DE LA SECONDE PERSÉCUTION GÉNÉRALE INTENTÉE AUX VAUDOIS DES VALLÉES DU PIÉMONT.
(De 1520 à 1560.)
Sources et AUTORITÉS. - Gilles, Perrin, de Thou. - Memorabilis historia persecutionum, bellorumque inpopulum vulgo valdensem appellatum , Angrunicam, Luserneam , Sanmartineam, Perusinam, aliasque regionis Pedemontano valles incolentem , ab anno 1555 ad 1561 , religionis ergo gestorum Anno MDLXII , gallice primum in lucem edita ; nunc vero a Christophoro RICHARDO Biturige, latine donata . Un vol . petit in-80 en italiques , de 151 pages. Même ouvrage , en français Histoire des persécutions et guerres faites depuis l'an 1555, jusques en l'an 1561 , contre le peuple appelé Vaudois, etc.... imprimé la même année ( 1562) petit in-40 de 173 pages. Même ouvrage dans CRESPIN : Histoire mémorable des persécutions... etc. Edit. fol . de 1619, du fol . 532 au fol . 547. - Hist . mém. de la guerre faite par le duc de Savoye Emmanuel Philibert , contre ses sujets d'Angrogne, Pérouse... etc. traduit de l'italien . Imprimé en 1561. — Même ouvrage, publié en italien la même année. - Hist. des perséc. contre les Vaudois, de 1555 à 1561 etc. Reproduction combinée des deux ouvrages précédents . Genève, 1581. — Historia ecclesia Waldensium , etc. in- 40 imp. à Strasbourg en 1668. Histoire des chrétiens communément nommés Vaudois , pendant les douze premiers siècles ; imp. à Harlem en 1765. Cet ouvrage avait précédemment été publié en hollandais , à Amsterdam, en 1732. ( Historie der christenen, die men gemeenlyk Waldensen noemt) . - Chronique des Vaudois, depuis 1160 à 1655, imp. en Allemand , à Zurich , en 1655 ; réimprimé à Schaffouse la même année (chez Souter ce fut le premier ouvrage de cet imprimeur célèbre) ; traduit en hollandais , et imp. à Amsterdam en 1656 ; et en français, la même année, à Genève. - Voir, en outre, les sources générales , qui ont été indiquées en tête du Ier vol . Les sources manuscrites sont presque nulles. Relazione dei successi nelle valli di Luserna e Piemonte , l'anno 1559-1634. ( Sans date ni lieu d'impression) . — Histoire mém. de la guerre faite par le duc de Savoje , Emmanuel Philibert , contre ses subjects des vallées d'Angrogne , Pérosse ... et autres circonvoisines , pour compte de la religion . Ensemble les articles et capitulations de l'accord proposé audit Seigneur par lesdits subjects , au mois de juing 1561. Nouvellement traduit de l'italien en français. MDLXII (petit in- 8º de 30 p. ) .
Après avoir publié la Bible et corroboré leur unité de foi avec l'Eglise réformée, les Vaudois se mirent à prêcher publiquement la bonne nouvelle du salut.
On sait que les maisons des Barbes avaient jusque-là servi de lieu de réunion.
Telle l'Eglise primitive, en butte pendant des siècles aux répulsions du dehors, avait longtemps abrité ses témoignages au sein des demeures privées. Elle n’en fut pas moins active dans ce modeste ministère et parut tout à coup plus forte au sortir de ce premier âge de concentration.
Les vallées vaudoises suivirent la même voie. On doit croire que c’était celle du Seigneur. Tous leurs temples s'y construisirent alors en une seule année(1).
(1) De 1555 à 1556.
Le nombre des auditeurs qui se pressaient alors dans la demeure des Barbes devenait trop considérable pour qu’ils pussent tous y trouver place; car il en venait non-seulement des vallées, mais de la plaine du Piémont; et comme la paroisse d’Angrogne était la plus accessible à leurs pas, ils s’y rendaient aussi en plus grand nombre.
Un jour la foule, réunie sur la place du village, attendait de pouvoir pénétrer dans la demeure pastorale, déjà pleine de monde. On était au mois d’août 1555. Le pasteur enseignait au dedans; un maître d’école vint prêcher au dehors.
« Oui, les temps sont venus, s’écria-t-il, que l'Evangile doit être annoncé à toute nation, que l’Eternel répandra son esprit sur toute créature ! Venez vous abreuver à ces sources vives de la grâce par laquelle Christ désaltère nos âmes! Heureux ceux qui ont faim et soif de sa justice, car ils seront rassasiés ! »
Et le peuple, plus impatient encore , appelait le pasteur. C’était Etienne Noël, que Gilles, en revenant de Calabre, avait amené de Lausanne.
Il dut sortir de sa demeure et prêcher en plein air. La retraite n'était plus possible. Un temple fut construit sur cette place, et avant la fin de l’année, il s’en élevait un autre à une demi-lieue de là. Ces deux temples subsistent encore de nos jours (1).
(1) Le premier est celui de Saint-Laurent, le second, celui de Serres; Ils n'ont fait que subir diverses réparations.
Les pasteurs y lisaient tous les jours la Bible et l’expliquaient au peuple; le peuple ne s’en rassasiait pas.
Dans les autres communes il demanda également des temples; en dix-huit mois ils furent tous construits.
Quelle puissance de vie et d’activité évangéliques!
« Montre-moi la foi par tes œuvres, disait saint Jacques à l'Eglise primitive;» et celle-ci, poursuivant son humble ministère dans les demeures privées, travailla pendant des siècles à la conquête des âmes qu’elle élevait vers le ciel, comme autant de temples consacrés au Seigneur; puis ses parvis se dressèrent partout.
Ainsi l'Eglise vaudoise, après des siècles de vie cachée, ouvre le sanctuaire de ses enseignements, et tous les temples de ses vallées s’élèvent à la fois. Ils ne devaient pas tarder à être cimentés par le sang des martyrs.
Voilà les œuvres de notre foi, eussent pu dire à l’apôtre ces dignes héritiers des chrétiens primitifs!
Mais ils avaient été favorisés par la bonté de leurs souverains. On trouve, à la date du 8 mai 1506, un bref de Jules II, adressé au duc de Savoie, qui avait intercédé pour eux auprès de la cour de Rome (1), et pendant une vingtaine d’années encore après la tenue du grand synode de 1532, les Vaudois vécurent assez tranquilles.
(1) Nobie huenüiUr evpplicari fecüli ut tubdilû prœdiclit ne vexenlur... Archives de la cour de Turin. T. 620. Cat. valdeti ; י׳ןז de série *. 620.
" Les pasteurs et autres directeurs des Eglises, dit Gilles, avaient délibéré de faire leurs exercices de religion avec le moins d’apparence et de bruit qu’ils pourraient, afin de ne pas irriter, sans nécessité, ceux qui s'attendaient que l’occasion de leur faire du mal.
Lorsque la prudence ne nuit pas au dévouement, elle en rehausse la valeur ; et plus tard, ayant été amenés par la Providence à jouir d’une publicité qu’ils n’avaient pas cherchée, ces courageux propagateurs de l’Evangile furent avertis d’avoir à se restreindre. — Pourquoi diminuer l’œuvre de Dieu et le champ qu’il nous donne? — Des bandes armées vont venir de Turin pour vous anéantir (1).
(1) Ce bruit courait dans les vallées au mois de décembre 1555.
Dieu saura défendre ce qu’il a établi., — Et ils poursuivirent avec le calme du courage l’œuvre commencée dans le calme de la prudence. C’est là le caractère des âmes fortes ; c’était celui de ces évangéliques montagnards.
Mais lorsque sept temples à la fois se furent élevés dans les Vallées; lorsque, malgré le supplice de Laborie, de Vernoux, de Varailles et d’Hector, martyrisés à cette époque, on eut vu le nombre des étudiants vaudois à l'étranger , et celui des pasteurs étrangers en Piémont, s’augmenter en même temps que les troupeaux affamés de pâture biblique, la cour de Rome, épouvantée, s’arma de toutes ses rigueurs.
Les vallées vaudoises et la ville de Turin appartenaient alors à la France. L’infortuné duc de Savoie, Charles III, surnommé à si juste titre le Bon, avait demandé du secours à Charles-Quint, et du fond de sa retraite de Verceil il voyait avec douleur ses Etats héréditaires alternativement en proie à ses alliés et à ses ennemis.
Un pape bienveillant et juste, qui avait manifesté des sympathies pour la réformation et témoigné le désir de l’introduire dans l'Eglise, Marcel II, élu le 9 d’avril 1555, mourut inopinément vingt et un jour après son exaltation, frappé, dit-on, d’apoplexie.
Son successeur, Paul IV (1), plus fidèle à l’esprit du catholicisme, au lieu de favoriser le progrès, voulait l'anéantir.
(1) Elu le 27 mai 1555.
Les circonstances semblèrent d’abord se prêter à ses vues. Le cardinal de Lorraine et celui de Tournon, si fatal déjà aux Vaudois de Provence, s'étaient rendus à Rome le 15 décembre 1555, pour conclure, au nom du roi de France, une ligue contre les Espagnols. En même temps le nonce écrivit de Turin pour faire connaître les progrès des Vaudois, et par le retour des cardinaux diplomates, Paul IV, s’adressant à Henri II, avec qui il venait de traiter alliance, lui demanda de sévir contre ces hérétiques.
Le monarque français transmit au parlement de Turin des ordres en conséquence ; et cette assemblée nomma deux commissaires, Saint-Julian et Della Chiesa (en latin de Ecclesia), qui devaient se rendre sur les lieux, recueillir des informations, dresser un rapport, chercher à ramener les Vaudois au catholicisme, et prendre à cet effet toutes les mesures qu’ils jugeraient nécessaires.
Ces délégués, escortés d’une suite nombreuse, arrivèrent dans les Vallées au mois de mars 1556. Ils commencèrent par répandre une proclamation où, rappelant le respect qui était dû à l’autorité du roi et de l'Eglise, ils menaçaient des peines les plus sévères ceux qui y résisteraient. Les Vaudois répondirent qu’ils étaient des sujets et des chrétiens fidèles et le seraient toujours. Mais l’irritation des catholiques était grande contre les réformés.
Un homme de Saint-Jean qui avait fait baptiser son enfant par le pasteur d’Angrogne, fut dénoncé aux commissaires et cité devant eux à Pignerol. Là il reçut ordre de faire rebaptiser son enfant par un prêtre, faute de quoi lui-même serait brûlé vif.
Le villageois interdit gardait le silence.
Pressé de répondre, il demanda à réfléchir. —Tu ne sortiras pas d’ici sans t’être décidé. — Laissez-moi du moins prendre conseil. — De ton confesseur, par hasard? ajouta d’un air ironique le vice-président (1). — Oui, monseigneur, répondit gravement le chrétien. Sa demande lui fut accordée. — Que va-t-il faire? se disaient les assistants.—L’homme des champs se retira dans le fond de la chambre, et s'agenouillant sans crainte en face de ces seigneurs, se mit à prier Dieu avec humilité.
(1) Le commissaire Saint-Julian, était troisième président du parlement de Turin ; et Della Chiesa troisième conseiller.
N’est-ce pas là le meilleur conseiller; l’ami auquel on peut confier toutes ses peines; le seul confesseur puissant, pour absoudre et pour diriger? — A quoi te résous-tu? reprirent les magistrats? — Assumez-vous sur votre âme, le mal qu’il peut y avoir à faire ce que vous me demandez? répondit le paysan.
Les commissaires interdits à leur tour, le renvoyèrent sans insister.
Mais autour d’eux le fanatisme s’excitait aux violences, et les passions les plus basses se faisaient jour par le langage le plus grossier. — S’il continue ses audacieuses prédications, s'écriait sur la place publique de Briquèras un homme nommé Trombaud, j’irai couper le nez à ce maudit pasteur d’Angrogne.
Les moindres incidents avaient alors une signification; ils paraissaient à l'imagination vive et simple du peuple, se produire sous la main de Dieu. Et pourquoi n’en serait-il pas ainsi? Ce même Trombaud, s’étant acheminé de nuit vers les montagnes d’Angrogne, fut assailli par un loup, qui lui sauta au visage et le défigura; de sorte que la dent d’une bête féroce lui fit subir à lui-même cette mutilation dont sa main avait menacé le pasteur.
Si vulgaire que nous paraisse cette circonstance, elle fut prise alors pour un châtiment providentiel, et retarda peut-être l’explosion de l’orage qui s’amoncelait sur les Vaudois.
Les commissaires s’étaient rendus dans la vallée de Pérouse, puis à Luserne, et enfin à Angrogne, où ils visitèrent les deux temples et assistèrent à la prédication.
Lorsque le pasteur fut descendu de chaire, ils ordonnèrent à un moine d’y monter à son tour, en invitant l’assemblée à l’écouter aussi. Le moine prêcha sur l’unité de l'Eglise catholique et dit que c’était un crime de s’en séparer.
— C’est elle qui s’est séparée de l’Evangile, fit observer le pasteur, lorsque le moine eut cessé de parler; et si messieurs les commissaires veulent nous le permettre, nous le prouverons par la Bible.
— Nous ne sommes pas venus ici pour discuter, mais pour faire observer les ordres du roi. Souvenez-vous de ce qui est arrivé il y a dix ans, à vos frères de Mérindol et de Cabrières, pour avoir résisté aux lois de l'Eglise (1).
(1) C’était uue allusion aux massacres affreux qui ensanglantèrent les bords de la Durance en 1545. Voy. chap. V. du 1er. ▼ol.
Les Vaudois, sans relever la confusion que ces paroles établissaient entre les lois civiles et ecclésiastiques, ni la menace qui les accompagnait, répondirent tout simplement, mais avec fermeté, qu'ils étaient résolus à vivre selon la parole de Dieu , et que si par elle on pouvait leur prouver la fausseté de leurs doctrines, ils étaient prêts à les abandonner.
La même réponse fut faite aux commissaires dans les autres communes des Vallées où ils se rendirent également.
Alors s’étant retirés à Luserne, ils firent publier, le 23 de mars 1556, un édit par lequel ils ordonnaient aux Vaudois d’abjurer, et de ne plus recevoir des précheurs étrangers, à moins qu’ils ne leur fussent adressés par l’archevêque de Turin. Le tiers des biens des contrevenants était promis à ceux qui les dénonceraient.
Les Vaudois répondirent par une profession de foi basée sur la Bible, dans l’esprit de laquelle ils voulaient persévérer, à l’instar de leurs aïeux, à moins qu’on ne leur démontrât qu’ils étaient dans l’erreur. « Et quant aux traditions humaines, ajoutent-ils, nous « recevons volontiers celles qui servent au bon ordre, « à l’honnêteté et à la dignité du saint ministère; mais « quant à celles qui sont proposées sous intention de « mérite, pour lier et obliger les consciences, contre a la parole de Dieu, nous les rejetons formellement, « et ne les accepterions pas de la main même d’un « ange. »
Les commissaires ne pouvaient espérer d’avoir plus de pouvoir qu’un ange, et demandèrent alors qu’on leur livrât les pasteurs et les maîtres d’école.
S’ils enseignent la vérité, répondit-on, pourquoi nous les ôter? et s’ils ne l’enseignent pas, qu’on nous le prouve par la parole de vérité.
Toutes les menaces et les sollicitations des envoyés du parlement vinrent échouer contre cet inébranlable rempart de l'Eglise vaudoise : la Bible ! qui est aussi l'éternel achoppement de l'Eglise romaine.
Eh bien, dit Saint-Julian, gardez vos pédagogues et vos prédicateurs, mais vous aurez à justifier de leur présence lorsqu’ils vous seront redemandés.
Après cela, les commissaires s’en retournèrent à Turin, et firent leur rapport au parlement, qui leur donna la mission de se rendre en France, auprès de Henri II, afin de l'informer de ce qui se passait, et de prendre ses ordres pour l’avenir.
Ils ne furent de retour que l’année suivante, revinrent aux Vallées, et dirent aux Vaudois que le roi leur ordonnait de se ranger immédiatement au catholicisme.
Il leur fut accordé trois jours pour en délibérer.
La délibération ne fut pas longue : « Qu’on nous prouve que nos doctrines ne sont pas conformes à la parole de Dieu, et nous sommes prêts à les abandonner; sinon, qu’on cesse de nous en demander l’abjuration, »
Il ne s’agit pas d’entrer en discussion, reprirent les commisaires, mais de savoir si vous voulez, oui ou non, vous faire catholiques.
Non ! répondirent les Vaudois.
Alors, par arrêté du 22 de mars 1557, quarante-six des principaux d’entre eux furent cités à comparaître à Turin , le 29 du même mois, sous peine de cinq cents écus d’or pour chaque récalcitrant. Ils le furent tous. Un mois après, de nouvelles citations sont adressées à une partie des premiers assignés, et à tous les pasteurs et maîtres d’école sans exception. Ils refusèrent également de s’y rendre.
On ordonna aux syndics de les faire arrêter et nul n’osa porter la main sur eux.
L’Espagne et l’Angleterre venaient de déclarer la guerre à la France; les cantons helvétiques intervinrent auprès de Henri II, en faveur des Vaudois; ces événements suspendirent les poursuites dont ils étaient l’objet ; ils se hâtèrent d’en profiter pour dresser une discipline ecclésiastique qui fut arrêtée le 13 juillet 1558.
