa chaire
partout: dans les forêts, dans les granges, dans les prairies,
parfois aussi dans les églises. Effectivement, sous Cromwell, les
baptistes étaient autorisés à se servir des églises qui, jusque-là,
étaient réservées au seul culte anglican.
Le petit fait que nous citons
ci-après montre à quel point sa prédication était goûtée. Un jour
qu'il était attendu près de Cambridge, une foule de gens avaient
envahi le cimetière. Un étudiant qui passait à cheval demanda
pourquoi il y avait tout ce concours de peuple ? On lui répondit que
John Bunyan, un rétameur de casseroles, allait venir prêcher.
Pensant qu'il allait bien s'amuser, le jeune homme mit pied à terre,
confia son cheval à un jeune garçon à qui il remit quelques
piécettes, et se joignit à ceux qui attendaient Bunyan. Celui-ci
prêcha avec tant de puissance que le jeune homme en fut profondément
remué. Il saisit par la suite toutes les occasions d'entendre à
nouveau le prédicateur, et plus tard, sous Olivier et Richard
Cromwell, il annonça à son tour l'Evangile.
Les succès de Bunyan excitèrent
l'envie et la jalousie de bien des ecclésiastiques ; il en subit le
contrecoup et eut bien des ennuis. Son premier livre : «
Éclaircissements sur quelques vérités évangéliques » l'entraîna
dans une polémique avec les quakers. C'est à ce moment, en 1660, que
Charles II rappelé d'exil, monta sur le trône. A Bréda, en Hollande,
il avait lancé une proclamation à son peuple accordant « la liberté
aux consciences faibles et délicates. Personne ne devait être
inquiété pour ses opinions, pourvu qu'elles ne troublassent pas la
paix du royaume ». Dès qu'il fut roi, Charles II oublia ses
promesses. Les anciennes lois édictées contre les dissidents
entrèrent à nouveau en vigueur, et même furent renforcées.
Les baptistes et leurs prédicants
ne purent plus se réunir qu'en secret. Bunyan, certain jour, dut se
déguiser en cocher, un fouet à la main, pour pouvoir gagner le lieu
de réunion : une grange à l'écart dans la campagne.
La loi ordonnait que la liturgie
anglicane fût lue au culte public. Bunyan ignora l'édit, « qui ne le
concernait pas », pensait-il. Il fut dénoncé par un traître comme
ennemi du gouvernement royal. Le 12 novembre 1660 il devait prêcher
à Samsell (Bedfordshire). Le juge Wingate l'apprit, et ordonna
secrètement qu'on se saisît du prédicateur insoumis et qu'on le lui
amenât. Averti du danger, Bunyan voulut se rendre quand même au lieu
de réunion, malgré les supplications de ses amis. Fortifié par la
prière, il se rendit à Samsell ; il pensait y prêcher sur ce texte:
« Crois-tu au Fils de Dieu ? »
[Jean IX : 25]. A peine avait-il` lu ce passage qu'il fut arrêté. A
sa demande, on l'autorisa à dire quelques mots à l'assemblée, puis
on l'emmena en prison. Au cours de l'instruction, il fut accusé de
fréquenter l'église de façon diabolique et nuisible et de tenir des
assemblées et des réunions sans avoir qualité pour cela. Bunyan dit
qu'effectivement il tenait des assemblées, et qu'il ne pouvait pas
s'engager à ne plus prêcher. Sur quoi le juge lui dit :
« Tu es condamné à rentrer en
prison et à y demeurer encore trois mois ; si ensuite tu refuses
toujours d'assister aux services de l'église anglicane, tu seras
banni du royaume. Et si tu y rentres, sans y être autorisé, tu seras
pendu. »
-« Je n'ai rien à ajouter, dit
alors Bunyan ; car si je sortais aujourd'hui de prison, demain je
prêcherais de nouveau l'Evangile avec le secours de Dieu. »
Bunyan s'accoutuma à l'idée de la
mort. Pour lui elle était la seule issue possible puisque il ne
pouvait se soumettre à l'interdiction de prêcher. Il prépara le
sermon qu'il voulait adresser aux spectateurs de son exécution,
qu'il croyait certaine. Cependant les choses ne devaient pas aller
jusque-là. Même l'exil lui fut épargné.
Il dut d'abord subir un très
sévère emprisonnement dans les cachots de Bedford. Ses amis
essayèrent inutilement de le faire élargir. Même l'amnistie
promulguée par Charles II en mars 1661 ne put le faire libérer. Pour
Bunyan la prison était un lieu terrible; dans son Voyage du
Chrétien, il la nomme l'enfer.
LA MAISON OU NAQUIT BUNYAN
Sa première femme était morte d'une bien douloureuse maladie ; il s'était alors remarié. Le plus terrible pour lui, ce fut la séparation d'avec sa femme et ses quatre enfants. La prison de Bedford contenait beaucoup d'autres détenus pour cause de religion. À un moment ils furent soixante. Bunyan en profita pour les exhorter et pour prier avec eux.
Il avait obtenu de travailler
pour subvenir aux besoins de sa famille. Il faisait des travaux au
crochet, du ruban, des cordons qui étaient vendus à la porte de la
prison par sa fille aveugle.
À la longue, sa détention
s'adoucit ; et le gardien lui permit de temps à autre de prêcher
dans les bois des alentours. Beaucoup de gens se convertirent à
l'occasion de ces prédications nocturnes.
Libéré en 1666, il fut de nouveau
arrêté au moment qu'il allait parler à Londres dans une assemblée,
et condamné à l'emprisonnement. Il fut traité avec plus de rigueur
que la première fois ; et comme il avait transpiré quelque chose des
faveurs que lui avait accordées le portier durant le premier
emprisonnement, on le surveilla étroitement. Un inspecteur fut
envoyé à Bedford avec l'ordre de savoir au juste ce qu'il en était,
et de visiter la prison au milieu de la nuit sans prévenir personne.
Or, cette même nuit, Bunyan avait
obtenu l'autorisation de l'aller passer chez lui, mais ne pouvant
dormir et sans doute sous l'influence de quelque pressentiment, il
était retourné en prison ; dérangeant ainsi à une heure tardive le
portier, qui en fut fort irrité. Mais peu après, nouveau
dérangement : c'était l'enquêteur qui arrivait de Londres : « Tous
les prisonniers sont-ils ici demanda-t-il ?
- Oui, dit le portier.
- John Bunyan est-il là ?
- Certainement.
- Je désire le voir.
Bunyan fut appelé, et
l'inspecteur venu de la capitale s'en alla tranquillisé. Lorsqu'il
fut parti, le portier dit à Bunyan : « Tu peux sortir quand cela te
plaira, tu sais mieux que moi quand tu dois revenir »
John
Bunyan fut retenu en prison jusqu'en 1672. C'est dans le silence de
sa cellule qu'il écrivit. Durant ses années d'incarcération, il
rédigea soixante livres d'édification très renommés. La critique
assure que c'est pendant le second emprisonnement qu'il prépara son
oeuvre la plus lue : Le Voyage du Pèlerin (1)
dont la première partie ne parut qu'en 1678. Pour sa composition, il
ne se servit que de la Bible et du Livre des Martyrs de Fox.
Il lisait à ses compagnons de captivité ce qu'il écrivait et leur
demandait leur avis. En 1892, il publia « La Sainte Guerre »,
l'allégorie que nous avons traduite et ne donna qu'en 1684, la
seconde partie du « Pilgrim's Progress » (Voyage du Pèlerin).
Le sous-titre de La Sainte Guerre était : « Comment la Cité
d'Âme d'Homme fut perdue et reconquise. » [Ce sous-titre nous a
donné le titre de notre traduction. Nous avons craint une confusion
possible entre la « Sainte Guerre » et la « Guerre aux Saints. »
Bunyan dut son élargissement en
1672 à l'intervention de personnes influentes de Bedford. Le 17 mai,
il était établi dans sa charge de pasteur de l'endroit et obtenait
que les baptistes de Bedford et comtés limitrophes plissent tenir
librement leurs assemblées.
Vingt-cinq prédicateurs furent
alors choisis, qui avaient à leur disposition trente-et-une salles
de réunions. Bunyan fut le chef spirituel des Baptistes de son pays,
ce qui lui valut le surnom d'évêque Bunyan. Cependant il continuait
de raccommoder les chaudrons, gagnant ainsi son pain quotidien,
partiellement du moins.
Il continua d'habiter une pauvre
demeure semblable à celle d'un ouvrier. Sa chambre d'étude était à
peine plus grande que la cellule d'une prison. Il se nourrissait des
Saintes Écritures, lisait aussi les Pères de l'Eglise et les oeuvres
de Luther : il aimait très particulièrement sa traduction de
l'épître aux Galates.
Chaque année, il faisait une
tournée de prédication qui le menait jusqu'à Londres. Dans cette
ville comme en beaucoup d'autres endroits, la chapelle ne pouvait
contenir la moitié des personnes qui venaient l'entendre. Certain
jour d'hiver, à Londres, c'était en semaine, plus de douze cents
auditeurs se trouvèrent réunis pour un service qui avait lieu à sept
heures du matin. Une autre fois ce furent trois mille personnes. Ces
auditoires se recrutaient dans toutes les classes de la société.
John Owen - le fameux docteur en théologie - aimait à entendre
Bunyan. Comme le roi Charles II lui demandait un jour comment un
homme aussi cultivé que lui pouvait trouver quelque plaisir à
écouter un rétameur de casseroles, le docteur en théologie
répondit : « Majesté, je donnerais volontiers tout mon savoir pour
posséder son éloquence ! »
À plusieurs reprises, on essaya
de décider Bunyan à se fixer à Londres. Il le refusa. Un traitement
plus avantageux, des possibilités d'activité plus grande, rien ne
put l'amener à quitter Bedford.
Les épreuves ne lui manquèrent
pas. L'Angleterre traversait des temps troublés au double point de
vue religieux et politique. À nouveau Bunyan fut jeté en prison.
Grâce à la double intervention du D' Owen - le chapelain de Cromwell
- et de l'évêque Lincoln, il fut remis en liberté, mais exilé du
comté pour quelque temps. Sous Jacques II, qui monta sur le trône en
1675, il subit de nouvelles persécutions.
Souvent sa vie fut en péril ;
souvent on confisqua le peu qu'il possédait. Ce n'est qu'en 1687,
par l'Acte d'Indulgence, que la liberté religieuse fut complètement
octroyée à l'Angleterre. Mais il ne devait pas jouir longtemps de
cette ère de paix. En 1688 il tomba gravement malade. À moitié
remis, il part à cheval pour Reading pour voir le père mourant d'un
de ses voisins, un jeune gentilhomme qui le lui demandait et que son
père déshéritait. Bunyan fut assez heureux pour réconcilier le père
avec le fils.
De Reading, il se rendit à
Londres ; c'est une distance de cinquante kilomètres à peu près. En
route il fut surpris par une forte pluie et il arriva transpercé
dans la maison d'un ami. Le dimanche 19 août, il prêcha à Londres ;
le jeudi suivant il fut saisi par une fièvre violente, et quelques
jours après, le 31 août, il mourait à l'âge de soixante ans. Voyant
la fin prochaine, ceux qui l'entouraient pleuraient. Bunyan
s'adressant à eux leur dit alors : « Ne pleurez point sur moi mais
sur vous-mêmes. Je vais auprès du Père de notre Seigneur
Jésus-Christ qui - bien que je sois un grand pécheur - me recevra à
cause de son Fils bien-aimé. J'espère que nous nous retrouverons
là-haut pour être bienheureux pendant l'Éternité, et chanter le
cantique nouveau. » Ce furent là ses dernières paroles.
Le corps fut transporté au
cimetière de Finsbury ; une grande foule l'accompagna au champ de
repos. C'est aussi là que se trouvent les cendres de Watt, d'Owen et
de Wesley. Une pierre funéraire sur laquelle sa statue est couchée,
orne son tombeau.
Encore un peu, très peu de temps, celui qui doit venir viendra, il ne tardera pas. Or, le juste vivra par la foi. (Hébreux XI : 37, 38).
L'HÔTEL OU FUT JUGÉ BUNYAN
John BUNYAN.
- 1 Après la Bible et l'imitation de Jésus-Christ, c'est le livre le plus répandu dans le monde. Il a été traduit en une soixantaine de langues ou dialectes.
LA VILLE. - SON FONDATEUR. - SA PERFECTION. - LE GÉANT DIABOLUS ET SA LÉGION. LE COMPLOT. - L'ATTAQUE DE LA CITÉ. - MORT DES SEIGNEURS, RÉSISTANCE ET INNOCENCE. - DÉFECTION DES NOTABLES DE LA VILLE D'ÂME. - LA REDDITION. DIABOLUS EST PROCLAMÉ ROI.
L'auteur de ces lignes a
beaucoup voyagé ; il a porté ses pas en de nombreux pays et
contrées, et c'est ainsi que certain jour il atteignit le fameux
continent de l'Univers. Cet Univers est immense, spacieux, situé
entre les deux pôles, au centre des quatre points cardinaux, coupé
de montagnes et de vallées ; bref, il occupe une situation spéciale
et privilégiée. Pour autant que j'aie pu m'en rendre compte, il est
riche, fertile, bien peuplé, et l'air qu'on y respire est très doux.
Ses habitants n'ont pas tous
la même couleur, ni le même langage, non plus que la même religion.
Ils diffèrent autant sur tous ces points que les planètes diffèrent
l'une de l'autre [à ce qu'on assure]. Les uns ont raison, les autres
ont tort ; comme il arrive aussi dans les régions de moindre
importance.
Dans ce pays, je viens de le
dire, il me fut donné de voyager : je l'ai parcouru en tous sens, et
cela longtemps, jusqu'au point de m'initier à la langue maternelle,
aux coutumes et aux manières de ceux avec qui je vivais. Et pour
dire la vérité, j'éprouvais de grandes jouissances à voir et à
entendre ce qui se faisait en cette contrée, de sorte que je m'y
serais volontiers fixé tout à fait pour y vivre et y mourir. (Tant
j'étais conquis par ses habitants et leur activité) si mon Maître ne
m'avait rappelé pour travailler sous ses ordres, et pour me demander
compte de mon service.
Or, il existe dans ce noble
pays de l'Univers une ville de grande renommée, comparable à un très
précieux joyau : une corporation nommée Âme d'homme ; la
construction de cette ville est si extraordinaire, sa situation si
favorisée, ses privilèges si grands (je pense ici à ses origines)
qu'on peut bien lui appliquer ce qui fut dit autrefois du Continent
au sein duquel elle s'élève, « qu'elle n'a pas son égale sous les
cieux. »
Pour ce qui est de la
situation, elle est placée entre deux mondes. D'après les meilleures
autorités que j'ai pu consulter, et les sources les plus autorisées,
son fondateur et son architecte fut Shaddaï : il la construisit pour
son propre plaisir. Il en fit comme le miroir, le centre glorieux de
tout ce qu'il avait créé en ce pays, le couronnement de toute son
oeuvre. En vérité, cette ville de l'Âme était si belle que, nous
disent les auteurs antiques, les fils de Dieu en la contemplant
éclatèrent en cantiques de louange.
Non seulement elle était
magnifique 'à contempler, mais elle était aussi très puissante, et
exerçait l'autorité sur tout le pays environnant. Tous avaient
l'ordre de reconnaître Âme d'Homme comme ville métropole, tous
devaient lui rendre hommage. Bien plus, la ville elle-même avait
reçu de son Roi l'ordre formel et le pouvoir d'exiger de tous
service et obéissance, et d'imposer l'un et l'autre à ceux qui, de
quelque manière, tenteraient de s'y dérober.
Un palais superbe,
magnifique, s'élevait au centre de cette ville. Pour la solidité de
ses mitrailles, ce palais valait un château-fort, sa beauté était
celle d'un paradis, quant à ses dimensions elles étaient telles
qu'elles renfermaient le monde. De par la décision du roi Shaddaï,
il devait être le seul habitant de ce palais ; d'abord parce que tel
était son bon plaisir ; ensuite pour empêcher que la frayeur des
étrangers ne tombât sur la ville. Il s'y trouvait bien une garnison,
mais elle était uniquement composée d'hommes de la Cité.
Les murs de la ville
elle-même étaient d'une solidité à toute épreuve : ils étaient
construits de telle manière que sans le concours des habitants, il
était impossible de les ébranler ou de les détruire de façon
définitive.
C'est en cela que résidait la
suprême sagesse de celui qui avait édifié la cité de l'Âme : ses
murs ne pouvaient pas être renversés ou endommagés, même par le plus
puissant des adversaires et des potentats, si les hommes de la ville
eux-mêmes n'y donnaient leur consentement.
Cette ville célèbre de l'Âme
avait cinq portes par lesquelles on pouvait entrer ou sortir : mais
elles étaient construites de même façon que les murs, c'est-à-dire
qu'on ne pouvait les forcer, et que pour les ouvrir, il fallait le
bon vouloir ou l'autorisation des habitants. Voici les noms de ces
portes : la Porte de l'Oreille, la Porte de l'Oeil, la Porte de la
Bouche, celles du Nez et du Toucher.
La ville de l'Âme jouissait
encore de bien d'autres privilèges, ce qui, avec ce que nous avons
déjà dit, fait éclater aux yeux de tous sa gloire et sa puissance.
Ainsi elle possédait toujours en ses murs tout ce qui lui était
nécessaire ; elle avait les lois les meilleures, les plus parfaites,
les plus excellentes, qui existassent à l'époque. Dans son enceinte
on n'aurait pu trouver ni malfaiteur, ni hypocrite, ni misérable
traître ; tous les habitants étaient droits et honnêtes, tous
étaient unis ; et vous savez que c'est là le secret de la force.
Ajoutez à tout ceci, la faveur et la protection du Roi Shaddaï ;
celles-ci étaient assurées à la Cité dont il faisait ses délices,
aussi longtemps qu'elle restait loyalement attachée à son Prince.
Mais il arriva que certain
jour, Diabolus, un puissant géant, fit l'assaut de la fameuse Cité
de l'Âme afin d'en faire son habitation : Ce géant était le roi des
Noirs, et un prince des plus ambitieux. Nous dirons d'abord quelques
mots de ses origines : puis nous verrons comment il prit la ville.
Ce Diabolus qui est, à la
vérité, un prince grand et puissant, est tout à la fois chétif et
misérable. Au début, il était l'un des serviteurs du Roi Shaddaï,
qui après l'avoir créé, lui avait attribué une haute et puissante
situation, en tant que gouverneur de principautés faisant partie de
ses meilleurs territoires et possessions. Ce Diabolus fut créé Fils
de l'Aurore : situation exaltée lui valant beaucoup d'honneur et de
gloire, et un revenu qui aurait dû satisfaire son coeur luciférien,
si ce coeur n'avait pas été aussi insatiable et. démesuré que
l'enfer même,
Or, se voyant si grand, et
entouré de tant d'honneur, il ne pensa plus qu'à une chose : obtenir
plus de gloire, atteindre à un état encore supérieur au sien,
dominer sur toutes choses comme seul seigneur et exercer lui seul le
pouvoir, sous l'autorité suprême de Shaddaï. Or cette situation
qu'ambitionnait Diabolus, Shaddaï l'avait déjà conférée à son propre
fils. Diabolus se mit à examiner la situation. à la considérer sous
toutes ses faces, puis il s'ouvrit à ses projets ambitieux à
quelques-uns de ses compagnons qui lui promirent assistance. Bref,
ils arrivèrent à cette conclusion qu'il fallait se débarrasser du
fils du Roi pour entrer en possession de son héritage. La trahison
fut décidée, le moment de la révolte fixé, l'ordre lancé, le
rendez-vous assigné aux rebelles, l'attaque livrée.
Le Roi et son Fils ayant
l'omniscience connaissaient toutes les avenues qui conduisaient
aux possessions royales ; et comme le Roi aimait son Fils autant que
soi-même, cette trahison lui déplut et l'offensa souverainement.
Alors que fit-Il ? Il prit les coupables sur le fait ; les
convainquit de trahison, de rébellion, de conspiration, avec
commencement d'exécution, et Diabolus et les siens furent déclarés
déchus du pouvoir ; ils furent cassés des postes de confiance,
d'honneur et de faveur qu'ils avaient occupés jusque-là, chassés de
la Cour et condamnés à être jetés dans l'Abîme en attendant le
jugement définitif de leur trahison.
Rejetés de la sorte de leur
ancien état, sans bénéfices d'aucune sorte, déshonorés, et sachant
bien que la décision du Roi était irrévocable, ils ajoutèrent encore
à leur iniquité ; et l'orgueil qui avait provoqué leur perte
s'accrut d'une haine sans bornes contre Shaddaï et contre son Fils.
C'est ainsi que pleins de rage et de fureur, errants de lieu en lieu
à la recherche de quelque chose qui assouvît leur désir de
vengeance : par exemple, la destruction de quelque possession du
Roi, ils arrivèrent un jour dans la vaste région de l'Univers et
s'empressèrent de se diriger vers la ville d'Âme humaine. N'était-ce
pas là l'une des principales créations du roi Shaddaï ? Ne
faisait-il pas de cette Cité ses délices ? Ah ! ils la tenaient leur
vengeance : il fallait à tout prix s'emparer de la Ville. Certes,
ils connaissaient bien son légitime propriétaire, puisqu'ils avaient
assisté à sa fondation et à son embellissement. Mais c'est justement
parce quelle appartenait à Shaddaï que les mécréants voulaient la
conquérir. Aussi dès que, de loin, ils aperçurent la ville, ils
poussèrent des cris sauvages et rugirent comme le lion qui va bondir
sur sa proie. Leur joie était sans bornes : « Voilà le prix,
hurlaient-ils. Le voilà le moyen de nous venger du roi Shaddaï
pour la manière dont il nous a traités. Un conseil de guerre fut
convoqué ; et tous s'assirent pour examiner les voies et moyens
auxquels il convenait de recourir pour conquérir la ville fameuse de
l'Âme. Quatre manières de procéder furent retenues et examinées :
Primo :
Devaient-ils se montrer tous ensemble et laisser voir leurs desseins
aux habitants de la Cité de l'Âme ?
Secundo :
Fallait-il livrer immédiatement l'assaut et se montrer dans un
équipement devenu misérable et loqueteux ?
Tertio :
Fallait-il se montrer sous ses vraies couleurs aux habitants de la
Cité, et ne leur laisser aucune illusion sur le but poursuivi, ou
bien valait-il mieux recourir à la séduction et à la ruse dans les
discours et l'action ?
Quarto :
Était-il préférable de donner des ordres secrets à quelques-uns du
parti et faire tuer ceux des chefs de la ville qui pourraient se
montrer ? Ceci les avantagerait-il et les aiderait-il à atteindre le
but ?
Ces propositions furent
étudiées une à une ; et il fut répondu par la négative à la
première. Il ne serait, pas sage de se montrer tous ensemble aux
abords de la ville ; l'apparition d'une nombreuse compagnie pourrait
alarmer et effrayer les habitants, ce qui ne serait pas à redouter
si quelques individus seulement ou même un seul se présentaient.
Diabolus prit alors la parole et dit : « Il est impossible que nous
nous emparions de la ville par force puisque personne n'y peut
entrer sans qu'elle y donne son consentement. Il faut donc n'agir
qu'en petit nombre, ou même laisser faire un seul individu. Et si
vous le voulez ce sera moi. » Tous tombèrent d'accord sur ce point,
et passèrent à l'examen de la seconde proposition.
Se ferait-on voir à la cité
de l'Âme en si lamentable équipement ? - À nouveau la réponse fut
négative. « Il fallait s'en garder absolument. Bien que la ville
d'Âme d'Homme eût reçu, dans le passé, une certaine connaissance de
quelques-unes des choses du domaine invisible et même qu'elle eût
pris quelque part à certaines d'entre elles, elle n'avait
certainement jamais encore vu aucun être du domaine spirituel en si
misérable et si triste condition. » Ces paroles furent prononcées
par le farouche Alecto. Apollyon dit alors : « L'avis est bon ; il
est certain que si l'un ou l'autre d'entre nous se montrait tel
qu'il est maintenant, ceci jetterait les habitants de la Cité dans
la consternation, la perplexité, et les amènerait à se mettre sur
leurs gardes. Et, comme vient de le dire mon seigneur Alecto, c'est
bien en vain que nous essaierions alors de prendre la ville. » À son
tour, le puissant géant Béelzébub donna un conseil identique.
« Car, dit-il, si les
habitants d'Âme d'Homme ont vu autrefois des êtres semblables à ce
que nous étions, ils n'ont certainement encore jamais rien vu qui
approche de ce que nous sommes. Il est donc préférable, à mon sens,
de se présenter à eux sous le déguisement d'un être qui leur est
connu et familier. » Tous se rangèrent à cet avis. Mais alors sous
quelle forme, quelle couleur, quel déguisement, fallait-il se
laisser voir pour essayer de s'emparer de la Cité de l'Âme ? L'un
disait d'une façon et l'autre d'une autre. Enfin Lucifer suggéra que
Sa Seigneurie ferait bien d'emprunter les dehors de l'une des
créatures sur lesquelles dominaient les habitants de la Cité. Étant
habitués à voir celles-ci et dominant sur elles, jamais les citoyens
de la Cité de l'Âme ne supposeraient qu'elles pussent devenir un
danger pour la Ville. Et pour que tous fussent aveuglés, il était
désirable d'emprunter l'extérieur de quelque créature surpassant les
autres en sagesse. Tous applaudirent à ce conseil et il fut décidé
que le géant Diabolus prendrait le déguisement d'un dragon. En ce
temps-là, les dragons étaient aussi communs dans la Cité que le sont
aujourd'hui les moineaux de nos villes et de nos campagnes. Or, rien
ne pouvait exciter l'étonnement ou la suspicion des habitants, de ce
qu'ils connaissaient dès l'origine.
Les conspirateurs étudièrent
ensuite le troisième point : Devaient-ils laisser voir leurs
intentions aux habitants, ou les cacher ? Ils tombèrent d'accord
qu'il était préférable d'user de dissimulation pour la même raison
déjà donnée précédemment : c'est-à-dire la situation inexpugnable de
la ville, ses murs et ses portes imprenables, pour ne rien dire de
la forteresse. Enfin il fallait tenir compte de l'impossibilité
absolue de venir à bout des habitants à moins d'obtenir leur
consentement. - « D'ailleurs, ajouta Légion, s'ils découvraient nos
intentions, ils appelleraient aussitôt le Roi à leur secours ; et en
ce cas notre compte serait promptement réglé. Recouvrons donc notre
attaque d'un manteau de franchise apparente et d'équité ; entassons
autant de mensonges, de flatteries, de promesses qu'il nous semblera
utile pour dissimuler notre action : feignons de croire à des choses
qui n'existent pas, promettons-leur ce que nous ne donnerons jamais.
Par ce chemin-là, nous pourrons vaincre la Cité de l'Âme, nous
l'amènerons à ouvrir elle-même ses portes, et à souhaiter notre
compagnie. Je crois que ce projet est le bon, et voici pourquoi :
les habitants de cette Cité sont gens simples et innocents, ils sont
tous honnêtes et véridiques ; ils ignorent donc jusqu'ici les
attaques du mensonge et de l'hypocrisie, n'ayant jamais eu affaire
aux lèvres trompeuses. Donc en nous déguisant de la sorte, nous ne
serons pas découverts : nos mensonges seront pour eux vérité, et
notre dissimulation, honnêteté. Ils croiront en nous en croyant en
nos promesses ; très particulièrement si nous savons envelopper nos
dires du vêtement de l'amour et d'un apparent désir désintéressé de
travailler à leur avantage et à leur plus grand bien. »
Pas une parole ne s'éleva
contre ce discours, qui tombait des lèvres de Légion comme l'eau
dévale sur une pente rapide. Et l'on aborda aussitôt le quatrième et
dernier point : Ne serait-il pas sage de donner des ordres pour
qu'un archer de la Compagnie se chargeât de tuer l'un des principaux
de la ville, si cela pouvait aider à atteindre le but ?
Ici la réponse fut
affirmative. Oui, cela pourrait faciliter l'action ; et ils
décidèrent aussitôt la mort d'un certain M. Résistance, le capitaine
de la Cité. Ce Capitaine Résistance était l'une des personnalités
les plus en vue de la Ville : le géant Diabolus le redoutait, et son
armée le craignait plus que tous les autres habitants réunis. Le
meurtre fut donc résolu ; et on tomba d'accord qu'on chargerait
Tisiphone, l'une des furies du lac, de le perpétrer.
La séance du Conseil fut
alors levée ; et tout aussitôt on passa à l'action. Toute la
compagnie s'approcha de la Ville convoitée, mais en veillant à se
rendre invisible à l'exception d'un seul membre cependant, et
celui-là se présentait sous les dehors d'un dragon, ayant emprunté
le corps d'une de ces créatures.