L’année suivante , Emmanuel-Philibert rentra en possession de ses Etats (1). Le 9 juillet 1559, il épousa la sœur d’Henri II, qui était favorable au protestantisme, et dans le début de son règne, il témoigna de la bienveillance aux habitants des vallées vaudoises, dont il n’ignorait ni la valeur ni la fidélité.
(1) A la réserve de Turin, Pignerol et quelques autres villes qui lui furent rendues de 1562 à 1574. En 1564, les Bernois lui restituèrent le pays de Gex dont ils s’étaient emparés en 1536, mais retinrent le pays de Vaud.
Mais les prélats, le nonce, le roi d’Espagne et quelques princes d’Italie, sollicités, dit Gilles, par des gentilshommes des Vallées (1), travaillèrent tant à l’entour de ce bon prince, qu’il commença par défendre à tous ceux qui n’étaient pas des vallées vaudoises d’aller y, entendre les prédications (2). C’est alors que des commissaires furent nommés pour veiller à ce que le culte réformé ne se célébrât plus en dehors de ces montagnes.
(1) Il existe des lettres du comte Guillaume de Luserne qui prouvent sa participation à cette hostilité. Il en est d'autres du comte Charles, qui le présentent au contraire comme un télé protecteur des Vaudois.
(2) Edit date de Nice, 15 février 1560.
A leur tête étaient le cousin même du duc régnant, Philippe de Savoie, qui se faisait appeler comte de Racconis ; puis le comte de la Trinité, dont le nom véritable était George Coste; et enfin le grand inquisiteur de Turin, nommé Thomas Jacomel. Gilles, ordinairement si réservé dans ses expressions, dit de lui qu’on le qualifiait d’apostat, d’impudique et d’insatiable ravisseur des biens d’autrui.
Le plus réellement noble de ces trois personnages se retira bientôt de la voie sanglante qu’ils voulaient ouvrir au triomphe du catholicisme : car c’est par leurs mains que s’élevèrent alors tant de bûchers, dont les flammes ont éclairé le dévouement de nos anciens martyrs.
C’est alors aussi que furent cruellement assaillies les vallées de Mathias, Larché et Méane, dont il sera question dans l'histoire du Pragela, ainsi que celles de Saluces et de Barcelonnette, dont nous avons déjà parlé.
Le tour des vallées vaudoises ne pouvait tarder d’arriver dans cette grande succession d’épreuves. Mais oublieuses, de leurs dangers, elles se mettaient en avant pour prévenir ceux de leurs frères. Les instances, les requêtes, les supplications que les Vaudois adressèrent alors au souverain (1), en faveur de leurs coreligionnaires persécutés; ne firent qu’attirer l’attention sur leur propre Eglise jusque-là épargnée.
(1) Voir pour cela le chapitre XII de Gilles.
L’année 1560 avait commencé dans les Vallées par de violents tremblements de terre (2) ? Les moines de l'abbaye de Pignerol avaient à leur solde une troupe de ravageurs ; et selon les expressions de Crespin, " ils les envoyaient piller, battre et tuer les pauvres gens, et amener prisonniers en la moinerie, tant hommes que femmes, desquels les uns étaient brûlés vifs fort cruellement, d’autres envoyés aux galères et quelques-uns relâchés moyennant rançon. Ceux qui s'échappaient de leurs prisons étaient si malades, qu’ils semblaient avoir été empoisonnés (1).
(2) Le premier eut lieu le 8 de février, à quatre heures du matin, le second, le 13 d'avril dans l’après-midi.
(1) Crespin, fol. 535, verso.
La vallée de Saint-Martin était désolée par les seigneurs du Perrier, nommés Charles et Boniface Truchet (2). L’année précédente déjà ils avaient tenté de s’emparer du ministre de Rioclaret, la vallée du clair ruisseau. C’était pendant la prédication ; ils avaient envoyé au temple des traîtres qui, sous l’apparence de simples auditeurs, devaient se réunir autour du ministre et s’en emparer.
(2) Ils sont désignés, dans quelques pièces, comme étant seigneurs de Rioclaret, commune fort rapprochée du Perrier.
Ces sicaires étaient à leur poste. Charles Truchet arrive aux portes du temple avec sa troupe hautaine et bien armée.
Il sonne du clairon.
Les traîtres se jettent sur le pasteur, et veulent l’entraîner. Tout le peuple se précipite pour le défendre. La troupe s’élance dans l’église; elle est repoussée; et son chef, quoique de grande taille, vigoureux et cuirassé, risqua d’y perdre la vie, car un de ces robustes montagnards l’ayant atteint et pressé contre un arbre, eût pu l’étrangler avec facilité ; mais en raison de son rang, dit Gilles, et par humanité, on le laissa aller.
Au lieu d’en être reconnaissant, son animosité ne fit que s’en accroître. C’est le propre des lâches. Le 2 d’avril 1560, avant le jour, il revient à Rioclaret avec une troupe plus nombreuse que la première, enfonce les portes, tue les habitants et ravage tout le hameau. Mais les cris de ses premières victoires avaient éveillé leurs voisins qui se sauvèrent sans vêtements, sans provisions et sans armes vers les cimes de la montagne encore toutes couvertes de neige. Les ennemis, dit Richard (1), poursuivirent ces pauvres gens jusque bien haut dans les bois, leur tirant force arquebusades; puis ils revinrent dans les maisons abandonnées, s’y logèrent et firent bonne chère, pendant que les possesseurs souffraient de faim et de froid ; ils dirent même hautement qu’ils ne les laisseraient pas revenir, à moins qu’ils ne promissent d’aller à la messe.
(1) Hist. perséc. ad pop. vald. ab anno 1555 , usque ad 1561 , trad. de MDLXII , p. 47-52.
Le lendemain un vieux pasteur, récemment venu de Calabre, voulut aller visiter et raffermir ces pauvres fugitifs. La troupe de Truchet l’aperçut au point du jour, le poursuivit, s’en empara et le livra aux moines de Pignerol, qui le firent brûler vif avec un autre prisonnier de la vallée de Saint-Martin.
Il est inutile de dire qu’ils eussent pu racheter leur vie par une apostasie : comme il avait été inutile de le leur proposer.
Trois jours après, cependant, les Vaudois de Pragela ayant appris la malheureuse position de leurs frères de Rioclaret, se réunirent au nombre de quatre cents, et entreprirent d’aller les délivrer.
Leur pasteur, nommé Martin, marchait à la tête de cette troupe. De lieue en lieue il se jetait à genoux avec tous ses hommes, et priait Dieu de leur donner la victoire. Ils furent exaucés. Le temps était sombre; ils arrivèrent vers le soir à Rioclaret. Les ennemis prévenus de leur approche s’étaient mis en défense; mais un orage terrible, et tel que les Alpes elles-mêmes semblent en être ébranlées quand il en éclate sur leurs cimes, fondit sur la montagne au moment où s’engagea l’action. Après un combat opiniâtre, la bande Truchet est débusquée de ses positions, poursuivie dans les ravins, où les soldats s’égarent au milieu de la nuit, et pour la seconde fois, l’injuste agresseur parvient avec peine à s’échapper.
Truchet alors se rend à Nice, où Philibert tenait sa cour; car la ville de Turin ne lui avait pas encore été rendue. Les Vaudois, lui dit-il, sont des rebelles; ils introduisent des troupes étrangères dans vos États ( faisant allusion à cette bande venue du Pragela, terre de France), et se construisent des retranchements sur les montagnes.
Triste poste, vraiment, que celui où ils avaient dû se retirer au milieu des neiges, à demi nus, sans armes et sans vivres ! Mais le duc ne pouvait connaître ces détails ; il était malade, facile à irriter, et les Truchet comptaient sur sa colère.
Cédant en effet à leurs perfides suggestions, il les autorise à relever les fortifications du Perrier, qui avaient été détruites par les Français avant la restitution de cette place (1), et à accabler les Vaudois de corvées.
(1) Ces fortifications furent démolies en 1534 ou environ.
Ceux-ci adressent leurs remontrances respectueuses au souverain ; les seigneurs du Perrier retournent à Nice pour en combattre l’effet ; et dans une promenade qu’ils firent sur mer, ils furent pris par des corsaires, et l’on n’en entendit plus parler (2).
(2) On les crut morts pendant longtemps; mais ils reparurent après avoir été obligés de payer quatre cents écus d'or pour leur rançon.
Pendant que ces choses se passaient dans la vallée de Saint-Martin, le cousin du duc, comte de Racconis, s’était rendu dans celle de Luserne. Un jour du mois d’avril il monta à Angrogne, et assista silencieusement à la prédication du pasteur. Après la fin du service, il témoigna le désir de voir cesser les poursuites dont les Vaudois étaient l’objet. Pour profiter de ces bonnes dispositions, les Vaudois lui remirent un exposé détaillé de leurs doctrines, avec trois requêtes, l’une pour la duchesse de Savoie, l’autre pour le duc, la troisième pour son conseil.
Six semaines après, vers la fin du mois de juin, le comte de Racconis revint à Angrogne avec le comte de la Trinité. Les syndics et les pasteurs s’étant réunis, ces deux commissaires leur demandèrent s’ils s’opposeraient à ce que le duc fit chanter la messe dans leur paroisse. — Non , pourvu que nous ne soyons pas obligés d'y aller. — Si le duc vous envoie des ministres qui prêchent purement la parole de Dieu, les écouterez-vous ? — Oui ; pourvu que cette parole elle-même ne nous soit pas ôtée. — Dans ce cas, consentiriez-vous à renvoyer vos pasteurs actuels sous la réserve de les reprendre, si ceux que l’on vous donnera ne vous paraissent pas évangéliques?
Les Vaudois ayant demandé jusques au lendemain pour réfléchir sur cette question, répondirent qu’ils ne pouvaient se résoudre à renvoyer leurs pasteurs actuels, qu’ils connaissaient déjà comme évangéliques, pour en accepter d’autres qui pourraient ne pas l’être.
Le raisonnement ne permettait pas de réplique : aussi les commissaires, sans chercher à y répondre, ordonnèrent-ils durement aux Vaudois de renvoyer leurs ministres sans autre observation. En vain les syndics exposèrent avec douceur qu’ils les avaient toujours trouvés de bonne doctrine et sainte vie, et qu’on ne pouvait les chasser sans motifs. — Ils sont les ennemis du prince, répondit le comte de la Trinité, et vous vous exposez à de grands dangers en les gardant parmi vous.
Les deux nobles seigneurs se retirèrent ensuite sans commettre de violences; mais tous les adversaires des Vaudois redoublèrent d'insolence à leur égard.
Les mercenaires de l’abbaye de Pignerol exerçaient surtout leurs brigandages avec une sorte de fureur, et c’est à cette époque qu’ils s’emparèrent du pasteur de Saint-Germain dont nous avons raconté le martyre.
" Au mois de juin, dit Crespin, alors que la moisson se fait en Piémont, plusieurs du peuple Vaudois étant allés, selon leur coutume, travailler dans la plaine comme moissonneurs à gage, pour gagner quelque chose, ils furent tous faits prisonniers en divers lieux et temps, sans qu’ils sussent rien les uns des autres ; mais par bonté de Dieu, ils échappèrent tous des prisons comme par miracle. Puis vint le mois de juillet que la moisson se fait dans les montagnes, et ceux d’Angrogne étant un matin dans leurs muandas, ou chalets, du côté de Saint-Germain, ouïrent quelques arquebusades de vers ce lieu ; et peu après ils aperçurent une troupe de pillards, au nombre de cent vingt, qui marchaient contre eux. Alors ils se mirent incontinent à crier pour avertir les leurs, et, s’étant rassemblés, ils se formèrent en deux troupes de cinquante hommes chacune, qui prirent, l’une par le haut, et l’autre par le bas. Ces derniers se ruant les premiers sur l’escouade de brigandeaux qui étaient tout chargés et embarrassés de butin, les mirent en fuite et les poursuivirent jusqu’au bord du Cluson, où il s’en noya la moitié. » Si les Angrognois avaient alors voulu poursuivre les fuyards, ils se seraient emparés des couvents de l’abbaye, et auraient pu délivrer tous leur prisonniers, car les moines s’étaient sauvés à Pignerol; mais ils ne voulurent pas le faire sans avoir consulté leurs pasteurs, et ainsi l’occasion fut perdue.
Peu de jours après, le commandant de Fossano se retira dans cette même abbaye, après une conférence polémique avec les pasteurs vaudois ; et de là il fit enlever, avec leurs familles et leurs bestiaux, beaucoup de pauvres gens de Campillon et de Fenil.
Leurs coreligionnaires, effrayés, prennent la fuite. Un des seigneurs de Campillon leur offre alors sa protection et les assure qu’ils seront laissés tranquilles s’ils veulent lui payer trente écus. Ils donnent l’argent et reviennent dans leurs demeures. Qui les trahit alors? Ce même gentilhomme qui s’était fait payer pour être leur protecteur, et qui favorisa leur arrestation. Mais avertis à temps, ils prennent de nouveau la fuite, et ainsi échappent à cette trahison (1).
(1) Tous ces détails sont tirés de Crespin, fol. 536, 537.
Pendant ce temps le duc de Savoie avait transmis à Rome l’exposé de doctrines que les Vaudois lui avaient envoyé.
Comme ils offraient d’abandonner leurs doctrines, si on leur démontrait qu’elles étaient erronées, et qu’ils n’avaient jamais cessé d’appeler la discussion sur cet objet, il paraissait de toute justice de commencer par là. Mais comme c’était là aussi une question essentiellement ecclésiastique, il fallait avoir l’avis du chef de l'Eglise, et la décision pontificale n’arriva à Nice que vers la fin de juin.
« Je ne souffrirai jamais, dit Pie IV, qu’on mette en discussion les points arrêtés canoniquement. La dignité de l'Eglise exige que chacun se soumette à ses constitutions, sans contester en rien ; et les devoirs de ma charge sont de procéder, à toute rigueur, contre ceux qui ne voudraient pas s’y assujettir. »
Le pape consentait seulement à envoyer aux Vallées un légat qui absoudrait de tous leurs crimes passés ceux qui se feraient catholiques , et les instruirait sans dispute, c’est-à-dire, sans examen, de leurs nouveaux devoirs.
En conséquence le commandeur de Fossano, nommé Poussevin, fut délégué par Emmanuel-Philibert, le 7 juillet 1560, pour établir dans les Eglises vaudoises des Frères de la doctrine chrétienne, sous l’influence desquels la servilité intellectuelle eût bientôt ramené cette précieuse soumission, si nécessaire à l'Eglise romaine.
Poussevin se rendit d’abord au château de Cavour, situé sur une éminence isolée, comme une pyramide verdoyante au milieu de la plaine, en face de la vallée de Luserne.
Ce château appartenait alors au comte de Racconis, qui s’y trouvait aussi. Les Vaudois furent invités à y envoyer des représentants. Ils en nommèrent trois, et l’un d’entre eux fut choisi à Bubiane, ville située aux portes de Cavour. C’était le notaire Reinier, beau-père de Barthélemy Coupin, l’un des martyrs dont nous raconterons bientôt l’histoire.
Arrivés à Cavour, le commandeur leur notifia ses pouvoirs et leur demanda s’ils consentiraient à écouter les prédications qu’il se proposait d’aller faire aux Vallées. — Oui, si vous prêchez la parole de Dieu, répondirent-ils; mais si vous prêchez les traditions humaines qui la détruisent, non.
Poussevin ne parut pas s’offenser de cette énergique franchise, et répondit qu’il ne prêcherait que le pur Evangile.
Mais, pendant cette conférence, un Vaudois de Saint-Germain était venu se plaindre au comte de Racconis de ce que les gens de Miradol lui avaient enlevé son bétail, et promis de le lui rendre moyennant cent écus qu’il avait réunis à grand’peine. — Les avez-vous remis ? Oui ; mais on a gardé le bétail et l’argent.
— Je vais vous recommander à Poussevin, qui vous fera rendre bonne et prompte justice,
— Vous êtes un manant! répondit Poussevin à la requête du pauvre homme, et si vous étiez allé à la messe, cela ne vous serait pas arrivé. Du reste, ajouta-t-il, ce n’est que le commencement de ce qui est réservé aux hérétiques.
Telles furent les premières preuves de justice et de pure doctrine évangélique données par le représentant du trône et de l'Eglise.
Ce commandeur, néanmoins, avait une grande réputation d’éloquence ; et sans doute il pensa que les armes de la parole, soutenues par celles du bras séculier, lui procureraient l’honneur d’un facile triomphe sur les consciences débonnaires de ces pauvres Vaudois, qui se laissaient si aisément duper.
Ayant donc annoncé qu'il prêcherait à Cavour le lendemain pour exposer en public l’objet de sa mission, il monta en chaire dans la plus grande église de la ville , et dit, en résumé, qu’il allait convaincre d’hérésie tous les pasteurs vaudois, les chasser et rétablir la messe dans les Vallées.
Deux jours après, il se rendit à Bubiane, où il ajouta de terribles menaces contre les endurcis, et de magnifiques promesses pour ceux qui abjureraient. C’était un nouvel appui dont il commençait de sentir le besoin.
La population de Bubiane, qui était à moitié protestante, n’en fut pas ébranlée; mais les catholiques, autant par zèle religieux que par affection pour leurs parents, voisins et amis des protestants, avec lesquels ils avaient toujours vécu en bonne intelligence, les pressèrent vivement de se catholiser pour éviter ces malheurs dont on les menaçait.
Ce n’était là cependant que le prélude de scènes plus saisissantes encore. Poussevin venait d’arriver à Saint-Jean. Il invita les conducteurs des Eglises vaudoises à venir conférer avec lui. La conférence eut lieu au temple des Stalliats. " Voici, leur dit-il, la commission qui m’a été donnée; " et il fit lire les patentes ducales qui établissaient ses pouvoirs.
Voici maintenant l’exposé de doctrines qui a été présenté de votre part; le reconnaissez-vous?
Sur leur réponse affirmative, il leur demanda s'ils persistaient dans les pensées qui s’y trouvaient contenues? — Nous n’avons eu aucune raison d’en changer. — Eh bien, ajouta-t-il, vous êtes engagés par cet écrit à répudier vos erreurs dès qu’elles vous seraient démontrées? — Et nous nous y engageons encore.—En ce cas, je vais vous démontrer que la messe se trouve dans l'Ecriture sainte. Le mot massak ne signifie-t-il pas envoyé? — Pas précisément. — L’expression primitive: lie, missa est, n’était-elle pas employée pour renvoyer les auditeurs ? — Cela est vrai. —Vous voyez donc, Messieurs, que la messe se trouve dans l'Ecriture sainte.
Jamais avocat novice, croyant enlacer son adversaire dans une argumentation sans réplique, n’avait conclu d’une manière plus ridicule.
Heureux encore si de pareilles arguties n’avaient pas abouti à des massacres affreux !
Les Vaudois, toutefois , répliquèrent avec respect qu’il y avait méprise quant au terme massah, qui ne se trouvait point dans le texte hébreu, avec le sens qu’il lui avait donné (1), et que d’ailleurs cela ne prouverait pas l’institution divine de la messe ; ensuite, que les messes privées, la transsubstantiation, le retranchement de la coupe et beaucoup d’autres choses contestées par eux, n’étaient point du tout justifiées par son argumentation.
(1) Le mot massah signifie en hébreu fardeau, décret ou présent.
—Vous êtes des hérétiques, des athées et des damnés, s’écria Poussevin dans une sorte de fureur; je ne suis point venu pour discuter avec vous, mais pour vous chasser du pays comme vous le méritez.
Cette réponse méprisable et grossière fit monter la rougeur de la confusion au visage des assistants, qui avaient accompagné le commandeur sur la renommée de son savoir et de son éloquence. Celui-ci, néanmoins, fit immédiatement signifier aux syndics des différentes communes de la Vallée qu’ils eussent à expulser les pasteurs et à pourvoir à l’entretien des prêtres qui leur seraient envoyés.
Les syndics répondirent qu’ils ne renverraient leurs pasteurs que dans le cas où ils seraient convaincus de quelques erreurs de conduite ou de doctrine, et qu’ils ne pourvoiraient à l’entretien de ceux qu’on leur annonçait que s’ils étaient également irréprochables dans la doctrine et dans les mœurs.
C’est alors que Poussevin se retira dans l’abbaye de Pignerol, comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre. Il y passa le mois d’août et composa un écrit polémique qui fut réfuté par le célèbre et docte Scipion Lentulus, qui était alors pasteur à Saint-Jean, et qui fut plus tard un des soutiens de l'Eglise évangélique des Grisons.
Au commencement de septembre 1560, Poussevin quitta Pignerol pour se rendre auprès d’Emmanuel-Philibert, toujours maladif et irritable ; là il chargea les Vaudois des plus odieuses calomnies. Ceux-ci l’ayant appris adressèrent au duc de nouvelles protestations par l’entremise de la bonne duchesse Marguerite, fille de François Ier et de Renée de France, qui venait d’arriver en Piémont pour retourner dans sa patrie. Cette dernière, fille de Louis XII, était veuve depuis un an d’Hercule II, duc de Ferrate, et avait jadis assisté, dans cette ville, aux prédications de Lentulus, qui était d’origine napolitaine. Il lui écrivit pour lui dire qu’il avait trouvé dans les vallées vaudoises « un peuple fort affectionné à la vraie religion, « fidèle à Dieu et à ses supérieurs, et de vie exemplaire, mais cruellement persécuté en ces temps « difficiles ; par quoi il la priait de se ramentevoir les « faveurs qu’elle avait eues autrefois pour lui, et « d’intercéder en faveur de ce pauvre peuple auprès de Leurs Altesses de Savoie. »
Mais toutes ces démarches restèrent sans effet.
On était arrivé au commencement du mois d’octobre 1560. Le nonce et les prélats insistèrent avec force auprès du duc pour qu’il se conformât aux instructions du Saint-Père. — Pourquoi l’a-t-on consulté si l’on ne veut pas respecter sa décision? C’est aggraver l’outrage que l'Eglise a déjà subi par l’accroissement des hérétiques. — La conclusion était juste.
Rome est logique : la déférence reconnaît le pouvoir, et le pouvoir demande l’obéissance. Le duc de Savoie devait donc obéir.
Il leva des troupes en Piémont, promit amnistie complète à tous les condamnés, aux repris de justice, aux vagabonds et aux bannis qui viendraient s’enrôler pour combattre contre les Vaudois.
Le fanatisme persécuteur laissait déjà éclater à leurs yeux une joie triomphante. Leurs amis éloignés se rendirent dans les Vallées, pour engager ceux qui leur étaient chers à en sortir. Les habitants de la plaine retiraient les enfants qu’ils y faisaient allaiter, les catholiques bienveillants et humains, qui avaient des relations dans les montagnes, venaient supplier ceux qu’ils aimaient d’abjurer plutôt que de se laisser détruire. Il semblait que tout dût être consumé par un total et inévitable embrasement. L’effroi était général.
Le comte Charles de Luserne, alors gouverneur de Mondovi, se rendit lui-même à Angrogne et écrivit, à diverses reprises, aux Vaudois, auxquels il était fort attaché, pour les engager à se plier aux circonstances et à se soumettre aux ordres du souverain, ne fût-ce que pour l’amour de lui et de leurs propres familles.
« Digne seigneur, lui répondirent-ils, nous devons faire avant tout ce que nous conseille l’amour de Dieu et de la vérité. »
Cependant une députation alla le trouver de la part des Vaudois pour le remercier de l’intérêt qu’il prenait à leur sort.
— Si vous consentez , leur dit-il, à renvoyer vos pasteurs, au moins pendant la durée de cet orage, j’irai me jeter aux pieds de Son Altesse pour essayer de vous sauver.
— Nous sommes pénétrés de vos bontés, répondirent-ils, mais nous n’avons point qualité pour prendre un pareil engagement au nom de notre peuple.
— Eh bien, allez le consulter, et nous tâcherons d’accorder ensemble votre conservation et vos croyances.
Il fut convenu que la réponse du peuple lui serait apportée par Pierre Boulles de Bubiane, le frère de celui dont il a déjà été question dans l'histoire des protestants de cette ville.
Mais sans attendre le retour de cet émissaire, le comte Charles écrit immédiatement à sa mère, pour qu’elle fasse tout son possible afin de décider les Vaudois à d’apparentes concessions.
La comtesse leur écrivit à son tour, et ils lui répondirent qu’ayant exposé au duc de Savoie tout ce que leur conscience leur permettait de faire selon la parole de Dieu, ils étaient résolus à ne pas changer de langage. Si les circonstances sont graves, nos devoirs le sont encore davantage. Les temps ont pu changer, mais la Bible n’a pas changé, et notre conscience ne peut se démentir.
La comtesse transmet cette réponse à son fils, qui part alors de Mondovi et arrive lui-même à Luserne, le 22 d’octobre. Il fait aussitôt appeler auprès de lui les principaux d’Angrogne : Rivoire, Odin, Frache, Monastier, Malan, Appia, Buffa , Bertin et quelques autres. Il se plaint d’eux, les réprimande, les exhorte, les menace, leur montre une armée déjà sur pied et toute prête à sévir contre eux ; les conjure de ne pas s’obstiner à encourir une mort certaine ; d’avoir égard à l'attachement qu’il leur porte, à la compassion dont il est pénétré, aux instances qu’il vient leur faire, et les supplie enfin de renvoyer leurs pasteurs. — Votre sort est-il donc inséparable de ces personnes-là? ajouta-t-il, en terminant? —Non, sans doute, nous ne sommes point esclaves des personnes, mais de la parole de Dieu ; nos pasteurs nous sont chers, mais la parole de Dieu nous est seule nécessaire; qu’on nous accorde des ministres qui la prêchent, et nous renverrons ceux qui l’enseignent aujourd’hui. — Et si le duc fait célébrer la messe dans vos quartiers; que ferez-vous? — Nous n'y paraîtrons pas.
Après d’inutiles instances, pour obtenir davantage, le comte fait écrire ces conditions.
Les députés se retirent. Quelques heures après, le bruit se répand avec rapidité qu’ils ont consenti à l’expulsion de leurs pasteurs et au rétablissement de la messe.
Le peuple d’Angrogne est furieux. Plutôt mourir! s’écrie-t-il; et se pressant, comme une mer qui monte, autour de ses députés surpris, il demande des explications. On les lui donne; mais elles ne s’accordent pas avec les actes dont on parle ; on va les vérifier et on les trouve falsifiés.
C’est la faute du secrétaire, dit le comte; mais son Eglise l’avait habitué aux fraudes pieuses. ( Encore une invention du catholicisme, comme les Guerres de religion : impies alliances de termes qui le caractérisent tout entier!) Et le bon seigneur avait cru pouvoir se permettre une de ces fraudes pieuses pour sauver les Vaudois.
Mais ceux-ci n’entendaient pas même se sauver à ce prix. Les pièces furent déchirées et le peuple martyr déclara qu’il ne pouvait rien changer à ses déterminations.
—Que vos pasteurs se cachent du moins pour quelques jours, ajouta le comte ; on fera célébrer la messe à Angrogne ; vous n’y paraîtrez pas, le duc sera satisfait, et les armées se retireront.
Pourquoi cette hypocrisie? se dirent ces pauvres gens; faut-il faire le bien comme l’on fait le mal : en se cachant? Non! que Dieu nous protège; n’ayons point honte de ses ministres, car il aurait honte de nous.
Lecomte, dit Gilles, se montra fort dolent des malheurs qu’il prévoyait. On le
remercia avec effusion de tout ce qu’il avait fait : les Vaudois l’assurèrent de
leur attachement et de leur respect; mais ils se retirèrent sans rien céder.
HISTOIRE
QUI SUT LIEU DANS LES VALLÉES VAUDOISES.
(De 1560 à 1561.)
SOURCES Et autorités : — LeS mêmes qu'au chapitre précédent.
La guerre était donc déclarée. Les familles vaudoises s’occupaient hâtivement de réunir les choses les plus indispensables à la vie, et de se retirer avec leurs troupeaux dans les hautes montagnes. Les pasteurs redoublaient partout de zèle et de ferveur. Les assemblées religieuses n’avaient jamais été aussi nombreuses. L’armée s’approchait. C’était vers la fin d’octobre. Les vallées vaudoises se recueillirent dans le jeûne et dans la prière. Après ces actes solennels eut lieu la célébration extraordinaire de la cène, qui réunit tous les persécutés dans une sainte communion. Alors sans crainte, ni faiblesse, s’encourageant les uns les autres, « ces pauvres gens dit Gilles, s’apprêtaient avec une résolution et une allégresse incroyables à recevoir de la main de Dieu toutes les épreuves auxquelles il lui plairait de les exposer. On n’entendait chanter que des psaumes et des cantiques des vallons aux montagnes par ceux qui transportaient les malades, les personnes faibles, les vieillards, les femmes et les enfants, dans les retraites les plus sûres de leurs rochers. »
« De telle sorte, ajoute Richard, que pendant huit jours, on ne voyait, par les chemins pierreux, que gens aller et venir en diligence portant hardes et petits meubles, tout ainsi qu’au temps d’été les fourmis ne cessent de courir et cheminer de çà et de là, s’approvisionnant pour les jours mauvais ; et d’entre ces dignes gens nul ne regrettait ses biens, tant ils étaient délibérés d’attendre tous patiemment la bonne volonté de Dieu. » L’avis des pasteurs avait même été de ne pas se défendre à main armée , mais seulement de se retirer à l’abri des agressions. Le comte de Racconis, Philippe de Savoie, qui vint alors aux Vallées, écrivait à son oncle Philibert :
« Ces malheureux persistent dans leurs opinions, mais ils ne veulent pas prendre les armes contre leur souverain ; les uns s’en vont, d’autres attendent courageusement le martyre au milieu de leur famille, ce qui est de merveilleuse et grande compassion (1) ! »
(1) Cette lettre est datée du 28 octobre 1560. En voici les termes : Persistono nella loro opinione, ma non vogliono pigliar l'armi contra di lui. Alcuni se n'andarono ; altri aspettando , il martirio con moglia , robba , e gran compassione. Turin.... etc. Archives d'Etat. Corresp. d'Em. Philibert. Communic. de M. Cibrario
Trois jours après, une proclamation est publiée et affichée dans tous les villages d’Angrogne, déclarant qu’ils seront mis à feu et à sang, si les Vaudois ne reviennent à l'Eglise romaine.
Le lendemain 1er novembre 1560, l’armée se met en marche sous les ordres de Georges Coste, comte de la Trinité, et vient camper à Bubiane.
Recrutée à la hâte, et remplie d’aventuriers, elle manquait de discipline ; les soldats se livraient à toutes sortes d’excès; ils pillaient avant d'avoir combattu.
Se croyant déjà dans le pays des Vaudois, ils outrageaient sans distinction les catholiques aussi bien que les protestants. Les premiers, voulant soustraire la chaste jeunesse de leurs filles aux grossières brutalités de cette soldatesque effrénée, accomplirent alors un fait digne des temps les plus admirés.
Connaissant la sévère pureté des mœurs vaudoises, la force de leurs retraites, le dévouement de ceux qui devaient les défendre, ils ne virent pas d’asile plus sûr pour leurs enfants que ces retraites même et n’hésitèrent pas à confier l’honneur de leurs maisons aux loyales vertus des chaumières vaudoises. Aussi plusieurs d’entre eux conduisirent-ils leur timide famille au milieu de ces héroïques montagnards.
N’est-il pas admirable de voir ces jeunes filles catholiques remises avec confiance aux mains des protestants, au moment où le catholicisme marche en armes contre eux ! Cette confiance ne fut pas trompée.
Les Vaudois défendirent le dépôt sacré qui leur avait été remis, avec autant de courage et de respect que leur propre famille. Sans avoir un instant la pensée d’abuser de ce que ces enfants étaient entre leurs mains pour s’en faire des otages précieux, et s’en prévaloir contre leurs adversaires, ils s’exposèrent généreusement pour les défendre, et les cachèrent au lieu de les exposer; puis, après les avoir préservés des outrages, ils les rendirent à leurs parents sans même songer à une récompense.
Quelque incroyable que paraisse ce fait, tous les historiens du temps, Gilles, Richard, de Thou, Crespin, en font mention ; et c’est le plus beau témoignage qu’aient pu rendre aux vertus et à la générosité des Vaudois leurs propres adversaires.
Le second jour de novembre, toute l’armée traversa le Pélis, et vint camper dans les prairies de Saint-Jean. Puis elle s’avança vers Angrogne, en déployant ses ailes sur toutes les collines des Costières. De nombreuses escarmouches eurent lieu sur cette immense ligne. L’avantage fut à peu près égal ; mais les petits corps de défense, laissés par les Vaudois, se sentaient trop éloignés les uns des autres pour pouvoir agir avec vigueur. Ils se retirèrent en se défendant, sur les plateaux de plus en plus restreints de la montagne. Plusieurs d’entre eux n’avaient cependant que des frondes et des arbalètes.
Mais l’ennemi montait toujours. Cette suite d’engagements partiels n’avait fait que le retarder et s’était prolongée pendant toute la journée. Des deux parts, la fatigue se faisait sentir. Le soir était venu. Les Vaudois se trouvaient réunis sur le sommet des Costières, du côté de Rochemanant. Alors, ils firent halte et cessèrent de reculer. L’ennemi s’arrêta devant eux, à une petite distance au dessous, et alluma des feux de bivouac pour y passer la nuit.
Les montagnards, au contraire , se jetèrent à genoux pour rendre grâce à Dieu et le prier encore. Cette action excita une foule de railleries et de sarcasmes dans les rangs des persécuteurs.
Sur ces entrefaites un enfant vaudois qui s’était emparé d’un tambour, le fit tout à coup retentir dans un ravin très rapproché.