Les rebelles
s'approchèrent de la Ville du Roi Shaddaï et se massèrent non loin
de la porte de l'Oreille qui est le lieu d'audience pour ceux qui
sont en dehors de l'enceinte ; comme la porte de l'Oeil est la place
de surveillance. Diabolus mit une embuscade à la distance d'un trait
de flèche, avec ordre de tuer le capitaine Résistance. Ses
dispositions prises, le géant s'avança jusqu'à la porte et sonna de
la trompette, ce qui était la manière de ce temps-là pour quiconque
demandait une audience. Diabolus avait pris avec lui « Méchante
Pause » qui lui servait d'orateur lorsqu'il était pris de court. Les
chefs de la Cité : le Seigneur Innocence, le Seigneur Volonté, le
Seigneur Maire, M. l'Archiviste et le Capitaine Résistance se
présentèrent sur la muraille pour savoir qui était à la porte, et ce
que désiraient les visiteurs ? Ce fut le Seigneur Volonté qui prit
la parole et demanda qui était là ? Pourquoi venait-on déranger la
paisible Cité par les sons éclatants de la trompette ?
Avec un air plein de douceur
et un discours onctueux, Diabolus répondit comme suit : « Seigneurs
de la fameuse Cité de l'Âme, il vous est facile de percevoir que je
n'habite pas loin de chez vous ; je suis un voisin, et j'arrive en
service commandé. Mon roi m'envoie vers vous pour vous rendre
hommage, et pour que je vous serve dans la mesure de mes moyens.
Afin de m'acquitter fidèlement de mon ambassade, je dois vous faire
une communication importante. Accordez-moi donc l'audience que je
sollicite et écoutez-moi patiemment. Et pour commencer, laissez-moi
vous dire qu'en l'occurrence je ne pense pas à moi mais à vous ; que
je ne recherche pas mon avantage, mais le vôtre ; la chose sera
manifeste et vous apparaîtra telle quand j'aurai exposé devant vous
toute ma pensée :
« Eh bien Messieurs, pour
vous dire vrai, je suis venu pour vous montrer comment vous pourriez
être délivrés de l'esclavage où vous êtes ; car vous êtes des
esclaves, bien que vous ne vous en rendiez pas compte. »
[En entendant ces paroles
étranges, les habitants de la Cité commencèrent à se frotter les
oreilles : Qu'était-ce que ce discours ? Qu'avait-il dit ? Où
voulait-il en venir ? etc...].
« J'ai quelque peu à vous
dire au sujet de votre Roi, de sa loi et de vous-mêmes. Votre Roi,
je le sais, est grand et puissant ; cependant tout ce qu'il vous a
dit n'est pas véritable et ne vous est pas avantageux.
1° Tout ce qu'il a dit pour
vous maintenir dans la crainte n'est pas véritable, et ce qu'il a
annoncé comme devant survenir si vous enfreignez ses ordres,
n'arrivera pas. Mais si le danger qu'il dit existait vraiment, quel
esclavage que d'être sous la constante terreur du plus grand des
châtiments, et cela à cause d'un petit fruit dont il ne faudrait pas
manger.
2° J'ajouterai que la loi de
votre Roi n'est pas bonne : elle est déraisonnable, compliquée,
intolérable. Déraisonnable, car, comme je viens de le dire, le
châtiment n'est pas proportionné à l'offense. Quelle différence,
quelle disproportion, entre la vie et une pomme ! Et cependant l'une
répond de l'autre dans le Code de votre Shaddaï ! je dis encore que
sa loi est compliquée, car vous pouvez manger de tout, et tout
aussitôt une restriction : il ne faut pas manger de cela.
3° J'ajouterai qu'elle est
intolérable ; car le fruit qui vous est interdit (si toutefois cette
interdiction existe ?) est celui-là même, et celui-là seulement,
qui, étant mangé, vous procurerait un grand bienfait que vous
ignorez encore. La chose est patente, et le nom même de l'arbre
donne la preuve de ce que j'avance. Il est nommé « l'arbre de la
connaissance du bien et du mal ». Avez-vous cette connaissance ?
Non, n'est-ce pas ; et vous ne pouvez même pas concevoir combien ce
fruit est excellent, agréable, et combien il est désirable pour
communiquer la sagesse, aussi longtemps que vous restez en la
dépendance de votre Roi en lui obéissant. Est-il juste que vous
soyez tenus dans l'ignorance et l'aveuglement ? Pourquoi vous fermer
les portes de la connaissance et de la sagesse ? Ah ! Pauvres
habitants de la célèbre Cité de l'Âme, vous n'êtes pas libres ! Vous
êtes dépendants et même vous êtes esclaves ! Et cela à cause d'une
lamentable menace, d'un ordre donné, sans qu'aucune raison y soit
annexée. Rien ! Sinon le bon plaisir du Roi Shaddaï ; son : « Je le
veux ; que cela soit ! » N'est-il pas douloureux de penser que la
chose même qui vous est interdite vous conférerait, si vous pouviez
la faire, et la sagesse, et l'honneur. Car alors, vos yeux seraient
ouverts et vous seriez comme des dieux. Considérant que les choses
sont bien telles que je les expose, est-il possible d'imaginer un
esclavage plus terrible que le vôtre, une domination quelconque plus
impitoyable que celle que vous subissez ? On vous traite en
inférieurs, on vous environne de restrictions ; je crois avoir
suffisamment démontré la chose. Y aurait-il une servitude plus dure
que celle qui résulte de l'ignorance ? La raison ne vous dit-elle
pas qu'il vaut mieux avoir des yeux que de n'en point avoir, et
qu'il est préférable d'être libre, plutôt que de demeurer enfermé en
une cave obscure et malodorante ? »
À l'instant même, et comme
Diabolus prononçait ces paroles, Tisiphone frappa le Capitaine
Résistance qui se tenait près de la porte ; la tête fut touchée et,
au grand étonnement des habitants, le Capitaine tomba mort
par-dessus la muraille ; ceci encouragea beaucoup Diabolus. Voyant
son Capitaine mort (il était le seul homme de guerre dans la ville),
la Cité de l'Âme perdit tout courage ; d'ailleurs elle n'avait plus
le coeur de résister. C'était bien là ce que voulait Diabolus. M.
Méchante Pause, l'orateur amené par Diabolus, se leva aussitôt, et
s'adressant aux habitants de la Cité de l'Anse, dit :
- « Messieurs, mon maître a
aujourd'hui le bonheur de s'adresser à des gens paisibles et
dociles, et nous espérons bien réussir à vous faire accepter
l'excellent conseil que vous venez d'entendre. Mon Maître a pour
vous un très grand amour. Il sait bien qu'en vous parlant comme il
vient de le faire, il encourt la colère du roi Shaddaï ; et
cependant, s'il était besoin, son amour le pousserait à faire encore
davantage. Il est d'ailleurs inutile de prononcer un mot de plus
pour confirmer ce qu'il a dit ; chaque parole contient sa preuve.
Ainsi le nom seul de l'arbre suffirait à mettre un terme à la
controverse, si celle-ci se produisait. Je me permettrai seulement
de vous donner un tout petit avis, avec l'autorisation de mon
Seigneur (et ici Méchante-Pause fit une profonde révérence à
Diabolus). « Pesez les paroles de mon Maître ; regardez l'arbre,
contemplez son fruit si plein de promesses, songez que vous ne savez
que bien peu de chose, et que c'est ici le chemin de la
Connaissance. Et si vous hésitez encore à faire ce que nous vous
disons, si vos raisons d'obéissance tiennent encore debout, si vous
négligez de suivre le très excellent conseil de mon Maître, je serai
bien obligé de conclure que vous n'êtes pas les gens intelligents
que je vous crois être, et que je me suis lourdement trompé. »
En entendant ces discours, et
en considérant que le fruit de l'arbre était bon à manger et
agréable à la vue ; que, de plus, il était propre à élargir le champ
de la connaissance d'après les dires des visiteurs, les habitants
suivirent les suggestions de l'ennemi, en prirent et en mangèrent.
Mais avant que cet acte fut consommé, alors que Méchante-Pause
parlait encore, le Seigneur Innocence s'affaissa comme évanoui.
Avait-il été pris de nausées à l'ouïe de ces paroles ? Ou bien
avait-il été touché par une flèche ? Ou encore fut-il asphyxié par
l'haleine empoisonnée de l'infâme créature ? Je serais enclin à
accepter cette dernière hypothèse. Hélas ! Malgré tous les efforts
qui furent faits, on ne put le ramener à la vie. Le Capitaine
Résistance et le Seigneur Innocence étaient morts ! Or ils étaient
tous deux la gloire de la Cité de l'Âme... Avec eux, toute noblesse
semblait s'être enfuie de la Ville, car ses habitants oubliant le
Roi Shaddaï, se mirent à suivre les conseils de Diabolus, se plaçant
ainsi sous la domination de l'Ennemi dont ils devinrent les esclaves
et les vassaux, comme il va être raconté dans la suite.
À peine avaient-ils mangé du
fruit de l'arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, qu'une
étrange ivresse monta au cerveau des citoyens de la Cité. Oubliant
toute prudence, ils ouvrirent toutes grandes à Diabolus et à sa
suite, la porte de l'Oreille et celle des Yeux. Leur excellent Roi,
sa Loi, et le châtiment qui devait atteindre quiconque
l'enfreindrait, ils n'y pensaient plus ! Le passé semblait aboli.
Dès qu'il fut dans la place,
Diabolus se dirigea vers le coeur de la Ville pour assurer sa
conquête. Constatant qu'il avait gagné les habitants, il jugea
prudent de prononcer un second discours sans plus attendre. -
« Hélas ! gémit-il ; pauvre Cité de l'Âme ! Je t'ai apporté
l'honneur et la liberté ; mais maintenant t'abandonnerais-je ? Je ne
le puis pas ; tu dois être mise en état de défense. Shaddaï sera
courroucé en apprenant que tu as brisé tes entraves, et rejeté sa
Loi. Que vas-tu faire ? Après avoir goûté de la liberté,
souffrirais-tu qu'on te retirât tes privilèges ? Décide toi-même ! »
Alors, d'une seule voix, les habitants dirent à ce « buisson
épineux » : - « Toi, tu régneras sur nous. »
RÈGNE DE DIABOLUS. - LE SEIGNEUR MAIRE : M. INTELLIGENCE EST DESTITUÉ ET AVEUGLÉ. - LE SEIGNEUR ARCHIVISTE M. CONSCIENCE EST ENTRAÎNÉ AU MAL, ET SA PUISSANCE ATROPHIÉE. - SOUMISSION DU SEIGNEUR VOLONTÉ QUI DEVIENT L'ALTER EGO DE DIABOLUS. - LA CITÉ DE L'ÂME EST MISE EN ÉTAT DE DÉFENSE CONTRE TOUTE. INCURSION POSSIBLE DE SHADDAÏ. - ELLE TOMBE DANS LA DÉGRADATION ET LA CORRUPTION.
Diabolus se hâta
d'accepter la royauté offerte et devint roi de la grande Ville de
l'Âme ; on le mit en possession du Château, et par là, de toutes les
forces de la Cité. Pénétrant dans le merveilleux palais que Shaddaï
avait élevé pour lui, pour sa joie et son bonheur, il le transforma
en une forteresse qui fut désormais son repaire : le repaire du
redoutable géant Diabolus.
Alors, comme il craignait encore
de perdre la situation que son astuce avait conquise, il s'occupa de
remanier le personnel occupant les principaux emplois de la Cité,
élevant celui-ci, abaissant celui-là. C'est ainsi qu'il s'avisa de
destituer purement et simplement Sa Seigneurie le Maire, dont le nom
était M. Intelligence, et Sa Seigneurie l'Archiviste : M.
Conscience. M. le Maire avait cependant donné son consentement à la
reddition de la Ville, mais Diabolus le jugeait dangereux parce que,
dans la haute position qu'il occupait, il pouvait encore discerner
bien des choses. Non content de l'avoir destitué, Diabolus s'employa
à le plonger dans les ténèbres en construisant tout autour de son
palais une tour massive et très élevée ; si haute, que les rayons du
soleil ne parvenaient plus jamais jusqu'aux fenêtres du malheureux
captif, et que son habitation fut plongée dans la nuit. Séparé de la
Lumière, il devint bientôt semblable à l'aveugle-né qui n'a jamais
contemplé le jour. Sa demeure devint une prison, dont il ne devait
plus franchir les limites. Comment aurait-il pu secourir la Cité ?
Même s'il avait eu quelque énergie de reste et quelque désir de le
faire, il se trouvait maintenant réduit à l'impuissance absolue.
Aussi longtemps que la grande ville de l'Âme était gouvernée par
Diabolus, et elle devait l'être aussi longtemps qu'elle lui
obéissait, son ancien Maire ne pouvait plus lui être d'aucun
secours ; bien au contraire.
Quant à m. l'Archiviste, homme
ail jugement sûr, au discours éloquent, versé dans les lois du
Royaume, et qui, jusqu'au moment de la reddition de la Ville à
laquelle il avait consenti, était resté fidèle et courageux en
toutes circonstances, Diabolus le haïssait ; il lui était odieux.
Malgré ses efforts, ses séductions, ses ruses, l'Usurpateur n'avait
pu faire de l'Archiviste (M. Conscience) sa créature. Certes, sous
la domination de Diabolus, M. Conscience était sensiblement
dégénéré : parmi les lois nouvellement promulguées, plusieurs lui
plaisaient assez, ainsi que le service de Diabolus. Et cependant, il
arrivait parfois que le souvenir de Shaddaï remplissait sa pensée ;
alors la terreur de celui qu'il avait si gravement offensé tombait
sur lui, et il s'élevait avec véhémence contre Diabolus. Parfois
aussi lorsqu'il avait l'une de ces crises de repentir (et il en
avait de terribles), il rugissait comme un lion et ses puissantes
harangues faisaient trembler toute la Ville de l'Âme.
Aussi Diabolus le craignait. Ses
paroles, comme je viens de l'expliquer, éclataient sur la ville
comme le font de soudains orages, et avaient une violence comparable
à celle des coups de tonnerre. Réfléchissant qu'il ne pouvait se
l'attacher parfaitement et faire de lui sa créature, le Géant décida
de le débaucher autant que faire se pouvait : il essaya de
stupéfiants sur la pensée, et d'endurcir le coeur en l'entraînant
sur les chemins de la vanité. Ici encore Diabolus réussit
partiellement. Peu à peu, il l'entraîna dans le mal et la
méchanceté, à ce point que M. Conscience perdit à peu près
complètement le sentiment du péché. Ne pouvant obtenir davantage,
Diabolus décida d'essayer de persuader aux habitants de la Cité que
M. Conscience était devenu fou ; inutile donc de s'inquiéter de lui.
À ce propos, il rappela les terribles crises de M. Conscience : S'il
est alors lui-même, dit l'Usurpateur, pourquoi n'est-il pas ainsi
toujours ? La vérité, c'est que tous les fous ont des crises
dangereuses, et comme il est fou, il a les siennes. C'est de cette
façon et par plusieurs autres de cette nature que Diabolus conduisit
Âme d'Homme à oublier, à négliger et même à mépriser ce que pouvait
dire M. Conscience. Quand Diabolus réussissait à étourdir celui-ci,
il ne manquait pas de lui faire nier ce qu'il affirmait lorsqu'il
avait ses terribles réveils, de telle sorte qu'il le disqualifiait
chaque jour davantage aux yeux des habitants. Désormais ce n'était
plus librement qu'il élevait la voix en faveur du roi Shaddaï, mais
lorsqu'il y était contraint. Parfois Il dénonçait sans ménagements
certaines choses, parfois il se taisait. Il n'agissait plus que de
façon tout à fait spasmodique semblant profondément endormi ou mort,
même lorsque toute la Cité de l'Âme s'adonnait à la vanité et aux
choses de néant, dansant à la suite de Diabolus aux airs qu'il
tirait de sa flûte.
Et s'il arrivait encore que
quelque habitant effrayé par les rares protestations de M.
Conscience vînt trouver l'Usurpateur, celui-ci calmait ses craintes
en affirmant que les déclarations du « Trouble fête » n'étaient pas
inspirées par l'amour ou la pitié ; mais par le seul besoin de
parler et de s'entendre parler. Diabolus apaisait de cette manière
quiconque venait à lui. Il ajoutait aussi volontiers comme argument
décisif : « 0, Âme d'homme ! Considérez, constatez que malgré la
rage de ce vieux gentilhomme, et le bruit que font ses discours,
vous n'entendez jamais rien dire de Shaddaï lui-même ». Le misérable
menteur savait cependant que les protestations de M. Conscience
étaient la voix même de Dieu parlant à Conscience pour qu'il avertît
Âme d'homme. Diabolus disait encore : « Vous voyez bien que Shaddaï
s'inquiète peu de la perte de la ville de l'Âme et de sa rébellion ;
et qu'il ne se mettra pas en peine de lui demander compte de sa
défection, parce qu'elle s'est donnée à moi. Il sait bien que, si
vous étiez à lui, vous êtes maintenant à moi ; aussi, nous laissant
l'un à l'autre, il ne s'en fait aucun souci. De plus, souvenez-vous
de mes services. J'ai fait pour vous tout ce que j'ai pu. Les lois
que je vous ai données vous procurent plus de joies et de
satisfactions que le paradis de Shaddaï. Grâce à moi, vous avez un
maximum de liberté. Vous étiez parqué ; j'ai brisé vos barrières
plus de lois, plus de contrainte, plus de jugement pour vous
effrayer. Je ne demande compte à personne de ses actions, si ce
n'est au vieux fou (vous savez qui je désigne ainsi). De par moi,
chacun vit comme un prince, et comme bon lui semble. Je n'exerce de
contrôle sur personne et je n'admets pas davantage que personne en
exerce sur moi. »
C'est avec des discours de ce
genre que le misérable imposteur calmait les remords de la Cité de
l'Âme et excitait sa colère contre M. Conscience. De sorte qu'à
plusieurs reprises les citoyens songèrent à se défaire de leur
Censeur en le tuant. Ils auraient voulu le savoir très loin, à des
milliers de kilomètres de leur ville ; le souvenir de ses paroles
les affligeait, sa seule vue les emplissait d'effroi, bien qu'il fût
fort affaibli et dégénéré. Mais leurs voeux devaient rester vains et
leurs complots stériles, ce qui semblerait absolument
incompréhensible sans la sagesse et la puissance infinies de
Shaddaï, qui avait décrété que le Seigneur Conscience subsisterait,
et serait son témoin parmi les hommes. La maison de M. l'Archiviste
était d'une solidité à toute épreuve et était appuyée à l'un des
forts de la ville ; si la populace ou quelque misérable venaient
dans quelque but de meurtre, M. Conscience n'avait qu'à lever les
écluses pour provoquer une inondation et faire périr ses
adversaires.
Mais laissons maintenant la
personnalité du seigneur Archiviste, aussi dénommé M. Conscience, et
occupons-nous du seigneur Volonté, l'un des membres de l'ancienne
noblesse de la grande ville de l'Âme. Il était d'aussi haute
naissance qu'aucun autre dans la Cité, et homme libre autant et plus
que ses concitoyens, ayant, si j'ai bonne souvenance, des privilèges
spéciaux attachés à sa personne. Il était doué d'une très grande
énergie, de beaucoup de décision et de courage, de sorte que
personne ne pouvait le réduire par la force. Est-ce l'orgueil de son
ancienneté, de sa puissance, de ses privilèges, qui lui firent
rejeter toute idée d'esclavage possible et l'amenèrent à rechercher
quelque charge, quelque emploi sous le régime de Diabolus ? La chose
est très probable. Il voulait être quelqu'un dans la Cité ; et une
fois sa misérable résolution prise, il ne perdit point de temps pour
arriver à ses fins. Déjà, il avait été l'un des premiers à se
laisser gagner par le beau discours de Diabolus et à conseiller
qu'on lui ouvrît la porte. C'était là un service que l'Usurpateur
n'avait eu garde d'oublier et qui avait fait nommer aussitôt M.
Volonté à un emploi. Puis, discernant la valeur de son vassal et la
solidité de l'attachement de celui-ci, Diabolus résolut de faire de
lui l'un des grands auxquels il soumettait les affaires importantes
de la Ville.
Il le fit donc appeler, lui
exposa ce qu'il avait au coeur, et il n'eut pas à faire de longs
discours pour persuader son auditeur. M. Volonté avait été d'avis
qu'on livrât la Cité à Diabolus, et maintenant il lui plaisait de le
servir. Ce que voyant, l'Usurpateur le nomma commandant de la
forteresse, gouverneur des remparts et gardien des portes. L'une des
clauses de sa charge stipulait que rien ne pourrait se faire dans la
ville sans son consentement. M. Volonté devenait ainsi le second de
Diabolus et plus rien ne s'accomplissait qui ne fût selon son bon
plaisir. Mgr Volonté avait un secrétaire : M. Pensée qui ressemblait
en tous points à son Maître : en principe, ils ne faisaient qu'un et
dans la pratique ils ne se séparaient guère. Sous leur gouvernement,
Âme d'Homme fut amenée à la seule ambition de satisfaire les
convoitises des Seigneurs Volonté et Pensée.
Jamais ne s'effacera de ma
mémoire la conduite de ce M. Volonté quand le pouvoir lui échut. Il
commença par nier purement et simplement qu'il devait quoi que ce
soit à son ancien Roi ; puis il s'engagea par serment et jura
fidélité au grand maître Diabolus ; enfin, une fois installé dans
ses différentes charges, il réduisit la grande ville de l'Âme en un
état si misérable qu'on ne saurait facilement l'imaginer : il faut
en avoir été le témoin.
Et d'abord, il s'attaqua à M.
Conscience, le poursuivant d'une haine à mort. Il ne pouvait
supporter de le rencontrer ou de l'entendre. S'il l'apercevait, il
fermait les yeux, s'il l'entendait, il se bouchait les oreilles. Il
avait décidé qu'on ne devait plus voir dans la ville aucun fragment
du Code de Shaddaï. Ainsi, son clerc M. Raison possédait encore
quelques parchemins de la Loi en mauvais état ; dès que le Seigneur
Volonté les aperçut, il les jeta derrière son dos. Il est vrai que
M. Conscience conservait en son étude quelques-unes des lois de
l'excellent Shaddaï ; mais elles étaient hors d'atteinte du Seigneur
Volonté. Le nouveau potentat estimait aussi que les fenêtres de la
maison de l'ancien Maire recevaient encore trop de lumière ; cela ne
valait rien pour la ville, assurait-il. Même la clarté d'une
chandelle lui semblait de trop. Désormais plus rien ne plaisait au
Seigneur Volonté qui ne plût d'abord à Diabolus.
Il n'avait pas son égal pour
publier par les rues de la ville la bravoure, la sagesse, la
grandeur de Diabolus ; il s'abaissait au niveau des plus abjects
pour chanter les louanges de son « illustre Maître ». Il n'avait pas
besoin de commandement pour faire le mal, celui-ci était devenu son
compagnon habituel.
Sous ses ordres, le Seigneur
Volonté avait un adjoint dont le nom était Affection. Lui aussi
était fortement déchu ; oubliant les principes de son origine, il
était tombé dans la débauche et ne pensait plus qu'aux choses
charnelles, c'est pourquoi on l'avait surnommé : Vile Affection. Il
se trouva que Vile Affection s'éprit de Convoitise charnelle, la
fille de M. Raison ; ils furent mariés. Union bien assortie, pensa
Diabolus lorsqu'il l'apprit ; et il dit à cette occasion : « qui se
ressemble s'assemble ». Le couple eut de nombreux enfants :
Effronterie, Calomnie, Insubordination. Ainsi que leurs trois
soeurs : Mépris de la Vérité, Oubli de Dieu, Esprit vindicatif, ils
se marièrent dans la ville et eurent toute une lignée de mauvais
sujets dont nous ne pouvons énumérer tous les noms ici...
Par tous les moyens en son
pouvoir, l'Usurpateur s'appliqua à défigurer toute idée, toute
pensée de Shaddaï dans le coeur d'Âme humaine rendant l'ancien Roi
méconnaissable. C'est à quoi s'employa tout particulièrement sous
ses ordres un M. Pas de Vérité qu'il chargea plus spécialement de
cette tâche. Pas de Vérité avait la double mission de rendre Shaddaï
méconnaissable, de le travestir, indignement ; 2° d'exalter
Diabolus.
Enfin, Diabolus abrogea tout ce
qui demeurait encore des lois ou des statuts du Roi Shaddaï, tout ce
qui avait trait à la morale, toutes les lois civiles ou naturelles.
Lui et son second : le Seigneur Volonté, cherchaient par là à faire
descendre l'Âme au niveau de la brute, à l'amener à une sensualité
bestiale et à la négation de toute vérité. Puis Diabolus édicta ses
lois : Toute liberté était conférée à la convoitise charnelle, à la
convoitise des yeux et à l'orgueil de la vie. L'impiété, l'impureté,
la méchanceté étaient encouragées. En se conformant aux lois de
Diabolus, les habitants de la Cité de l'Âme auraient la joie, le
contentement, le bonheur, l'allégresse. Et jamais personne ne leur
demanderait compte de n'avoir point agi autrement.
Se rappelant aussi qu'il avait
destitué l'ancien Maire et l'Archiviste, et pour n'être pas accusé
d'avoir diminué en rien la grandeur de la Cité, Diabolus nomma un
autre maire en la personne du Seigneur Convoitise, homme qui en
toutes choses agissait naturellement comme la brute, et loin de
favoriser le bien, ne pouvait qu'encourager le mal... Quant à
l'Archiviste, ce fut en M. Oublie le Bien, triste sire qui ne
pensait qu'au mal et s'y vautrait avec délices... A cause de leur
situation. et de leur immoralité, ces deux personnages eurent une
influence des plus néfastes sur les citoyens. Quand le mauvais
exemple vient de haut, le peuple ne tarde pas à se corrompre.
Toutes les autres nominations de
Diabolus furent de cette sorte. MM. Incrédulité, Orgueil, Juron,
Impureté, Endurcissement, Cruauté, Fureur, Mensonge, Fausse-Paix,
Ivresse, Tricherie, Athéisme se virent attribuer des emplois. Il y
eut d'autres nominations de moindre importance : des baillis, des
sergents, des gendarmes ; je ne puis tous les nommer ; ce serait
trop long.
Enfin, il songea à fortifier la
ville, et fit élever trois forteresses qui lui parurent
inexpugnables : la première : Défi, commandait toute la Cité et eut
comme gouverneur : Haine de Dieu. Placée près de la Porte de l'Oeil,
elle devait empêcher les habitants de connaître leur ancien Roi. La
forteresse dite de Minuit qui s'élevait près de l'ancien Château
pour le rendre plus obscur, devait garder les citoyens de toute
connaissance d'eux-mêmes. Son gouverneur fut M. Hait la Lumière. La
troisième forteresse : Douceurs du péché s'élevait sur la place du
Marché et devait empêcher tout retour vers le Bien. Son gouverneur
était M. Amour charnel. Haine de Dieu, comme aussi Hait la Lumière,
étaient Diaboloniens et faisaient partie de l'armée qui avait aidé
Diabolus à s'emparer de la Cité de l'Âme. Ces forteresses furent
armées comme il convenait.
Et maintenant Diabolus se sentait
en sûreté. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour
s'assurer la possession définitive de la Ville de l'Âme, et pour la
garder contre toute incursion du bon roi Shaddaï ou de son Fils.
LE ROI SHADDAÏ ET SON FILS LE PRINCE EMMANUEL, DOULOUREUSEMENT FRAPPÉS PAR LA DÉFECTION ET LA RUINE DE LA CITÉ DE L'ÂME, DÉCIDENT DE LA SECOURIR ET DE LA RAMENER SOUS LEUR AUTORITÉ EN LUI FAISANT DES PROPOSITIONS DE PAIR. - L'ARMÉE DE SECOURS LUI EST ENVOYÉE SOUS LA CONDUITE DES CHEFS BOANERGÈS, CONVICTION, ESPÉRANCE, JUGEMENT. - DIABOLUS SE PRÉPARE À FAIRE ÉCHOUER LE PLAN DIVIN. - IL PRÉPARE LA CITÉ DE L'ÂME À LA RÉSISTANCE. - SIÈGE DE LA CITÉ. - ÂME HUMAINE RÉVEILLÉE EST JETÉE DANS LA TERREUR, MAIS REFUSE DE RETOURNER À SON ROI. - SUGGESTIONS DE DIABOLUS QUI VEUT LA GARDER PRISONNIÈRE. - LES APPELS DES CAPITAINES DE SHADDAÏ SONT REJETÉS.
Longtemps avant
que les choses fussent arrivées au point que nous avons dit dans le
chapitre précédent, le roi Shaddaï avait été averti de ce qui se
passait, et il savait comment la grande ville de l'Âme dans le
continent de l'Univers avait été assiégée et conquise par le géant
Diabolus, autrefois l'un de ses serviteurs. Lorsque certain jour,
l'un des messagers vint se présenter à la Cour et qu'il dit devant
Shaddaï et son Fils, les hauts dignitaires, les capitaines, les
nobles et toute la cour réunie tous les détails de l'agression par
ruse, le succès de Diabolus, l'état d'abjection dans lequel il avait
réduit la Cité, lorsqu'il expliqua que Diabolus avait fait élever et
armer des forts, dressant ainsi l'Âme contre son véritable Roi, la
douleur et le deuil s'étendirent sur tous les visages, et ce fut une
grande lamentation à cause de la misère et de la corruption dans
lesquelles l'Ennemi avait plongé la noble Cité de l'Anse. Seuls le
Roi et son Fils avaient eu la prescience des événements et déjà
avaient pourvu à la délivrance de la Cité, délivrance qui devait
s'accomplir au moment choisi par Shaddaï. Tous deux laissèrent voir
aussi leur douleur, ainsi que le grand amour et la compassion qu'ils
ressentaient pour la Ville de l'Âme.