Croyant à l’arrivée d’une troupe ennemie, les soldats catholiques se lèvent en désordre et saisissent leurs armes. Les Vaudois, témoins de ce mouvement, croient à une attaque de leur part et s’élancent pour la repousser. Alors ces troupes fatiguées et surprises lâchent pied; on les poursuit; elle se débandent; la nuit les empêche de se reconnaître et de se diriger; les soldats prennent la fuite au hasard : les premiers sont effrayés par les pas de ceux qui les suivent; ils jettent leurs armes, ne s’arrêtent que dans la plaine, et abandonnent en une heure tout le terrain qu’ils avaient gagné durant la journée. Mais arrivés au bas de la montagne, ils mirent le feu à plusieurs maisons.
Les Vaudois n’eurent, dans cette affaire, que trois morts et un blessé. Etant remontés sur le champ de bataille, ils rendirent grâces au Seigneur de cette délivrance et apportèrent au Pra-du-Tour les armes de leurs ennemis.
Le lendemain, le comte de la Trinité, ayant rallié ses troupes, vint camper à la Tour, en releva les fortifications démolies et y mit garnison ; mais ces troupes se conduisirent si outrageusement dans cette ville, que là encore les catholiques du lieu envoyèrent leurs femmes et leurs filles auprès des Vaudois.
Les petites forteresses du Villar, en val Luserne , de Perouse et du Perrier, en val Saint-Martin. furent aussi garnies de soldats.
Le lundi, 4 de novembre, un détachement parti de la Tour, et grossi en chemin de la garnison du Villar qui venait d’être repoussés de la Combe, alla attaquer le Taillaret. Les Vaudois, voyant venir ces troupes ennemies, se jettent à genoux, selon la coutume de leurs pères dans toutes les grandes occasions; et, selon la promesse de Dieu qu’il n’abandonnera aucun de ceux qui s’attendent en lui, ils reçurent un esprit de force et de courage qui les rendit vainqueurs.
Subissant volontairement la première attaque de leurs adversaires afin de ne pas être une seule fois agresseurs, ils les attendirent de pied ferme sur les rochers, d’où une grêle de pierres et de balles repoussa bientôt les assaillants. Mais ces derniers reviennent à la charge ; les Vaudois leur résistent; les combattants s’irritent; la troupe réglée reprend l’avantage; tout à coup, des hauteurs de la Fontanelle arrivent de nouveaux combattants par qui une partie de cette troupe avait déjà été repoussée. Ils se joignent à leurs frères qui prennent alors le dessus; leurs ennemis plient et se débandent ; ils poursuivent les fuyards criant et blasphémant de leur déroute, mais au bruit de la fusillade, un renfort de troupes fraîches survient de la Tour; elles prennent les Vaudois par derrière. Ces braves montagnards font face des deux côtés, se groupent en deux corps dont l’un occupe les nouveaux venus, pendant que l’autre achève la déroute des premiers assaillants; cela fait, les deux corps se réunissent, s’élançent d’un même pas contre leurs adversaires, et passent au travers sans y laisser aucun des leurs.
Ils n’eurent, dans ce combat, que quatre morts et deux blessés; les ennemis, dit Richard, remportèrent les leurs par pleines charretées.
Dès la veille, cependant (1), le comte de la Trinité avait envoyé à Angrogne un jeune garçon porteur d’une lettre dans laquelle il prétendait qu’il lui avait été fort pénible d’apprendre les collisions du jour précédent. « Mes troupes n’avaient pour but que d’aller à Angrogne, afin de reconnaître s’il y aurait un lieu favorable à la construction d’une forteresse pour le service de Son Altesse et la défense de la patrie; mais ayant rencontré des postes et des hommes armés, elles se sont crues bravées, et j’ai le plus grand regret des conflits survenus, ainsi que des maisons incendiées par mes soldats. » Le traître finissait par proposer un arrangement.
(1) Le dimanche 3 novembre 1560.
« Il nous est fort pénible aussi, répondirent les gens d’Angrogne, de nous voir assaillis sans cause par les troupes de notre prince légitime à qui nous avons toujours été fidèles et soumis.
« Quant à un arrangement, s’il a pour but de nous convaincre d’erreur, par la discussion et non par les armes , nous y adhérons volontiers ; mais si l’on veut y sacrifier l’honneur de Dieu et le saint de nos âmes, il nous est meilleur de mourir tous ensemble plutôt que d’y consentir. »
Et en même temps qu’ils envoyaient cette noble réponse, les Vaudois, prévoyant bien l’accueil qu’on lui ferait, adressaient un émissaire à leurs frères de Pragela pour les prier de venir à leur secours.
Cette lettre, cependant, étant parvenue au comte de la Trinité, ne parut le blesser en rien , et il demanda que les habitants d’Angrogne lui envoyassent des délégués pour conférer avec lui.
Il leur fit un fort gracieux accueil, leur dit que la duchesse de Savoie était favorable à leurs compatriotes, et que le duc lui-même avait prononcé devant lui les paroles suivantes : « C’est en vain que le pape, les princes d’Italie et mon conseil lui-même me pressent d’exterminer ce peuple, j’en ai pris conseil de Dieu dans mon cœur, il me presse plus fort encore de ne pas le détruire. »
Vraies ou supposées, ces paroles devaient s’accomplir. Mais il ne paraît pas que le comte de la Trinité en voulût l'accomplissement, car pendant ces pourparlers, non-seulement ses troupes avaient attaqué le Villar et le Taillaret, mais gravissant les hauteurs de Champ-la-Rama, elles cherchaient alors à traverser la montagne qui sépare la vallée de Luserne de celle d’Angrogne , afin d’arriver au fond de cette dernière et de s’emparer du Pra-du-Tour où s’était retirée une grande partie des familles vaudoises.
Ces troupes ayant mis le feu à quelques granges furent ainsi aperçues et repoussées, dit Gilles, par un vaillant combat. Peu de jours après (1), leur général fit dire à Angrogne que, si les Vaudois voulaient déposer leurs armes, il irait avec peu de monde faire célébrer une messe à Saint-Laurent (2), et s’emploierait ensuite à leur faire obtenir la paix.
(1) Le samedi 9 novembre.
(2) Nom du principal village de cette vallée. Il est habituellement designé aujourd'hui par le simple nom d’Angrogne; mais l'église catholique qui s’y trouve porte encore le nom de Saint-Laurent.
Les Vaudois passèrent toute une nuit en délibération pour savoir s’ils devaient y consentir. Mais le désir de se montrer pacifiques, de ne donner aucun prétexte de violence à leurs ennemis, et de ne pas laisser échapper peut-être une occasion favorable de terminer cette guerre, les décida à accepter.
Le comte de la Trinité vint, fit célébrer sa messe sans obliger personne à y assister, et témoigna ensuite le désir de visiter ce lieu tant renommé du Pra-du-Tour.
Il était difficile de refuser cette promenade à un général d’armée; mais on le pria de laisser ses soldats à Saint-Laurent, ce à quoi il consentit.
Le Pra-du-Tour est le lieu dans lequel les anciens Vaudois avaient leur école de Barbes : source cachée de ces vivifiantes missions qu’ils envoyaient aux deux bouts de l’Italie.
Il n’est point situé sur une hauteur, mais dans un enfoncement. C’est un fond de vallée, sauvage et austère comme la cime des Alpes, inaperçu et tranquille comme un réduit dans les forêts. Les pentes rapides des montagnes amènent dans ce bas-fond les sources du torrent de l’Angrogne, qui s’échappe entre les rochers. Ce bassin de verdure, environné d’escarpements affreux, parait un sombre cratère ouvert aux pieds du voyageur qui le contemple des hautes cimes, et semble une oasis dans le désert lorsqu’on y est descendu.
Un sentier difficile, qui se glisse entre les arêtes des rochers, est la seule issue praticable à ceux qui le visitent.
C’est celui que le comte de la Trinité n’hésita pas à prendre pour y arriver. L’aspect de plus en plus sau-vage des montagnes lui inspirait une sorte d’effroi à mesure qu’il avançait.
Pendant tout le voyage il se montra plein de douceur, de prévenance et d’affabilité pour les Vaudois qui l'entouraient de leurs respects. En arrivant il était fort ému.
Mais pendant son absence ses soldats avaient pillé les chaumières vaudoises. Le peuple s'irritait : le général revint précipitamment sur ses pas. A Serres il rencontra un soldat qui venait de voler une poule, et le fit pendre sur-le-champ. Mais à Saint-Laurent, se trouvant au milieu de ses troupes, il n’infligea aucune punition à ceux qui avaient pillé les maisons. Il les ramena immédiatement à la Tour, et laissa son secrétaire à Angrogne pour y recevoir la requête que lui-même s’était chargé de présenter à leur souverain.
Dans cette requête les Vaudois l’assuraient de leur fidélité et le suppliaient de les laisser libres en leur conscience, afin que la sienne ne fût pas chargée de leur mort devant le jugement de Dieu.
Des députés vaudois furent envoyés à Verceil pour la présenter à Emmanuel-Philibert, qui y résidait alors.
Après leur départ, le comte de la Trinité somma les Vaudois du Taillaret de déposer les armes : sans doute afin que, leurs montagnes n’étant plus défendues, il pût réaliser le dessein qu’il avait formé de franchir ce boulevart du Pra-du-Tour.
Les habitants du Taillaret se réunissent aux Bonnets pour délibérer sur cette proposition. Pendant ce temps l’ennemi, trop pressé de s’en prévaloir, s’empare de leurs maisons, les ravage, les pille, les incendie et emmène femmes et enfants prisonniers. L’assemblée des Bonnets étant avertie, court aux armes, poursuit les ravisseurs , délivre les captifs, et vient reprendre ses délibérations. Quelles séances que celles qui étaient interrompues par de tels incidents ! A peine cette assemblée est-elle derechef réunie, dans ce hameau écarté, que les soldats le cernent en silence, se rapprochent du lieu de la réunion, l’envahissent soudain , et font main basse sur les parlementaires. Mais ces derniers avaient encore leurs armes; ils se défendent avec acharnement; l’ennemi recule; les Vaudois gagnent du terrain; la lutte en s’étendant se fractionne en mille engagements partiels. Un vieillard s’enfuyait; un soldat court à lui en brandissant son épée. Se voyant près d’être atteint, le vieillard se jette aux genoux de son adversaire qui lève la main pour le percer. Le vieillard agenouillé saisit alors le soldat par les jambes, le renverse, s’élance dans un ravin, l’entraîne après lui, et le jette dans un précipice.
Un autre patriarche de ces montagnes, Agé de cent el trois ans, s’était retiré dans une caverne avec sa petite-fille. Une chèvre, cachée avec eux, les nourissait de son lait. La jeune fille chantait un soir un cantique; les soldats l’entendirent, épièrent la voix, surprirent la caverne, tuèrent le vieillard; puis, voulant saisir l’enfant, elle s’élança d’elle-même dans les rochers pour sauver son honneur aux dépens de sa vie.
Tous les Vaudois des parties inférieures du vallon s’étaient retirés sur les montagnes. Les troupes du comte de la Trinité pillèrent et saccagèrent la vallée sans résistance comme sans pitié. Bientôt ils montérent au Villar, où il y avait encore des habitants, parmi lesquels ils firent de nombreux prisonniers. C’est là qu’on entendit cette parole féroce, dite par un soldat de Mondovi : « Je veux emporter dans mon pays de la chair des hérétiques ! " Et s’élançant comme une bête fauve sur le premier qu’il rencontra, il le mordit au visage et lui déchira un lambeau de chair.
Les Vaudois indignés de tant de violences, allèrent s’en plaindre au comte de la Trinité, devant qui toutefois ils s’exprimèrent encore avec beaucoup de mesure.
« N’est-il pas d’usage, dirent-ils, de suspendre les hostilités en temps de capitulation? Nous avons déposé les armes pour honorer votre parole et notre députation par une attitude calme et réservée; mais comment votre autorité est-elle respectée par les troupes? Car nous ne doutons pas que ce ne soit contrairement à vos intentions que tant d’excès se commettent contre nous. "
Le comte s’excusa selon son habitude par d’hypocrites protestations. — Ah! si j’avais été là, dit-il, ces choses ne seraient pas arrivées. — Et il fit rendre les prisonniers, mais il garda le butin.
Cependant les vexations partielles se continuaient partout. Une troupe de déprédateurs s’étant livrée au pillage, dans quelques maisons isolées de Rocheplate, dix-sept hommes de cette commune la repoussèrent avec succès.
Un traître, nommé Vernon, avait promis de s’emparer du pasteur de la Tour (1).
(1) Nommé Claude Berge.
Il le suivait de retraite en retraite afin de le saisir. Un jour il l’aperçut. — A moi! à moi! cria-t-il à ses acolytes, nous tenons le poulet!
Mais un Vaudois, nommé Cabriol, qui accompagnait le pasteur, jeta une pierre si lourde à la poitrine de Vernon, que ce traître fut renversé, puis assommé et jeté dans un précipice.
L’irritation des Vaudois s’en étant augmentée, le comte de la Trinité les invita encore à se réunir, pour examiner en commun les bases d’un solide accord; et il leur promit de faire retirer ses troupes à condition qu’ils s’engageraient à payer une somme de vingt mille écus.
Je ferai réduire cette somme à seize mille, leur dit le digne secrétaire d’un tel maître, si vous voulez me laisser une partie de cette réduction en témoignage de reconnaissance?
Le prix de cette reconnaissance fut fixé à cent écus.
Les Vaudois consentirent donc à payer seize mille écus (environ cinquante mille francs). Le duc de Savoie leur en rabattit la moitié; restaient vingt-quatre mille francs que ces pauvres gens devaient se procurer. Mais comment faire? Leurs biens ravagés, les maisons incendiées, les récoltes perdues, l’impossibilité où ils étaient d’emprunter par le refus des préteurs, l'incertitude de l’avenir, tout rendait leur position écrasante.
Il ne leur restait que les troupeaux, qu’on avait réussi à sauver du pillage. Ils résolurent de les vendre. Georges Coste exigea que ces ventes ne pussent se faire sans son consentement; et suivant l’exemple de son secrétaire. il trafiqua de ce consentement en faveur de quelques riches acquéreurs, qui lui en payèrent le monopole, et qui se voyant maîtres du marché, achetèrent à bas prix ces nombreux troupeaux, ces dernières richesses des malheureux Vaudois.
Voilà donc les huit mille écus payés.
L’armée devait se retirer; elle ne bougea pas. — On réclama auprès du général. —Il faut me remettre toutes vos armes, répond-il. — Quelques armes lui sont remises. — Faites maintenant partir vos troupes, lui dit-on. — Faites-moi auparavant une obligation de huit mille écus encore. Car vous étiez engagés à en payer seize mille, et vous n’en avez soldé que la moitié. — Mais le duc nous a exemptés du reste. — Cela ne me regarde pas; je ne connais que vos engagements. — L’obligation de vingt-quatre mille francs fut encore signée.
— Renvoyez donc vos troupes maintenant. —Renvoyez auparavant vos pasteurs, car c’est là le but essentiel de ma venue.
Les Vaudois désespérés, sentant, mais trop tard, les fautes qu’ils avaient commises, craignant de nuire au succès de leur députation, se voyant désarmés et affaiblis, espérant que cette privation ne sera que de courte durée consentent encore à éloigner leurs pasteurs, et se décident à les conduire en Pragela qui alors appartenait à la France.
Mais les montagnes étaient couvertes de neige ; le chemin de la plaine étaient infesté par des vagabonds, des assassins, des pillards, et surtout par les recrues armées de l’abbaye de Pignerol ; on se décide à traverser le col Julian.
L’ennemi, ayant eu connaissance de cette décision, dressa une embuscade aux environs de Bobi où les pasteurs devaient se réunir, afin de les saisir tous à la fois.
Mais il arriva trop tard; depuis deux heures les voyageurs étaient partis. Alors il pille et ravage tout ; parcourt les maisons du village ; se fait ouvrir les portes, les chambres et les armoires, sous prétexte de voir si les pasteurs n’y étaient pas cachés, et s’empare encore de tout ce qui pouvait être l’objet de sa cupidité ou de sa convoitise.
Les pasteurs néanmoins avaient traversé heureusement le col Julian. Ils s’étaient arrêtés à Pral; de là descendant à Macel, puis remontant le col du Pis, ils étaient arrivés sains et saufs en Pragela.
Un seul ne les avait pas accompagnés : c’était Etienne Noël, pasteur d’Angrogne. Appelé , peu de jours auparavant, dans une conférence avec le comte de la Trinité, ce dernier l’avait vivement engagé à se rendre à la cour du duc, pour y défendre la cause de son Eglise. — C’est à ma paroisse que j’appartiens, répondit le pasteur; je ne puis donc disposer de moi-même sans son consentement. Et bien lui prit de ne pas l’avoir quittée; car peu de jours après, le perfide Coste envoyait des soldats, pour s’emparer de lui. Noël les aperçut et se retira dans la montagne; mais sa maison fut saccagée, ses livres et ses papiers furent apportés au général qui les livra aux flammes; quarante autres maisons furent bouleversées et dépouillées de tout ce qui s’y trouvait encore de précieux. Dans la même soirée les soldats, armés de torches flamboyantes, se mirent à parcourir la montagne pour chercher le pasteur fugitif.
Ne l’ayant point trouvé, le comte ordonna le lendemain aux syndics d’Angrogne de le lui livrer sous peine de la vie. Ceux-ci répondirent qu’ils ne savaient où il était.
La députation vaudoise, cependant, était arrivé à Verceil ; le comte de la Trinité retira son armée dans la plaine qui s’étend de Briquèras à Cavour, après avoir laissé toutefois de fortes garnisons à la Tour, au Villar, au Perrier et à Pérouse. — Les Vaudois devaient pourvoir à l’entretien des garnissaires. — Nous sommes , disaient-ils, des brebis chargées de nourrir les loups qui les dévorent.
Cependant ils s’y résignèrent; et les syndics d’Angrogne étant allés porter des vivres et de l’argent à la garnison de la Tour, y furent outragés et battus de la manière la plus atroce.
Une partie de cette même garnison, ayant pris le surlendemain la route d’Angrogne , demanda à manger et à boire dans un hameau composé de quelques maisons isolées. Les habitants de ce hameau se cotisent, se dépouillent, apportent ce qu’ils ont de meilleur, et servent eux-mêmes les soldats dans une cour fermée. Cette enceinte était bornée d’un côté par la maison d’habitation, de l’autre par le hangar, et latéralement par des murailles, où s’ouvraient en face l’une de l’autre les deux portes d’entrée.
Ayant bien bu et bien mangé, ces soldats ferment les portes, se saisissent des hommes, les lient les uns aux autres et veulent les emmener prisonniers. Mais les femmes mettent le feu au hangar et menacent les ravisseurs de les brûler tout vifs avec leurs vitimes, s’ils refusent de les rendre. On hésite, on se bat ; les portes sont ouvertes ; les envahisseurs s’échappent avec leur proie; les enfants les poursuivent à coups de pierres; dix des captifs parviennent à s’enfuir; quatre autres sont amenés au château de la Tour. On les rendit plus tard, moyennant une forte rançon ; mais ils avaient été si cruellement maltraités , que l'un d’eux mourut le lendemain du jour où il avait été mis en liberté, et qu’un autre à moitié brisé ne survécut aux tourments qu’il avait soufferts que pour endurer une incroyable prolongation de martyre. Sa chair avait été détachée des pieds et des mains par les tortures ; elle tomba en lambeaux ; les os de ses doigts et de ses orteils se détachèrent ensuite les uns après les autres, et il demeura estropié toute sa vie.
Leur bourreau était le capitaine de cette même garnison, nommé Bauster, qui ayant voulu surprendre le hameau des Bonnets, emmena Jean et Odoul Geymet qu’il fit si cruellement périr.
Je ne parle pas des jeunes filles qui étaient retenues dans ces infernals repaires ; que le lecteur se représente les traitements affreux qu’elles devaient subir .
Les autres garnisons laissées par Georges Coste se conduisaient de la même manière, et ne faisaient pas mieux, dit Gilles, sans ajouter un mot de reproche à cette poignante et laconique simplicité.
Ainsi se passa l’année 1560. Sanglant automne, fatal hiver! La misère partout; la désolation dans les moindres familles ; mais en tous lieux aussi l’énergie invincible d’une confiance suprême en l'Eternel; au sein de toutes les demeures, la lecture et les consolations bibliques; partout, la parole de vie s’élevant au-dessus de ces cris de mort !
Tel était le tableau que présentaient alors les vallées vaudoises.
La députation qu’elles avaient envoyée à Verceil ne fut de retour qu’au commencement de janvier 1561.
Que d’espérances n’avait-on pas fondées sur elle, que de déceptions n’apportait-elle pas !
« A peine fûmes-nous arrivés à Verceil, dirent les tristes députés, que le secrétaire Gastaud qui nous accompagnait, et à qui nous avions déjà donné c nt écus pour la part qu’il avait prise aux conclusions de notre requête, nous arracha cette requête des mains et voulut nous en faire signer une autre. Puis, au lieu de nous recevoir paternellement, le duc ordonna que nous nous prosternassions devant lui en suppliants, pour lui demander pardon de ce qu’il appelait la rébellion de notre peuple. On nous fit faire aussi une pareille soumission devant le légat du Saint-Siège. Après tant d'avances, nous croyions pouvoir nous retirer; mais on nous retint encore pendant un mois et demi, ne cessant de nous harceler chaque jour par des nuées de moines et de prêtres, qui voulaient nous faire aller à la messe. Enfin il a été décidé qu’on ne nous accorderait rien de plus que par le passé, et que même on nous priverait de ce qui nous restait encore. Car toute cette prêtraille, cette vermine d’abbés, de prélats et de moines ne laissa pas de repos au souverain, jusqu’à ce qu’il eût promis de nous exterminer tous, sans rémission d’un seul. Aussi va-t-on nous envoyer force prêcheurs d’idolâtrie, tellement que nous n’aurons plus moyen de subsister; et de fait, nous avons vu tant de troupeaux de moines, de régiments de prêtres, et de foules d’abbés, qu’il n’y aura bientôt plus de place que pour eux. »
Ces superfétations sociales signalent la décadence des nations qui les supportent ou des institutions qui les produisent.
Quel abattement, quelle désolation, quelle attitude découragée ne devait-on pas s’attendre à voir régner alors dans l'Eglise vaudoise !
Ce fut tout le contraire. Ne craignant plus de nuire à leurs députés revenus, ni de perdre leurs biens spoliés, ni de faire manquer les négociations d'une paix impossible, ni de céder à des suggestions dont la perfidie leur avait été si souvent démontrée, les Vaudois, plus à l’aise dans une position plus franche, réinstallent courageusement, dans chaque paroisse, le pasteur qu'ils en avaient éloigné, relèvent leurs temples, sont unanimes à se défendre, et reprennent de toute part les chants, les travaux, les devoirs, les joies et les occupations accoutumées de la vie biblique. En même temps il leur arrivait des lettres de la Suisse et du Dauphiné par lesquelles leurs frères du dehors les exhortaient à ne pas se laisser abattre, à persévérer dans le courage et la prière, à mettre toute leur confiance en Dieu, sans rien attendre des hommes; eux-mêmes en donnaient l’exemple, car la réforme en France était alors persécutée avec acharnement par le duc de Guise et le cardinal de Lorraine. Le faible François II, à peine âgé de seize ans, avait mis le premier à la tête de ses armées, le second à la tête de son conseil : jamais le fanatisme religieux n’avait eu tant de force ; mais la tolérance et la Bible eurent aussi d’illustres défenseurs. Le prince de Condé devint le chef des réformés ; le chancelier de l'Hôpital les préserva de l’inquisition par l'institution de la chambre ardente, tribunal érigé au sein des parlements et chargé de connaître des délits d’hérésie. Malgré cela, les protestants se multipliaient en France : pourquoi seraient-ils anéantis en Piémont? Le danger rapproche les cœurs. La vallée de Pragela, qui appartenait à François II, était menacée des mêmes calamités que la vallée de Luserne.
Alors eut lieu une de ces scènes solennelles et puissantes qui élèvent quelquefois les temps modernes à la hauteur des Ages antiques, et qui semblent mieux faites pour le poëme que pour l’histoire. Scène héroïque et religieuse tout à la fois, grande surtout par sa simplicité! Peu de lignes suffiront pour la décrire.
Des députés du val Pélis se rendirent au val Clu-son (1), afin de renouveler devant Dieu l'alliance qui avait toujours existé entre ces Eglises primitives des Alpes.
(1) La vallée du Clusou, ou de Pragela, est séparée de celle de Luserne ou du Télis, par celle de Saint-Martin ou de la Germanasque.
Cette alliance fut jurée par tout le peuple réuni sur un plateau de neige, en face des montagnes de Sestrières et de la chaîne du Gunivert, où le Cluson prend sa source dans les glaciers. Puis les habitants de Pragela envoyèrent à leur tour des délégués et des pasteurs dans la vallée de Luserne. Ne pouvant suivre la route ordinaire, à cause des troupes qui les eussent saisis, ils traversèrent des montagnes presque impraticables par la neige qui les couvrait, gravirent celle du Pis , qui conduit à Macel, et de là remontant vers Pral, ils franchirent le col Julian qui devait les conduire à Bobi.
Ils y arrivèrent le vingt et un janvier 1561 .La veille, on avait fait publier dans toute la vallée que, dans les vingt-quatre heures, les habitants devaient se décider à aller à la messe, ou à subir toutes les peines réservées aux hérétiques : le feu, les galères, la corde, le gibet et autres corollaires du catholicisme.
L’expiration de ce terme fatal coïncidait précisément avec l’arrivée des pasteurs du Pragela. Ils venaient de descendre au Puy, hameau de la commune de Bobi, située sur une verdoyante colline, toute couverte de châtaigniers gigantesques, à peu de distance de ce dernier village.
Aussitôt le pasteur, les anciens, les diacres, les fidèles de Bobi et des hameaux environnants montèrent au Puy, pour faire part aux nouveaux venus des tristes extrémités auxquelles on était réduit; et là, dit Gilles, après d’ardentes prières, présentées à Dieu pour en avoir conseil et assistance, considérant que nul d’entre les Vaudois ne voulait abjurer, qu’il leur était impossible de chercher un abri ailleurs, et qu’on voulait absolument les détruire, chose que le moindre vermisseau, ajoute le chroniqueur, dans son inimitable naïveté, répugne à se laisser faire sans résistance , il fut résolu avec enthousiasme que l’on se défendrait jusqu’à la mort.
De ce moment date l’ouverture de la plus brillante campagne que jamais d’héroïques persécutés aient accomplie contre de fanatiques persécuteurs.
Les délégués de Pragela et ceux de la vallée de Luserne , se tenant debout au milieu de la foule émue et recueillie, prononcèrent ces paroles solennelles :
« Au nom des Eglises vaudoises des Alpes, du Dauphiné et du Piémont, qui ont toujours été unies, et dont nous sommes les représentants, nous promettons ici, la main sur la Bible et devant Dieu, que toutes nos vallées se soutiendront courageusement les unes les autres pour fait de religion, sans préjudice de l’obéissance due à leurs légitimes supérieurs.
« Nous promettons de maintenir la Bible entière et sans mélange, selon l’usage de la vraie Eglise apostolique, persévérant en cette sainte religion, fût-ce au péril de notre vie, afin de pouvoir la laisser à nos enfants intacte et pure comme nous l’avons reçue de nos pères.
« Nous promettons aide et secours à nos frères persécutés, ne regardant pas à nos intérêts individuels, mais à la cause commune, sans nous attendre aux hommes, mais à Dieu. »
Et cent trente ans plus tard, ces mêmes Vaudois, de retour dans leurs vallées, dont ils avaient été expulsés par les armes réunies de Louis XIV et de Victor-Amédée II, renouvelèrent tout près de là, sur le tertre de Sibaoud, le serment d’alliance que nous venons de rapporter.
A peine eut-il été prononcé que plusieurs des assistants s’écrièrent : « On nous demande pour demain une abjuration ignominieuse de notre foi : eh bien, faisons demain une protestation éclatante contre l’idolâtrie persécutrice qui veut nous l’imposer ! »
Toutes les mesures du support et de la longanimité avaient été épuisées par les Vaudois. Il s’agissait maintenant de montrer de l’énergie. Avant l’aube du jour suivant, au lieu d’accourir à la messe, ils se portent en foule, mais en armes, au temple protestant, que les catholiques avaient déjà surchargé des oripeaux propres à leur culte.
Les images, les flambeaux, les rosaires, sont jetés dans la rue et foulés aux pieds. Le ministre Humbert Artos prend son texte dans Esaïe (XLV, 20) :
«Rassemblez-vous et venez, réchappés des nations ! Insensés ceux qui élèvent des images taillées, et adressent leurs prières à un Dieu qui ne délivre point !»
La résolution des auditeurs est encore augmentée par son discours plein de force et d’encouragement. Ils partent ensuite pour le Villar afin d’y purger aussi le temple qui s’y trouve de ces grossiers fétiches de l'idolâtrie romaine. Les chrétiens des Alpes marchaient alors en chantant ce cantique de Théodore de Bèze :
Loin de nous désormais
Tous ces dieux contrefaits!... etc.
Et ce zèle d’iconoclastes n’était point alors un acte puéril, mais courageux, parce qu’il répondait, au péril de leur vie, à la sommation capitale par laquelle on avait exigé le lâche abandon de leur foi.
Le terme accordé par cette sommation était déjà passé ; déjà la garnison du Villar s’était mise en marche pour faire des prisonniers.
Les Vaudois de Bobi la rencontrent en route ; elle les attaque ; ils se défendent, la repoussent et la poursuivent jusque sous les murs du Villar. Les moines, les juges, les seigneurs et le podestat qui s’y étaient rendus, pour recevoir l’abjuration des hérétiques, ont à peine le temps de se renfermer avec les soldats fugitifs dans la forteresse menacée ! Les Vaudois en font le siège, placent des sentinelles, des postes d’observation et de défense, se munissent à leur tour et attendent les événements.
La garnison de la Tour arrive le lendemain pour délivrer-les assiégés; les Vaudois la mettent en déroute dans la plaine de Teynau. Elle revient plus nombreuse le jour suivant, et ils la repoussent encore. Trois corps de troupes se présentent le quatrième jour et subissent le même sort.
Ce siège dura dix jours. Les Vaudois tirent de la poudre, des mines, des casemates, des engins à lancer des pierres, des meurtrières dans les maisons voisines afin de tirer par-dessus les bastions de la citadelle.
L’armée du comte de la Trinité s’était ébranlée pour venir dégager cette place; mais les assiégés ignoraient la tentative faite pour les délivrer; les assiégeants pressent plus vivement l’attaque. La garnison ne tarda pas d’être réduite aux dernières extrémités. Elle manquait de vivres et de munitions et fut obligée d’y pétrir du pain avec du vin faute d’eau. Enfin elle se rendit, à condition que les soldats auraient la vie sauve et seraient accompagnés par deux pasteurs : montrant ainsi, dit Gilles, qu’ils se fiaient plus à ces ministres tant haïs qu’à nul autre ; et les ministres qui leur furent accordés justifièrent cette confiance, car les officiers de la garnison les remercièrent, ajoute-t-il, de leur bonne conduite, avec assurance de toute courtoisie possible, selon l’occasion.
Les fortifications du Villar furent immédiatement démolies par les vainqueurs.
Cet avantage des Vaudois donna à penser au comte de la Trinité, qui résolut de les désunir avant de les détruire.
Pour cela il arrêta son armée entre Luserne et Saint-Jean, et fit dire d’abord aux habitants d’Angrogne qu’ils n’auraient rien à craindre de sa part, pourvu qu’ils ne se mêlassent pas aux affaires des autres vallées. Mais ce peuple, déjà si souvent trompé, laissa cette fois ce message sans réponse, ou plutôt, les Vaudois n’y répondirent qu’en activant leur défense commune.
On établit des retranchements, des postes, des signaux ; partout on construisait des piques, ou l’on fondait des balles ; les plus habiles tireurs furent réunis sous le nom de compagnie volante afin de pouvoir se porter rapidement partout où le danger les appellerait. Deux pasteurs devaient l’accompagner sans cesse pour prévenir les excès, l’inutile effusion du sang, le relâchement dans l’exercice des actes religieux ; et avant le combat comme au lever et à la fin du jour, ils faisaient des prières au milieu du camp. C’est par leur rigide équité que les Vaudois voulaient faire connaître la justice de leur cause.
Leur poste le plus avancé était celui des Sonnaillettes. Il fut attaqué le 4 de février 1561, et le combat dura jusqu’à la nuit.
Trois jours après, l’armée marcha sur Angrogne par plusieurs corps séparés qui se réunirent sur une pente rapide et couverte de rochers que l’on nomme les Costes.
Mais les Vaudois, qui occupaient la hauteur et faisaient rouler des rochers sur les rangs ennemis, les mirent en déroute.
Sept jours après, le 24 février, eut lieu la plus terrible attaque qui eût encore été tentée.
Le comte avait déployé toutes ses forces, et recouru à toutes les ressources de la stratégie. Il s’agissait de surprendre le Pra-du-Tour, où toute la population d’Angrogne s’était réunie. On y avait construit des moulins, des fours, des maisons , tout ce qu’il fallait pour subsister comme dans une place forte.
Cette citadelle des Alpes était défendue, non-seule-ment par les rochers mais encore par d’héroïques combattants ; on avait essayé de l’envahir par le Taillaret, mais la compagnie du Villar en défendait le passage.
Deux corps de troupes se dirigèrent alors, l’un dans la vallée de Saint-Martin, l’autre dans celle de Pramol. Charles Tronchet se mit à la tête du premier avec Louis de Monteil.
Georges Coste commandait le second.
Ces deux troupes devaient tomber sur le Pra-du-Tour, l’une par le col du Laouzoun, l’autre par celui de la Vachère.
Le jour qu’elles devaient agir, un troisième corps parut dans le bas de la vallée d’Angrogne, brûlant et ravageant tout, afin d’y attirer les défenseurs du poste principal. Mais le piège ne réussit pas. La troupe venue par la Vachère paraissant la première, les Vaudois l’assaillirent et la mirent en fuite. Alors on aperçut celle du Laouzoun qui descendait avec difficulté. On la laissa s’engager dans les ravins. Les guides qui la précédaient arrivant à une ouverture d’où l’on apercevait le bas de la vallée, s’écrièrent : Descendez ! descendez ! tout Angrogne est à nous!