Puis Shaddaï et son Fils se
retirèrent en leur appartement privé, et là, examinèrent la
résolution prise anciennement : ils souffriraient pour un temps que
la Cité fut perdue, mais ils en feraient à nouveau la conquête, et
cela de telle manière qu'ils en acquerraient un renom et une gloire
éternels. À la suite de cette rencontre, le Fils fit cette promesse
au Roi : « Je serai ton Serviteur et je te ramènerai la Cité de
l'Âme. » Le Fils alliait en sa Personne la Grandeur et la Douceur.
Il aimait très particulièrement les affligés, et n'avait qu'une
inimitié au coeur, et Diabolus en était l'objet. Il fut donc décidé
qu'au moment déterminé par la Sagesse suprême, le Fils se rendrait
dans la contrée de l'Univers, et que là de façon juste et équitable,
en faisant amende pour les folies de la Cité de l'Âme, il poserait
les fondements d'une parfaite délivrance du joug de Diabolus et de
sa tyrannie.
De plus, Emmanuel résolut de
faire la guerre à Diabolus tant qu'il régnerait encore sur la Cité
de l'Âme et de le chasser des retraites qu'il habitait. Le chef des
secrétaires dressa le procès-verbal des décisions prises, et fut
chargé de faire connaître celles-ci dans tous les coins et recoins
de l'Univers. Nous en donnons ci-après un court résumé :
« Que tous ceux que cela
concerne sachent que le Fils de Shaddaï le grand Roi s'est engagé
par convention avec son Père à lui ramener la ville de l'Âme ; et à
cause de son amour incomparable, il placera celle-ci dans des
conditions meilleures plus heureuses que celles qui étaient siennes
avant qu'elle fut prise par le géant Diabolus. »
Cette déclaration fut publiée
en tous endroits, ce qui provoqua des représailles de la part de
Diabolus. « Maintenant je vais être attaqué, songeait-il, et mon
habitation me sera enlevée... » Il faut empêcher que ces bonnes
nouvelles arrivent aux oreilles de mes esclaves. S'ils apprenaient
que leur ancien roi Shaddaï et Emmanuel n'ont pour eux que des
pensées d'amour, que pourrais-je espérer d'autre qu'une
révolution ? »
Il appela donc le Seigneur
Volonté lui recommandant de veiller jour et nuit aux portes de
l'Oeil et de l'Oreille, car, dit-il, j'ai entendu parler d'un
certain projet : nous serions tous considérés comme traîtres, et Âme
d'homme serait ramenée à son premier état d'esclavage. J'espère que
ce sont là histoires en l'air ; cependant veillez à ce qu'elles ne
pénètrent pas dans la ville ; cela ne pourrait que troubler le
peuple. Ces nouvelles ne sauraient vous réjouir Seigneur Volonté pas
plus qu'elles ne me réjouissent moi-même. Prenez garde aux marchands
qui viennent de loin, arrêtez-les, questionnez-les ; ne laissez le
trafic libre que pour ceux qui nous sont favorables. Avez des
espions dans tous les coins de la Cité, qu'ils surveillent les
habitants surprennent les conversations, et qu'ils aient le pouvoir
de supprimer et détruire tous ceux qui tremperaient en quelque
complot, ou qui parleraient des prétendus desseins de l'ex-Shaddaï
et d'Emmanuel. »
Le Seigneur Volonté
s'empressa de déférer aux désirs de Diabolus, lequel décida d'autre
part d'imposer aux citoyens un serment de fidélité : « ils devaient
le reconnaître lui, Diabolus, comme seul roi, et s'élever contre
tout prétendant au gouvernement de la Ville d'Âme. » D'une seule
voix les pauvres insensés prononcèrent le serment imposé ; ce qui ne
sembla pas leur peser beaucoup plus que ne ferait un sprat dans le
gosier d'une baleine. Diabolus, lui, se félicitait de ce qu'il
venait d'obtenir. Shaddaï pourrait-il jamais absoudre le peuple de
cette alliance avec la mort, de cette convention avec le sépulcre ?
Enfin, l'Usurpateur résolut
de faire tomber encore plus bas dans le mal les malheureux citoyens
de l'Âme ; et il fit annoncer par M. Ordure que chacun pouvait
s'adonner à ses convoitises sans aucune restreinte. Par là il
voulait affaiblir davantage ses esclaves, les rendre plus incapables
de saisir les bonnes nouvelles et d'espérer encore si celles-ci
arrivaient jamais jusqu'à eux. Car le raisonnement de l'intelligence
naturelle est celui-ci : Plus un pécheur est enfoncé dans la
perdition, moins il peut espérer en la miséricorde.
En agissant ainsi, Diabolus
pensait aussi à la sainteté d'Emmanuel. Celui-ci ne reculerait-il
pas d'horreur devant semblable abîme de souillure ? Ne se
repentirait-il pas d'avoir résolu la rédemption d'êtres tombés aussi
bas ? Enfin pour parer aux effets redoutables que pourrait avoir la
proclamation de la Délivrance dans la Cité de l'Âme, l'Usurpateur
résolut de prendre les devants. Il dit donc que certains bruits
étaient parvenus jusqu'à lui, bruits donnant comme certaine une
entreprise de Shaddaï pour délivrer la Cité d'Âme humaine. Pour
cette raison, il allait prononcer un grand discours sur la place du
Marché, et invitait tous les citoyens à venir l'entendre. Voici un
résumé de ce discours :
Diabolus rappela d'abord au
peuple rassemblé, tout ce qu'il lui avait donné avec la liberté, et
combien était grand son amour pour la Cité de l'Âme. Certes, s'il ne
pensait qu'à lui, et si les nouvelles de la venue d'Emmanuel étaient
exactes, il lui serait bien facile de s'en aller ! Mais non ; il
voulait lier son sort à celui des habitants. Et eux, voudraient-ils
l'abandonner ? - D'une seule voix, ils répondirent : « Qu'il meure,
celui qui voudrait t'abandonner. » - C'est bien inutilement,
continua Diabolus, que nous espérerions quelque quartier de
Shaddaï ; Shaddaï ne sait pas ce que c'est que de faire quartier :
Aussi ne croyez pas une syllabe de tout ce qu'il pourrait vous faire
dire en vous offrant le pardon, et en mettant en avant sa
miséricorde. Ce serait uniquement pour vaincre plus facilement votre
résistance. Prenons donc la résolution de résister jusqu'au bout, et
de n'écouter aucune proposition de pardon. C'est du côté de la porte
de l'Ouïe que je discerne le danger. Et puis si vous écoutiez
Shaddaï, s'il pénétrait dans la ville, s'il faisait quartier à
quelques-uns ou même à tous, de quoi cela vous servirait-il ?
Continueriez-vous de vivre dans les plaisirs comme vous le faites
maintenant ? Non pas ! Vous seriez liés par des lois qui vous
rendraient la vie insupportable, et devriez faire ce que,
maintenant, vous jugez haïssable : Je suis pour vous, si vous êtes
pour moi ; mieux vaut mourir vaillamment que de mener une vie
d'esclave !... J'ai des armes pour vous tous. Venez à mon
château-fort, vous y serez bien reçus, et vous y trouverez l'armure
nécessaire au combat.
1° Je vous recommande mon
casque. Le casque de l'espoir que tout est pour le mieux, quoi que
vous fassiez. C'est le casque de ceux qui assurent jouir de la paix
même en marchant dans l'iniquité et en ajoutant l'ivresse à la soif.
Cette pièce de l'armure a fait ses preuves. Tant que vous portez ce
casque, vous ne craignez ni flèche, ni dard, ni épée. Il détourne
les coups. Veillez donc à toujours le garder.
2° Voici ma cuirasse : une
cuirasse de fer forgée en mon pays. Elle consiste en un coeur aussi
dur que le fer, aussi insensible que la pierre, que rien ne peut
plus toucher ou émouvoir. Avec cette cuirasse, aucune parole de paix
ou de pardon ne pourra vous atteindre, non plus que la terreur d'un
jugement. Cette pièce de l'armure est très nécessaire à qui veut
combattre Shaddaï et s'enrôler sous ma bannière.
3° Mon épée est une langue
animée du feu de l'enfer et qui peut se plier à dire du mal de
Shaddaï, de son Fils, de ses décisions, de son peuple. Quiconque la
possède et en fait l'usage que j'indique, ne se laissera jamais
abattre par mon ennemi.
4° Mon bouclier : c'est
l'incrédulité. Jetez le doute sur toutes les paroles de Shaddaï.
L'incrédulité paralyse sa puissance. Il peut arriver qu'il soit
brisé. Cependant ceux qui ont fait le récit des guerres d'Emmanuel
contre mes serviteurs assurent qu'en certains endroits il ne put
faire de miracle à cause de l'incrédulité. Pour bien le manier
refusez de croire les choses même véritables, quelles qu'elles
soient, et quelle que soit la personne qui les dit, Si Emmanuel
parle de jugement, ne craignez pas ; s'il parle de miséricorde
n'écoutez pas. Même s'il promet par serment de ne faire que du bien
à l'Âme, ne vous inquiétez pas de ce qu'il dit ; mettez tout en
doute. C'est de cette façon qu'il faut manier le bouclier de
l'incrédulité. Celui qui fait autrement ne m'aime pas ; il est mon
ennemi.
5° Enfin une autre pièce de
mon excellente armure, c'est un esprit muet qui ne s'abaisse jamais
à implorer la miséricorde et à prier. En plus de tout ce que je
viens d'énumérer, j'ai aussi des maillets, des dards empoisonnés,
des traits enflammés, des flèches, la mort, armes excellentes qui
fauchent l'armée ennemie. »
Tous les habitants de la Cité
de l'Âme furent armés de pied en cap et reçurent des munitions
abondantes. Ceci fait, Diabolus déclara que si vraiment Shaddaï
attaquait la ville, et si celle-ci supportait victorieusement le
premier choc, nul doute qu'avant longtemps le monde entier ne lui
fût soumis, à lui Diabolus. Alors il ferait des citoyens de l'Âme,
des rois, des princes, et des capitaines. La garde fut doublée aux
portes, les citoyens s'exercèrent au combat, les chants de guerre
retentissaient, chants qui exaltaient le tyran, et le courage des
guerriers.
L'avant-garde des armées du
roi Shaddaï forte de quarante mille hommes, tous fidèles, et
conduits par quatre capitaines choisis parmi les plus vaillants se
préparait à partir pour la grande ville de l'Âme. Il avait semblé
préférable à Shaddaï de ne pas envoyer immédiatement son Fils, mais
de laisser aller d'abord ses serviteurs pour qu'ils prissent contact
avec la Cité rebelle. Généralement, dans toutes ses guerres, Shaddaï
envoyait cette avant-garde dont les chefs étaient braves et
vaillants, Habitués à la dure, ils avaient sous leurs ordres des
hommes de la même trempe qu'eux. Chacun des Chefs reçut une bannière
qui devait rester déployée pour indiquer l'excellence de la cause du
roi Shaddaï et ses droits sur la Cité de l'Âme. La bannière du Chef
Boanergès était portée par l'enseigne Tonnerre dont les couleurs
étaient noires ; sur l'écusson : trois éclairs flamboyants. Le nom
du porte-enseigne du Chef Conviction était M. Tristesse. Ses
couleurs étaient pâles et l'écusson représentait le livre de la Loi
ouvert d'où jaillissait une flamme.
Le porte-enseigne du général
Jugement se nommait M. Terreur, il portait les couleurs rouges et
son écusson était une fournaise ardente. Le porte-enseigne du
général Exécution était un M. Justice qui portait aussi la livrée
rouge et dont l'écusson était un arbre sans fruit avec une cognée
plantée dans les racines. Chacun des chefs avait dix mille hommes
sous ses ordres. Certain jour officiers et soldats furent appelés
par Shaddaï, chacun individuellement, pour se mettre en campagne ;
et chacun reçut l'équipement qui convenait à son grade et à son
service. Quand le Roi eut rassemblé ses forces pour l'expédition
résolue, il donna ses ordres aux chefs et à l'armée, ordres que tous
devaient fidèlement exécuter. Voici ce que dit Shaddaï à son
généralissime Boanergès : « O toi Boanergès, l'un de mes fougueux et
vaillants capitaines qui commande à 10.000 hommes vaillants et
fidèles, va en mon nom jusqu'à la misérable Cité de l'Âme : tu lui
offriras d'abord la paix, et lui ordonneras de rejeter le joug et la
tyrannie du méchant Diabolus puis de revenir à moi qui suis son
Prince et Seigneur ; les habitants extirperont tout ce qui est
diabolonien et toi tu veilleras à l'exécution de ces ordres. Tu
veilleras à ce que la soumission soit véritable. Ensuite tu feras en
sorte de m'établir une garnison dans la ville de l'Âme. Veille à ne
faire aucun mal à aucun des indigènes ; s'ils veulent se soumettre,
traite-les comme des amis, comme des frères, car je les aime.
Dis-leur qu'en temps opportun j'irai vers eux et qu'ils sauront que
je suis miséricordieux. Mais si, malgré tes sommations et bien que
tu produises tes lettres de créance, ils refusent de t'écouter,
emploie tous les moyens en ton pouvoir pour les réduire en mon
obéissance. Bon voyage. »
Au jour fixé, après un
nouveau discours de Shaddaï, l'armée avec ses bannières déployées se
mit en marche. Le trajet était long jusqu'à la ville de l'Âme.
Partout où elle passait, l'armée royale était en bénédiction.
Après un long voyage on
aperçut de loin la Cité ; et discernant aussitôt en quel état
misérable le joug de Diabolus l'avait réduite, les troupes de
Shaddaï ne purent retenir leurs lamentations. L'armée arriva enfin
devant la ville, se massa près de la porte de l'Oreille, dressa ses
tentes, creusa des tranchées. - Lorsqu'ils aperçurent le corps
expéditionnaire royal, ses brillants uniformes, ses armes
étincelantes, ses bannières, les gens de la ville ne purent
s'empêcher de venir jusqu'aux remparts pour admirer le spectacle que
donnait cette armée si parfaitement disciplinée et si bien équipée.
Mais le vieux renard Diabolus pris de crainte que, s'ils étaient
sommés de le faire, les gens de la ville n'ouvrissent les portes de
la Cité, sortit en hâte de son château-fort, donnant l'ordre au
peuple de quitter les remparts sans plus tarder et de se replier au
centre de la ville. Et là il leur fit un discours tout entremêlé de
mensonges comme à son habitude et de reproches : « Eh quoi. Quel
manque de prudence chez ceux que je considère comme mes loyaux
sujets, dit-il ! ... Savez-vous d'où viennent ces gens, et pourquoi
ils se retranchent devant notre Cité ? Ce sont ceux dont je vous ai
parlé depuis longtemps, et contre lesquels je vous ai armés.
Pourquoi n'avez-vous pas allumé le signal et sonné l'alarme lorsque
vous les avez vus ?... Que de soins n'ai-je pas pris pour rendre la
ville imprenable et pour endurcir vos coeurs ! Ai-je tant travaillé
en vain ? Et n'ai-je en définitive sous mes ordres qu'une compagnie
d'innocents, bons tout au plus à regarder du haut des remparts leurs
plus mortels ennemis ? Préparez-vous donc au combat, et que
personne, sans un ordre émanant de moi, n'ose plus passer la tête
par-dessus les murs. »
À l'ouïe de ce discours, les
habitants furent comme pris de panique, ils coururent de-ci, de-là
par les rues, appelant au secours, et disant que les hommes qui
mettaient le monde sens dessus dessous s'étaient rangés en bataille
devant leur Cité...
« J'aime mieux les voir
ainsi, dit Diabolus, quand on vint lui annoncer en quel état son
discours avait jeté les habitants. »
Avant la fin du troisième
jour, le généralissime commanda à son trompette d'aller jusqu'à la
porte de l'Oreille pour sommer la Cité de l'Âme de donner audience à
l'envoyé du grand roi Shaddaï. Le trompette obéit, fit retentir
l'appel, mais personne ne se présenta, car Diabolus l'avait défendu.
L'envoyé revint donc rendre compte de sa mission à Boanergès et de
son échec. Il fut envoyé une seconde fois ; à nouveau sans résultat.
Enfin la troisième fois, le trompette reçut l'ordre d'avertir la
ville que si elle refusait l'audience demandée, tous les moyens
seraient employés pour la ramener à l'obéissance de Shaddaï. Cette
fois, enfin, le Seigneur Volonté, gouverneur de la ville, se
présenta et demanda d'un ton rogue : « Pourquoi tout cet horrible
bruit ? Qu'étaient toutes ces paroles menaçantes contre la ville de
l'Âme ? Qui était l'individu ? D'où venait-il ? » - Le trompette
répondit alors : « Je suis le serviteur du plus noble des chefs, le
général Boanergès qui commande les armées du roi Shaddaï contre
lequel toi et ta Cité vous vous êtes rebellés. Mon maître a un
message pour la Cité de l'Âme, pour toi aussi puisque tu en fais
partie. - Je m'en vais transmettre tes paroles à mon Maître, dit le
Gouverneur, et nous verrons ce qu'il ordonnera. - Notre message
n'est pas destiné à Diabolus, répondit le Trompette, mais à la
misérable Cité de l'Âme... Nous sommes ici pour la soustraire à
l'épouvantable tyrannie de Diabolos et la ramener à son véritable
possesseur, l'excellent roi Shaddaï. - Je porterai ton message à la
ville, répondit le Gouverneur.
- Prends garde de ne point
nous tromper ; si vous vous soumettez nous vous offrons la paix,
sinon c'est la guerre. Et comme preuve de ce que je te dis, vous
verrez demain flotter sur la montagne, la bannière noire avec ses
éclairs. »
Lorsque le temps accordé fut
écoulé, Boanergès envoya à nouveau son trompette, décidé à faire
connaître à la ville le message du Roi. Cette fois les citoyens se
présentèrent, mais ils prirent soin de fortifier autant qu'ils le
purent la porte de l'Oreille, avant de venir aux remparts. Le
capitaine Boanergès demanda à parler au Maire ; alors ce fut le
Seigneur Incrédulité qui se présenta. « Ce n'est pas lui, dit le
Capitaine. Où est le Seigneur Intelligence, l'ancien maire de cette
ville ? » À cette question, Diabolus en personne, car il était là,
se présenta pour répondre : - « M. le Capitaine, dit-il, voici au
moins la quatrième sommation de se rendre que vous faites à la Cité.
Vous voulez qu'elle se donne à votre Roi. Au nom de quelle autorité
je vous prie ? Je n'en sais rien et ne m'en préoccupe point !... »
Mais Boanergès ne répondit rien à Diabolus, et s'adressant aux
citoyens de la Cité de l'Anse dit : « Sache, Cité malheureuse et
rebelle que le grand Shaddaï m'a envoyé vers toi avec cet ordre de
te ramener à son obéissance. Et en même temps Boanergès présentait à
la vue de tous le sceau royal. Si vous répondez à mon appel, j'ai
l'ordre de vous traiter comme des amis ou même comme des frères ;
mais si vous refusez d'écouter et de vous soumettre si vous
persévérez dans votre révolte, je dois essayer de vous réduire par
tous les moyens en mon pouvoir. »
Dès que Boanergès eut cessé
de parler, le chef Conviction se leva à son tour et s'adressant aux
citoyens, dit : « O malheureuse Cité d'Aine d'Homme autrefois
réputée pour ton innocence, tu es maintenant tombée dans le mensonge
et l'hypocrisie. Écoute ce que t'a dit le chef Boanergès, accepte
les conditions offertes, conditions de paix, de compassion, alors
que tu as si gravement offensé le Roi qui pourrait te réduire en
pièces. Si tu prétends que tu n'as pas péché, que tu ne t'es pas
rebellée contre ton Roi, tout ton passé est là, toutes tes actions
sont là depuis le jour que tu t'es détournée de Lui (ce qui fut le
commencement de ton péché) et témoignent contre toi. Tu as écouté la
voix du Tyran, tu l'as accepté comme roi, tu as rejeté les lois de
Shaddaï et accepté celles de Diabolus, tu te mets sur la défensive
et tu fermes tes portes devant nous, envoyés et fidèles serviteurs
du Roi. Qu'est-ce que tout cela, que signifie tout cela, sinon péché
et révolte ? Ah ! accepte l'invitation qui t'est faite, ne méprise
pas le temps de la Grâce. Accorde-toi au plus tôt avec la partie
adverse. Ne permets pas que les séductions flatteuses du Diable
t'entraînent dans le malheur et te ferment les portes de la Grâce.
Le misérable séducteur essayera de te faire croire que nous
cherchons quelque gain personnel venant à toi, mais sache que nous
sommes ici de par les ordres du Roi, et parce que nous voulons ton
bonheur.
N'est-ce pas une grâce
extraordinaire que Shaddaï s'abaisse comme il le fait pour toi,
qu'Il daigne par nous essayer de te persuader par la douceur ?
A-t-il besoin de vous, comme vous avez besoin de lui ? Non, non,
mais il est miséricordieux, et ne veut pas que tu périsses, mais que
tu te repentes et vives. »
Le Chef Jugement se leva
ensuite et prenant la parole dit : « O habitants de la Cité de l'Âme
qui avez si longtemps vécu dans la révolte et pratiqué la trahison,
nous ne sommes pas ici de notre propre mouvement, avec le message de
nos propres pensées, ou pour vider une querelle personnelle. Non,
c'est le Roi qui nous envoie pour vous ramener à son obéissance :
par la douceur si vous acceptez sa clémence, par la force, si vous
la rejetez. N'imaginez pas, et ne laissez pas le séducteur vous
persuader que le roi Shaddaï n'a pas les moyens de vous réduire.
« C'est Lui le Commencement et le Créateur de toutes choses ; c'est
Lui qui touche les montagnes et elles fument. » Le jour de la
clémence ne durera pas toujours ; devant le Roi s'avance sûrement le
jour embrasé de la Colère pour tous les rebelles.
« Est-ce peu pour toi, Cité
de l'Âme, que mon Roi te tende le sceptre d'or malgré toutes les
provocations ? Saisis-le, et vis... Aucune rançon ne pourrait te
racheter : ni tes richesses, ni ton or, ni tes forces. Si tu
rejettes la clémence de ton Roi, le jugement t'atteindra ; il vient
avec le feu, avec des chariots comme des tourbillons, tu connaîtras
le poids de sa colère ; il vient avec des flammes de feu pour juger
et rien ne pourra te sauver du juste châtiment. [Tandis que parlait
le Chef Exécution, quelques personnes observèrent que Diabolus
tremblait]. « O malheureuse cité de l'Âme, dit encore le Chef
Jugement, n'ouvriras-tu pas la porte aux envoyés du Roi, à ceux qui
se réjouiraient de te voir vivre... Boirais-tu comme on boit du vin
nouveau, et jusqu'au fond, la coupe de sa colère qui est préparée
pour le Diable et ses anges ? Réfléchis pendant qu'il en est
temps. »
Alors se leva le noble
capitaine Exécution et il dit : « O toi, Ville de l'Âme, autrefois
fameuse, aujourd'hui comme un buisson stérile, autrefois les délices
du Roi, aujourd'hui le repaire du Diable. Écoute aussi ce que j'ai à
te dire au nom de Shaddaï : « Voici, la cognée est posée à la racine
des arbres, tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et
jeté au feu. » Cité de l'Âme tu n'es plus que buissons et épines, et
tu ne portes plus que des fruits pleins d'amertume. Tu t'es rebellée
contre le Roi, et nous, force de Shaddaï, sommes la cognée qui est
posée à la racine. Repens-toi ! Ou bien devrai-je me résoudre à
frapper ? La cognée est d'abord posée à la racine, puis elle
frappe : la menace, puis l'exécution. Entre l'une et l'autre, il y a
la repentance. Repens-toi ! C'est tout ce qui t'est demandé ; c'est
maintenant le moment du repentir. Ne t'y refuse point ! Serais-je
obligé de frapper ? En ce cas tu serais abattue. Rien ne te sauvera
de l'exécution que de te donner à notre Roi. Si la miséricorde ne
peut prévaloir en ta faveur, à quoi pourrais-tu servir qu'à être
coupée et jetée au feu.
« O Âme, la patience, le
support ne sont que pour un temps, un an, deux ans, trois ans...,
or, ta rébellion dure depuis plus longtemps que cela. « Tu
couperas », a dit le Roi. T'imaginerais-tu qu'il n'y a ici que des
menaces ? et qu'il n'a pas le pouvoir d'exécuter sa Parole ? Tu
découvriras que les paroles de notre Reine sont pas seulement des
menaces, mais un feu dévorant pour le pécheur qui les méprise.
« Tu as embarrassé le sol
assez longtemps inutilement. Voudrais-tu persévérer dans cette
mauvaise voie.. Ton péché a amené cette armée sous tes remparts.
Entraînera-t-il aussi une exécution dans la ville ? Tu as entendu la
voix des capitaines, et cependant tu gardes tes portes, fermées. Ne
veux-tu pas ouvrir ? Ne veux-tu pas, enfin, accepter les conditions
de paix ? »
La ville de l'Anse refusa de
se laisser vaincre par les pressantes sollicitations des nobles
capitaines de Shaddaï. Cependant quelque chose avait atteint la
Porte de l'Oreille ; un coup terrible lui avait été porté et l'avait
ébranlée, même si elle ne s'était pas ouverte. Après réflexions, la
ville fit savoir qu'elle réclamait du temps pour préparer sa
réponse. « - Oui, nous accorderons ce délai, si vous jetez
par-dessus les murs Méchante Pause, afin que nous puissions le punir
comme il le mérite, répondirent les Chefs, car nous savons bien
qu'aussi longtemps qu'il sera dans la ville aucune décision
salutaire ne pourra être prise et que toute considération favorable
à votre salut sera bafouée.
Diabolus qui était toujours
présent et ne désirait pas perdre son orateur, pensa d'abord
répondre lui-même, puis il commanda au Seigneur Incrédulité de le
faire.
- Messieurs, dit celui-ci,
vous êtes venus troubler notre prince, menacer notre ville, et même
vous avez établi votre camp sous nos murs. D'où venez-vous ? Nous ne
voulons pas le savoir. Qui êtes-vous ? Nous ne croyons pas ce que
vous dites. Vous dites bien dans vos terribles discours que vous
tenez votre autorité de Shaddaï ; mais de quel droit vous donne-t-il
des ordres nous concernant ? Cela nous voulons l'ignorer.
« Agissant de par cette
autorité, vous ordonnez à la ville d'abandonner son seigneur, et de
recourir à la protection du grand Shaddaï votre Roi, assurant avec
de flatteuses promesses, qu'il passera l'éponge sur le passé.
« De plus, vous jetez la
ville dans la terreur en la menaçant de destruction si elle refuse
de se plier à vos volontés.
« Et maintenant, Capitaines,
d'où que vous veniez, et même si vos motifs sont excellents, sachez
que ni Monseigneur Diabolus, ni moi son serviteur Incrédulité, ni
notre brave ville de l'Âme nous ne voulons prendre en considération
vos personnes, votre message, le Roi qui, dites-vous, vous a
envoyés. Nous ne craignons ni sa puissance, ni. sa grandeur, ni sa
vengeance, et nous ne céderons pas devant vos sommations.
« Vous nous déclarez la
guerre ; nous allons donc nous défendre aussi bien que possible, et
sachez que nous sommes en état de vous défier. Pour terminer, car je
ne veux pas vous fatiguer, je vous dirai que nous vous prenons pour
des vagabonds, pour une bande de fuyards, vous vous êtes
probablement révoltés contre votre Roi, et vous vous êtes rassemblés
allant de lieu en lieu, dans l'espoir de conquérir une ville ou un
pays pour en faire votre habitation après avoir réduit ses
possesseurs légitimes à la fuite par vos menaces ou vos flatteries.
Mais ce n'est pas la Ville de l'Âme qui tombera dans vos pièges.
« Ma conclusion est
celle-ci : nous n'avons pas peur de vous, nous ne vous craignons
pas, nous refusons d'obtempérer à vos sommations. Nos portes
resteront fermées. Vous n'entrerez pas chez nous, et nous « ne
tolérerons pas que vous campiez plus longtemps devant notre Cité.
Les citoyens doivent vivre en paix, votre présence est pour eux une
cause de trouble ; aussi levez le camp le plus tôt possible. C'est
là mon conseil, décampez promptement, armes et bagages, ou l'on
tirera sur vous. »
Le Seigneur Volonté ajouta
qu'on donnait aux assiégeants trois jours pour plier bagages et
disparaître, ou ils apprendraient à leurs dépens que c'était chose
grave que de réveiller le lion Diabolus qui s'était installé dans la
Cité de l'Âme. » Enfin l'Archiviste M. Oublie le Bien vint à son
tour dire son mot à l'armée assiégeante : « Messieurs, dit-il,
remarquez avec quelle bonté, quelle douceur nos Seigneurs ont
répondu à vos discours sans aménité et pleins d'aigreur. J'entends
qu'ils vous laissent libres de partir en paix ! Profitez de leur
bonté et décampez. Nous aurions pu vous tomber dessus et vous faire
sentir la pointe de nos épées. Mais nous aimons nos aises et la
tranquillité, c'est pourquoi nous préférons éviter de molester les
autres. »
À l'ouïe de ces réponses, la
ville de l'Âme poussa de grands cris de joie, comme si la décision
de résistance lui avait apporté de grands avantages. On sonna les
cloches, on se livra à des réjouissances, et le peuple se mit à
danser sur les remparts.