C’est vous qui êtes à nous ! répondirent aussitôt les Vaudois en s’élançant de dessous les rochers; et ils y firent un merveilleux devoir ! observe Gilles dans cette circonstance. Néanmoins, voyant leur petit nombre, l’ennemi leur fait tête et cherche à les environner.
Alors arrive, tambour battant, la troupe vaudoise, déjà victorieuse à la Vachère ; elle fait diversion à ce conflit en assaillant l’armée sur sa gauche.
Les soldats de Truchet résistent encore. Courage ! courage! crient aux Vaudois, leurs frères de la compagnie volante, apparaissant alors sur la droite. Ainsi pris de trois côtés, les ennemis cherchent à reculer.
Mais la montée était plus difficile que la descente. Trois fois ils se retournent et cherchent à résister, trois fois ils sont repoussés et mis en fuite. Enfin la déroute se prononce, leur défaite est complète. Charles Truchet est renversé d’un coup de pierre et on lui coupe la tête avec sa propre épée. Louis de Monteil, qui avait déjà rétrogradé jusque sur le versant septentrional de la montagne, pour redescendre dans la vallée de Saint-Martin, est aussi atteint et tué dans les neiges.
Tous les soldats eussent été exterminés, sans le pasteur de la compagnie volante qui accourut sur le champ de bataille, pour défendre des gens qui ne se défendaient plus. — A mort ! à mort ! criaient encore les Vaudois excités par l’ardeur de la victoire. — A genoux! à genoux! s’écria le pasteur (1). Rendons grâces au Dieu des armées du succès qu’il vient de nous accorder.
(1) Citait Gilles des Gilles.
Et comme Moïse à Mériba (qui, pendant toute la bataille d’Israël contre Hamalek, ne cessa de tenir ses bras élevés vers le ciel pour obtenir le triomphe à son peuple), les familles vaudoises reléguées dans le Pra-du-Tour n'avaient cessé, pendant toute la journée, d’élever au Seigneur leurs prières, pour qu'il bénît les armes de leurs défenseurs.
La prière fut exaucée, et le soir tout y retentissait de louanges à Dieu, de chants de joie et de triomphe; de tous côtés on y apportait les armes et le butin pris sur les ennemis : arquebuses, morions, cuirasses, piques, épées, poignards et hallebardes ; jamais ces rochers sauvages et nus n’avaient été couverts d’aussi pompeux trophées.
Pour se venger de cette défaite, le comte de la Trinité fit incendier les maisons de Rora, dont les familles ne s’étaient retirées qu’après une longue et vigoureuse résistance. »
Pour atteindre un asile dans la vallée de Luserne, ces pauvres fugitifs s’engagèrent sur la montague de Brouard, qui était alors couverte de neige. La nuit les y surprit. Ils étaient en face, mais encore fort loin du Villar, dont ils voyaient briller les lumières sur l’autre pan de la vallée. Leurs cris y furent entendus; les lumières se mirent en mouvement, des torches s’allumèrent, on accourut à leur rencontre; des voix amies repondirent aux leurs. Bientôt les cris de détresse se changèrent en accents de joie et de délivrance; les malheureux s’étaient rencontrés, et les proscrits avaient trouvé des frères. Avant l’aube du jour, les habitants de Rora s’étaient logés chacun dans une maison du Villar.
C’est alors que la compagnie volante alla chasser de leur montagneuse vallée les ravageurs qui l'occupaient encore.
Mais, présumant qu’on ne tarderait pas d'attaquer le Villar et Bobi, les Vaudois construisirent soudain des barricades aux endroits les plus resserrés de la vallée. Ces remparts, élevés surtout pour mettre obstacle à la cavalerie, avaient été formés à la hâte par des arbres abattus et couchés les uns sur les autres, entre une double haie de pieux qui représentaient les pans d’une muraille. Entre les branches de ces arbres on avait accumulé de grosses pierres, cimentées les unes aux autres par de la neige pétrie et arrosée d’eau tiède; de sorte que cette neige un instant amollie puis congelée en bloc autour des pierres et des branches, ne formait de toute cette masse qu'une muraille d’un seul bloc.
Le comte de la Trinité divisa son armée en trois bandes d’opération ; deux corps d’infanterie devaient monter sur les deux flancs de la vallée, et la cavalerie devait en suivre le bas. Une compagnie de pionniers la précédait, afin d’abattre les barricades.
Dès le début de ce mouvement, les Vaudois s’avancèrent sur la rive gauche du Pélis jusqu’en face des Chiabriols, et tirèrent sur la cavalerie dès qu’elle se montra; puis, reculant d’arbre en arbre et de rocher en rocher, ils la harcelèrent toujours jusqu’aux barricades situées en dessous du Villar. Là ils s’arrêtèrent et grossirent les rangs de la compagnie volante qui défendait ce poste. La journée s’était écoulée dans un combat perpétuel, tantôt sur un point, tantôt sur l'autre de cette barricade, sans que l’ennemi eût pu l’entamer nulle part. Pendant ce temps les corps d’infanterie avaient suivi les hauteurs et dépassèrent vers le soir cette ligne si héroïquement défendue.
Les Vaudois furent alors obligés de se désunir pour repousser ces nouveaux assaillants. Les premiers qui parurent avaient déjà franchi le torrent de Respart, et commençaient de gravir les collines couvertes de vignes qui dominent le Villar. Les Vaudois accourus sur l’autre pente les atteignent au sommet, les repoussent en partie, luttent pour ainsi dire corps à corps. Ils combattaient encore lorsque l’infanterie de la rive droite, descendue en amont de la barricade, vint attaquer par derrière la compagnie volante qui s’y maintenait toujours.
Quelques habitants du val Cluson qui en faisaient partie, la voyant prise entre deux feux, jugèrent sa perte inévitable, et se retirèrent par le seul point qui fût encore libre : les hauteurs des Cassarots, d’où ils gagnèrent le col Julian et rentrèrent chez eux.
Mais le plus grand nombre des Vaudois tint ferme jusqu'au soir, et alors seulement se replia sur le Villar.
La cavalerie les suivit d’un côté, l’infanterie de l’autre. Arrivés au village, ceux qui venaient de chasser l’ennemi des vignobles supérieurs, se joignirent à eux, et tous ensemble obligèrent à la fois chevaux et fantassins à reculer devant eux. Mais en se retirant, ces derniers brûlèrent les maisons du Villar, et se replièrent sur La Tour, après avoir subi des pertes considérables.
La semaine suivante (le 18 février), le comte revint à la charge et renouvela la même manœuvre en augmentant seulement le nombre des assaillants.
Il avait commencé par une pointe vigoureuse sur le Taillaret, afin d’y attirer les Vaudois et de les affaiblir par cette diversion.
Ayant alors retiré tout ce qu’ils avaient de plus précieux dans les bourgades élevées de leurs montagnes (si l’on peut donner ce nom à quelques groupes épars de chétives maisons suspendues aux flancs des précipices, comme des aires d’aigle), les Vaudois renoncèrent à défendre le bas de la vallée et se tinrent sur les hauteurs.
L’armée du comte vint donc se masser dans le bassin verdoyant et uni qui s’étend entre Bobi et le Villar.
On attaqua d’abord le hameau de Boudrina ou des Huchoires, situé sur des corniches de rochers proéminentes, au-dessus d’une colline très inclinée et couverte de vignobles.
Les Vaudois repoussèrent deux assauts successifs sans perdre aucun des leurs, tandis que les assaillants laissèrent beaucoup de morts sur le terrain.
Cet avantage en faveur des Vaudois était dû non-seulement à la valeur des hommes et à la protection de Dieu, mais à ce qu’ils pouvaient tirer de haut en bas et s’abriter contre les balles ennemies derrière de nombreuses murailles construites en forme de parapets.
Un détachement de quinze cents hommes vint soutenir les assaillants et les ramener à la charge. Mais le bruit de la fusillade avait attiré sur le lieu du corn-bat la compagnie volante, qui, des vignes du Villar, vola réellement au secours de ses frères. Ce n’était cependant qu’un renfort de cent hommes, et l’on conçoit aisément qu’ils ne purent tenir contre les efforts de deux mille. Ils abandonnèrent donc ce poste périlleux et se retirèrent plus haut.
Le reste de l’armée qui stationnait dans la plaine, voyant ses deux mille hommes prendre possession de ces masures si longtemps disputées, poussa des cris de joie et fit sonner des fanfares pour célébrer sa victoire.
Laissons ici parler Gilles un moment. Les Vaudois, dit-il, s’étant retirés environ l’espace d’un jet de pierres, crièrent tous au Seigneur et se réunirent avec résolution. Ceux qui manquaient d’arquebuses se servaient de leurs frondes, d’où s’échappait une grêle de pierres contre les ennemis. Trois fois ces derniers se reposèrent et trois fois revinrent à l’assaut.
Quand l’ennemi prenait haleine, le peuple d’en haut priait Dieu à haute voix , et quand l’assaut recommençait, tous, criant à Dieu, fesaient un merveilleux devoir. Les femmes et les enfants fournissaient des pierres aux frondeurs; ceux qui ne pouvaient rien, par infirmités ou vieillesse, se tenaient au-dessus, dans la colline, criant au Seigneur avec pleurs et gémissements pour qu’il les secourût.
Le secours ne tarda point, car au troisième assaut arriva un messager criant : Courage ! courage ! Dieu nous envoie ceux d’Angrogne. Et les vieillards sur la colline, et les combattants sur le champ de bataille répétèrent avec ardeur : Courage ! voici du secours !
Les habitants d’Angrogne n’étaient cependant point encore là. Ils combattaient au Taillaret d’où ils chassèrent les agresseurs; mais ceux des Huchoires entendant annoncer ce secours à la troupe vaudoise au moment où ils étaient déjà harassés par six attaques consécutives, battirent alors en retraite pour rejoindre la cavalerie toujours postée dans le bassin de Bobi.
La compagnie volante se mit à leur poursuite, fit crouler les murailles de pierres sèches derrière lesquelles ils s’étaient abrités, acheva leur déroute et les harcela jusqu’aux contins de La Tour. Là elle subit quelques pertes, par l’attaque imprévue d’un corps de troupes fraîches qui vint protéger les fuyards.
Malgré cela, l’effroi fut tel dans le camp des persécuteurs, que le comte de la Trinité prit la fuite et se retira à Luserne. Depuis lors son armée ne reparut plus au Villar ni à Bobi : car en ces lieux, est-il dit, sa perte avait été fort grande.
Mais il restait Angrogne, position centrale des Vallées, abordable de tous côtés sauf au couchant, sur laquelle il conservait des espérances.
Ayant appelé de nouvelles troupes sous ses drapeaux déshonorés, il se trouva bientôt à la tête de sept mille combattants.
Le 17 de mars 1561, jour de dimanche, les familles vaudoises réunies au Pra-du-Tour, avec leurs défenseurs qui venaient d’adresser leurs prières à l'Eternel, virent, au sortir du sermon, trois longues files de soldats qui s’avançaient parallèlement, l’une sur les hauteurs de la Vachère, l’autre par le chemin des Fourests, et la troisième par celui de Serres. Le capitaine du premier bataillon se nommait Sébastian de Virgile. — C’est aujourd’hui que nous allons les balayer, ces hérétiques ! avait-il dit le matin, en partant de Luserne. — Monsieur, riposta son hôtesse, si notre religion est meilleure que la leur, vous aurez la victoire, sinon c’est vous qui serez balayé.
Les abords du Pra-du-Tour, auxquels devaient aboutir les deux premières lignes d’attaque, étaient défendus par un bastion en terre et en rocaille, élevé par les Vaudois; mais le sentier inférieur n’avait point été gardé et barré, quoiqu’il eût été plus facile à fermer que toute autre issue à cause de l'étroit espace dans lequel il se trouve resserré. Les difficultés naturelles de son parcours avaient paru suffisantes pour le garder, et la colonne ennemie qui l’avait suivi ne parvint en effet que la dernière en vue du Pra-du-Tour.
Les Vaudois étaient donc déjà à défendre leur bastion contre les lignes supérieures, lorsque ce dernier bataillon pénétra à l'improviste dans le bassin inférieur.
Aussitôt ils redescendent pour le repousser, laissant très peu d’hommes au bastion attaqué; mais ces hommes avaient de longues piques, et chaque ennemi qui paraissait sur l’escarpe était soudain précipité.
Après des exploits multipliés, qui coûtèrent la vie à deux des leurs, ils étaient sur le point de fléchir , lorsque la compagnie volante qui venait de mettre en déroute les assaillants d’en bas, se porta tout entière sur le bastion supérieur où, non contents de se défendre, les Vaudois prennent alors l’offensive. Les ennemis reculent : c’était se faire poursuivre. Les Vaudois se précipitent sur eux, les entament, les dispersent, les balayent réellement devant l’ardeur de leur courage.
Sébastian de Virgile fut emporté moribond à Luserne, et le comte de la Trinité pleurait assis sur un rocher en face de tant de morts.
— Dieu bataille pour eux, et nous leur faisons tort! s’écriaient ses soldats eux-mêmes.
Dans cette journée décisive, les Vaudois furent complètement vainqueurs. Au sommet de la montagne où un autre bastion se trouvait aussi, ils avaient attendu sans mouvement que les catholiques parussent tout près d’eux, et alors, d’une décharge à bout portant, ils les arrêtent court. Le bataillon surpris hésite ; les Vaudois encouragés redoublent; l’ennemi plie ; ils s’élancent sur lui, le renversent, le poursuivent, le déciment, et sont près de l’anéantir.
Jamais, dit plus tard leur capitaine, je n’ai vu de soldats aussi effrayés, aussi timides que les nôtres devant ces montagnards. Ils étaient à moitié vaincus par l’idée seule d’avoir affaire à eux. Aussi le découragement était visible dans l’armée ennemie. On commençait à murmurer; ses pertes étaient considérables.
Et dans les plaines de Saint-Jean, de Briqueras, de la Tour, où du matin jusqu’au soir on n’avait vu descendre que des morts et des blessés, du haut de ces redoutables montagnes où les bataillons se fondaient comme neige, une sorte de terreur panique s’était emparée des esprits, émus déjà d’une guerre aussi injuste, et l’on entendait dire, en parlant des Vaudois :
Certes Dieu est pour eux!
Plusieurs s’étonnèrent alors de ce que les habitants de ces montagnes, familiers avec la nature des lieux, et triomphants sur tous les points, n’eussent pas poursuivi leurs adversaires pour les détruire complètement; « mais les principaux chefs, observe Gilles, et surtout les ministres, ne voulurent pas consentira cette poursuite, car ils avaient décidé, dès le commencement, que, « en extrême nécessité, lorsqu'ils seraient forcés de se défendre par les armes, on se tiendrait toujours dans les limites de légitime défense, tant par respect des supérieurs, que pour épargner le sang humain, et qu'en toute victoire accordée par le Dieu des armées, on en userait le plus modestement qu'il serait possible (1 ) ·»
(1) Gilles, p. 154.
C’est un des caractères les plus remarquables de la grandeur que de conserver toujours la modération dans le courage, et la piété se reconnaît aussi à ce qu’elle demeure humble et humaine dans le triomphe de la force.
Un des chefs catholiques, nommé Gratien de Castrocaro (il était Toscan de naissance, et alors colonel des milices ducales), fut fait prisonnier dans cette circonstance. Il se dit être un gentilhomme de la duchesse de Savoie, et les Vaudois le relâchèrent généreusement ; mais si un bienfait excite la reconnaissance des nobles âmes, il est à charge aux mauvais cœurs, et Castrocaro le prouva.
Les chefs catholiques attribuaient les défaites réitérées de leurs troupes à ce qu’elles n’étaient pas habituées à combattre en montagne, tandis que, disait-on, elles eussent été mille fois victorieuses dans la plaine. Mais peu de jours après, un combat fut livré en plaine, et les Vaudois furent encore vainqueurs. « C’est que, dit Gilles, la victoire ne dépend pas du grand ou du petit nombre, ni de combattre au large ou à l’étroit, soit en plaine, soit en montagne, mais seulement de la miséricordieuse assistance du Seigneur, qui donne le vouloir et l’exécution quand il lui plaît à ceux qui soutiennent une juste cause. " Dans cette dernière affaire pourtant, les Vaudois avaient combattu de si près, qu’ils se prirent corps à corps avec leurs ennemis, luttant ainsi dans les campagnes ouvertes de la vallée , comme ces guerriers homériques, dont les luttes ont illustré les champs de la Mysie.
Après ces nombreux combats , dans lesquels les Vaudois ne perdirent que quatorze hommes (1), le comte de la Trinité envoya des parlementaires pour entrer en accommodement avec eux.
(1) Savoir, oeuf d’Angrogne, deux de Saint-Jeau, un du Taillaret, un du Villar et un de Fénestrelles.
Mais au milieu des pourparlers, il attaqua de nouveau les Vaudois sans défiance, en faisant marcher toute son armée, dans la nuit du 16 au 17 d’avril, contre les deux points les plus forts du pays, savoir le Pra-du-Tour et le Taillaret.
Ce dernier endroit fut assailli le premier, au point du jour, par une multitude de petits corps d’attaque, qui se jetèrent à la fois sur tous les hameaux épars qui s’y trouvent à différentes hauteurs (2).
(2) On donnait alors le nom de Taillaret à tout l'espace compris entre les Chiabriols au couchant, Champ-la-Rama au levant, les Copiers au midi et Castelus avec Coste-Roussine au nord.
Les habitants, surpris dans leur sommeil, furent en partie victimes de ce guet-apens; plusieurs se sauvèrent en chemise et ne durent leur salut qu’à leur agilité familière avec les rochers.
Les envahisseurs firent des prisonniers et ravagérent tout, puis, descendirent par Coste-Roussine sur les pentes qui dominent le Pra-du-Tour, afin d’y concourir, avec le reste de l’armée, à l’écrasement projeté des Vaudois.
Or le premier acte de ces derniers, au commencement de chaque journée, était de prier Dieu en commun. Ils avaient terminé cet exercice religieux avant le lever du soleil. Les premiers rayons de cet astre firent étinceler sur la montagne les armes et les casques des ravageurs du Taillaret qui descendaient contre eux.
Six hommes déterminés s’élancent à leur rencontre, et se postent dans un défilé, où deux personnes seulement pouvaient passer de front. Là ils tiennent en échec cette longue file d’ennemis qui s’accumulent et se pressent devant l’obstacle. De ces six Vaudois les deux premiers avaient toujours leurs armes chargées et tuaient à bout portant chaque couple de soldats qui se présentait au tournant du rocher.
Les deux Vaudois, placés au second rang, tiraient par-dessus l’épaule des premiers; leurs camarades rechargeaient les armes derrière eux.
Ainsi, pendant un long quart d’heure, le passage fut intercepté. Les autres Vaudois eurent le temps d’accourir. Ils montent sur les corniches supérieures du défilé, dans les profondeurs duquel s’étaient enfoncés les rangs de la ligne ennemie. Tout à coup, du haut de ces cimes surplombantes se détachent des rochers anguleux qui brisent la ligne des deux parts, écrasent les hommes, percent les rangs, éclatent comme la foudre, se multiplient comme la mitraille, et, rebondissant comme des éclats de bombe entre les parois resserrées de ce sentier de mort, y déterminent une déroute complète. Ne pouvant avancer ni s’étendre, ne pouvant pas même combattre, cette malheureuse armée rétrograde en désordre et ne se retire qu’en lambeaux. Les autres expéditionnaires, qui s’avançaient par la Vachère pour attaquer également le Pra-du-Tour, voyant que leurs coopérateurs étaient déjà vaincus, renoncèrent d’eux-mêmes à une attaque devenue sans but, et reculèrent également.
Un plus grand nombre de Vaudois vint alors repousser les premiers agresseurs. C’était une cruelle position que d’avoir à remonter un ravin dans lequel roulent avec fracas des pierres tranchantes et pressées !
C’était celle de l’ennemi. Sans avoir pu atteindre un seul de ses hardis antagonistes, il sortit de cette combe resserrée et sanglante, comme un traître devrait toujours sortir de ses propres embûches: écrasé, déchiré, abattu et impuissant.
A raison de leur nombre, plusieurs compagnies réussirent néanmoins à faire face encore aux Vaudois qui ne cessaient de les poursuivre. Elles remontèrent péniblement ces pentes fatales à la trahison et purent franchir derechef le col de Coste-Roussine, par lequel elles comptaient revenir à La Tour.
Les Vaudois, si indignement attaqués au milieu de l’armistice, parlementaire qu’on leur avait offert et qu’ils avaient accepté, poursuivirent avec acharnement ces troupes fugitives et, malgré quelques résistances partielles par lesquelles l’ennemi cherchait par intervalles à couvrir sa retraite, ils le harcelèrent de balles et de pierres jusque sur le plateau de Champ-la-Rama, situé à peu de distance de La Tour. Là, les catholiques se mirent en bataille, espérant envelopper le petit nombre de leurs poursuivants : d’autant plus que le comte de la Trinité venait d’annoncer un prochain envoi de troupes fraîches. Mais les Vaudois ne donnèrent pas à leurs ennemis le temps d’attendre ce renfort, et se précipitèrent impétueusement au centre de la troupe, dont le chef tomba frappé de mort.
Il se nommait Cornelio ; c’était un jeune gentilhomme marié depuis peu de temps. Il avait une certaine réputation militaire, et le comte de la Trinité avait employé les plus vives instances pour le déterminer à prendre du commandement dans son armée. Sa jeune femme fondait en larmes lorsqu'il s’éloigna d’elle. — Je jure par la sainte Vierge, et je vous donne ma parole de chevalier, lui dit le comte, que je vous le ramènerai sain et sauf. — Elle consentit à son départ, et on ne lui rapporta qu’un cadavre.
Les Vaudois poursuivirent son armée en déroute jusqu’aux portes de La Tour ; car, après la mort de leur chef, les soldats avait cessé d’opposer une résistance sérieuse; et le comte de la Trinité, les voyant arriver dans un si grand désordre, leva le camp dès le soir même et se retira à Cavour.
C’était, dit-il, pour revenir avec du canon. — Qu’il en amène, répondirent les montagnards, et il ne les remmènera pas ! Aussitôt mettant la main à l’ouvrage, ils couvrirent le Pra-du-Tour, du côté de la Vachère, par un bastion si considérable qu’on pouvait le voir depuis Luserne, située à trois lieues de là.
En même temps arriva aux Vallées une nouvelle légion de défenseurs. Les Vaudois de Provence qui avaient échappé aux massacres de 1545, doublement aguerris par leurs malheurs et la vie sauvage qu’ils avaient menée durant leur dispersion sur les pentes incultes du Léberon, sortirent de leurs retraites, à la nouvelle que leurs frères des vallées vaudoises étaient persécutés ; et, soit que le climat de la Provence leur eût inspiré des passions plus violentes, soit que les cruautés inouïes de Menier d’Oppède les eussent irrités profondément contre tous les catholiques, ces nouveaux combattants étaient loin d’imiter la réserve des Vaudois à l’égard des papistes.
Leur phalange, animée d’un esprit de vengeance qu’expliquent sans l’excuser les maux affreux qu’ils avaient dû subir, parcourait les alentours des Vallées, ravageant les possessions des catholiques, rendant carnage pour carnage et propageant avec rapidité cette insurmontable terreur qu’inspirent des combattants au désespoir. La population environnante, victime à la fois des spoliations de l’armée ennemie et des incursions dévastatrices de ces implacables vengeurs, venus de si loin pour protéger le berceau de leurs pères, demanda hautement la fin de cette guerre, si désastreuse pour tous.
D’un autre côté, la désertion se mit dans l’armée papiste ; les soldats ne voulaient plus combattre contre de tels adversaires ; ils refusaient de marcher vers ces redoutables montagnes, a où l’on tenait, dit Gilles (1), que la mort d’un seul Vaudois coûtait la vie à plus de cent de leurs ennemis. »
(1) P. 172.
Enfin le comte de la Trinité tomba malade, et les Vallées, loin de s’être affaiblies, avaient des défenseurs plus fermes, plus puissants, plus nombreux que jamais.
On songea donc sérieusement à s’entendre avec eux.
Les premières ouvertures n’eurent pour but que d’offrir la paix, à condition que les Vaudois renverraient leurs pasteurs et payeraient la rançon de leurs prisonniers. Mais ces conditions furent repoussées.
Le comte de Racconis écrivit de Cavour aux Vaudois (le 5 de mai), pour les inviter à nommer des délégués qui viendraient s’entendre avec lui sur les bases d'un arrangement définitif. Ces délégués s'y rendirent; et c’est à Cavour que, après de nombreuses difficultés, les conventions suivantes furent signées, le 5 de juin 1561.
1° Amnistie pour le passé; 2° liberté de conscience accordée aux Vaudois; 3° permission aux bannis ou fugitifs de se repatrier; -4° restitution des biens confisqués; 5° autorisation aux protestants de Bubiane, Fenil et autres villes du Piémont, d’assister aux prédications qui auraient lieu dans les Vallées ; 6° autorisation à ceux qui auraient abjuré de rentrer dans leur Eglise; 7° promesse que tous les anciens privilèges des Vaudois seraient confirmés; 8° et que les prisonniers seraient rendus.
Ces conventions furent signées au nom du duc de Savoie, par son cousin Philippe de Savoie, comte de Racconis; et au nom des Vaudois, par François Vals, pasteur du Villar, et Claude Berge, pasteur de La Tour, ainsi que par deux laïques : George Monastier d’Angrogne et Michel Raymonet du Taillaret.
Mais le clergé catholique en poussa les hauts cris; le nonce en écrivit au pape : le pape s’en plaignit au consistoire, et la duchesse de Savoie disait quelques jours après, à Etienne Noël, pasteur d’Angrogne qui avait été mande auprès d’elle : « Vous ne sauriez croire tous les mauvais rapports qu’on nous fait chaque jour contre vous ! Mais ne vous troublez point, soyez gens de bien, soumis à Dieu et à votre prince, paisibles envers vos voisins, et tout ce qu’on vous a promis vous sera tenu fidèlement. »
« Malgré cela, dit Noël (1), le Légat du pape fit tous ses efforts pour que je fusse jeté en prison. »
(1) Lettre d’Etienne Noël, Gilles p. 174.
Il aurait voulu qu’on eût détruit tous les Vaudois des Vallées, comme on venait de détruire si cruellement leurs frères de Calabre.
Il ne concevait pas qu’une princesse pût recevoir un ministre ; il manqua soulever une émeute à ce sujet. Noël fut obligé de partir le lendemain; mais il put rentrer dans les Vallées, reprendre son ministère et jouir encore longtemps du fruit de ses travaux.
Ainsi le courage et la foi avaient gagné leur cause. Les conventions du 5 juin offrirent une base solide aux Vaudois pour la défense ultérieure de leur liberté de conscience. Elle eut à souffrir encore de bien rudes assauts, mais elle en triompha toujours. C’est que leur protecteur était toujours le même, " Invoque-moi au jour de ta détresse, dit l'Eternel, et je te délivrerai. »
Ces paroles eussent pu servir d’épigraphe au chapitre que l’on vient de lire; mais, en le terminant, elles le résument tout entier.
GOUVERNEUR DES VALLÉES.
(De 1561 à 1581.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - GILLES : très-étendu pour cette partie : pouvant suppléer à tous les documents : source principale de ce chapitre. RENGO, Memorie istoriche : doit être contrôlé par Gilles , dont il était contemporain. Son premier ouvrage était intitulé : Breve narratione dell' introduttione degl' heretici nelle valli de Piemonte , etc. , impr. à Turin en 1632 ; petit in-40 de 114 p. , devenu rare . Les memorie istoriche dell' introduttione dell' heresie nelle valli di Lucerna... etc. ont été imp. en 1649, in- 40 de XX et 350 p. CAPPEL, Vallium alpinarum trajecta portenta ... etc. Sédan 1621 (Il a publié aussi Doctrine des Vaudois représentée par Claude Seyssel , petit in-8° de 111 pages) . Voir en outre les Hist. gén. sur la province de Pignerol ; les Mémoires historiques sur le Piémont ou la Maison de Savoie, par Costa de Beauregard, Chiesa, Cibrario, Muletti , etc. , et enfin , l'Art de vérifier les dates , pour le classement des faits politiques. Sources manuscrites : peu nombreuses ; quelques documents égrenés dans les Arch. de Cour, à Turin, et à la Bibl. du Roi.
Après une aussi longue interruption des travaux agricoles, après tant de pillages et d’incendies, tant de pertes de toute nature, qu’avaient subies les Vaudois, une profonde misère se fit sentir dans leurs vallées.
Les biens confisqués avaient été dépouillés de tout avant d’être rendus, et plusieurs ne furent qu’incomplètement restitués.
Les moines de Pignerol continuaient d’avoir à leur solde une troupe de malfaiteurs, pour nuire incessamment aux religionnaires inoffensifs des alentours.
Outre cela, on voyait encore fréquemment arriver aux Vallées quelques malheureux réchappés des massacres de la Calabre : nus comme des naufragés; sortis des Apennins, où ils s’étaient traînés de caverne en caverne; dénués à la fois de vêtement, d’abri, de nourriture et de moyens d’en acquérir. Les populations appauvries de nos Alpes hospitalières accueillirent néanmoins ces frères et ces sœurs avec l’empressement sympathique des malheurs éprouvés.
La pitié s’éveille aisément en ceux qui en sont dignes. Les Vaudois partagèrent à ces nouveaux venus le peu qui leur restait.
Les uns et les autres avaient eu les mêmes aïeux. Mais les faibles ressources de nos campagnes ravagées eussent été insuffisantes pour de si grands besoins.
On fit pour eux des collectes en Suisse, en Allemagne et même en France.
A peine commençaient-ils à se relever, que Castrocaro, le même qui avait été leur prisonnier et qu’ils avaient si généreusement relâché, manifestant, auprès de la duchesse de Savoie qui était leur protectrice, les meilleures intentions à leur égard, obtint d’être nommé gouverneur des Vallées.
On crut à sa bienveillance pour eux, en raison de la gratitude qu’il leur devait. Mais perfide des deux côtés , il trompa sa bienfaitrice et ses bienfaiteurs. L’archevêque de Turin, seul, avait reçu de lui une promesse à laquelle il ne manqua pas. Il lui avait promis de retirer graduellement aux Vaudois toutes les libertés qui leur avaient été accordées ; et de travailler ainsi à l’anéantissement complet de leur Eglise.
Au lieu de chercher à y parvenir par une destruction subite, il procéda par voie de restrictions successives, et commença par demander, en 1565, une révision du traité de Cavour, conclu en 1561.
Les Vaudois s’y refusèrent. Il prétendit alors qu’ils l’avaient transgressé. On recourut au duc pour en maintenir les dispositions; Castrocaro se rendit à Turin , et en revint avec de nouvelles conditions qu’il présenta de la part du prince à la signature des Vaudois. Mais ces pièces ne portaient pas la signature du duc. Nouveaux refus des premiers.
Il les menace alors de leur déclarer une guerre plus cruelle que la précédente. De longs pourparlers sont entamés ; on nomme des parlementaires des deux parts; quelques concessions sont arrachées à ceux des Vallées, et le peuple vaudois désavoue ses députés.
Les choses commençaient donc à s’embrouiller : c’était le vœu de Castrocaro.
Il se fit assigner le commandement d’un corps de troupes, pour maintenir l’ordre , et s’établit avec cette garnison dans le château de La Tour.
Puis il ordonna aux habitants de Bobi de renvoyer leur pasteur (1), et à ceux de Saint-Jean de ne plus recevoir les protestants de la plaine à leur culte.
(1) Humbert Artus, qui avait offert à des moines polémistes de discuter avec eux, en grec, en latin ou en hébreu, à leur choix.
Les Vaudois, par l’entremise de la duchesse de Savoie, obtinrent d’abord la cessation de ces hostilités. Mais comme un délai de vingt jours leur avait été proposé par Castrocaro pour qu’ils recourussent au duc, contre ses décisions, il profita du dernier terme de ce délai, pour rendre ces décisions exécutoires, quoique le duc les eût invalidées, et le 10 septembre 1565, il fait publier dans la vallée de Luserne qu’on passerait au fil de l’épée tous ceux qui ne s’y conformeraient pas. Quelle anarchie dans le pouvoir, quel arbitraire dans les magistraturesl' quelle ignorance du droit social en ces temps malheureux !
Castrocaro, écrivant à la cour, présenta la résistance des Vaudois à ses ordres comme une rébellion de leur part contre l’autorité ducale ; et il obtint du prince, une intimation aux peuples d’obéir à leur gouverneur. Ceux-ci envoient des députés à la cour; ce furent Dominique Vignaux, pasteur du Villar (1), le pasteur Gilles de La Tour, et trois laïques. La bonne duchesse de Savoie les pourvut d’un sauf-conduit, et les accueillit à Turin avec beaucoup de bienveillance ; mais elle ne put se résoudre à rappeler le gouverneur qu’elle leur avait donné : tant il avait su lui persuader que ses intentions étaient justes, et elle engagea au contraire les Vaudois à lui soumettre toutes leurs difficultés : « Chers et bien-aimés, leur disait-elle dans une lettre datée du 6 décembre 1565, nous louerons toujours le bon désir que vous montrez au service de Dieu, ainsi que de votre prince, et ne voulons penser que parliez en feintise ; mais nous vous demandons deux choses : la première, que, vous réservant les choses qui seules peuvent toucher à point votre conscience, vous procédiez en ce fait d’aussi bonne sagesse que de bon zèle, car l’un sans l’autre vaut bien peu; l’autre est que vous veuilliez soumettre vos délibérations à ceux qui étant sur les lieux peuvent juger sûrement de ce qui est expédient à l’une et à l’autre partie ; et si vous vous laissez conduire par ceux qui entendent les affaires et aiment votre repos, vous ne vous en trouverez jamais trompés, ni mal contents. »
(1) Il avait remplacé depuis deux ans, l’ancien pasteur, nommé Pierre-Val.