Diabolus retourna au château,
le Maire et l'Archiviste chez eux. Mais le Seigneur Volonté renforça
la garde à la porte de l'Oreille et il y plaça un capitaine
Prévention, auquel il donna soixante hommes, tous sourds, un très
grand avantage, puisqu'ils ignoraient absolument tout ce qu'on
pouvait leur dire.
Quand les chefs eurent
entendu la réponse des grands et quand ils comprirent qu'ils ne
pouvaient arriver jusqu'aux citoyens eux-mêmes, ils se préparèrent
au combat ; la troupe fut surtout massée près de la Porte de
l'Oreille, car c'est par là uniquement qu'on pouvait pénétrer dans
la ville. Le cri de guerre fut donné : « il faut naître de
nouveau. » Les trompettes sonnèrent, celles de la ville répondirent,
les cris de guerre répondaient aux cris de guerre, les charges se
succédaient, la bataille était engagée. Sur la tour qui dominait la
porte de l'Ouïe, ceux de la ville avaient dressé deux canons, l'un
nommé Fierté, l'autre Entêtement ; ils comptaient beaucoup sur ces
pièces lourdes ainsi que sur d'autres pièces de moindre calibre pour
harceler le camp de Shaddaï et aider à la garde de la porte de
l'Oreille ; mais cette artillerie n'eut pas l'efficacité espérée.
L'armée du Roi combattait avec vaillance, tout son effort portant
sur la porte de l'Oreille sur laquelle résonnaient les coups
puissants des béliers. Les frondes aussi étaient en action et
tiraient sans répit sur les habitants et sur les maisons.
La guerre se prolongeait.
Plusieurs rencontres s'étaient produites entre les deux armées. Dans
l'une d'elles trois individus qui avaient obtenu de se joindre aux
armées de Shaddaï furent faits prisonniers. C'étaient les nommés
Tradition, Sagesse humaine et Invention d'homme. Ils désiraient être
soldats, avaient-ils dit à Boanergès et comme ils semblaient habiles
et courageux, le généralissime avait accepté leurs services.
Apprenant que la compagnie du
Seigneur Volonté avait fait ces prisonniers, le géant Diabolus
s'enquit de l'affaire ; puis il fit comparaître les prisonniers
devant lui. Il leur demanda d'où ils étaient et comment il se
faisait qu'ils étaient dans l'armée de Shaddaï ? Sa curiosité
satisfaite, il les renvoya en prison. Quelques jours après, Diabolus
les fit à nouveau appeler, et leur demanda s'ils accepteraient de
servir contre leurs anciens Chefs ? » À cette question ils
répondirent qu'ils ne vivaient pas tellement de religion que de la
fortune des armes. Puisque sa Seigneurie offrait de subvenir à leur
entretien, ils le serviraient volontiers. Or il y avait dans la
ville un certain capitaine N'importe-quoi, homme très actif, c'est à
lui que Diabolus envoya ces trois recrues. Les deux premiers furent
promus au grade de sergent ; il garda le troisième pour son service
particulier. -
Les assiégeants obtinrent
aussi quelques résultats : ils abattirent le toit de la maison du
Maire, M. Intelligence, de sorte que celui-ci devint plus
accessible ; ils tuèrent presque le seigneur Volonté, et firent un
grand carnage de conseillers municipaux : d'un seul coup de canon,
ils tuèrent MM. Jurement, Prostitution, Fureur,
S'attache-aux-mensonges, Ivresse, Tricherie. Enfin ils démontèrent
les deux canons qui dominaient la porte de l'Oreille. Cependant la
Cité de l'Âme résistait toujours ; Diabolus la défendait avec rage,
bien secondé par les chefs qu'il avait choisis. Il apparaissait que
la campagne d'été allait se terminer sans résultat appréciable, sans
avantage décisif pour les armées de Shaddaï. Les chefs décidèrent de
se retirer en bon ordre et de se retrancher pour prendre leurs
quartiers d'hiver. Mais ils le firent de telle manière qu'ils
pouvaient encore harceler la Cité de l'Âme, et la jeter dans de
terribles paniques.
Désormais les habitants ne
surent plus ce que c'était que de s'endormir paisiblement ; ils ne
pouvaient plus comme autrefois se livrer à la débauche, en toute
tranquillité. Tantôt l'alarme retentissait à la porte de l'Oreille,
tantôt à une autre porte de la Ville, ou bien à toutes à la fois.
Une nuit c'étaient les trompettes qui faisaient vibrer l'air, et
jetaient les assiégés dans l'effroi ; ou bien une pluie de pierres
lancées par les frondes s'abattaient sur quelque quartier ;
quelquefois dix mille hommes faisaient le tour des remparts en
lançant leur cri de guerre. D'autres fois les plaintes des blessés
retentissaient et leurs gémissements faisaient trembler les
assiégés.
La lassitude commençait de se
faire sentir chez les habitants. Quelques-uns disaient :
« Impossible de tenir ainsi plus longtemps » Ce à quoi d'autres
répondaient que cela finirait bientôt. Enfin certains conseillaient
de retourner au roi Shaddaï. - « Mais il refusera de nous
recevoir », leur répondait-on. L'ancien archiviste, M. Conscience,
recommençait à se faire entendre dans la ville, et ce qu'il disait
éclatait comme des coups de tonnerre et plongeait dans la terreur la
Cité assiégée. Le bruit de ses paroles, celui des soldats, et les
cris des chefs faisaient trembler les habitants.
Enfin les provisions
commencèrent à manquer dans la Ville. Le peuple ne pouvait plus se
procurer ce après quoi son âme soupirait. Les choses que les
citoyens aimaient semblaient frappées par le gel ou la chaleur. Des
rides apparaissaient sur les figures et sur bien des visages on
voyait déjà se dessiner les ombres de la mort. Ah ! que
n'auraient-ils pas donné pour jouir à nouveau de la paix et de la
tranquillité d'esprit, même dans la plus misérable des situations !
Au cours de l'hiver, le
trompette du généralissime Boanergès fut envoyé de nouveau à la Cité
pour la sommer de se rendre au roi Shaddaï - ce qu'il fit à trois
reprises. Âme d'homme se serait volontiers rendue, mais le seigneur
Incrédulité veillait, et s'y opposait absolument. Quant au Seigneur
Volonté, il ne savait quel parti prendre : un jour il acceptait la
reddition, le lendemain il s'y opposait aussi ! Diabolus se livrait
à des accès de fureur épouvantables. Quant aux citoyens, tous
étaient loin de vouloir la même chose, de sorte qu'ils restèrent
dans l'incrédulité et dans la crainte. La première fois, le messager
de l'Armée royale était venu avec des paroles de paix. « Les Chefs
avaient pitié de sa misère ; ils souffraient de voir la Ville
elle-même s'opposer à sa délivrance. Si seulement elle voulait se
repentir, s'humilier pour sa défection, le Roi lui pardonnerait et
même il oublierait sa conduite passée. Et après quelques mots
d'avertissement, il les laissa en disant qu'ils veillassent à ne
point empêcher eux-mêmes leur délivrance. »
La seconde fois le message
fut plus rude : « L'obstination de l'Âme ne faisait qu'irriter les
Chefs qui étaient résolus à conquérir la Ville, ou à mourir sous ses
murs. »
La troisième fois, le
trompette fut chargé d'un message plein de sévérité parce que les
habitants avaient méprisé les offres de clémence. Il devait
transmettre un ordre de reddition pur et simple de la part des
Chefs, qui se réservaient de décider de leur attitude ultérieure. »
Ces trois sommations et
surtout la dernière jetèrent la ville dans l'effroi : elle décida
sur l'heure de tenir un conseil. Il y fut décidé que le Seigneur
Volonté irait à la Porte de l'Oreille, et là, sonnerait de la
trompette pour demander audience aux Chefs de l'Armée assiégeante.
Ainsi fut fait. Tout
aussitôt, les chefs à la tête de leurs milliers en armes vinrent se
masser près de la porte de l'Ouïe. Les anciens de la Corporation de
l'Âme firent alors savoir qu'ils étaient prêts à se rendre à
certaines conditions. Les seigneurs Incrédulité, Oublie le Bien et
Volonté, gouverneurs de la Ville, du château et des remparts,
seraient maintenus dans leurs charges par Shaddaï. - 2° Aucun de
ceux qui présentement servaient le géant Diabolus ne serait chassé
de sa maison, ou privé de la liberté dont il avait joui jusqu'ici,
ou molesté d'aucune autre manière par Shaddaï. - 3° Que les citoyens
continueraient de jouir de leurs anciens droits et privilèges, ceux
qu'ils avaient acquis et dont ils jouissaient sous la domination de
Diabolus, leur seul seigneur et grand défenseur depuis longtemps
déjà. - 4° Aucune loi, aucune charge ne seraient instituées sans
leurs décision et consentement. Telles sont nos propositions ou
conditions de paix. Si elles sont acceptées, nous nous soumettrons à
votre Roi. »
Quand les Chefs eurent
entendu ces offres misérables de reddition et ces conditions de paix
si éhontées, ils firent répondre à la Ville par leur capitaine
Boanergès :
« O habitants de la Cité de
l'Âme, dit celui-ci, quand j'entendis que vous désiriez une
entrevue, j'en fus heureux et quand vous dîtes vouloir vous
soumettre au roi Shaddaï, j'en eus encore plus de joie. Mais quand
j'entendis vos prétentions et restrictions ridicules qui mettent en
relief votre iniquité, ma joie se changea en tristesse. Méchante
Pause, l'ancien ennemi de l'Âme, vous aura aidés à rédiger ces
propositions ; mais elles sont indignes d'être prises en
considération par quiconque prétend servir Shaddaï. Tous les Chefs
et moi nous refusons avec dédain et nous rejetons vos misérables
propositions que nous considérons comme une honteuse iniquité.
« Mais, ô Cité de l'Âme, si
tu veux te rendre à nous, ou plutôt à notre Roi, si tu veux avoir
cette confiance qu'il t'imposera les conditions de paix les
meilleures, c'est-à-dire celles qui te seront le plus avantageuses,
alors nous pourrons te recevoir et faire la paix. Mais si tu ne veux
pas te reposer en Shaddaï, si tu refuses de te confier en Lui, alors
rien n'est changé, et nous savons ce qu'il nous reste à faire. »
Alors le Maire, M.
Incrédulité, se hâta de répondre à Boanergès : « Qui donc, étant
libre, serait assez fou pour passer à l'ennemi, et cela sans
condition ! Certainement pas moi, dit-il ! Connaissons-nous ton roi,
son caractère ? Quelques-uns parlent de sa colère, d'autres de sa
sévérité, d'autres assurent qu'il réclame au delà de ce qu'on peut
fournir ! » Puis se tournant vers les habitants, il ajouta :
« Prends garde, Cité de l'Âme, à ce que tu vas décider. Quelle folie
ce serait de te rendre sans conditions ! Si tu cèdes, tu te donnes à
un autre, donc tu ne t'appartiens plus. Se donner ainsi à quelqu'un
qui prétend exercer une autorité sans limites serait la plus grande
des folies. Car aujourd'hui vous pouvez vous repentir, mais vous ne
pouvez pas vous plaindre avec justice. Si vous vous donniez à Lui,
savez-vous seulement qui serait exécuté, qui aurait la vie sauve, ou
si tous, nous serions mis en pièces ? Un autre peuple serait alors
transporté dans notre enceinte pour habiter la Cité. »
Ce discours de M. le Maire
jetait par terre tout espoir d'un arrangement possible : Les Chefs
de Shaddaï retournèrent à leurs tranchées, à leurs tentes et à leurs
hommes ; et le Maire de la Cité se rendit au château chez son roi
Diabolos. Celui-ci l'attendait :
- « Je vous souhaite la
bienvenue Monseigneur, lui dit-il. Et comment sont allées les
affaires aujourd'hui ? » Après avoir fait une profonde révérence,
Incrédulité raconta ce qui avait été dit et la réponse qu'il avait
faite. Alors Diabolus fit l'éloge de son fidèle serviteur :
Incrédulité. Que de fois il avait eu recours à ses services et
toujours avec les mêmes résultats ! Jamais Incrédulité n'avait fait
défaut. Ah ! s'ils remportaient une victoire définitive, Incrédulité
serait promu aux plus grands honneurs, et aurait une situation bien
supérieure à celle du présent. Gouverneur de l'Univers, Incrédulité
dominerait sur toutes les nations ; et si lui, Diabolus, devenait le
premier, Incrédulité serait son second. L'entrevue terminée, le
Seigneur Incrédulité regagna sa demeure en se rengorgeant d'orgueil
au souvenir des flatteuses paroles qu'il venait d'entendre, se
considérant comme l'objet d'un grand honneur. En réalité Diabolus
l'avait gorgé d'espérances, espérances bien problématiques pour ne
pas dire chimériques.
Pendant l'entrevue du Palais,
le peuple discutait dans la Ville ce qui venait de se passer ; et la
réponse faite par le maire Incrédulité aux vaillants capitaines de
Shaddaï était blâmée. L'ancien maire M. Intelligence, et
l'ex-archiviste M. Conscience, mis au courant de l'attitude et du
discours d'Incrédulité, allèrent au peuple, lui démontrant que les
demandes des Chefs étaient fort raisonnables. Mais qu'attendre
encore, après le discours d'Incrédulité ! Celui-ci mettait la ville
en bien mauvaise posture devant les messagers du Roi : les paroles
en étaient irrespectueuses ; Incrédulité accusait les Chefs ainsi
que leur Roi de fausseté et de fourberie, car c'était bien cela qui
ressortait de son discours, de cette supposition de destruction,
alors que le Chef avait parlé de clémence et de pardon à plusieurs
reprises. »
Convaincue d'avoir été
desservie par son Maire, la foule commença de se rassembler sur les
places et dans les rues. Les gens murmurèrent d'abord, puis
parlèrent ouvertement, puis se mirent à aller de ci, de là en
chantant la louange des Chefs de l'Armée royale. Ah s'ils étaient
seulement gouvernés par de telles personnalités et par Shaddaï »
Quand le Seigneur Incrédulité
entendit dire que l'émeute grondait dans la ville, il se hâta de
sortir pensant apaiser les citoyens avec la seule majesté de sa
présence. Mais quand on l'aperçut, on se précipita sur lui et on lui
aurait sans doute fait passer un mauvais quart d'heure, s'il ne
s'était réfugié dans une maison. Les insurgés essayèrent d'abattre
celle-ci, mais elle était trop solide et ils n'y purent réussir.
Rassemblant son courage, M. Incrédulité s'avança à une fenêtre et
s'adressa au peuple pour connaître la raison de la révolte ?
Le Seigneur Intelligence
répondit qu'elle provenait de son attitude envers les braves
officiers de Shaddaï. Il avait commis trois fautes :
1° En n'admettant ni M.
Conscience ni lui-même à l'entretien avec le messager du Roi ;
2° En faisant des ouvertures
absolument inacceptables, réclamant pour la Cité de l'Âme la
possibilité de continuer à' vivre dans la dissolution et la vanité ;
il offrait ainsi à Shaddaï une situation subalterne : Prince de nom,
tandis que Diabolus restait le véritable Roi ;
3° En empêchant par son
insolent discours la clémence de s'exercer en faveur de la Cité. »
Dès que M. Intelligence eût
achevé de parler, Incrédulité cria : « Trahison, Trahison ! Aux
armes ! Aux armes ! Vous les fidèles sujets de Diabolus dans la
Cité, à moi ! »
Donnez à mes paroles le sens
que vous voulez, répondit Intelligence, mais j'affirme que les
officiers d'un si grand Roi méritaient d'être plus civilement
traités.
Cela ne va guère mieux,
répondit Incrédulité. Moi, quand j'ai parlé, j'ai parlé pour mon
Prince, pour son gouvernement, pour le peuple que, maintenant, vous
excitez à la révolte.
M. Conscience intervint alors
pour reprocher à Incrédulité sa manière de répondre à M.
Intelligence. Il était évident que ce dernier avait dit la vérité,
et qu'Incrédulité était un ennemi de la Ville de l'Âme ; soyez
certain que votre discours impertinent a fait du mal à la ville, et
qu'il a attristé les chefs de Shaddaï. Si vous aviez accepté leurs
conditions, nous n'aurions plus à redouter le son de la trompette et
les frayeurs de la guerre ; celle-ci aurait cessé. Mais ce terrible
bruit de la trompette continue, et le manque de sagesse de votre
discours en est la cause.
Si je vis, dit Incrédulité,
je transmettrai votre message à Diabolus, Monsieur ; et c'est lui
qui vous répondra. En attendant, nous cherchons le bien de la ville
et nous ne demandons pas vos conseils.
Vous et votre Prince, vous
êtes des étrangers dans la Cité de l'Âme, dit Intelligence.
Sommes-nous certains que votre gouvernement ne va pas nous conduire
en de plus grandes épreuves et nous réduire en une plus grande
extrémité ? Puis quand vous verrez la partie perdue, qui nous
garantit que vous ne nous abandonnerez pas, ne songeant qu'à votre
seule sécurité. Peut-être recourrez-vous à la fuite en incendiant la
ville et en profitant de la fumée ou de la flamme de son
embrasement, qui nous réduira en un monceau de ruines et de cendres.
Vous oubliez Monsieur que je
suis le Gouverneur, répondit Incrédulité, que vous n'êtes que sujet,
et que votre conduite est inconvenante. Monseigneur Diabolus ne vous
saura point gré de vos prétendus soucis. »
Alors que cet échange de
propos se faisait, le seigneur Volonté survint accompagné de M.
Prévention, de Méchante Pause, de quelques conseillers et bourgeois
nouvellement créés, et ils s'enquirent de la raison du tumulte. Tout
le monde répondait à la fois, et ordre fut donné de faire silence.
Alors le vieux renard « Incrédulité » se hâta de prendre la parole :
« Monseigneur, dit-il en s'adressant à Volonté et en désignant
Intelligence et Conscience, ces deux impertinents personnages
donnant cours à leurs méchantes dispositions et sous l'influence de
M. Mécontentement, ont assemblé le peuple contre moi, et essayé de
l'entraîner à des actes de rébellion contre notre Prince. »
Alors tous les Diaboloniens
présents affirmèrent que le rapport d'Incrédulité était exact. Quand
les indigènes virent que les seigneurs Intelligence et Conscience
étaient en péril, la force étant contre eux, ils entourèrent
aussitôt ceux-ci, et deux puissants partis se formèrent. Les
Diaboloniens voulaient qu'on mît en prison Intelligence et
Conscience ; le parti adverse s'y opposait. Les uns chantaient les
louanges d'Incrédulité, d'Ingratitude [de nouveaux conseillers] et
du grand Diabolus ; les autres célébraient Shaddaï, ses lois, sa
miséricorde, faisaient les éloges de ses capitaines, de leurs
conditions et de leur conduite. Des paroles on en vint aux mains.
Les coups pleuvaient dans toutes les directions. Le cher vieux
gentilhomme M. Conscience fut à deux reprises jeté par terre par un
diabolonien : « Engourdissement » ; M. Intelligence risqua d'être
tué d'un coup d'arquebuse, mais le diabolonien qui le visait mit à
côté.
L'autre parti fut aussi
sérieusement touché : M. Raison démolit le cerveau de M. Tête
imprudente, un diabolonien ; et je ne pus m'empêcher de rire en
voyant comment M. Prévention était frappé et roulé dans la boue.
Bien qu'il eût été promu capitaine et mis à la tête d'une compagnie
de Diaboloniens pour le plus grand dommage de la Ville d'Âme, je vis
que ses propres troupes le piétinaient, et que le parti de M.
Intelligence ne l'épargnait pas davantage. M. N'importe quoi fut
aussi fort malmené par les deux partis malgré sa brillante conduite,
car il n'était fidèle à personne. Il eut une jambe cassée, et celui
qui fit cet exploit regretta que ce ne fût pas le cou plutôt qu'une
jambe. Il y eut bien d'autres blessés de part et d'autre mais ce qui
étonna beaucoup, ce fut de voir l'inaction de M. Volonté. Il
semblait indifférent à ce qui se passait ; on s'aperçut même qu'il
souriait en voyant Prévention recevoir des horions de tous côtés ;
et il ne donna aucune attention à son Capitaine N'importe quoi.
Quand l'émeute fut calmée,
Diabolus fit saisir les Seigneurs Intelligence et Conscience, comme
ayant provoqué le désordre et les fit jeter en prison où ils furent
durement traités. Il aurait bien voulu s'en défaire tout à fait,
mais les circonstances étaient défavorables : la guerre sévissait à
toutes les portes de la Cité.
Une fois de retour au camp,
les capitaines de Shaddaï avaient convoqué un Conseil de guerre pour
décider ce qu'il y avait lieu de faire. Les uns conseillaient de
tomber sur la ville et de l'attaquer de toutes parts ; d'autres, le
plus grand nombre, conseillaient une nouvelle sommation ; il leur
semblait pour autant qu'ils avaient pu s'en rendre compte que la
Cité de l'Âme était plus favorable à leurs ouvertures qu'au début.
Une action précipitée pourrait faire dissiper ces sentiments
naissants ; mieux valait user encore de mansuétude. On décida donc
d'envoyer un nouveau messager à la ville. Celui-ci fut appelé ; on
lui dit exactement ce qu'il devait prononcer, puis on l'envoya en
lui souhaitant la bénédiction de Dieu. Peu d'heures après, il se
mettait en route. Une fois arrivé à la porte de l'Oreille, il sonna
de la trompette et quand ceux de l'intérieur furent venus, il
prononça ces paroles :
« Malheureuse ville de l'Âme,
au coeur endurci, combien de temps encore t'attacheras-tu au péché,
combien de temps, dans ta simplicité, prendras-tu tes délices dans
le mépris, et refuseras-tu les offres de paix et de délivrance ?
Combien de temps refuseras-tu l'or des promesses de Shaddaï pour
t'attacher aux mensonges et à l'hypocrisie de Diabolus ? Quand
Shaddaï aura remporté la victoire, penses-tu que tu ne seras pas
malheureuse en te souvenant de ton attitude actuelle ? Penses-tu
l'effrayer comme tu effrayerais une fourmi ? Ta force
surpasserait-elle la sienne ? Lève les yeux ; considère les
étoiles ; mesure leur hauteur ! Arrêterais-tu le soleil dans sa
course ? Empêcherais-tu la lune de répandre sa lumière ? Peux-tu
compter les étoiles, ou fermer les écluses des cieux ? Peux-tu
appeler les eaux de la mer et en couvrir la terre ? Peux-tu voir les
orgueilleux et les abaisser, et les lier en secret ? Telles sont
quelques-unes des oeuvres du Roi au nom duquel nous nous adressons à
toi en ce jour, afin de t'amener sous son autorité. En son Nom, nous
te sommons à nouveau de te rendre à ses capitaines. »
À l'ouïe de ces paroles, les
habitants de la Cité de l'Âme (les indigènes) ne surent que dire.
C'est pourquoi Diabolus se présenta pour répondre lui-même, ce qu'il
fit en s'adressant à ses sujets : « Messieurs, dit-il, si tout ce
que nous venons d'entendre est vrai, la grandeur de Shaddaï est
écrasante. La terreur que vous auriez de lui vous réduirait en
esclavage ; vous ramperiez devant lui. Maintenant, à distance, la
pensée de sa puissance vous écrase, comment pourriez-vous supporter
sa Présence ? Avec moi, votre Prince, vous pouvez vous amuser comme
avec une fourmi. Considérez donc bien ce qui vous est le plus
profitable et souvenez-vous des immunités que je vous ai conférées.
« De plus, si tout ce que ce
messager a dit est vrai, comment se fait-il que tous les sujets de
Shaddaï soient tellement asservis en quelque lieu qu'ils se
trouvent ? Dans tout l'Univers, personne n'est plus malheureux ni
plus écrasé qu'ils ne le sont.
« Réfléchis bien, Cité de
l'Âme. Je voudrais que tu redoutasses de m'abandonner, autant que
moi je crains d'avoir à le faire. Réfléchis ; le boulet est encore à
ton pied ; tu as la liberté si tu sais t'en servir. Tu as aussi un
roi si tu veux l'aimer et lui obéir. »
Ce discours ne fit
qu'endurcir encore le coeur de la malheureuse Cité : la grandeur de
Shaddaï l'écrasait effectivement, et le sentiment de sa sainteté la
jetait dans le désespoir. Alors les Diaboloniens, après avoir tenu
conseil, firent dire au messager des Capitaines que pour ce qui les
concernait, ils resteraient fidèles à Diabolus, que jamais ils ne
capituleraient devant Shaddaï, qu'il était donc bien inutile de leur
envoyer de nouvelles sommations. Plutôt que de se rendre, ils
mourraient sur place. » L'horizon s'obscurcissait de plus en plus ;
il semblait qu'Âme humaine fût irrémédiablement perdue. Cependant
les Capitaines connaissaient les ressources royales et refusaient la
défaite. Ils envoyèrent donc d'autres sommations dont la teneur
était toujours plus sévère. Mais plus Âme humaine était pressée de
se donner à Shaddaï, plus elle s'éloignait de lui.
Devant cette attitude, les
Capitaines résolurent de cesser les sommations et de recourir à un
autre moyen. Réunis en conseil, ils examinèrent ce qui pourrait le
mieux atteindre le but : conquérir la Cité de l'Âme et l'arracher à
la tyrannie de Diabolus. Après plusieurs autres, le Capitaine
Conviction se leva pour parler : « A son avis, il fallait continuer
de harceler la ville jour et nuit, ce qui abattrait son esprit de
rébellion ; 2° Il lui semblait nécessaire d'envoyer une pétition au
Roi Shaddaï qui relaterait les faits de guerre, les sommations, leur
résultat, l'état de rébellion où Âme d'Homme était encore. L'épître
s'achevait ainsi : « Qu'il te plaise ô Roi des Rois de pardonner
l'inutilité de nos efforts ; qu'Il te plaise aussi de nous envoyer
de nouvelles troupes et un Chef capable, lequel serait tout à la
fois aimé et craint des citoyens de la ville rebelle. Ce n'est pas
que nous voulions abandonner notre poste ; nous sommes prêts à
mourir sous les murs de la Cité, mais il nous tarde que tu rentres
en possession de la Cité de l'Âme, et de pouvoir te servir en
quelque autre lieu que tu décideras. » Une fois la pétition rédigée,
écrite, scellée, elle fut expédiée en toute hâte au Roi Shaddaï par
un courrier très sûr : « Amour des Âmes ».
Le prince Emmanuel reçut la
pétition des mains du messager, il en prit connaissance, l'amenda
sur certains points, y ajouta quelques lignes puis la porta lui-même
au Roi.
Le Roi fut heureux de lire le
message de ses Capitaines, combien plus en constatant que son fils
l'appuyait. Le Roi fit donc appeler Emmanuel qui répondit aussitôt :
« Me voici ô Père ! » Le Roi et son Fils parlèrent des conditions de
la Ville, des desseins royaux pour la Cité, du rachat opéré par
Emmanuel. « Et maintenant va jusqu'au Camp, ajouta Shaddaï : tu
réussiras, tu prévaudras, tu vaincras la grande ville de l'Âme. »
Emmanuel répondit : « Ta loi est écrite en mon coeur, ô Dieu je
prends mes délices à faire ta volonté... J'ai longtemps désiré ce
jour... Revêts-moi de la force et de la sagesse nécessaires pour
accomplir l'oeuvre que tu me donnes à faire. Rien ne me coûtera trop
pour la Cité de l'Âme, je te bénis mon Père de ce que tu m'as choisi
pour être le Capitaine de son salut. »
La nouvelle du départ
d'Emmanuel pour la conquête d'Aine d'Homme se répandit à la cour de
Shaddaï avec la rapidité de l'éclair ; tous parlaient des desseins
royaux ; tous, du plus puissant au plus humble auraient aussi voulu
partir sous les ordres d'Emmanuel.
Il avait été décidé qu'on
enverrait au camp la nouvelle de la venue du Prince Lui-même.
Lorsque les Chefs et l'Armée reçurent le message ils poussèrent de
tels cris de joie que la terre en trembla. Les montagnes firent écho
à cette explosion d'allégresse et Diabolus manqua d'en perdre
l'équilibre dans son palais. Ses espions qui parcouraient l'Univers
vinrent lui annoncer la venue d'Emmanuel, et il en fut rempli
d'effroi, car il ne redoutait personne autant que le Prince.
LE SIÈGE DE LA VILLE DE L'ÂME CONTINUE SOUS LA DIRECTION D'EMMANUEL. - LUI-MÊME SE PRÉSENTE MAINTENANT A LAME. - IL LA FAIT ENVIRONNER DE TOUTES PARTS PAR SES ARMÉES ET LUI OFFRE LA PAIX. - À L'INSTIGATION DE DIABOLUS, LA GRANDE VILLE DE L'ÂME REJETTE LES AVANCES D'EMMANUEL. - L'ASSAUT. - LES PROPOSITIONS DE DIABOLUS QUI OFFRE LE PARTAGE DE L'ÂME ; IL SE CONTENTERAIT D'Y GARDER UNE TOUTE PETITE PLACE. - REFUS D'EMMANUEL. - NOUVEL ASSAUT. - VICTOIRE ET DÉLIVRANCE.
Le moment du
départ d'Emmanuel approchait. Il choisit comme officiers de l'armée
sous ses ordres, cinq vaillants chefs ; chacun commandait à dix
mille hommes. C'étaient les capitaines Confiance, Espérance,
Charité, Innocence et Patience. Les couleurs du premier chef portées
par l'enseigne Promesse étaient rouges et avaient comme écusson un
agneau et un bouclier d'or ; celles du second chef portées par
l'enseigne Attente étaient bleues et l'écusson avait trois ancres
d'or ; celles du troisième portées par Pitié étaient vertes et
avaient en écusson trois orphelins nus ; celles du quatrième chef
portées par l'enseigne Inoffensif étaient blanches et l'écusson
portait trois colombes d'or ; enfin celles du capitaine Patience
étaient noires ; portées par l'enseigne Long-Support, elles avaient
comme écusson trois flèches transperçant un coeur. Emmanuel lui-même
était à la tête de la nouvelle armée. Son armure était d'or pur et
resplendissait comme le soleil ; celles des chefs étaient d'acier et
avaient des reflets éblouissants. Sur l'ordre du Père, l'armée était
munie de quarante-quatre béliers et de douze frondes ; celles-ci
d'or pur. Lorsque, enfin, l'armée se mit en marche, lorsque les
trompettes sonnèrent, et quand les bannières déployées flottèrent au
vent, ce fut un spectacle unique, magnifique. Le voyage fut assez
long, et la joie fut grande lorsque l'Armée de secours ne fut plus
qu'à une lieue des murs de la Ville d'Âme. Alors elle s'arrêta, et
les chefs de l'armée assiégeante vinrent donner à Emmanuel les
dernières nouvelles. Puis on se remit en marche, et les soldats qui
avaient fait la campagne saluèrent les nouveaux arrivants avec des
hourras d'allégresse. Ces cris, ces vivats sortant de milliers de
poitrines ébranlèrent l'air et jusqu'à la terre, et Diabolus en
ressentit une frayeur épouvantable.
L'armée d'Emmanuel vint
jusqu'aux murs de la Cité et l'environna de toutes parts, alors que
la première armée n'avait fait qu'assiéger les portes. Où qu'Anne
d'homme tournât les yeux, c'était un déploiement de forces. Des
travaux avaient été édifiés de deux côtés : d'un côté le mont
Faveur, de l'autre le mont Justice. Des terrassements de moindre
envergure étaient menés de front : l'avancée de la Vérité, les
terrasses de Point de Péché. On y plaça plusieurs frondes. Cinq des
plus puissants béliers furent placés sur le mont Écoutez qui se
dressait en face la porte de l'Ouïe pour l'obliger à s'ouvrir.
Témoins de tous ces préparatifs, les citoyens remplis de terreur ne
savaient plus que faire ni à qui recourir.
Quand tous ces travaux furent
achevés, et la ville complètement cernée, le Prince fit hisser le
drapeau blanc sur le mont Faveur pour bien montrer aux habitants de
la Cité qu'Il avait le pouvoir et la volonté de pardonner. S'ils
refusaient à nouveau le pardon offert, leur péché était plus que
jamais sans excuse. Trois jours durant le signal resta dressé, mais
aucune réponse ne vint de la ville. Il semblait que cette offre de
clémence eût laissé les citoyens de l'Âme indifférents. Alors le
Prince fit hisser le drapeau rouge sur le mont Justice, celui du
capitaine Jugement, dont l'écusson était une fournaise ardente.
Plusieurs jours ce drapeau flotta sans qu'aucune réponse vînt de la
ville. Alors le Prince ordonna de hisser le drapeau noir... même
silence.
Quand le Prince vit que rien
ne touchait le coeur des habitants ni les offres de clémence, ni la
crainte du jugement et de l'exécution de la sentence, il se sentit
douloureusement ému et dit : « Sans doute, la ville ignore les us et
coutumes de la guerre, de là son silence ; celui-ci ne signifie
certainement pas qu'elle met en doute nos offres de clémence ou
qu'elle déteste la vie... » Il envoya donc une estafette à la ville
pour lui expliquer ce que comportaient les trois couleurs qu'on
avait successivement hissées. Cette démarche aussi resta sans
succès. Les portes restèrent verrouillées, barrées, fortifiées :
« Que choisissaient-ils ? La clémence ou le jugement ? » La garde
fut doublée et l'Usurpateur essaya de ranimer le courage de ses
sujets. Toutefois les citoyens dirent à Emmanuel qu'ils ne pouvaient
rien sans l'autorisation de leur roi Diabolus ; sans lui ils ne
pouvaient décréter la guerre ni faire la paix ; ils pouvaient tout
au plus lui envoyer une pétition pour le prier de se présenter aux
remparts et de répondre ; cette pétition, ils allaient la rédiger et
l'envoyer sans retard. » Le Prince comprenant la profondeur de leur
esclavage et la force de leurs chaînes [choses dont ils ne
semblaient pas autrement souffrir] en fut extrêmement affligé.
Averti que le Prince
attendait une réponse et que les citoyens de l'Âme le priaient de la
donner lui-même, Diabolus commença par regimber et protester, car il
ressentait une grande frayeur à la pensée de rencontrer le Prince.
Toutefois il s'y décida et descendit jusqu'à la porte de la Bouche ;
là il s'adressa au Prince Emmanuel en une langue qu'ignoraient ses
vassaux. Il dit :
- « O Toi Emmanuel, Seigneur
de l'Univers, je te connais. Tu es le Fils du puissant Shaddaï.
Pourquoi es-tu venu me tourmenter avant le temps et me chasser hors
de mes possessions ? Tu le sais, cette ville m'appartient doublement
par droit de conquête d'abord, et maintenant de son plein gré...
elle rejette ta loi, ton nom, tes offres de clémence... Or, tu es
juste et saint. Retire-toi donc de moi, et laisse-moi vivre en paix
dans mon héritage. » Ne comprenant pas son langage, les citoyens ne
devinèrent pas qu'il implorait Emmanuel. Au contraire, croyant à la
puissance de Diabolus, ils le croyaient invincible.
- « Ah ! misérable séducteur,
répondit le Prince ; tu n'as rien conquis que par ruse et mensonge.
Si ces pratiques sont admises à la Cour du roi Shaddaï où tu dois
être jugé, alors tu as vraiment droit de conquête sur la ville. Mais
quel démon, quel tyran ne pourraient comme toi, faire de cette
manière, des conquêtes sur l'Innocence... Tu as représenté mon Père
comme un menteur et un méchant, tu l'as odieusement calomnié, tu as
entraîné l'Âme à ta suite en lui promettant le bonheur, la dressant
contre Shaddaï, contre ses envoyés, contre moi. Or tu savais par ta
propre expérience que tu l'entraînais à sa ruine ! Tu as vilipendé
mon Père. N'est-ce rien que tout cela ? Je suis venu pour venger le
tort que tu as fait au roi Shaddaï, pour punir les blasphèmes dans
lesquels tu as entraîné les citoyens de la ville. Que tout ceci
retombe sur ta tête !
« Tu refuses de reconnaître
mes droits sur la ville de l'Âme Tu sais cependant qu'elle
m'appartient, que mon Père l'a construite et que je suis son
héritier. Elle m'appartient de ce chef ; 2° Mon Père me l'a donnée ;
3° Je l'ai rachetée à grand prix. La ville avait transgressé la loi
de mon Père et méritait la mort. Or si les cieux et la terre
passent, la Parole de mon Père ne peut être révoquée. Aussi lorsque
les temps furent accomplis, je me suis donné en rançon pour la
ville. J'ai livré mon corps à la mort en sa faveur, j'ai donné mon
âme pour que la sienne vive, et mon sang fut versé pour elle. C'est
ainsi que j'ai racheté ma ville bien-aimée. Ainsi sont accomplies la
Loi et la Justice de mon Père, et j'ai son approbation pour la
délivrance et la guérison de la Cité de l'Âme... J'ai aussi un
message pour elle... »
À peine le prince Emmanuel
avait-il dit ces mots que la garde des portes fut renforcée. Il
donna quand même son message à la Corporation, message d'amour, de
compassion, d'appel, d'avertissement aussi... « Je ne veux en aucune
manière te causer aucun dommage Cité de l'Âme, dit le Prince en sa
péroraison. Pourquoi fuis-tu celui qui t'aime et te réfugies-tu
auprès de ton ennemi ? Il est vrai que je voudrais voir en toi des
sentiments de repentance. Mais ne désespère pas de la vie ; ma
puissance ne veut pas s'employer à te nuire, mais à briser tes
chaînes, ton esclavage, à te ramener à mon obéissance. La guerre, je
la fais au Diable et aux Diaboloniens. C'est lui l'homme fort que je
veux lier, pour partager son butin. Ma puissance pourrait l'abattre
d'un seul coup et l'obliger au départ ; mais j'agirai avec lui selon
les lois de la guerre »
L'appel du Prince resta sans
réponse. Alors il se prépara à livrer l'assaut et envoya les
sommations d'usage. Cette fois on tint un conseil de guerre dans la
ville de l'Âme, et on décida la reddition de la Cité à certaines
conditions que fut chargé d'exposer M. Col roide, un Diabolonien dur
et hautain qui avait déjà rendu de grands services à son Maître.
M. Col roide vint donc au
camp d'Emmanuel, une audience lui fut accordée, et après les
cérémonies d'introduction, l'ambassadeur de Diabolus exposa le
message dont il était chargé : « Auguste Seigneur, dit-il en
s'adressant au Prince, tous connaîtront désormais quelle est la
bonté naturelle de mon Prince et Maître. Il m'envoie dire à Sa
Seigneurie que plutôt que de continuer la guerre, il livrera la
moitié de la ville de l'Âme entre ses mains.
Le tout m'appartient,
répondit Emmanuel ; je ne puis en abandonner une moitié.
Mais, continua l'ambassadeur,
mon Maître accorde que vous deveniez nominalement le seul Seigneur
de la ville, si seulement il en peut conserver une petite parcelle.
Tout m'appartient, dit
Emmanuel, je suis le seul possesseur.
Cependant, Seigneur, voyez
quelle est la condescendance de mon Maître ; Il accepterait que vous
lui assigniez vous-même une petite place où il pourrait continuer de
vivre dans la Cité, comme un simple particulier. Vous seriez
Seigneur de tout le reste.
Tout ce que le Père m'a donné
est à moi, dit le Prince, et je ne laisserai rien perdre de ce qu'Il
m'a confié. Nul coin ni recoin de la Cité de l'Âme ne pourraient
donc être abandonnés à son ennemi.
Supposons Seigneur, que mon
maître vous abandonne toute la Cité avec cette seule provision qu'il
y pourra venir de temps à autre pour visiter quelques amis et y
faire un petit séjour ?
Impossible, répondit
Emmanuel. Votre Maître ne vint qu'en passant chez David, et
cependant David faillit perdre son âme. Je ne consentirai jamais à
ce qu'il ait ici le moindre pied-à-terre.
Seigneur, votre dureté semble
extrême. Supposons que mon Maître accepte toutes vos conditions ;
ses amis, du moins, auront je pense l'autorisation de demeurer dans
la ville et de continuer leur commerce ?
Ceci est contraire à ce que
veut mon Père. Tous les Diaboloniens perdront leurs biens, leurs
libertés, et leurs vies, si on les trouve dans la Ville.
Mon maître ne pourrait-il
d'aucune manière garder quelque attache avec la Cité ? Par des
lettres, par quelque voyageur, quelque occasion de passage, ne
pourrait-il entretenir des relations d'amitié ?
Non ! Absolument pas ! Toute
attache, toute relation d'amitié avec lui entraînerait à nouveau
l'Âme dans la corruption.
L'ambassadeur Col roide
suggéra ensuite que peut-être, son Maître aimerait laisser quelque
souvenir à ses amis au moment du départ (s'il partait ?) Ceci encore
Emmanuel ne pouvait l'accepter. - Il était probable, ajouta
l'Ambassadeur, que des citoyens de la Cité de l'Âme réclameraient
aussi en certaines occasions les excellents conseils de leur Prince.
Auraient-ils le droit de le consulter librement ? - Aucune affaire,
aucune chose, aucun cas ne sauraient être de solution trop difficile
pour mon Père, répondit Emmanuel. Ne serait-ce pas mépriser sa
Sagesse et son Habileté que de recourir aux conseils de Diabolus ?
Alors que mon Père demande justement qu'en toutes choses les
citoyens de la Ville de l'Âme aillent à lui et qu'ils lui exposent
toutes leurs difficultés et tous leurs besoins par prière, et
requêtes ! Accorder ce que tu demandes serait laisser ouverte la
porte par laquelle pénétrerait inévitablement la destruction de la
Cité. »
Alors, l'ambassadeur Col
roide se retira pour retourner à celui qui l'avait envoyé. Il exposa
devant Diabolus et ses grands, le résultat de sa démarche.
Il fut alors décidé que la
Ville résisterait jusqu'au bout, décision qu'on fit porter au camp
d'Emmanuel, par Méchante Pause : « Votre Maître n'aura pas la Ville
dit-il à ceux qui le reçurent, à moins qu'il ne la prenne par force.
Les citoyens ont décidé de tenir ou de tomber avec leur seigneur
Diabolus. » Quand le message et ce propos de Méchante Pause furent
rapportés au Prince, il dit : « Je vais donc être obligé d'essayer
la puissance de mon épée, car il faut que je conquière l'Âme et que
je la délivre de celui qui l'a dégradée et asservie. »
Les troupes furent disposées
pour la bataille selon les ordres du Prince. Les chefs Boanergès,
Conviction, Jugement et Confiance furent placés avec leurs hommes
près de la porte de l'Oreille ; Bonne Espérance et Charité prirent
place devant la porte de l'Oeil, et les autres chefs reçurent les
positions de combat les plus avantageuses. Le cri de guerre fut
donné : « Emmanuel ! » L'alarme retentit : béliers et frondes furent
mis en action. Diabolus lui-même dirigeait les troupes de la ville
assiégée. La bataille fut dure et continua plusieurs jours : de part
et d'autre il y eut des blessés et dans le camp de la Cité de l'Âme,
des morts. Parmi ceux-ci, relevons les noms des Capitaines Vanterie
et Sécurité, celui-ci décapité par le Chef Conviction, lui-même
blessé ; aussi Fanfaron, chef de ceux qui jetaient des tisons
enflammés et des flèches empoisonnées. L'armée de Shaddaï avait
remporté de sérieux avantagés : la porte de l'Oreille était
maintenant sérieusement ébranlée et celle de l'Oeil à peu près
brisée.
Emmanuel fit alors hisser à
nouveau le drapeau blanc. Ce que voyant, et sachant que ce n'était
pas à lui que le Prince offrait une trêve, Diabolus résolut
d'essayer â nouveau de quelque ruse. Peut-être qu'Emmanuel se
contenterait de promesses de réformes et qu'il lèverait le siège de
la Ville ?
Donc, un soir, longtemps
après le coucher du soleil, il se présenta à la porte de l'oreille
et annonça qu'il désirait parler au Prince Emmanuel. Lorsque
celui-ci fut venu, il lui dit : « Comme en hissant ce drapeau blanc,
tu manifestes des dispositions paisibles, il m'a semblé convenable
de t'avertir que nous étions prêts à accepter la paix à des
conditions que tu accepteras certainement.
« Tu aimes la piété et la
sainteté ; en faisant cette guerre, tu désires amener Âme d'homme à
la sainteté. Eh bien, retire tes troupes, et moi je courberai Âme
d'homme et l'amènerai à être ce que tu veux qu'elle soit. Je ferai
cesser toute hostilité contre toi ; et je te servirai autant que je
t'ai combattu jusqu'ici. Je leur montrerai à quel point ils se sont
éloignés de toi et, les ramènerai à l'observance de tes
commandements. »
O Séducteur ! répondit le
Prince. Maintenant que tu as échoué en te faisant voir sous tes
vraies couleurs, tu veux te déguiser en ange de lumière et en
ministre de la justice ? Aucune de tes propositions ne saurait être
prise en considération. Tu parles de réformes, toi ?
d'améliorations ? Et tu serais le Réformateur ? Tout ce qui procède
de toi n'est que ruse et corruption, et tu le sais bien ! Beaucoup
te discernent quand tu te présentes sous tes vraies couleurs. Mais
bien peu savent te reconnaître lorsque tu te revêts de vêtements
blancs ou que tu te pares de lumière. Non, non, tu ne te joueras pas
ainsi de la ville de l'Âme ; elle m'est extrêmement chère malgré son
égarement.
Tu te trompes si tu supposes
que je suis venu lui commander de faire des bonnes oeuvres pour
vivre. Non ! Je suis venu pour la réconcilier avec mon Père, bien
qu'elle ait grièvement péché et méprisé sa loi. Et tu t'offres pour
l'assujettir au bien ! Qui donc t'en chargerait ? Je la conduirai
moi-même par des chemins nouveaux, avec des lois nouvelles et
l'amènerai à une telle conformité avec mon Père que son coeur en
sera parfaitement réjoui. La Cité de l'Anse vivra pour la gloire de
l'Univers. »
Se voyant démasqué, et rempli
de confusion, Diabolus se retira pour préparer la ville à de
nouveaux combats. Toutefois, désespérant d'avoir le dessus, il donna
à ses officiers les ordres de destruction les plus cruels. Quand il
deviendrait apparent que la Cité allait tomber, on devait passer au
fil de l'épée hommes, femmes, enfants, et réduire la ville en un
monceau de ruines. Mieux valait détruire la ville et empêcher ainsi
qu'Emmanuel en fît sa demeure. De son côté, Emmanuel prévoyant que
le siège touchait à son terme, recommanda à son armée de faire
quartier aux citoyens de la Ville, mais d'être sans pitié pour
Diabolus et les Diaboloniens.
Effectivement, lors de
l'assaut qui suivit, la porte de l'Oreille déjà fortement ébranlée
fut brisée. Alors les sons éclatants des trompettes résonnèrent, et
l'armée d'Emmanuel poussa des cris de joie. Le Trône d'Emmanuel fut
aussitôt dressé sur l'emplacement même de la porte de l'Ouïe. Alors
l'effort du combat se porta sur le château-fort où Diabolus et ses
chefs s'étaient retranchés ; et comme la maison de l'ancien
Archiviste y était adossée, Emmanuel envoya les chefs Boanergès,
Conviction et Jugement à M. Conscience pour qu'il ouvrît les portes
de sa demeure. Or celui-ci s'était retranché chez lui, ne sachant
trop ce qui allait lui arriver ; mais sous les coups répétés des
béliers, il vint jusqu'à la porte et tout tremblant, demanda ce
qu'on lui voulait ? - L'entrée, répondit Boanergès ; prendre
possession de ta maison au Nom du Prince qui veut s'installer chez
toi. » M. Conscience ouvrit. Les troupes du Roi entrèrent et prirent
possession de la maison, ce qui leur conférait une situation très
favorable pour l'attaque du château. Aussitôt, la nouvelle de
l'occupation du palais de M. Conscience par les troupes royales se
répandit dans la ville, et la dite nouvelle fit boule de neige. Or
vous savez que celle-ci ne perd rien en roulant. On vint donc voir
M. Conscience et les nombreux visiteurs remarquèrent qu'il était
effrayé et tremblant. « Vous savez bien leur expliqua M. Conscience
que nous sommes des traîtres, que nous avons méprisé Emmanuel dont
la gloire et la puissance éclatent aujourd'hui. Que pourrions-nous
donc attendre d'autre aujourd'hui que le châtiment ? » D'autre part,
il était évident que les chefs se tenaient sur la réserve avec M.
Conscience. De sorte que le bruit se répandit que la ville ne
pouvait espérer autre chose du Prince que châtiment et destruction.
Pendant que certains chefs
continuaient le siège du Château, des troupes poursuivaient dans la
ville les avantages acquis. Capitaine Exécution avait fort à faire.
Il pourchassait le seigneur Volonté et ses officiers de lieu en
lieu, Volonté traqué de toutes parts fut heureux de disparaître dans
un trou noir ; plusieurs de ses chefs furent tués et il y eut un
grand carnage de Diaboloniens. Malgré cela, il n'en restait encore
que trop dans la ville.
C'est alors que l'ancien
archiviste, M. Conscience, le seigneur Intelligence, et autres chefs
de la Cité de l'Âme s'avisèrent qu'il serait bon d'envoyer une
pétition au Prince Emmanuel, dans laquelle pétition ils
confesseraient leur iniquité, imploreraient son pardon et
demanderaient la vie sauve. La requête fut expédiée et resta sans
réponse. Ils en furent fort troublés.
Certain jour enfin, sous les
coups répétés des béliers, un passage fut ouvert dans la forteresse
où Diabolus s'était retranché, et tout aussitôt les Chefs le firent
savoir au Prince. Les trompettes firent résonner la bonne nouvelle
par tout le camp, ce qui fut l'occasion d'une grande allégresse. Car
maintenant on pouvait envisager la fin de la guerre et l'heure de la
Délivrance de la Cité allait sonner.
Revêtu d'une armure d'or,
précédé de son étendard, entouré de sa garde, le Prince traversa la
ville et vint jusqu'au château-fort. Tous se pressaient sur son
passage, tous se sentaient attirés vers lui, mais tous remarquaient
aussi son attitude réservée, et y voyaient l'indication qu'un
châtiment sévère allait atteindre la ville rebelle. Arrivé au
château, Emmanuel commanda à Diabolus de se rendre. Rampant, se
tordant, implorant la pitié, celui-ci se présenta : « Ne me
précipite pas dans l'abîme avant le temps, suppliait-il, laisse-moi
sortir de la Cité en paix. » Il fut lié sur l'ordre du Prince, et
conduit sur la place du Marché, dépouillé de l'armure dont il se
glorifiait, exposé en spectacle, afin que la Cité de l'Âme pût voir
la ruine de celui en qui elle avait mis sa confiance. Puis lié de
chaînes aux roues du char d'Emmanuel, qui traversa la ville de part
en part, il fut conduit jusqu'à la porte de l'Oeil pour de là gagner
le camp. Ce fut un grand cri d'allégresse dans le camp de Shaddaï
lorsqu'on vit Diabolus lié et réduit à l'impuissance, un cantique de
louanges s'éleva pour le Prince : « II a mené captif, celui qui
retenait captif, il a dépouillé les principautés et les puissances,
les exposant en spectacle. À la pointe de son épée, il a vaincu
Diabolus... » Des choeurs mélodieux se firent entendre qui
atteignirent jusqu'aux demeures célestes.
Emmanuel chassa ensuite
Diabolus. L'heure n'était pas encore sonnée qui devait le voir jeter
dans l'Abîme; et il lui ordonna expressément de ne plus jamais
s'emparer de la Ville de l'Âme.
LA PRISON DE BUNYAN
L'ÂME DÉLIVRÉE DU JOUG DE SATAN SE TOURNE VERS EMMANUEL. - LE SENTIMENT DE SON PÉCHÉ L'ACCABLE. - ELLE IMPLORE LA PITIÉ. - SILENCE DU PRINCE. - LA CITÉ DE LAME S'HUMILIE ET SE REPENT. - LES SEIGNEURS INTELLIGENCE, CONSCIENCE, VOLONTÉ APPELÉS EN JUGEMENT PAR LE PRINCE PLAIDENT : « COUPABLES ». LE PARDON DU PRINCE. - IL LES RENVOIE CONSOLÉS ET VÊTUS DE JOIE.
La grande ville de
l'Âme était désormais délivrée de l'épouvantable esclavage de
Diabolus, et elle se tournait vers son Roi. Mais Lui, son œuvre
achevée, s'était retiré en son pavillon royal hors des murs de la
Cité, laissant les chefs Boanergès et Conviction chez le seigneur
Conscience. L'apparence de ces chefs était empreinte de majesté,
leurs visages resplendissaient de force et de décision, leurs
paroles rappelaient le mugissement des grandes eaux. Tout ce qu'ils
faisaient ou disaient remplissait de crainte et de terreur les
habitants. L'incertitude du lendemain, le remords du passé pesaient
lourdement sur la ville de l'Âme. Pendant longtemps, il lui fut
impossible d'avoir aucun repos ou tranquillité, ni de goûter aucun
sentiment de paix, ou d'espérance.
Certain jour, Boanergès reçut
du prince Emmanuel l'ordre de rassembler les citoyens dans la cour
du Château, et là, sous leurs yeux, de se saisir des seigneurs
Intelligence, Conscience et Volonté et de les jeter en prison, en
chargeant les habitants eux-mêmes de les garder. Cet ordre, aussitôt
exécuté, ne fit qu'aviver la douleur et la terreur des habitants.
Ceci semblait confirmer les craintes qu'ils avaient éprouvées de
voir la Cité de l'Âme complètement détruite. À quel genre de mort
seraient-ils condamnés ? Combien de temps auraient-ils à souffrir ?
Ces pensées les préoccupaient, et ils redoutaient par-dessus tout
d'être envoyés dans cet abîme qui effrayait l'Usurpateur Diabolus,
car ils savaient bien qu'ils avaient mérité un châtiment.
D'ailleurs, il était dur aussi d'avoir à supporter la disgrâce dans
laquelle ils se sentaient maintenus, et il aurait été dur d'avoir à
mourir sous l'épée d'un prince aussi excellent qu'Emmanuel.
L'emprisonnement des seigneurs Intelligence, Conscience et Volonté
jetait aussi la Cité de l'Anne dans le désarroi. C'étaient eux qui
avaient toujours gouverné la ville : les exécuter ce serait la
décapiter. Longtemps, les citoyens repassèrent ces pensées en leur
coeur. Chaque jour, leur incertitude et le silence du Prince
semblaient plus difficiles à supporter ; enfin, aidés des
prisonniers, ils décidèrent d'envoyer une pétition à Emmanuel et
choisirent pour porter celle-ci un monsieur « VOUDRAIT VIVRE ». La
dite pétition contenait des louanges pour le Prince victorieux, puis
la Cité de l'Âme s'humiliait et demandait son pardon en faisant
appel à la grandeur de la Miséricorde royale. « Que nous vivions
devant ta face, ajoutaient-ils, et nous serons tes serviteurs...
Âmen. »
Le Prince prit la pétition
des mains du messager, il la lut, puis renvoya son porteur sans mot
dire.
Que faire ! Il n'y avait plus
qu'à prier le Prince, ou à mourir. Âme d'Homme continua donc de le
supplier, et cette fois demanda au capitaine Conviction d'être son
messager. Il répondit qu'il ne voulait point et n'osait pas servir
d'intermédiaire à des traîtres, ni se faire l'avocat de rebelles.
« Cependant, notre Prince est miséricordieux, ajouta-t-il ; envoyez
l'un de vous comme messager, mais qu'il se présente comme il
convient, avec une corde autour du cou, et qu'il n'implore rien
d'autre que la compassion du Prince. » Après d'assez longs délais,
la ville envoya chercher un pauvre homme nommé Coeur réveillé ; il
habitait une chaumière. On lui fit savoir ce qu'on attendait de lui
et il partit accompagné de tous les voeux de ses concitoyens. Je
vous laisse à penser avec quelle impatience son retour fut attendu.
Quand il fut conduit devant
Emmanuel, il tomba à ses pieds et dit en suppliant : « Oh Que la
Cité de l'Âme vive devant ta Face ! » Le Prince se détourna quelque
temps très ému et pleura, puis il dit au messager : « Lève-toi,
retourne chez toi, j'examinerai ta requête. » À peine Cœur réveillé
fut-il dans la ville, que de toute part on accourut vers lui :
« Comment le Prince l'avait-il reçu ? Qu'avait-il dit ? Quoi,
toujours rien ? Aucune précision ? » Considérant qu'il était
convenable de rendre compte de sa mission aux chefs d'abord, le
messager se dirigeait vers le château où il raconta aux prisonniers
tous les détails de l'entrevue. Il dit aussi la gloire et la beauté
du Prince qu'on ne pouvait voir sans le craindre et l'aimer tout
aussitôt.
L'attitude du Prince fut
expliquée différemment dans la Ville : « Elle était un indice de
clémence, disaient les uns. - Non, non ! c'était une marque de
sévérité, assuraient les autres. Il fallait se préparer à mourir,
etc., etc... » Perplexité et doutes firent place rapidement à la
terreur, un grand trouble tomba sur la Cité. Mieux valait la mort
que cette incertitude, que ces terreurs planant sur eux jour et
nuit. Dans leur misère, ils résolurent d'envoyer une troisième
supplique au Prince.
Dans celle-ci ils louaient
d'abord la grandeur du Prince et sa bonté, puis ils confessaient
leur iniquité : « Nous ne sommes plus dignes d'être considérés comme
tes sujets, nous méritons l'Abîme. Si tu décides de nous faire
passer au fil de l'épée, certes nous déclarerons que ta sentence est
équitable ; si tu nous condamnes, ce n'est que justice. Mais, oh !
Seigneur ! laisse agir ta Grâce, sauve-nous, pardonne nos
transgressions, et nous chanterons à jamais ta bonté et tes
jugements miséricordieux. Âmen. » La question du messager se posa de
nouveau. Plusieurs voix proposèrent Bonnes Œuvres ; mais
l'Archiviste s'opposa énergiquement à ce choix : « Quoi « Bonnes
Œuvres » comme messager, quand toute notre requête crie :
« Miséricorde ! » Si le Prince lui demande son nom et qu'il le
décline, Emmanuel répondra : « Quoi, Bonnes Œuvres vit encore dans
la Cité de l'Âme ? Eh bien ! que les Bonnes Œuvres vous sauvent de
la détresse où vous êtes. » On se rallia aux paroles de M.
Conscience et on mit Bonnes Œuvres de côté. Cœur réveillé fut à
nouveau choisi et, à sa demande, on lui adjoignit M. Détresse, ainsi
nommé parce qu'il versait beaucoup de larmes de repentance sur
lui-même et sur ses compatriotes. Tous deux partirent la corde au
cou, les mains liées.
Ils s'excusèrent en arrivant
à la cour de venir à nouveau importuner le Prince, mais à cause de
leurs péchés ils n'avaient plus de repos ni jour ni nuit. Ils
remirent la supplique de la Cité et attendirent prosternés la
décision du Prince, qui, après avoir lu le manuscrit, leur posa
plusieurs questions sur leur naissance et leur situation. Sans doute
celles-ci étaient très hautes, puisqu'on les avait choisis comme
députés ? - Non, ils étaient au contraire gens du commun,
répondirent-ils, et ils ne s'expliquaient pas le choix de leurs
concitoyens. Que le Prince ne prît pas offense de leur bassesse !
Oh ! pardonne nos transgressions, et ne te retiens pas plus
longtemps d'avoir pitié ; n'éloigne pas plus longtemps l'instant de
la Grâce, et la gloire qui t'en reviendra ! »
Le Prince commanda qu'ils se
tinssent debout, ce qu'ils firent. Alors, il montra la grandeur de
l'iniquité de la Cité de l'Âme rejetant son Père comme Roi, pour
mettre à la place un tyran, un menteur, un rebelle. « Lié de chaînes
et déjà condamné à l'Abîme, il est venu vous offrir ses services et
vous l'avez accepté ! Nous, nous sommes venus pour chasser
l'Usurpateur, et qu'avez-vous fait ? Vous avez pris parti pour lui,
fermant vos portes et faisant la guerre contre nous... Maintenant
que j'ai vaincu le Tyran, vous venez implorer ma faveur ! Pourquoi
n'avoir point pris fait et cause pour moi ? Pourquoi ne m'avoir pas
aidé à chasser le « puissant »
Cependant, et malgré tout, je
lirai votre pétition, et j'y répondrai comme il convient à ma
gloire.
« Allez ! Vous direz de ma
part aux chefs Boanergès et Conviction de m'amener demain au camp
les prisonniers ; aux chefs Jugement. et Exécution de rester au
Château et de veiller à la tranquillité de la ville jusqu'à nouvel
ordre. » Ayant dit, le Prince regagna le pavillon royal.
Les messagers allèrent
directement à la prison pour rendre compte de leur mission aux chefs
et donnèrent une partie du message : « Le Prince avait dit que sa
réponse serait en rapport avec sa gloire. » - « Est-ce là tout,
demanda un vieux N. Inquisitif ? » - « Pas tout à fait »,
avouèrent-ils ; et ils dirent alors toutes les paroles du Prince.
Les prisonniers remplis d'angoisse crièrent dans leur douleur, et
leur cri monta jusqu'au ciel. Puis ils se préparèrent à mourir.
Quant à ceux de la ville, ils se dirent qu'à quelques jours de
distance, eux aussi devraient expier leur iniquité par la mort ; ils
prirent des habits de deuil et allèrent sur les remparts.
Le lendemain, en vêtements de
deuil, la corde au cou, chaînes aux pieds, se frappant la poitrine
et sans oser lever les yeux, les prisonniers prirent le chemin du
Camp d'Emmanuel. Boanergès et la garde, bannière déployée, allaient
devant ; puis les prisonniers ; enfin l'arrière-garde avec sa
bannière, sous la conduite du Capitaine Conviction. Quand ils
arrivèrent au Camp du Prince, la vue de sa gloire, de sa grandeur ne
fit qu'augmenter la détresse des prisonniers qui ne purent retenir
leurs larmes et, leurs lamentations. Arrivés à la porte du Pavillon
du Prince, ils se prosternèrent jusqu'en terre.
Averti de la présence des
prisonniers, Emmanuel monta les degrés du Trône et s'y assit ; puis,
après leur avoir dit de se relever, il les questionna en disant :
FERVEUR DU PREMIER AMOUR. - LA CITÉ DE L'ÂME INVITE EMMANUEL A VENIR DEMEURER CHEZ ELLE. - EMMANUEL Y CONSENT. - POURSUITE DES DIABOLONIENS QUI SE SONT CACHÉS DANS L'ENCEINTE DE LA CITÉ. - FUITE D'INCRÉDULITÉ. - EMMANUEL DONNE UNE NOUVELLE CHARTE À LA VILLE. - VÊTEMENTS BLANCS. - BONHEUR. - INSENSIBLEMENT L'ÂME SE LAISSE DÉ-TOURNER DE SON PRINCE, ET OUBLIE LA FERVEUR DU PREMIER AMOUR. - EMMANUEL QUITTE LA CITÉ.
Après ces choses,
la grande ville de l'Âme se rendit au Camp royal comme un seul homme
pour remercier le Prince, lui dire sa reconnaissance, et chanter les
louanges de son vainqueur. Puis elle le pria de venir chez elle, et
d'y habiter à jamais... Car maintenant que nous t'avons vu,
dirent-ils, maintenant que nous avons contemplé ta majesté, nous ne
pourrions supporter que tu nous quittes. Nous mourrions
certainement. Puis il reste peut-être quelques Diaboloniens dans nos
murs. Si tu nous abandonnais, que ne feraient-ils pas.
N'essaieraient-ils pas de nous faire retomber sous le joug de
Diabolus ?
- Si je m'établis dans vos murs,
répondit le Prince, m'aiderez-vous à réaliser les desseins que j'ai
dans le Coeur contre mon ennemi et le vôtre ?
- Seigneur, notre faiblesse est
extrême..., mais si ta lumière marche devant nous, et si ton amour
est notre arrière-garde, si tu nous conduis par ton conseil, tout
sera certainement pour le mieux. Viens donc dans la ville, agis
comme bon te semblera, mais garde-nous de tomber dans le péché, et
fais de nous des serviteurs utiles. »
Alors, Emmanuel répondit de façon
favorable : « Il allait s'établir dans la Cité de l'Âme. » À l'ouïe
de ces paroles, les citoyens furent transportés de joie. Ils
jonchèrent de verdure le chemin que devait suivre le Prince et sa
garde d'honneur, ils décorèrent les grandes artères de la Ville et
leurs maisons. Le château aussi fut préparé, afin de devenir sa
demeure particulière. Le lendemain, au milieu des cantiques de
louanges et des cris d'allégresse, le Prince en costume d'apparat et
son état-major y pénétrèrent. Les autres chefs et leurs troupes
furent répartis chez les habitants.
Ceux-ci ne se lassaient pas de
voir leur Roi, d'observer ses manières et sa conduite ; aussi lui
demandèrent-ils de venir souvent se promener dans la Cité ; et
d'avoir accès à toute heure auprès de lui. Le Prince accorda ce
qu'ils désiraient ordonnant que les portes du Palais fussent
toujours ouvertes.
Certain jour, Emmanuel fit une
grande fête à laquelle il convia toute la ville et il donna un
banquet. Il reçut ses invités avec des mets délicats qui venaient du
ciel. À chaque nouveau plat qui était passé, les conviés se
demandaient les uns aux autres : « Qu'est ceci ? » Car ils ne
savaient ce que c'était. Et tandis qu'ils goûtaient à la nourriture
des anges et prenaient du miel découlant du Rocher, une musique
céleste se faisait entendre.
La fête terminée, Emmanuel
proposa à ses conviés certaines énigmes et il leur expliqua les
choses qui le concernaient. Ils comprirent alors, en contemplant
leur Roi, ce qui était resté obscur pour eux jusque-là ; ils virent
en lui la substance de ce qu'annonçaient les symboles. C'était Lui
l'Agneau, le Sacrifice, le Rocher, Lui qui portait le péché : Lui la
Porte, et le Chemin.
De retour dans leurs maisons et
occupés aux besognes quotidiennes, les invités pensaient encore aux
affaires d'Emmanuel ; et ils chantaient ses louanges jusque dans
leur sommeil.
Puis Emmanuel s'occupa de
fortifier la Cité, il fit élever des tours sur les remparts et y fit
placer les Frondes apportées du Palais de Shaddaï. Il inventa aussi
un engin redoutable. Placé au Coeur de la Ville, dans le Château, il
envoyait par la Porte de la Bouche des projectiles auxquels rien ne
pouvait résister. Cet instrument était sous la garde et à la
disposition du Capitaine Confiance.
Ensuite, le Prince manda M.
Volonté et lui donna la garde des portes des remparts et des tours.
De plus, il le chargea de la sécurité de la ville et mit la milice
sous ses ordres. Il lui fut très spécialement recommandé de faire
tous ses efforts pour surprendre tous Diaboloniens qui se seraient
cachés dans la Cité et de les tuer sur place ou de les déférer à la
Cour de Justice.
Puis le Seigneur Intelligence fut
mandé et rétabli en sa charge. Emmanuel lui dit de se construire un
palais près de la Porte de l'Oeil. Ce palais devait affecter la
forme d'une tour pour être, le cas échéant, facile à défendre.
Enfin, le Prince lui recommanda de lire avec soin chaque jour le
livre de la Révélation, afin d'en être éclairé et de pouvoir
s'acquitter de sa charge avec sagesse et fidélité.
M. Connaissance fut nominé
Archiviste, Emmanuel réservant au Seigneur Conscience un autre
emploi. Toute effigie de Diabolus, toute image des Diaboloniens
devaient être détruites, arrachées, mises en poudre. Seule, celle de
Shaddaï devait être gravée en lettres d'or au Coeur même de la Ville
de l'Âme, c'est-à-dire dans le Château. Trois Diaboloniens de marque
devaient être très particulièrement recherchés, pourchassés, traqués
et saisis : les deux maires, Incrédulité et Convoitise Charnelle et
l'Archiviste : « Oublie le Bien ». Plusieurs conseillers et
bourgeois furent aussi désignés aux poursuites et, par la suite,
pris par le Gouverneur : MM. « Athéisme », Coeur Endurci », Fausse
Paix », « Pas de Vérité », Sans Piété », « Orgueil », etc...
Emmanuel donna l'ordre de démolition des forteresses qu'avait fait
élever Diabolus. Tous les matériaux devaient être jetés hors de la
ville. Ce fut un long travail.
Enfin une Cour de Justice fut
convoquée pour juger les prisonniers qu'avait faits le Gouverneur ;
et plus particulièrement, des Diaboloniens de marque. Les assises
durèrent longtemps. À entendre les inculpés, ils étaient tous
innocents, tous avaient agi par amour de la ville et pour son bien.
Nous ne citerons ici que l'argumentation de « M. Assurance
Trompeuse », un Diabolonien de renom. Comme l'accusation lui
reprochait d'avoir travaillé insidieusement et diaboliquement à
calmer les remords de la ville désobéissante et rebelle,
l'enracinant ainsi dans la révolte contre son Roi, en l'entraînant
toujours plus bas dans la misère et la honte, il répondit comme
suit :
- « Messieurs de la Cour, et vous
tous nommés présentement pour être mes juges, il est vrai que je me
nomme Assurance ; mais Assurance Trompeuse ?
Jamais ! Recherchez diligemment
auprès de ceux qui me connaissent bien quel est mon vrai nom, ils
vous diront : « Assurance. » Tel mon nom véritable, tel je suis !
J'ai toujours aimé la tranquillité, et je suppose que les autres
l'aiment aussi. Aussi quand je voyais mes voisins dans l'angoisse,
je m'employais à les réconforter.
1° Ainsi lorsque Cité de l'Âme se
fut détournée de Shaddaï, quelques-uns en eurent du remords, de
l'angoisse. Moi les voyant si malheureux, j'ai fait tout mon
possible pour les rassurer.
2° Quand les coutumes de Sodome
prévalurent dans la Cité, si pour quelque cause, les citoyens
étaient molestés, je m'y opposais, travaillant à ce que chacun se
sentit libre d'agir à sa guise en toute tranquillité.
3° Quand la guerre éclata entre
Shaddaï et Diabolus et qu'Âme d'Homme vivait dans la terreur
redoutant la destruction, je travaillai par divers moyens à ramener
la paix en son sein.
J'ai donc toujours été un homme
vertueux, procurant la paix à l'âme tourmentée. Et puisque celui qui
procure la paix est proclamé béni et heureux par quelques-uns, je
vous prie, Messieurs les Juges, vous qui êtes réputés pour votre
équité et votre justice dans la Ville de l'Âme de reconnaître que
j'ai été poursuivi et emprisonné sans cause ; veuillez donc ordonner
ma mise en liberté, et l'arrestation de ceux qui m'ont accusé
indignement. »
À les entendre, tous étaient
blancs comme neige, ils justifiaient leur infâme conduite, et même
ils accusaient ! Mais les témoins furent appelés ; la culpabilité,
les mensonges et les crimes des accusés furent surabondamment
prouvés, et la peine capitale fut prononcée. Les habitants de la
ville de l'Âme furent chargés de l'exécution de la sentence pour le
lendemain.
Que se passa-t-il ? Comment cela
se fit-il ? Cette même nuit Incrédulité réussit à briser ses chaînes
et à s'enfuir. Le geôlier fit son rapport au Gouverneur, et des
recherches furent entreprises, mais inutilement.
Après avoir erré quelque temps
autour de la Cité, Incrédulité se décida à rejoindre Diabolus. Un
Monsieur « Voit Bien » assurait l'avoir aperçu traversant à grands
pas les endroits désertiques en s'éloignant de la ville. Incrédulité
rencontra son Prince sur une colline dominant la Porte (le l'Enfer,
et il lui raconta tout ce qui s'était passé dans Âme d'Homme depuis
qu'elle appartenait à Emmanuel. À l'ouïe de ces nouvelles, Diabolus
fut pris d'un épouvantable accès de rage et jura de se venger.
Revenons à la Cité. Il lui
incombait de crucifier elle-même, ses ennemis : les Diaboloniens
saisis dans ses murs et condamnés. Mais au moment de l'exécution,
ceux-ci se démenèrent si énergiquement que les citoyens n'en
seraient pas venus à bout si le Secrétaire de Shaddaï qui était
présent n'était venu à leur secours en entendant leurs appels. Il
posa ses mains sur les leurs pour les vivifier et ranimer leur
vigueur ; de sorte que la Ville de l'Âme put venir à bout de sa
tâche et crucifier ceux qui avaient entraîné la Cité à sa ruine.
Heureux des marques d'obéissance
et de fidélité données par la ville qui avait exécuté ses ordres, le
Prince vint lui-même dans la Cité et la réconforta avec des paroles
selon son Coeur. Elle avait montré par son obéissance, son amour
pour la Personne de son Prince. Emmanuel allait lui donner une
marque de sa faveur en nommant un nouveau capitaine, un citoyen de
la Cité, nommé Expérience, qui, jusque-là était au Château, attaché
à la personne du Capitaine Confiance. Il était intelligent, entendu,
circonspect, et aimé de ses concitoyens qui eurent une grande joie
de sa nomination.
Le Prince retourna ensuite au
Palais, où les Chefs et les Anciens de la Ville se rendirent aussi
pour lui rendre hommage, et le remercier de ses soins, de son amour,
de sa garde.
Emmanuel leur annonça en cette
occasion qu'il allait renouveler la Charte de la Cité et leur donner
un nouveau Testament. Un jour fut fixé pour la lecture du document
dont voici la teneur :
« Moi, Emmanuel, Prince de Paix,
grand Ami de l'Âme, je lègue, au nom de mon Père et au mien, à ma
chère Cité
Premièrement :
Un pardon gratuit complet, éternel, pour son iniquité, les offenses
et péchés commis contre mon Père, contre moi, contre ses voisins,
contre elle-même.
Deuxièmement :
Je lui donne ma sainte Loi et mon Testament avec tout ce qu'ils
contiennent pour son réconfort et sa consolation éternels.
Troisièmement :
Je lui donne une portion de la Grâce même et de l'Amour même qui est
dans le Coeur du Père et dans le mien.
Quatrièmement :
Je lui donne et lui lègue gratuitement le monde et tout ce qui s'y
trouve pour son bien ; elle dominera sur le monde comme il convient
pour l'honneur de mon Père, pour ma gloire et pour son réconfort. Je
lui donne les bénéfices de la vie et de la mort, des choses
présentes et des choses à venir. Privilèges dont aucune autre cité,
ville ou corporation n'a joui avant elle.
Cinquièmement :
Je lui donne libre accès en ma présence ; en tous
temps j'entendrai ses requêtes et j'interviendrai en sa faveur
lorsqu'on lui fera du tort. .
Sixièmement :
Je lui donne autorité et puissance pour rechercher, poursuivre et
exterminer tous Diaboloniens qui toujours font la guerre à l'Âme.
Septièmement :
Tous ces privilèges et immunités sont uniquement
pour les citoyens de la ville de l'Âme. Les Diaboloniens en sont
exclus et tous autres étrangers. »
Au jour marqué, la nouvelle
charte fut lue par M. Connaissance, sur la place du Marché, devant
tous les habitants de la Cité, puis elle fut gravée en lettres d'or
sur les portes du château, au Coeur de la ville, afin qu'ils ne
l'oubliassent jamais et que leur amour et leur joie en fussent
augmentés. La proclamation de cette nouvelle constitution fut
l'occasion de grandes réjouissances dans toute la ville de l'Âme.
Ensuite, le Prince convia au
Château les principaux et les Anciens de la Cité pour les entretenir
d'un ministère nouveau qu'Il voulait instituer au milieu d'eux :
celui du Secrétaire en chef de la Cour de Shaddaï : dont le nom est
aussi « le Consolateur », le Saint-Esprit, qui les guiderait dans
toute la Vérité et leur enseignerait toutes choses. Il appartenait à
la Maison du Père et partageait la nature de Shaddaï et celle de son
Fils. Lui, serait le premier Conseiller de la Ville de l'Âme ; Il
devait donc avoir la première place dans l'affection de la Cité.
« Ses paroles sont vivantes ; elles sont accompagnées de force. II
communique aussi la force et la vie intérieures, Il mettra la vie
dans vos Coeurs, Il vous aidera à formuler vos requêtes. Mais
veillez à ne point le contrister... »
Le Prince fit alors appeler
l'ancien archiviste,
M. Conscience, et lui dit : « Tu
es versé dans les lois de la Cité et tu seras mon ministre pour
l'enseignement de la morale, des lois civiles et naturelles. Mais en
même temps, et bien que maître toi-même, tu deviendras l'élève du
Secrétaire royal, du Saint-Esprit. C'est à Lui que tu dois recourir
pour qu'Il t'enseigne ; il y a un esprit en l'homme mais c'est Lui
qui peut l'éclairer et l'inspirer saintement. Sois humble !
Souviens-toi des Diaboloniens qui ont rejeté leur premier état et
qui sont aujourd'hui prisonniers de l'Abîme. Et comme tu as vieilli
et que tu t'es affaibli et corrompu durant les années d'oubli de ton
Roi, je t'autorise à boire librement du sang de mes grappes. Ton
Coeur et tout ton être en seront purifiés, tes yeux en seront
éclairés, ta mémoire fortifiée, et tu pourras garder soigneusement
les enseignements du Consolateur. »
Emmanuel s'adressa aussi à tous
les habitants de la Cité et leur annonça la nomination du
Consolateur et celle de M. Conscience comme prédicateurs et
instructeurs. Le premier leur révélerait les choses célestes et
éternelles, le second devait les guider dans les choses terrestres,
les questions touchant à la morale. Quant au nouvel archiviste : M.
Connaissance, lui aussi devait se soumettre au Saint-Esprit et se
garder de tout ce qui n'émanait pas de cette source unique.
Emmanuel avertit aussi les
habitants qu'il laissait parmi eux les capitaines : Confiance,
Espérance, Charité, Patience. « Assistez-les, chérissez-les. Ils
vous défendront comme des lions lorsque l'ennemi vous attaquera.
Mais si, de quelque manière, vous les oubliiez, si vous les
délaissiez, ils en seraient aussitôt affaiblis. Si de quelque
manière mes Capitaines étaient affaiblis, la ville de l'Âme ne
saurait être forte.
S'ils étaient malades, c'est que
la ville d'Âme les aurait contaminés. Veillez à observer mes
ordonnances ; votre bonheur en dépend.
« Je sais à n'en pas douter qu'il
reste parmi vous quelques Diaboloniens, et vous-mêmes le saurez
bientôt ; ce sont pour vous d'implacables ennemis qui vous
ramèneraient sous la domination de Diabolus si vous n'y preniez
garde. Ils se sont retirés dans les cavernes, sous les murailles,
mais ils existent. Sous aucun prétexte, vous ne traiterez avec eux ;
mais vous les pourchasserez et les mettrez à mort. Voici
quelques-uns des noms des principaux d'entre eux : Fornication,
Adultère, Colère, Meurtre, Vice, Fausseté, Envie, Ivrognerie,
Querelles, Sédition, Sorcellerie. Vous les chasserez, vous les
détruirez, autrement ce serait eux qui causeraient votre ruine.
Veillez.
« J'ai établi sur vous comme
guides et comme pasteurs le Consolateur et M. Conscience. Vous avez
aussi les quatre capitaines de ma première armée qui vous
instruiront en toute saine doctrine. Ils pourront vous faire une
lecture chaque jour ou chaque semaine. »
Le Prince Emmanuel instruisit
donc la ville de tout ce qui intéressait son développement, sa
sécurité et sa prospérité. Il décida de lui donner une nouvelle
marque de confiance en lui conférant un signe distinctif parmi les
autres peuples tribus et langues habitant l'Univers. Certain jour,
les habitants furent invités au château et là, après leur avoir
expliqué sa pensée, Emmanuel sortit de son trésor des robes blanches
et les en revêtit. « Ainsi le monde saura que vous êtes à moi,
dit-il, et ceci vous aidera également à reconnaître les traîtres qui
se glisseraient parmi vous. » Tous furent donc revêtus de vêtements
appropriés à leur taille et à leur stature ; ils étaient de fin lin,
blanc et pur : « Ce vêtement est ma livrée, 'ajouta le Prince.
Portez-le par amour pour moi, et pour que le monde sache que vous
êtes à moi. »
Alors, la corporation de la Cité
de l'Âme resplendit comme le soleil, et son apparence éclatante
rappelait celle d'une armée en marche bannières déployées.
Il n'y a que moi dans l'Univers
qui puisse donner cette livrée, dit Emmanuel. Aucun autre quel qu'il
soit, prince ou potentat, ne peut la donner aussi. Et maintenant
écoutez mes paroles :
1 ° Veillez à la porter chaque
jour et à toute heure du jour, afin que personne ne puisse jamais
douter que vous êtes à moi.
2° Gardez vos vêtements blancs :
Des vêtements tachés seraient un déshonneur pour moi.
3° Veillez à ne point les laisser
traîner dans la poussière.
4° Veillez à ne point les perdre,
de peur que votre honte et votre nudité n'apparaissent.
5° Cependant, si, malgré mes
avertissements, vous laissiez salir votre vêtement - ce qui
m'attristerait et réjouirait Diabolus - hâtez-vous de faire ce que
requiert ma loi pour les blanchir. »
Maintenant, la Cité de l'Âme
était comme un signet sur la main droite d'Emmanuel. Aucune autre
Cité ne pouvait lui être comparée. Quand son oeuvre fut achevée,
Emmanuel ordonna que son étendard fût hissé sur la Citadelle. II
allait souvent visiter les habitants ; pas de jour ne se passait
qu'Il n'allât voir les anciens ou qu'ils ne vinssent le voir. Ils
avaient besoin de parler ensemble des grandes choses accomplies et
de celles qui étaient encore en son Coeur pour la Cité. Il allait
par les rues, les jardins, les vergers, guérissant les malades,
bénissant, disant quelques paroles aimables. Il voyait aussi ses
capitaines quotidiennement. Un sourire d'Emmanuel leur donnait force
et vigueur plus et mieux que quoi que ce soit d'autre, sous les
cieux. Pas de semaine ne se passait que le Prince ne reçût les
habitants à sa table, ou qu'Il ne fût reçu chez eux. Tous les jours
maintenant étaient jours de banquet spirituel. Et quand ils
regagnaient leurs demeures ils emportaient toujours quelque présent
royal. Si les Anciens n'allaient pas au château, Emmanuel leur
envoyait des vivres de la Cour : du pain et du vin de la table du
Père. Si les habitants de la Cité espaçaient leurs visites, Lui
allait vers eux, frappait à leurs portes, attendant qu'on lui
ouvrît, apportant avec soi quelque marque de son amour et de sa
faveur.
On n'entendait plus que cantiques
de louanges dans la Ville. Tout était allégresse, bonheur,
tranquillité. Emmanuel avait installé un nouveau Chef dans la Cité :
la Paix de Dieu. Plus de disputes, de querelles, tout était
harmonie, joie, santé. Cet état de chose dura tout l'été.
Mais il se trouvait dans la ville
un individu nommé Sécurité charnelle, il entraîna les habitants en
un triste esclavage. Diabolonien par son père, il était par sa mère,
Lady Ne craint rien, petit-fils du Seigneur Volonté. Il y avait eu
tant d'alliances entre ceux de la ville et les Diaboloniens, qu'il
semblait à peu près impossible d'exterminer tous les ennemis de
l'Âme.
Lorsque Diabolus fut capturé et
chassé, Sécurité charnelle disparut, pensant qu'il serait prudent de
se faire oublier. C'était là un sage raisonnement :
Après une absence prolongée, il
sortit de sa retraite avec précautions. Il fut très prudent et,
d'abord, ne se mêla qu'au peuple, vantant la gloire et la puissance
de la ville qu'il déclarait imprenable désormais. Ses discours
plurent, et il en éprouva une grande satisfaction. Il se mit ensuite
à chanter la valeur des capitaines, la puissance des armes, la
solidité des fortifications de la Ville, à chanter la bonté
d'Emmanuel qui avait promis un bonheur éternel à la Cité. Ensuite,
il essaya de gagner la faveur des particuliers de marque. Et,
bientôt, toute la Ville se laissa prendre aux beaux discours qui
résonnaient si agréablement à ses oreilles. Elle éprouva à son tour
ces sentiments de sécurité charnelle qui endorment la vigilance,
vigilance d'autant plus nécessaire que des Diaboloniens étaient
toujours dissimulés et actifs en son enceinte. Les habitants firent
des festins que ne présidait plus Emmanuel, bien qu'il habitât
toujours dans la ville. Les gouverneurs aussi se laissèrent prendre
au babillage incessant et flatteur de « Sécurité charnelle » qui
chatouillait agréablement leurs oreilles. Cependant tous avaient
entendu les avertissements répétés d'Emmanuel. Il leur avait dit que
la force de l'Âme ne résidait pas tellement dans ses fortifications
que dans son attachement et sa fidélité à son Prince, lesquels
retenaient Celui-ci dans le palais intérieur, au Coeur de la Cité.
Leur devoir immédiat, c'était de
lapider l'impudent Diabolonien. Au lieu de cela, ils se laissèrent
prendre à ses pièges, s'attachant à lui au point d'en oublier le
Prince et ses instructions.
Oh ! S'ils avaient toujours
écouté Emmanuel ! Leur paix eût débordé comme un fleuve
Emmanuel, constatant que la
politique de M. Sécurité et sa diplomatie avaient le plus grand
succès se retira de la ville de l'Âme qui ne le recherchait plus, ne
se souciait plus qu'il vînt ou non la visiter, ne venait plus à la
sainte Table, bien qu'il la dressât encore et les invitât au festin.
Il se retira parce que la Ville de l'Âme - ne recherchait plus ses
conseils se croyant invincible et hors de la portée de l'ennemi,
parce qu'elle refusait d'écouter la voix du Saint-Esprit qu'Il lui
avait envoyé.
Laissant la Citadelle, Il alla
d'abord jusqu'à la porte de la Ville, puis quitta tout à fait la
place, y laissant cependant le ministère du Saint-Esprit, bien que
la Cité de l'Âme négligeât d'entendre ses directions. En même temps
que s'en allait Emmanuel « la Paix de Dieu » se retirait aussi de la
Cité.
SÉCURITÉ CHARNELLE FAIT UN FESTIN. - CRAINTE DE DIEU ÉLÈVE LA VOIX. -- IL REPROCHE L'OUBLI D'EMMANUEL. - LA VILLE TOMBE DANS LA LANGUEUR. - LES ENNEMIS EN SON ENCEINTE CONSPIRENT CONTRE ELLE. - ILS ENVOIENT CHERCHER DIABOLUS. - LE COMPLOT EST DÉCOUVERT. - AVERTIE, ÂME D'HOMME S'HUMILIE, SE REPENT. - DÉFAILLANCE DES SEIGNEURS VOLONTÉ ET PENSÉE. - DIABOLUS SE PRÉPARE À L'ASSAUT.
Il demeurait dans
la ville de l'Âme un monsieur, Crainte de Dieu, ce qui déplaisait
fort à Sécurité charnelle. Il aurait bien voulu le débaucher lui
aussi et en faire l'un de ses adeptes. Mais jusque-là, Crainte de
Dieu se tenait à l'écart et Sécurité charnelle sentait bien qu'il
n'avait aucune prise sur lui. Il résolut de l'inviter à un grand
festin avec plusieurs autres de ses voisins, dans le but de le
circonvenir, de le débaucher si possible, d'en faire sa dupe comme
il l'avait fait avec les seigneurs de la Cité.
Tous vinrent, tous se
livrèrent à la joie, burent et mangèrent à l'exception de Crainte de
Dieu qui se tenait sur la réserve, ce dont l'amphitryon s'aperçut :
- Seriez-vous malade ? Malade de corps ou d'esprit ? ou des deux ?
demanda-t-il ironiquement à son invité. » - Je vous remercie pour
votre intérêt plein de courtoisie, répondit Crainte de Dieu. Mais
j'ai un mot à dire aux gens de la ville : aux chefs et aux anciens.
Et se tournant aussitôt vers eux, il dit : Vous Chefs, vous Anciens,
n'est-il pas extraordinaire que vous soyez si joyeux et si loquaces
pendant que la ville de l'Âme est réduite en un état si
misérable ? »
Sécurité charnelle se dressa
d'un bond et cria tout aussitôt : « Mais cet homme ne sait ce qu'il
dit ; il a besoin de sommeil. Reposez-vous, Monsieur, pendant que
nous continuerons à festoyer. »
Si votre Coeur était droit et
sincère, reprit Crainte de Dieu, pourriez-vous continuer votre
oeuvre néfaste, M. Sécurité ?
Et que voulez-vous dire,
Monsieur ?
Ne m'interrompez point. Il
est vrai que Ville d'Âme était imprenable, mais vous l'avez
affaiblie à ce point qu'elle est maintenant exposée à toutes les
entreprises ennemies. Est-ce un temps pour flatter, ou rester
silencieux ? C'est vous, M. Sécurité charnelle qui avez abattu ses
tours, brisé ses portes et ses barres. Depuis que les seigneurs de
la Ville de l'Âme sont devenus si puissants et que vous, M.
Sécurité, vous êtes devenu si grand, la Cité a oublié son Prince, la
miséricordieuse attente de celui-ci s'est lassée, et maintenant il
s'est retiré de la Ville. C'est sa Présence qui faisait la force de
notre Cité. »
- Fi ! Fi ! Monsieur,
interrompit Sécurité ! Que vous êtes timoré ! Ne vous déferez-vous
jamais de cette pusillanimité ? Avez-vous peur d'être tué par un
moineau ? Qu'est-ce qui vous blesse ? J'en tiens pour vous. Je veux
être votre ami, et vous vous me tenez à l'écart, vous m'accusez ! Et
puis est-ce l'heure d'être triste ? Un festin, c'est pour qu'on se
réjouisse. En ne devriez-vous pas avoir honte d'apporter ici le
trouble et la mélancolie quand vous devriez manger, boire, et être
heureux comme tout le monde ?
Comment ne serais-je pas
triste quand Emmanuel n'occupe plus le trône de l'Âme, répondit
Crainte de Dieu. Et c'est toi qui l'as chassé, Sécurité mauvaise.
Maintenant, Messieurs de la Ville, car mon discours est pour vous,
vous qui avez été l'objet d'un si grand amour, d'un si grand pardon,
vous avez négligé le Prince, vous ne l'avez plus cherché, vous avez
ignoré ses appels ! Alors, il s'est tenu à l'écart, et vous ne vous
en êtes même pas aperçus ! Si vous vous étiez humiliés pour votre
froideur et votre oubli, Il aurait sans doute pardonné, mais quand
Il vit que personne ne pensait plus à lui, que personne ne répondait
à ses invitations, et que vous vous imaginiez vous suffire à
vous-mêmes, il a quitté la ville, et avec lui est parti ce qui
faisait votre force. Que votre fête soit changée en deuil, et votre
joie en lamentations. »
À l'ouïe de ces paroles, M.
Conscience que le Prince Emmanuel avait promu à la charge de
prédicateur, sous les directions du Secrétaire royal venu de la cour
de Shaddaï pour enseigner le peuple de la Cité de l'Âme dans toute
la Vérité, M. Conscience se sentit touché au vif, et il dit aux
convives : « Mes frères, j'ai bien des raisons de croire que M.
Crainte de Dieu vient de nous dire la vérité. Personnellement, il y
a bien longtemps que je n'ai pas vu le Prince. »
Je sais que tu ne le verras
pas, reprit Crainte de Dieu, et c'est de votre faute à vous, les
chefs, s'il est parti, vous qui en reconnaissance de la grâce dont
vous avez été l'objet, montrez maintenant la plus honteuse
ingratitude. »
À l'ouïe de ces paroles, tous
les convives changèrent de couleur, et même on put craindre que M.
Conscience ne tombât à la renverse. Quant à M. Sécurité charnelle,
il jugea prudent de quitter la chambre. Les choses prenaient un
vilain tour, ce qu'il était bien loin d'avoir prévu. Les paroles
d'Emmanuel, ses avertissements contre les faux prophètes en habits
de brebis, se présentaient avec force dans le coeur des convives.
Ah ! certes, Sécurité Charnelle était bien l'un de ceux contre qui
le Maître avait essayé de les mettre en garde. Sortant de sa maison,
les conviés y mirent le feu, brûlant celle-ci sur le propriétaire
qui y était caché, car il était un Diabolonien. Ensuite, ils
partirent chercher le Prince, nourrissant encore quelque espoir de
le trouver. Hélas ! Leur recherche fut vaine. Ils ne le trouvèrent
pas. Alors ils se condamnèrent sévèrement et se repentirent de leur
langueur spirituelle. Ils décidèrent d'aller frapper à la porte du
Seigneur-Secrétaire, celui qui était venu les appeler de la part du
Prince sans qu'ils daignassent répondre à l'invitation. Peut-être
pourrait-il leur dire où était le Prince Emmanuel ? Ils frappèrent
en vain à la porte de son palais, sans pouvoir obtenir de réponse.
Et maintenant, Âme d'Homme
traversait des heures d'épreuve, des jours sombres ; elle se rendait
compte de sa folie et voyait où l'avaient menée les flatteries et
les vaines paroles de Fausse Sécurité. M. Conscience tonnait en
chaire contre le péché des grands, contre ses propres
transgressions, contre la ville. Il s'humiliait, lui, prédicateur,
de s'être laissé entraîner au mal.
C'est à cette époque qu'une
épidémie fit son apparition dans la Cité, frappant les habitants de
langueur. L'armée en fut aussi touchée ainsi que ses chefs. On ne
rencontrait plus dans la ville que malades et gens épuisés. Les
vêtements blancs donnés par Shaddaï étaient devenus souillés, ils
étaient déchirés et il semblait que les morceaux dussent rester
attachés au premier buisson rencontré.
M. Conscience fit décréter un
jour de jeûne et demanda au chef Boanergès de prêcher. Celui-ci
accepta et prit pour texte : « Coupe-le, pourquoi occupe-t-il la
terre inutilement ? » Puis, aidé des conseils de Crainte de Dieu,
Conscience décida d'envoyer une supplique à Emmanuel, et le Maire
fut choisi pour la porter à la Cour de Shaddaï et du Prince, son
fils. Mais le messager d'Aine d'Homme ne fut pas admis en leur
présence. « Ils m'ont tourné le dos quand j'appelais, dit Emmanuel,
et maintenant qu'ils sont dans la peine, ils m'appellent au secours
'. Qu'ils cherchent le secours auprès de Sécurité charnelle, le
Guide de leur choix. Ils m'ont oublié au temps de leur prospérité et
maintenant, dans l'adversité, ils m'appellent. »
La réponse fut transmise au
Maire qui s'en revint désespéré. Qu'allait devenir la ville de
l'Âme ? Consulté, M. Crainte de Dieu assura qu'il n'y avait pas lieu
de s'étonner de l'attitude d'Emmanuel. C'est ainsi qu'il agissait
pour éprouver les dispositions de ceux qui s'adressaient à Lui, et
pour développer leur patience. Il n'y avait qu'à attendre l'instant
qu'Emmanuel choisirait, mais ils devaient continuer à l'implorer. »
Désormais, les suppliques se succédèrent : pas de jour qui ne vît
quelque courrier porter de la ville à la cour quelque prière au
Prince.
Les Diaboloniens qui étaient
restés dans la ville [ce dont les citoyens ne s'étaient pas mis en
peine malgré les avertissements d'Emmanuel] avaient quitté leurs
retraites, et, profitant de l'état de langueur, d'affaiblissement où
était la Cité, ils se mêlèrent aux habitants. Qu'avaient-ils à
redouter ? Emmanuel avait quitté la Cité de l'Âme ! Ils se réunirent
chez l'un d'entre eux, conspirèrent contre la sécurité de la Ville
et décidèrent d'avertir Diabolus que l'heure semblait propice pour
son retour ; et que s'il attaquait Âme d'Homme, il avait bien des
chances de réussir et de la reconquérir à nouveau.
Quand le message lui parvint,
Diabolos trembla de joie. Quelle espérance cette lettre faisait
briller à ses yeux ! Il répondit qu'il viendrait assiéger la ville
et demandait que les Diaboloniens qui logeaient en ses murs
travaillassent par tous les moyens à leur disposition à seconder
l'action des envahisseurs, le moment venu. Dés maintenant, ils
devaient s'immiscer le plus possible dans la vie des citoyens pour
travailler à leur affaiblissement et se renseigner sur tous détails
utiles.
Les Diaboloniens se réunirent
pour lire la réponse du Prince des Ténèbres ; il leur conseillait
trois moyens pour atteindre le but proposé 1° Entraîner la ville
dans le relâchement et la vanité : « La corruption, rien de tel pour
perdre une âme, avait dit Lucifer au Conseil que Diabolus avait
réuni pour formuler la réponse à ses fidèles Diaboloniens ; Probatum
est ! » 2° Faire naître en elle le doute et le désespoir. 3° Ou bien
faire exploser la Cité avec la poudre d'orgueil. Vu l'état de la
Ville, il était évident que le second moyen conseillé était le
meilleur. » Mais comment procéder ? Après y avoir réfléchi quelque
temps les conspirateurs décidèrent que quelques-uns d'entre eux se
déguiseraient et changeraient de nom, puis qu'ils iraient sur la
place du Marché et se mêleraient aux indigènes qui désiraient se
placer chez les notables de la Cité. Ils prétendraient venir d'une
ville éloignée. Ce qui fut dit fut fait, et c'est ainsi que quelques
Diaboloniens s'établirent au Coeur même de la Ville. Leur action ne
tarda pas à se faire sentir.
L'état de la Cité semblait
bien misérable ; Emmanuel restait sourd à toutes les requêtes, la
maladie continuait ses ravages, et l'action sournoise et corruptrice
des Diaboloniens minait la confiance qui subsistait encore au Coeur
des habitants. Ceux-ci négligeaient de se réformer et
s'affaiblissaient de jour en jour, de sorte qu'ils devenaient comme
la feuille que le vent chasse. Diaboloniens et indigènes semblaient
vivre en bons termes ; ces derniers songeaient presque à rechercher
l'amitié de leurs ennemis. Ils étaient consumés par la maladie, mais
les Diaboloniens, eux, prospéraient ; c'est en vain qu'ils eussent
cherché à les exterminer. Mieux valait s'accommoder de ce qu'on ne
pouvait empêcher.
L'ennemi observait avec joie
cette rapide décadence. L'heure lui semblait venue de frapper le
coup qui assujettirait définitivement l'Âme à Diabolus, et ils le
lui firent savoir. Dans leur message, ils recommandaient que l'armée
survînt un jour de marché alors que les indigènes étaient tous
occupés de diverses manières et rassemblés sur la Place. Ce jour-là,
la surveillance des portes et des remparts était moindre, forcément,
et ils pourraient plus facilement du dedans seconder l'action des
assaillants.
Or, Shaddaï n'avait jamais
tout à fait abandonné la ville de l'Âme, même si celle-ci ne s'en
apercevait point, à cause du nuage qu'élevaient sa défection son
manque d'amour ses doutes sa langueur ses péchés, nuage dont elle
était comme enveloppée. Il y avait dans la Cité un M. Étroite
Surveillance, dont les soins vigilants s'exerçaient jour et nuit,
car il pressentait ce qui se passait effectivement. Une nuit qu'il
passait près de la Colline d'infamie, il entendit un bruit de voix
sortant d'une maison qui servait aux Diaboloniens pour leurs
rencontres. Il s'approcha avec précaution et entendit ainsi toutes
les précisions du complot une fois la victoire remportée, les
indigènes et les chefs de l'armée seraient passés au fil de l'épée
quant aux soldats, ils seraient jetés hors de la ville.
Immédiatement, Étroite
Surveillance alla prévenir le Maire, qui envoya chercher le
Prédicateur M. Conscience. Celui-ci convoqua immédiatement les
indigènes, en faisant sonner la cloche qui appelait aux réunions.
Dès que l'assemblée fut réunie, il communiqua les graves nouvelles :
lettres échangées entre Diaboloniens et Diabolus, conspiration
contre la ville de l'Âme ; levée d'une armée dans les enfers puis,
il appela M. Surveillance, le priant de dire lui-même les propos que
sa vigilance avait surpris. Ensuite, M. Conscience se leva et dit :
« Nous avons abandonné notre
Roi ; quoi d'extraordinaire que notre cruel ennemi relève la tête au
dedans et au dehors ; et qu'au dedans la trahison n'attende que
l'instant favorable pour ouvrir les portes et livrer la ville. Nous
avons laissé vivre nos ennemis mortels et même nous sommes en bons
termes avec ceux qu'Emmanuel nous avait dit d'exterminer. Aussi
sommes-nous réduits aujourd'hui en cette cruelle extrémité. »
Alors, les auditeurs
s'humilièrent et versèrent beaucoup de larmes. Avertis, les chefs de
l'Armée doublèrent les gardes aux portes de la ville ; ils
décrétèrent qu'on ferait subir un sérieux examen à tous ceux qui
entreraient et sortiraient. De plus, ils allaient faire de
minutieuses recherches dans toutes les maisons de la Cité pour y
arrêter les Diaboloniens ou ceux qui leur auraient donné asile. Un
jour pour le jeûne, l'humiliation et la prière, fut choisi. Tous
ceux qui ne se rendraient pas à la maison de prières seraient
considérés comme ayant pactisé avec l'ennemi et traités en
conséquence. Des remerciements furent votés à M. Surveillance, qui
fut promu au grade d'Inspecteur en Chef de la Sûreté.
Toutes ces résolutions furent
mises à exécution sans retard, car l'Inspecteur en Chef avait averti
la Ville que l'armée ennemie était presque prête. Il était allé
effectivement se renseigner aux sources les meilleures, et il savait
à n'en pas douter qu'avant longtemps l'ennemi serait aux portes de
la Cité.
La chasse aux Diaboloniens
fit découvrir deux d'entre eux chez les Seigneurs Pensée et Volonté.
De leurs vrais noms, ils s'appelaient Convoitise et Impudicité, mais
pour entrer chez les Seigneurs susnommés ils s'étaient déguisés et
avaient pris comme noms d'emprunt : Prudente Économie et Joie
Innocente. Ces Diaboloniens et plusieurs autres furent incarcérés et
mis à mort. Ceux qui les avaient reçus par manque de vigilance
firent une confession publique et amende honorable.
Il était temps ! Diabolus
avait mis son armée sur pied : une armée de 30.000 incrédules, sous
les ordres du général Incrédulité et des chefs Rage, Fureur,
Damnation, Insatiable, Soufre, Tourment, Agitation, Sépulcre, Sans
Espérance.
Sous leurs ordres, des
incrédules de toutes teintes, de tous plumages, ceux qui doutent,
ceux qui nient les affirmations de Shaddaï, et mettent des points
d'interrogation devant les déclarations de Sa Parole, ceux qui
doutent de la foi, de la persévérance, du salut, de la résurrection,
de la gloire promise.
En bon ordre, l'armée
s'avançait jusque sous les murs de la Cité.
LE SIÈGE. - DIABOLUS SOMME LA VILLE DE SE RENDRE. - SILENCE DE LA VILLE, QUI REPOUSSE SOMMATIONS ET ASSAUTS. - LE SECRÉTAIRE ROYAL REFUSE SES CONSEILS. - LES CHEFS DE LA VILLE LAISSÉS A EUX-MÊMES. - LES PORTES DE LA VILLE FORCÉES PAR LES DIABOLONIENS. - LE CHÂTEAU-FORT RESTE IMPRENABLE. - NOUVELLE TACTIQUE DES DIABOLONIENS. - GRANDE BATAILLE. - RETOUR D'EMMANUEL ET VICTOIRE. - NOUVEL ASSAUT DES DIABOLONIENS. - NOUVELLE VICTOIRE D'EMMANUEL.
Effectivement, la
Ville fut bientôt cernée par des forces redoutables, et l'Âme
plongée dans la terreur. Diabolus, furieux de ne pas trouver dans la
ville le concours sur lequel il comptait, dut se retirer, après
avoir inutilement essayé de forcer la porte de l'Oreille.
Alors, il se retrancha, fit
élever des terrasses autour de la Cité, y plaça toutes les forces de
l'enfer pour faire tomber la ville de l'Âme par la terreur. Mais
l'armée du Prince laissée dans la ville combattit avec tant de
vaillance que l'ennemi fut repoussé. Ensuite, Diabolus fit hisser un
immense étendant noir sur le mont qui portait son nom. En couleur
feu, sur ce fond sombre, un brasier ; et au milieu de la fournaise :
l'Âme. Puis il envoya son Tambour, qui chaque nuit faisait un
vacarme infernal, pour terrifier et lasser les assiégés et les
forcer à capituler. Ces roulements de tambour étaient vraiment
effroyables et faisaient trembler les habitants, les plongeant dans
la terreur. Enfin, certain soir, le Tambour fit savoir qu'il avait
un message pour la ville ; « Son maître offrait la vie sauve à
quiconque se rendrait. » Tous les habitants s'étaient déjà réfugiés
dans la Citadelle, de sorte que personne ne lui répondit.
Alors, Diabolus envoya comme
messager la nuit suivante le Sépulcre. Il ordonnait qu'on lui ouvrît
les portes de la ville ; n'était-il pas son véritable Maître ? Si la
ville de l'Âme persistait dans sa rébellion, elle serait exterminée.
La ville ne répondit pas un
mot. Mais après une réunion générale où assistaient quelques
officiers, elle décida d'aller exposer toutes choses au Secrétaire
Royal. Peut-être pourrait-Il la tirer de cette situation extrême, ou
l'aider à formuler une requête au Prince Emmanuel ? Mais après avoir
examiné leur requête, le Secrétaire répondit qu'ayant abandonné leur
Prince et négligé les conseils du Consolateur, il était bon pour eux
d'être laissés à leurs seules ressources. Ils avaient la loi du
Prince et pouvaient la consulter. Cette réponse tomba sur le Coeur
des habitants comme une meule de moulin. Ils en furent quelque temps
comme écrasés.
En quelle lamentable
extrémité ils se trouvaient réduits : l'ennemi à la porte et prêt à
les exterminer, à l'intérieur le Consolateur refusant de les
guider ! Mais le Maire, M. Conscience, sans se laisser décourager,
étudia la réponse du Conseiller royal, puis, s'adressant au peuple,
il lui dit : « Les paroles du Conseiller royal signifient que nous
devons encore pendant quelque temps récolter le fruit de notre
péché. Mais les paroles comportent aussi l'espoir que nous serons
secourus et délivrés ; encore quelque temps d'angoisse et Emmanuel
viendra nous secourir. » Tous furent encouragés par la lueur
d'espoir que permettaient les paroles du Secrétaire royal.
Un nouvel assaut des troupes
de Diabolus fut repoussé. À la requête du Maire, les cloches furent
sonnées en signe d'allégresse, et les remerciements de la ville
furent portés au Secrétaire royal, dont les paroles [impliquant la
délivrance pour une date indéterminée] avaient réconforté et
fortifié l'armée et les citoyens.
Après ce nouvel échec,
Diabolus décida de changer de tactique : il n'enverrait plus devant
lui son tambour, ce qui ne faisait que jeter dans la terreur, il ne
se servirait plus du capitaine Sépulcre, mais lui-même irait à l'Âme
avec de douces paroles et des offres de paix :
« Ah ! leur dit-il, qu'il
l'aimait sa chère ville de l'Âme ! Que de nuits il avait passé dans
les veilles en songeant à son sort ! Que de pas et de démarches à
cause d'elle, dans la pensée de lui faire du bien. Loin de moi
l'idée de vous nuire ! Je ne désire pas continuer la guerre. Mais
livrez-vous à moi ; vous n'aurez pas à le regretter. Vous savez bien
que vous êtes à moi et que sous mon règne rien ne vous a manqué
Jamais vous n'avez traversé
de période aussi sombre que celle que vous connaissez maintenant ;
aussi bien ne jouirez-vous plus jamais de la paix que lorsque vous
m'appartiendrez. Acceptez mes offres ; et les Diaboloniens seront
vos serviteurs. Allons ! Renouvelons connaissance, soyons amis !
Excusez-moi de vous parler si longuement. Mais j'ai pour vous un si
grand amour '. Ne m'obligez donc pas à faire la guerre plus
longtemps ; épargnez-vous des terreurs. Je vous aurai de toutes
façons : ou librement ou par force. Ne vous faites pas d'illusion
sur vos forces ou sur un secours problématique qu'enverrait
Emmanuel. J'ai une puissante armée, commandée par (les chefs aussi
rapides que des aigles, aussi forts que des lions, plus désireux de
tomber sur une proie que les loups du soir. Donc, rendez-vous sans
plus attendre. »
Alors, le Maire de la Cité se
présenta pour lui répondre et dit : « O Diabolus, prince des
ténèbres, maître ès ruses, flatteries et mensonges, nous ne te
connaissons que trop, ayant déjà goûté à ta coupe d'étourdissement :
Pourrions-nous nous laisser séduire à nouveau ? Et si nous te
suivions, Emmanuel ne nous rejetterait-il pas de façon définitive ?
L'endroit qu'il t'a préparé pourrait-il être pour nous un lieu de
repos ? Mieux vaut mourir en combattant que d'être à nouveau victime
de tes flatteries et de tes séductions. »
Démasqué, voyant ses ruses
découvertes, Diabolus se retira plein de rage, bien décidé désormais
à faire à l'Âme une guerre sans merci. Il plaça ses chefs les plus
cruels tout autour de la Cité, et de part et d'autre on combattit
avec acharnement. Il y eut des blessés et des morts. Mais les
avantages étaient pour la ville, qui reprenait chaque jour plus de
vigueur et de courage. On entendait dans ses murs le chant des
psaumes et des cantiques, et celui des requêtes. Forts de leur
victoire, ils décidèrent de faire une sortie contre l'ennemi, mais
ils commirent l'erreur de choisir la nuit pour cette opération, au
lieu de l'accomplir le jour. Or, la nuit est l'heure propice par
excellence pour Diabolus. Qu'arriva-t-il ? Quand les assiégés
sortirent, ils furent immédiatement assaillis ; il semblait que
l'ennemi eût été averti et que les Diaboloniens les attendissent,
tout prêts au combat. L'affaire fut chaude. Il y eut beaucoup de
blessés et de morts de part et d'autre. Voyant qu'ils
n'obtiendraient point d'avantages sérieux, ceux de la ville se
retirèrent en emmenant leurs blessés. Pendant cette rencontre, les
Diaboloniens qui se cachaient dans Âme d'Homme sortirent de leurs
retraites, pensant tuer les indigènes, puisque l'armée était sortie.
Mais le seigneur Volonté tomba sur eux à l'improviste, et il en fit
un grand carnage.
Cet engagement nocturne avait
encouragé Diabolus qui, le jour suivant, s'avança avec hardiesse
sous les murs de la ville, demandant l'ouverture des portes. « Tu
n'auras rien que ce que tu prendras de force, répondit le Seigneur
Maire. Aussi longtemps que le Prince vivra, la ville n'appartiendra
à personne d'autre qu'à lui. » Et le Seigneur Volonté fit aussi une
réponse dont nous donnons ci-après une partie : « Quand nous ne te
connaissions pas, tu as pu nous prendre comme des oiseaux au piège ;
mais maintenant nous sommes passés des ténèbres à la lumière, de la
puissance de Satan à celle de Dieu ; et bien que tu nous fasses une
guerre cruelle, nous harcelant sans relâche, jamais nous ne nous
rendrons ; jamais nous ne déposerons les armes pour devenir les
esclaves d'un tyran aussi implacable que toi. La mort plutôt !
D'ailleurs, nous espérons toujours que le Roi viendra à notre
secours. »
Diabolus se retira à nouveau,
plein de fureur, et résolut de faire une nouvelle attaque, mais
cette fois une attaque de nuit, qui, dans sa pensée, devait être
décisive. Hélas ! elle devait l'être partiellement. La porte choisie
par lui pour y porter l'effort de ses armes, celle des Émotions,
n'était plus très résistante ; à l'intérieur, les principaux chefs
étaient blessés ; elle céda et l'ennemi pénétra dans la ville. Ce
fut un épouvantable massacre ; la cruauté des Diaboloniens se donna
libre cours et les habitants furent torturés, brûlés, écrasés. Le
Maire et le Seigneur Conscience eurent très particulièrement à
souffrir des vainqueurs. Si Shaddaï ne les avait soutenus,
certainement ils fussent morts l'un et l'autre. Quant au seigneur
Volonté, il avait eu le temps de gagner le Château, en même temps
que les Chefs et l'Armée du Prince, et de s'y enfermer avec eux.
S'il avait été pris, il eût été taillé en pièces, Diabolus ayant
donné un ordre à cet effet à son sujet. Les Capitaines et l'Armée
d'Emmanuel s'étaient enfermés dans la Citadelle pour leur propre
sécurité, 2° pour sauver la Ville de l'Âme, qui ne pouvait être
asservie aussi longtemps que tenait le Coeur de la Cité, 3° pour
conserver à Emmanuel ses prérogatives royales sur l'Âme.
Les maisons et les biens
étaient réquisitionnés par les Diaboloniens, et la plupart des
indigènes, pour échapper aux exactions de leurs ennemis, avaient
disparu, se réfugiant dans les cavernes et les rochers.
Abandonnée aux envahisseurs,
la ville était devenue un repaire de brigands. Cela dura plus de
deux ans et demi, mais le château-fort, au Coeur de la Cité, tenait
toujours.
Bien que réduits en cette
extrémité, et que l'ennemi fût dans la place, les habitants
réussirent à communiquer entre eux, et sur les conseils de M.
Crainte de Dieu, ils prièrent M. le Conseiller royal de rédiger une
supplique au Prince en leur faveur, ce qu'Il fit. M. Crainte de Dieu
leur avait dit effectivement que les autres requêtes n'avaient pas
été inspirées par le Conseiller royal, c'est pourquoi le Prince
n'avait pu y répondre.
Dans cette dernière
supplique, ils confessaient leur iniquité et leur indignité : « Nous
ne sommes plus dignes de t'appartenir ; tu pourrais flous rejeter à
jamais ; mais ne le fais pas à cause de ton Saint Nom. À cause de
notre extrême misère, lève-toi et agis en notre faveur. L'ennemi
nous enveloppe de toutes parts et nos transgressions se dressent
contre nous. L'ennemi parcourt les rues de notre Cité. Seule, ta
Grâce peut nous sauver. À qui irions-nous qu'à Toi ?
« De plus, nos chefs sont
affaiblis et dans la langueur ; mais nos ennemis relèvent la tête.
Ils sont forts, eux ! Ils se vantent, ils s'enorgueillissent et nous
menacent d'extermination. Nous sommes submergés par leur armée du
Doute. Notre sagesse, notre force c'était Toi ! Et tu nous a
quittés. À nous la honte et la confusion de face. Mais prends pitié
de nous, Seigneur ! Prends pitié de la misérable ville de l'Anne et
sauve-nous ! »
Cette requête fut portée à la
Cour par le Capitaine Confiance lui-même.
Et cette fois Emmanuel
entendit et répondit.
Mais Diabolus apprenant
qu'une requête de la ville était allée jusqu'au Roi Emmanuel, fut
rempli de terreur et de rage ! « Qu'on redouble de sévérité et
d'exaction contre la ville, commanda le tyran. Voici, Diaboloniens,
je vous la livre. Ah ils continuent leurs pétitions et leurs
prières ! Je leur en ferai passer le goût. »
Puis il se dirigea sur le
château, donnant l'ordre d'ouvrir les portes, sinon il exercerait
sur la Ville de l'Âme de cruelles représailles. Mais le portier, M.
Crainte de Dieu refusa, puis ajouta ces paroles : « Quand la ville
aura encore un peu souffert elle sera rendue parfaite, elle sortira
de l'épreuve fortifiée et sera définitivement rétablie. - Eh bien,
demanda le tyran, qu'on me livre ceux qui ont fait une pétition et
particulièrement le chef Confiance. Qu'on me livre ce valet, lui
seul, et je me retire de la ville. » Cette requête essuya un nouveau
refus. Diabolus reprit alors : « Vous envoyez des messages à
Emmanuel comme si votre méchanceté n'était pas comme liée à votre
cou ! Comment pourriez-vous prier avec des lèvres pures ? Comment
pourriez-vous subsister ? Je ne suis pas venu de mon propre' chef,
c'est Lui qui m'envoie contre vous. Comment donc espérez-vous
échapper ? »
- Notre Prince a dit : « Je
ne mettrai pas dehors celui qui viendra à moi », répondit Crainte de
Dieu. Sa Parole nous suffit. Il a aussi dit que toutes sortes de
péchés et de blasphèmes seront pardonnés aux hommes. Nous ne voulons
pas désespérer ; bien au contraire, nous espérons, nous attendons
toujours la délivrance. » Dépité, furieux, Diabolus se retira et
convoqua sur-le-champ un conseil de guerre.
Peu après son départ, le
Capitaine Confiance se présentait à la porte du château rapportant
plusieurs messages du Prince : pour le Seigneur Maire, le Seigneur
Volonté, le Prédicateur Conscience, pour M. Crainte de Dieu, enfin
pour tous les citoyens de la Ville. La teneur de ces diverses
lettres faisait voir qu'Emmanuel était parfaitement au courant de
tout ce qui se passait dans la Cité, et de la conduite particulière
des uns et des autres. Ils en furent réconfortés ; et ne se
sentirent plus si seuls. Le Capitaine Confiance fut alors appelé par
le Conseiller royal qui le promut au grade de Lieutenant général de
la Cité de l'Âme. Tous les autres chefs et l'Armée étaient placés
sous ses ordres, ainsi que tous les habitants. « C'est toi qui as la
direction suprême dans la guerre contre Diabolus, dit-il ; toi qui
feras sortir l'armée, toi qui la feras rentrer. »
Le conseil de guerre des
Diaboloniens fut assez laborieux : les Chefs furent consultés ;
l'avis général fut qu'il n'y avait pas de victoire tant que le
Château-fort tenait, et qu'il tiendrait aussi longtemps que d'aussi
braves capitaines s'y trouveraient renfermés. Puisque la crainte et
la terreur ne faisaient que renforcer leur obstination et leur
volonté de résister jusqu'au bout, pourquoi ne pas essayer d'autres
armes qui avaient toujours si bien réussi aux puissances des
Ténèbres ? Les Diaboloniens feraient mieux de quitter la ville, puis
ils veilleraient à la remplir de biens, de choses désirables, et
grâce à leurs créatures laissées en arrière, l'Anse serait entraînée
à pécher. Qui est fidèle à Shaddaï dans l'adversité, l'oublie vite
dans l'abondance ; l'expérience est constante. La séduction des
richesses étouffe ceux qui les possèdent. Quand un Coeur se laisse
prendre par lés vanités et les soucis de la vie, quand un homme se
laisse aller aux plaisirs de la table, à l'attrait des vins, c'en
est fait de lui ; ces choses le maîtrisent vite.
« Il est difficile qu'une
ville possède de grandes richesses sans avoir aussi quelques-uns des
nôtres à son service. Quel est le riche dans la cité de l'Anse qui
n'ait pas parmi ses serviteurs quelques Diaboloniens nommés
Profusion ou Prodigalité ou Volupté ou Pragmatisme ou Ostentation ?
Eux prendront le château fort par ruse. ».
Cet avis fut déclaré
excellent ; on étoufferait l'Âme sous les biens et les vanités de
cette vie, après s'être retiré de la Cité.
Tandis que le conseil de
guerre se terminait chez les Diaboloniens, dans le château-fort on
apportait au Lieutenant général Confiance un pli d'Emmanuel ainsi
conçu : « Le troisième jour je te rencontrerai dans la plaine qui
s'étend autour de la ville de l'Âme. »
- « Me rencontrer dans la
plaine ? » réfléchissait le Lieutenant général ! Que veut dire mon
Seigneur ? » Perplexe, il alla soumettre le message au Conseiller
royal, qui resta quelques instants silencieux, puis dit ceci :
« Après un long conciliabule, les Diaboloniens viennent de décider
de partir. Ils veulent amener la ville à pécher et à se détruire
elle-même en faisant abonder les richesses en son sein. Quant à eux,
embusqués dans les champs, ils observeront de loin ce qui se
passera. Prépare-toi, et sois dans la plaine avec les hommes du
Prince le troisième jour, comme Il te l'a ordonné, car Il viendra
certainement à la tête d'une puissante armée. »
Alors, tout heureux, le
Lieutenant général revint et communiqua le message aux chefs qui
furent remplis de joie. Puis il commanda aux trompettes de monter
sur le chemin de ronde du château, et là de jouer la plus belle
musique qu'ils pouvaient inventer. Ceux-ci montèrent au haut du
château puis firent retentir une mélodie suave qui jeta la
perplexité dans le camp des Diaboloniens. « Qu'est-ce que cela
voulait dire ? Qu'étaient-ce que ces accents ? Ce n'était pas un
appel aux armes, ni au pillage, ce n'était pas une charge ;
qu'était-ce donc ? » Surpris, les indigènes écoutaient aussi, et
avaient la conviction que cette musique était pour eux messagère de
bonnes nouvelles. Dans le camp des Diaboloniens, quelqu'un suggéra :
« Sans doute, leur Prince vient à leur secours... »,
Le lendemain, les.
Diaboloniens opéraient leur retraite jusque dans la plaine qui
s'étendait autour de la Ville. Attaqués ou non, ils se sentaient
plus en sûreté dans la plaine, soit pour se battre, soit pour fuir.
Dans la forteresse, le second
jour, chacun se préparait avec ardeur, car le lendemain même on
devait rencontrer le Prince. Avant que le soleil fût levé, l'armée
sortit de la ville. Le cri de guerre était celui-ci : l'épée du
Prince Emmanuel et le bouclier du Capitaine Confiance. Ce qui, dans
le langage ordinaire, est ainsi traduit : « la Parole de Dieu et la
Foi ». Les troupes commencèrent à encercler le camp de Diabolus. Le
capitaine Expérience, gravement blessé et encore insuffisamment
remis, était resté dans la ville, mais quand il vit que les
capitaines engageaient le combat, il saisit ses béquilles et se hâta
de rejoindre l'armée.
De part et d'autre on se
battait avec rage. Du haut du château, le Conseiller royal fit tirer
les frondes par ses hommes, les plus excellents viseurs qui fussent.
Le combat se prolongeait,
l'armée du Prince semblait faiblir. Emmanuel ne paraissait pas
encore. Pendant quelques minutes de répit, le Lieutenant général
Confiance harangua l'Armée : « Messieurs les soldats et mes frères,
je suis heureux de constater votre bravoure au service du Prince, et
votre amour pour la Ville. Jusqu'ici, vous vous êtes montrés loyaux
et courageux. Persévérez ! Nous devons continuer à harceler
l'ennemi, car certainement après un second engagement, Emmanuel
paraîtra. » De son côté, Diabolus harangua son armée pour la
persuader de tenir et de gagner la journée.
Le Lieutenant général n'avait
pas achevé son discours que l'estafette Célérité venait annoncer que
le Prince arrivait. La nouvelle se répandit de rang en rang, et des
chefs jusqu'aux soldats. Ceux-ci, oubliant fatigues et blessures, se
levèrent tous d'un bond comme des morts qui sortiraient du tombeau
et ils chargèrent à nouveau l'ennemi en faisant résonner le cri de
guerre : « La Parole de Dieu et la Foi ! ».
Les Diaboloniens aussi se
dressèrent, mais ils semblaient avoir perdu courage et leurs rangs
s'éclaircissaient. Le combat avait recommencé depuis une heure à peu
près, quand, levant les yeux, le capitaine Confiance vit au loin
l'armée d'Emmanuel marcher toutes enseignes déployées. Elle
s'avançait avec tant de rapidité que les pieds des soldats
semblaient ne pas toucher la terre. Alors, le Lieutenant général
Confiance suivi de ses hommes, se tourna vers la Ville, laissant le
champ aux Diaboloniens qui se mirent à les poursuivre. Puis, faisant
peu après volte-face, ils attaquèrent ceux qui les poursuivaient ;
les ennemis d'Aine d'Homme étaient pris entre deux feux. Diabolus se
voyant battu et comprenant que la partie était perdue pour lui,
recourut à la fuite sans plus se soucier de son armée. Pas un
incrédule ne put subsister devant Emmanuel. De tous côtés, ils
jonchaient le sol.
Le combat terminé, tous
s'approchèrent d'Emmanuel pour le saluer. Il les reçut avec joie et
leur dit : « La paix soit avec vous. »
L'entrée dans la ville fut un
triomphe. Toutes les portes étaient grandes ouvertes, celles de la
Ville et celles du Château. Le chemin avait été semé de lys, de
beaucoup d'autres fleurs et de verdure ; les maisons aussi étaient
décorées. Partout des chants s'élevaient. Les capitaines Confiance
et Bonne-Espérance ouvraient le cortège, suivis du chef Charité et
de quelques-uns de ses compagnons. Patience venait ensuite avec les
autres capitaines qui tenaient la droite et la gauche du chemin. Au
centre s'avançait Emmanuel dont l'armure était d'or fin.
Quand le Prince fut arrivé à
la hauteur des portes, les Anciens qui y étaient descendus firent
retentir ce cantique : « Haussez-vous, portes éternelles, et le Roi
de Gloire entrera. Qui est ce roi de gloire Y C'est l'Éternel
puissant dans les combats. Haussez-vous, portes éternelles... » Aux
portes du château attendaient les seigneurs de la Ville : le Maire
(M. Intelligence), MM. Volonté, Conscience, Connaissance, Pensée et
plusieurs autres membres de la noblesse. Ils se prosternèrent devant
Emmanuel et baisèrent la poussière de ses pieds, le bénissant et le
louant de ce qu'Il avait eu pitié d'eux, de ce qu'il était venu
restaurer l'Âme et la délivrer de ses ennemis. Puis, Emmanuel entra
dans le Château qui avait été préparé à le recevoir par les soins du
chef Confiance et purifié par la présence du Conseiller royal :
l'Esprit-Saint.
Le peuple vint alors au
château pour s'humilier de son péché. Tous les habitants se
prosternèrent dans la poussière, tous se lamentèrent et implorèrent
leur pardon. « Ne pleurez pas, dit Emmanuel, mais levez-vous et
réjouissez-vous ; faites un festin et envoyez des portions à ceux
qui sont pauvres. La joie de l'Éternel sera votre force. Je reviens
à vous avec de grandes compassions, mon nom sera établi parmi vous,
exalté et glorifié. » Puis il les embrassa et les serra contre son
Coeur. Enfin, il fit des présents aux anciens, aux officiers et à
leurs familles. Ensuite il dit : Vous irez laver vos habits à la
fontaine ouverte pour Juda et Jérusalem, puis vous mettrez vos
ornements et reviendrez au château. »
Désormais, la joie, les
chants, les danses remplirent la ville. Dans les jours qui
suivirent, le seigneur Maire donna des ordres pour que les morts qui
jonchaient la plaine fussent enterrés. Des hommes partirent sous la
direction des chefs Crainte de Dieu et Droiture pour s'acquitter de
cette besogne. Là, dans la plaine, gisaient tous les sceptiques,
tous ceux qui refusent de croire en l'Élection, la Vocation, la
Grâce, la persévérance, la résurrection, ceux qui mettent en doute
le Salut et la Gloire à venir. Là gisaient les capitaines Rage,
Cruauté, Damnation, Insatiable, Soufre, Tourment, Sépulcre, Sans
espérance. Quant aux grands chefs diaboloniens ils s'étaient tous
enfuis à la suite de Diabolus, quand ils avaient vu que la bataille
était perdue.
Hélas ! Diabolus n'est pas
encore enchaîné dans l'Abîme. Aussi longtemps qu'il garde quelque
liberté d'action, il l'emploiera toujours à attaquer la ville de
l'Anse ; toujours, il refusera de s'avouer définitivement vaincu.
Ainsi, après cette défaite, il s'empressa de lever une nouvelle
armée. Mais, au lieu de la composer uniquement des soldats du Doute,
il n'en prit que dix mille et leur adjoignit quinze mille
sanguinaires avec leurs chefs dont les noms suivent : Caïn, Nemrod,
Ismaël, Ésaü, Saül, Absalon, Judas, Pape ; tous avaient leurs
couleurs, bannières et écussons. Les couleurs du chef Pape étaient
rouges, et les armes brodées sur sa bannière représentaient un
bûcher, une flamme et une victime dans la flamme. Diabolus donna à
chaque armée des chefs choisis avec soin, puis revint encercler la
ville de l'Âme menaçant de l'incendier si elle ne se rendait pas.
L'ordre de reddition fut transmis au Prince avec ces lignes qu'avait
ajoutées la Ville : « Seigneur, sauve-nous des hommes sanguinaires
et cruels. »
Emmanuel prit en
considération la requête de la Ville et donna des ordres pour sa
défense. Lui-même plaça les chefs Foi et Patience du côté où se
trouvaient massés les hommes sanguinaires. Du côté des Douteurs, il
plaça les chefs Espérance, Charité et le seigneur Volonté. Quant au
chef Expérience, il devait instruire les recrues sur la place du
Marché. Ensuite, Emmanuel fit hisser ses couleurs sur le château.
Cette guerre dura longtemps,
et mit à l'épreuve la foi, l'espérance et l'amour de l'Âme ; elle
donna aussi l'occasion au jeune chef Renoncement, nouvellement
promu, de se distinguer.
Enfin, certain jour, Emmanuel
fit deux bandes de ses troupes : l'une devait poursuivre l'armée du
Doute, et la passer au fil de l'épée. L'autre devait combattre les
Sanguinaires mais les saisir vivants.
Un matin, au temps marqué,
les chefs et l'armée sortirent : les capitaines Espérance, Charité,
Innocence et Expérience marchèrent sur le camp des Douteurs. Ceux-ci
songeant à la défaite récemment subie par les leurs, prirent la
fuite. L'armée les poursuivit, beaucoup furent tués mais beaucoup
aussi échappèrent.
L'armée qui sortait contre
les Sanguinaires s'apprêta à les encercler. Les troupes
diaboloniennes n'apercevant pas Emmanuel avec l'armée en conclurent
qu'il n'était pas non plus dans la ville ; et observant la manoeuvre
de ceux qui venaient contre eux pensèrent que c'était là l'une de
ces façons de faire extravagantes des serviteurs d'Emmanuel, et loin
de les redouter, ils les méprisèrent. Mais ils furent promptement
encerclés. À ce même moment, les chefs qui revenaient de la
poursuite des Douteurs vinrent prêter main-forte aux troupes de la
Ville, et lorsque les Sanguinaires prirent l'alarme, il était déjà
trop tard. Eux aussi auraient fui s'ils l'avaient pu, car s'ils sont
cruels et pleins de méchanceté quand ils ont la victoire, ils n'ont
plus que des Coeurs de poulet lorsqu'ils se voient vaincus.
Ils furent amenés devant le
Prince qui leur fit subir un interrogatoire pour savoir d'où ils
venaient. Les uns appartenaient au pays des aveugles, d'autres au
district du zèle aveugle, d'autres au comté de la malice et de
l'envie. Quand les premiers eurent les yeux ouverts, virent où ils
étaient et contre qui ils avaient combattu, ils tremblèrent de
frayeur et implorèrent la pitié. Tous ceux qui le firent eurent la
vie sauve ; le Prince leur toucha les lèvres de son sceptre d'or.
Ceux qui faisaient partie du
second groupe : « le zèle aveugle » n'implorèrent pas la pitié, et
même ils prétendirent justifier leur conduite : parce que,
disaient-ils, les lois et les coutumes de la Ville de l'Âme sont
inacceptables et diffèrent totalement de celles de tous les autres
pays environnants. Peu se laissèrent convaincre d'avoir agi
méchamment. Mais ceux qui reconnurent leur erreur et leur iniquité
et qui implorèrent la miséricorde du Prince, l'obtinrent.
Quant à ceux qui venaient du
district de la méchanceté, ils ne pleurèrent pas et n'essayèrent pas
de justifier leur conduite. Mais ils tremblèrent de rage inassouvie
à la pensée qu'ils ne pourraient pas tirer vengeance de la Cité de
l'Âme, comme ils l'avaient espéré. Tous ceux-là furent liés de
chaînes sur l'ordre du Prince pour attendre le jour du Jugement du
grand Roi Shaddaï.
Plusieurs Douteurs de ceux
qui avaient été battus par les troupes de la Cité de l'Âme, au lieu
de retourner en leur pays, se mirent à rôder aux environs de la
Ville. On les apercevait par bandes de cinq, sept, et même
davantage. Ensuite, ils s'enhardirent et pénétrèrent dans la Ville
où ils furent reçus par des Diaboloniens qui s'y trouvaient encore,
malgré les recherches jamais lassées du Seigneur Volonté. Il les
traquait de jour et de nuit, aidé de son second, M Diligence. Grâce
à eux, beaucoup tombèrent sous l'épée de la Justice. Le capitaine
Renoncement apprenant qu'Amour de soi se promenait encore de par la
ville et qu'il était en faveur auprès de certains habitants déclara
que si ses concitoyens supportaient encore la présence de semblable
vilain, il n'avait plus qu'à rendre son épée au Prince. Et
s'avançant, il saisit dans la foule Amour de soi », il le fit
encercler par ses soldats et tuer sur place. Il y eut bien quelques
murmures parmi le peuple, mais personne n'osa trop élever la voix
car Emmanuel était dans la ville.
Le Prince apprenant de quel
zèle le capitaine Renoncement avait fait preuve, l'anoblit. Le
Seigneur Volonté reçut aussi les marques de la haute approbation
d'Emmanuel.
Une fois que la ville fut à
peu près débarrassée de ses ennemis, le Prince annonça que certain
jour, Il parlerait aux habitants sur la place du Marché ; Il leur
parlerait de choses qui, si elles étaient observées, concourraient à
leur sécurité et à leur confort, en même temps qu'à la destruction
et à la condamnation des Diaboloniens nés dans la Cité.
EXHORTATION D'EMMANUEL A L'ÂME SAUVÉE, PURIFIÉE, CONSOLÉE. - NÉCESSITÉ DE L'ÉPREUVE ET DU COMBAT QUI EMPÊCHENT LA STAGNATION SPIRITUELLE. - « TIENS FERME JUSQU'A CE QUE JE VIENNE. »
Au jour dit, la
ville s'assembla comme le Prince l'avait demandé ; et à l'heure
qu'Il avait fixée Il arriva sur son char entouré de ses capitaines
en grande tenue ; ceux-ci à cheval tenaient la droite et la gauche
d'Emmanuel. Le silence se fit dans la foule à leur arrivée, et après
l'échange des salutations et des manifestations d'amour, le Prince
commença son discours et dit :
« Ville de l'Âme, tu m'es
extrêmement précieuse ; je t'ai conféré de nombreux et de grands
privilèges, je t'ai discernée, je t'ai choisie entre beaucoup, non à
cause de tes mérites mais à cause de moi-même.
« Je t'ai rachetée de la main
de mon Père ; car en brisant sa Loi tu tombais sous le coup du
châtiment. Puis je t'ai délivrée du joug du tyran Diabolus, parce
que je t'aime. J'ai aussi veillé à ôter de ton Chemin ce qui pouvait
entraver ta marche vers le ciel. Je t'ai rachetée, non avec des
choses corruptibles, mais avec mon Sang, ma Vie, pavant ta dette et
te réconciliant avec mon Père. Je t'assure par là un héritage
glorieux dans les demeures éternelles, où sont des choses que l'oeil
n'a point contemplées, que l'oreille n'a jamais entendues, et qui ne
sont pas entrées au Coeur de l'homme.
« Je t'ai délivrée de la main
de tes ennemis, auxquels tu t'étais donnée, en 'désobéissant à mon
Père. Tu étais heureuse de leur appartenir et même de mourir sous
leur loi. Je suis venu à toi pour te réveiller de l'abîme et te
ramener des chemins qui vont à la mort, d'abord par ma Loi, puis par
mon Évangile : la bonne nouvelle du salut. Tu sais ce que tu étais,
combien de fois tu t'es rebellée contre mon Père et contre moi ;
cependant je ne t'ai pas abandonnée comme tu le vois aujourd'hui :
je t'ai attendue, je t'ai pardonnée, je t'ai reçue par grâce, par
faveur, n'acceptant pas que tu te perdisses, ce dont tu ne te
souciais pas toi-même. Je t'ai entourée ; je t'ai affligée ; j'ai
ramené ton Coeur par la souffrance pour le conduire à choisir ce qui
est ton bien et ton bonheur.
Considère aussi quelle
compagnie de l'armée céleste j'ai logé dans tes murs : les troupes
royales sont dans ta citadelle au Coeur de la cité ; elles ont
combattu pour toi dans toutes tes détresses. Chacun d'eux travaille
à te défendre, à te purifier, à te fortifier, te préparant ainsi
pour moi afin que tu puisses paraître en la Présence de mon Père et
soutenir l'éclat de sa gloire ; car c'est pour cela que tu as été
créée, pour cette haute destinée.
Tu sais que j'ai pardonné tes
retours en arrière, tes défaillances. Certes, j'en ai ressenti de
l'indignation ; mais mon indignation est tombée sur tes ennemis, et
toi je t'ai pardonnée, je t'ai guérie.
À cause de tes péchés, de ton
oubli, j'ai caché ma Face, je me suis retiré de toi, et ce ne sont
pas tes mérites qui m'ont ramené vers toi. Même loin de toi
cependant, je ne t'oubliai point. J'ai dressé comme une haie autour
de toi quand je t'ai vue poursuivre des choses dans lesquelles je ne
pouvais trouver plaisir. J'ai changé ce qui te paraissait doux en
amertume, ton jour en nuit, le chemin facile en sentier épineux, à
la confusion de tes ennemis qui voulaient ta ruine. C'est moi qui ai
envoyé M. Crainte de Dieu dans tes murs, c'est mol qui ai réveillé
ta conscience, ton intelligence, ta volonté, tes affections, lorsque
tu m'eus oublié pour un temps. Je t'ai mis au Coeur de me chercher
avec soin, je t'ai fait comprendre qu'en me trouvant tu trouvais
aussi ton propre bonheur : ta santé, ton salut. C'est moi qui t'ai
donné la force de résister aux Diaboloniens et de les vaincre ;
c'est moi qui les ai taillés en pièces devant ta face.
« Je suis revenu à toi dans
la paix ; j'ai effacé tes transgressions. Il n'en sera plus
maintenant comme aux jours d'autrefois, ton avenir surpassera
infiniment ce que tu as connu jusqu'ici. Encore un peu de temps et
je viendrai te chercher et te transporter dans la Maison du Père où
tu connaîtras une puissance et une gloire qui dépassent infiniment
ce que tu peux imaginer ou concevoir ici-bas. Tu deviendras son
habitation, à quoi tu étais destinée lorsque tu fus créée au sein de
l'Univers, et tu seras en étonnement, en admiration pour tous, tu
seras un monument de la Grâce qui subsistera toujours. Dans la
Maison du Père, tu verras ce qui dépasse infiniment ton horizon
pendant que tu habites cette enceinte, et tu égaleras ceux qui
actuellement sont d'un rang supérieur au tien. Là tu auras une
parfaite communion avec moi, avec le Père et le Conseiller royal,
communion dont tu ne peux jouir dans sa plénitude ici-bas.
Là, tu n'auras plus à
craindre les meurtriers.
Là, plus de complots contre
toi, plus d'ennemis cherchant ta ruine.
Là, plus de mauvaises
nouvelles, plus de messagers de Satan avec leurs menaces et leurs
méchants desseins.
Là, tu ne verras plus leurs
étendards, tu n'entendras plus leurs cris de guerre, tu n'auras plus
besoin d'armée et de gardes.
Là, plus de deuil, de
tristesse. Là, les Diaboloniens ne pourront plus se dissimuler, se
terrer dans tes murailles, ramper dans ta demeure. Tu jouiras d'une
vie nouvelle, infiniment douce, et dégagée dès misères que tu
connais actuellement.
« Tu rencontreras dans la
Demeure du Père beaucoup d'autres pèlerins qui ont connu, eux aussi,
la douleur, la tristesse, les combats. Je les ai aussi élus et
rachetés, mis à part pour la Cité royale et la Maison de mon Père.
Et vous vous réjouirez ensemble.
« Enfin mon Père et moi nous
avons préparé pour toi des trésors jamais encore vus depuis la
fondation du monde ; ils sont scellés jusqu'au moment que tu seras
dans la demeure de mon Père. Ceux qui habitent cette demeure
t'aiment déjà et se réjouissent déjà à cause de toi. Combien plus
encore quand tu seras glorifiée et exaltée.
Je t'ai montré quelle est la
gloire qui t'attend, si tu m'écoutes, si tu comprends. Et maintenant
je vais te montrer ce que tu dois faire jusqu'à ce que je revienne
te prendre avec moi.
« Je te conseille de garder
tes vêtements blancs, ils sont de fin lin ; garde-les blancs et
purs. Fais-le. Ce sera ta sagesse, ton honneur ; ce sera aussi ma
gloire. Tant que tes vêtements sont blancs, le monde sait que tu es
à moi. Et moi je me réjouis en tes voies, car alors tu es lumière,
comme l'éclair qui sillonne la nue, et ceux que tu côtoies en sont
forcément éblouis. Que ton vêtement soit donc celui que j'aime, et
que tes pieds suivent le sentier de ma Loi...
Tu sais que j'ai ouvert pour
toi une fontaine où tu peux laver tes vêtements. Veille à les y
laver souvent. Ce serait un déshonneur pour moi que tu te promènes
en vêtements souillés, et ce serait aussi pour ton malheur. Ne
permets pas que les vêtements que je te donne soient souillés par la
chair. Garde tes vêtements blancs, et oins ta tête d'huile.
Je t'ai entourée de
compassions, je t'ai aimée, je t'ai rachetée, je t'ai délivrée de
tes ennemis. Que te demandé-je en retour ? Ceci : Ne me rends pas le
mal pour le bien ; que la pensée de mon amour pour toi te suive,
t'amène à toujours suivre mes sentiers. Et il convient que tu le
fasses étant l'objet d'une si grande Faveur.
J'ai été mort. Et maintenant
je vis. Je vis afin que tu ne meures point. Je t'ai réconciliée avec
mon Père par le sang de ma croix ; étant réconciliée, tu vis par
moi. Je prie pour toi, je combats pour toi, je t'entoure de ma
bonté.
Rien ne peut te nuire que le
péché. Rien ne peut m'attrister que le péché. Rien ne peut t'avilir
aux yeux de tes ennemis que le péché. Prends garde de ne point
pécher.
Je laisse encore subsister
quelques Diaboloniens en tes murs, et c'est pour ton bien. C'est
pour que tu restes sur tes gardes, et c'est aussi pour éprouver ton
amour, pour que tu deviennes vigilante, pour que tu apprécies
toujours davantage mes chefs, mes soldats, ma miséricorde.
C'est aussi pour que tu te
souviennes du misérable état dans lequel tu étais tombée, lorsque
les Diaboloniens et leur Chef régnaient sur toi et qu'ils occupaient
la forteresse.
Si tous tes ennemis
intérieurs étaient détruits, tu t'endormirais et deviendrais une
proie facile pour tes ennemis du dehors.
Je laisse donc quelques
Diaboloniens en tes murs, non pour qu'ils te nuisent (ce qu'ils
feront certainement si tu les sers), mais pour ton bien. Sache donc
que quelles que soient les tentations semées sous tes pas, le
résultat doit être de te conduire plus près du Père, de t'enseigner
à combattre, de te conduire à prier davantage, et de te diminuer à
tes propres yeux ; donc de te garder de l'orgueil. Écoute
soigneusement rues instructions.
Veille à ne point écouter
l'ennemi qui reste en tes murs ; tu ne le laisseras pas te détourner
de moi. Montre ton amour, en restant fidèle à celui qui t'a
rachetée. Que la vue d'un ennemi augmente ton amour pour moi. Sois
fidèle ; et moi je suis ton Avocat auprès du Père. Aime-moi en
surmontant la tentation, et moi je t'aimerai malgré tes infirmités.
Souviens-toi de ce que mes
Chefs, mon Armée, mes Armes ont fait pour toi. Sans leur secours,
Diabolus t'eût dévorée. Veille donc à leur entretien ; nourris-les.
Fais-tu le bien, ils se portent bien ; fais-tu le mal, ils se
portent mal, sont malades et affaiblis. Ne les rends pas malades, tu
les affaiblirais, et s'ils sont faibles, comment serais-tu forte ?
Veille à ne pas te laisser guider par tes sens, par les émotions,
mais tu dois vivre de ma Parole. Même quand je t'aurai quittée,
sache que je ne t'oublie pas et que tu es dans mon Coeur à toujours.
« Souviens-toi donc que je
t'aime. Je t'ai commandé de veiller, de lutter, de prier, de
combattre l'ennemi ; et maintenant je te commande de croire que mon
amour est toujours avec toi, qu'il t'environne constamment.
« O Cité de l'Âme, tu es dans
mon Coeur, et tu as mon amour. Sois vigilante. Voici, je ne place
sur toi aucun autre fardeau :
« TIENS FERME ! JUSQU'A CE QUE JE VIENNE ! »
A Christ seul soit la Gloire
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