Digne dame! c’est elle qui était trompée.
Les belles âmes croient difficilement le mal, tandis que les méchants le supposent même là où il n’est pas. Marguerite de France croyait aux bonnes intentions de Castrocaro : aussi ajoute-t-elle dans cette lettre qu’elle espère que le temps et l’expérience permettraient aux Vaudois de lui rendre justice. Le temps ne fit que justifier leurs appréhensions.
Son animosité redoubla en raison des plaintes élevées contre lui; il rançonnait, emprisonnait ou poursuivait ces pauvres gens sous toute sorte de prétextes : accusant les uns de s’opposer à ses projets, d'autres de les blâmer; ceux-ci, de ne pas le voir de bon œil ; ceux-là de lui rendre trop peu de déférences. Il parvint ainsi à éloigner des Vallées le docte Scipion Lentulus, sous prétexte qu’il était d’origine étrangère(1). Il fit arrêter le pasteur de La Tour, Gilles des Gilles, sous prétexte qu’il avait été à Grenoble et à Genève dans le but d’amener des troupes lointaines contre son souverain.
(1) Il était né à Naples; il était alors pasteur de Saint-Jean, et il se retira à Chiavenna.
Ce pasteur cependant avait sauvé la vie à Castrocaro, et à une multitude de catholiques, en arrêtant maintes fois la terrible légion d’artilleurs qu’il accompagnait en 1561, comme un ange de paix dont la mission n’était que de faire cesser le carnage. Castrocaro avait été un des prisonniers ; les droits de la guerre autorisaient sa mort. On lui laissa la vie; on lui donna la liberté ; mais ces motifs si naturels de gratitude le tourmentaient comme un désir de vengeance. Il fit épier son libérateur par une troupe de soldats, et au commencement de février 1566, ces derniers s’emparent du pasteur, le jettent en prison « non moins étroitement et rudement traité, dit son petit-fils, que s’il eût été quelque insigne brigand. »
Tous les autres pasteurs des Vallées offrirent d’être caution pour leur collègue, demandant qu’il fût relâché, jusqu’à ce que les inculpations dont on le chargeait eussent été soumises au duc de Savoie ; mais l’impitoyable gouverneur refusa d’apporter aucun adoucissement au sort de son captif.
Lorsqu’il fut transféré à Turin, la maison du duc eut pour lui les plus grands égards ; mais le clergé s’acharnait à sa perte en aggravant autant que possible les charges qui pesaient sur lui.
Un jour l’avocat fiscal Barbèri vint lui dire : — Votre affaire va mal; une condamnation à mort est imminente; vous ne pouvez y échapper qu’en changeant de religion.
— Cela changerait-il ma culpabilité, ou mon innocence, par rapport aux choses qui me sont imputées?
— Non, mais on cesserait de s’en occuper, et vous recevriez autant de faveurs que vous avez à craindre de peines.
— Ce n’est donc pas de la justice que l’on se préoccupe?
— C’est de votre salut, ce qui est bien plus important. Tenez ! signez seulement les choses qui sont contenues dans ce livre et votre vie sera sauvée.
— J’aime mieux sauver mon âme. Mais voyons toutefois ce livre.
— Ah ! Son Altesse a exigé que votre affaire fût poursuivie sans délai; il faut donc vous décider tout de suite.
— Je ne puis signer ce que je ne connais pas.
— Eh bien, je vous laisse le livre, et je viendrai savoir votre réponse dans trois jours.
Barbèri étant venu à cette époque :
— C’est un tissu d’erreurs et de blasphèmes, s’écria le pasteur ; j'aimerais mieux mourir que de signer cela.
— Comment, erreurs ! blasphèmes ! C’est vous qui blasphémez, et vous serez brûlé vif rien que pour ces paroles.
Si telle est la volonté de Dieu, je suis entre ses mains.
Mais à cette époque avaient lieu à la fois de violentes persécutions contre les réformés de Saluces, de Barcelonnette et de Suze ; l’électeur palatin avait envoyé l’un de ses conseillers d’Etat en députation au duc de Savoie dans le but de les faire cesser, et cet ambassadeur ne quitta pas Turin sans avoir fait proclamer l’innocence de Gilles et sa mise en liberté.
Alors Castrocaro fit publier dans son gouvernement que tous les protestants qui n’y étaient pas nés dussent en sortir sous peine de la vie et de la confiscation de tous leurs biens (1).
(1) Ordre du 20 avril 1506.
Mais on obtint, par l’entremise de la duchesse de Savoie, l’annulation de cet ordre barbare.
Sur les instigations de l’archevêque de Turin, ce perfide gouverneur voulut interdire aux Vaudois de s’assembler en synode. Il n’y réussit pas. Alors il demanda à y assister, sous prétexte de prévenir les complots qu’on pourrait y tramer contre la sûreté de l’Etat. «On protesta, dit Gilles, contre cette nouveauté, non par crainte qu’il connût ce dont on traitait dans ces assemblées, mais pour la conséquence de l’avenir.»
L’année suivante, les guerres religieuses se rallumèrent en France; le duc de Clèves, dirigeant une armée espagnole sur les Flandres, devait traverser le Piémont. Ses premiers exploits, disait-on, seraient l'extermination des Vaudois. Les fanatiques se réjouirent, les chrétiens s’attristèrent; le trouble et l’inquiétude se répandit de nouveau dans les Vallées. Un jeûne solennel y fut observé sur la fin de mai, pour prévenir les visitations de Dieu dans un avenir redouté. Fut-ce aux supplications unanimes de tout ce peuple humilié dans la pénitence et la prière, qu’il dut de voir passer l’orage sans en être atteint? Sa foi en fut convaincue ; l’histoire doit l'enregistrer. Cette immense extermination qu’on avait crue imminente, ces perspectives de sang, ces menaces et ces craintes de mort passèrent comme un nuage, dont la présence ne s’est révélée sur la terre que par l’ombre qu’il y a jetée. Et pendant que l’Europe était en combustion, le peuple vaudois jouit alors de quelques années de paix.
Castrocaro profita de ce répit pour faire construire ou plutôt terminer le fort de Mirabouc. Les habitants de Bobi virent surtout s’élever cette forteresse avec déplaisir, à cause de l’obstacle qu’elle établissait sur la route du Queyras, dont le libre transit offrait quelques ressources à leurs colayers (1), par l’échange ou la vente de leurs produits dans le Haut-Dauphiné.
(1) On nomme colayers les hommes de peine ou de petit commerce dont le métier est de traverser les cols de montagnes en portant sur leur épaules des marchandises d'une vallée dans l’autre. — L’un d’eux disait un jour, pour exprimer les rigueurs d’un pareil état : « Le pain que nous mangeons a sept croûtes, dont la meilleure est brûlée ! »
Castrocaro, de son côté, voua une inimitié particulière aux Bubiarels (1), et, au nom du curé de La Tour, il demanda qu’on lui remît le temple de Bobi, et les biens attachés au presbytère du pasteur.
(1) Expression vaudoise , pour désigner les habitants de la commune de Bobi.
Les Vaudois refusèrent, et, par une sentence du 26 octobre 1571, il les condamna à une amende de cent écus d’or, payable dans les vingt-quatre heures, sous peine de vingt-cinq écus d’or de sur-amende pour chaque jour de retard apporté au payement de la première somme.
Tous les Vaudois firent cause commune dans cette circonstance. Ils envoyèrent des députés à Emmanuel-Philibert, et obtinrent encore la cessation de ces poursuites.
Mais voyant néanmoins qu’on renouvelait contre eux les atteintes persécutrices par lesquelles on avait cherché précédemment à les détruire, ils renouvelérent aussi le serment d’alliance et de solidarité chrétienne, source de leurs précédents triomphes , et signèrent à nouveau les conventions suivantes :
« Lorsqu’une de nos Eglises sera atteinte en son particulier, toutes ensemble répondront comme d’une seule bouche pour maintenir les droits communs. Nul d’entre nous ne se déterminera, en chose semblable, sans consulter ses frères.
« Tous enfin, nous promettons sous serment de persévérer sans relâche en cette antique union transmise par nos pères, de ne jamais abandonner notre sainte religion, et de demeurer fidèles à nos souverains légitimes. »
Ainsi fait et ratifié à Bobi, le 11 de novembre 1571.
Cependant les vexations continuaient toujours, surtout contre les protestants du bas Piémont, et une particularité assez curieuse dans cette circonstance, c’est que Charles IX écrivit au duc de Savoie une lettre des plus pressantes en faveur des persécutés, « Je vous veux faire une requête, dit-il, non point ordinaire, mais tant affectionnée que vous sauriez avoir de moi.....car, durant les troubles de guerre, la passion ne permet, non plus que la maladie au patient, de juger ce qui est expédient.....et de même qu’avez traité vos sujets extraordinairement en cette cause.....pour l’amour de moi aussi, veuilliez aujourd’hui, en ma faveur, à ma prière et spéciale recommandation, les recevoir en votre bénigne grâce, les remettre et rétablir en leurs biens confisqués.....
« Cette cause est si juste de soi et si pleine d’affection de ma part, que je m'assure que m’en concédiez volontiers l’effet.»
Cette lettre est datée de Blois, 28 septembre 1571. Charles IX avait alors vingt et un ans.
« Il avait reçu de la nature, disent les Bénédictins (1), un excellent esprit et de rares talents; il était brave, intrépide, doué d’une pénétration merveilleuse, d’une conception vive, d’un jugement sûr; il s’exprimait » avec une noble facilité. Mais la séduction dont il était environné pervertit ce naturel heureux; la reine-mère le forma elle-même dans l’art de feindre et de dissimuler; le maréchal de Rez lui apprit à se jouer des serments, et les Guises, par leurs conseils sanguinaires, tournèrent l’impétuosité naturelle de son caractère à la cruauté. » Placé en d’autres circonstances, il eût été peut-être un des princes les plus accomplis dont les fastes de la royauté auraient gardé le souvenir. On ne peut savoir combien de crimes ont produits le mauvais exemple et les funestes leçons. Si Charles IX avait été nourri des enseignements de la Bible, la France eût échappé à bien des calamités. Mais un an après l’envoi de cette lettre éclataient les massacres de la Saint-Barthélemy (2).
(1) Art de vérifier les dates.
(2) Du 23 au 28 d’août 1572.
Aussitôt la plus douloureuse consternation succéda, dans toutes les Eglises réformées, aux espérances d’avenir qu’elles avaient conçues.
Castrocaro surtout épouvanta les vallées vaudoises par ses menaces d’extermination. — " S’il a péri soixante mille huguenots en France, s'écriait-il avec emportement, il ne faut pas croire que cette poignée d’hérétiques puisse s’attendre à subsister. » Et les papistes, dit Gilles, les papistes passionnés, selon le langage de sa grave impartialité, s’applaudissaient déjà de l’abolition prochaine des Vaudois. Ces derniers, alarmés de cet écho lointain d’un massacre si grand, et des fureurs plus rapprochées qui s’élevaient autour d’eux, commençaient de transporter leurs enfants et leur ménage dans les lieux les plus inaccessibles des montagnes; les hommes préparaient leurs armes et, en attendant qu’ils fussent forcés d’en faire usage, ils continuaient à veiller et à prier.
Mais le cri d’horreur qui retentit dans toute l’Europe civilisée à cet immense assassinat, épouvanta le duc de Savoie lui-même. A l'aspect d’une telle conflagration, son cœur fut indigné, et sa sagesse réservée. Il protesta énergiquement contre les cruautés de Charles IX, jura qu’il ne se souillerait jamais par des crimes semblables, rassura les Vaudois sur leur avenir, et les engagea à rentrer paisiblement dans leurs demeures, où ils n’auraient rien à craindre.
Quelques troubles eurent lieu cependant à cette époque dans la vallée de Pérouse, qui appartenait à la France et dont l'histoire est trop intimement liée à celle du Pragela pour qu’on puisse l’en détacher. C’est donc en racontant l’histoire du Pragela dont les destinées politiques ont été bien distinctes de celles des autres vallées vaudoises, que nous retracerons les événements qui agitèrent alors le val Pérouse.
Un fait néanmoins mérite de trouver place ici, parce qu’il rentre dans le mouvement général des contrées qui nous occupent.
Au milieu de cette furie presque universelle contre les protestants, le pasteur de Saint-Germain, nommé François Guérin, ne craignit pas d’entreprendre, à lui seul, d’aller combattre le catholicisme par des armes plus terribles et moins sanglantes : delle du raisonnement (1573). Un jour, il monte à Pramol où le papisme régnait en plein. C’était un dimanche; le peuple se trouvait réuni dans l’église; le curé célébrait la messe. François Guérin se mêle parmi les auditeurs, et attend en silence que les offices soient terminés.
Nul ne se doutait que dans cette foule obscure, un chevalier du Christ, armé, selon les expressions scripturaires, du casque du salut, et du glaive de l'esprit, qui est la parole de Dieu (1), allait bientôt faire triompher cette parole avec toute la puissance de l’amour et du courage, sur les forces serviles de la superstition.
(1) Epitre aux Ephésiens, ch. VI, vers. 16 et 17.
Le curé de Pramol ayant terminé son service , le pasteur se lève et lui demande s’il a fini (2). *—Oui, répond le curé. — Qu’est-ce donc que vous venez de faire? —Je viens de dire la messe? — Et qu’est-ce que la messe? Cette interrogation était faite en latin. Le curé ne sut pas y répondre. François Guérin la renouvela en italien; et lui dit : —Veuillez bien m’expliquer ce que c’est que la messe ?
(2) Ces détails sont tirés d'un manuscrit de l'époque : Circa la religione , e dominio spirituale ... dal Fra Agostino di Castellamonte , Cappucino : e misffatti dei protestanti in queste valli. 32 pag. in-fol . (Archives de l'Ev. de Pignerol. ) - En voici quelques passages : « Finita la messa il ministro dice al curato : Monsignor haveto detto messa ? — Rispose il curato : Messer , si . - Replico il Ministro : Quid est missa? Il curato non seppe rispondere parola. Il ministro torno ha dire in vulgare, perche forse il povero cu- rato non intendeva il latino ! - O monsignor , che cosa e messa ? Ne meno seppe rispondere. All' hora il ministro monto in pulpito , e comincio da predicare contra la messa e contra il papa, e fra le altre cose, dice : O povera gente ! vedete che havete qua, un uomo che non sa quelle che si faccia ? Ogni giorno dice messa , e non sa che cosa sia messa , Fa una cosa che ne voi , ne lui intende ! Vedete qua la Bibla , sentite la parola di Dio... E seppe dire tante chiachierie, che perverti tutta quella terra, e al presente non vi è più ne curato ne messa. » Gilles fait aussi mention de ce fait, mais avec moins de détails , dans son chapitre 37.
Même silence de la part du curé.
Alors le pasteur, enflammé de zèle pour son Dieu, d’ardeur compatissante et dévouée pour tant d’âmes asservies, monte en chaire , au milieu de l’auditoire stupéfait : " Pauvres gens ! s’écria-t-il, voyez par qui vous vous laissez guider! Par un homme qui ne sait ce qu’il fait ; il dit la messe tous les jours, et il ne sait pas ce que c’est que la messe. Il vous repaît d’une chose que ni vous ni lui ne connaissez. Ah! sortez de votre ignorance, laissez ces vaines superstitions ! Le prix des Ames est trop grand pour s’en jouer ainsi.
Voilà la Bible, reprit-il, en la posant devant lui, écoutez la parole de Dieu et vous serez sauvés ! »
Le peuple, ému et immobile, n’osait se prononcer. — Or bien, ajoute le pasteur, je ne veux prendre personne par surprise , et pour laisser le temps à votre curé de préparer ses réponses, je reviendrai dimanche prochain pour lui prouver et par la Bible et par son propre Missel, que la messe est pleine de faussetés; en attendant, priez Dieu qu’il vous éclaire et vous dispose à recevoir la vérité, sans faiblesse comme sans prévention.
Guérin sortit alors de l’église et redescendit à Saint-Germain. Pendant la semaine, plusieurs habitants de Pramol vinrent le trouver, lui ouvrir leur cœur, lui demander conseil; et à chacun il remettait une Bible, en lui disant, voilà votre meilleur conseiller ! Consultez-le souvent et vous n’aurez pas besoin d’autres directions.
Le dimanche d’après, il remonta à Pramol. L’affluence du peuple était considérable; la curiosité, la surprise, mille émotions diverses agitaient les cœurs.
Le nouvel apôtre pénètre dans l’église ; la foule se presse autour de lui; il semble déjà en être le pasteur. Mais le curé ne parait pas ; nul ne se présente pour célébrer ni pour défendre la messe. — Monsieur le pasteur, dit une voix, parlez-nous encore de la Parole de Dieu. — Oui je vous en parlerai ! et je serai votre pasteur; ou plutôt vous n’aurez qu’un berger qui est Christ ! vous serez ses brebis ; mais il faut que ses brebis le connaissent.
Et sans retard il se mit à leur exposer les grandes vérités du salut.
On conçoit aisément qu’elles durent triompher dans ces âmes simples et réveillées, que le papisme ne songea pas d’abord à disputer à l’Evangile.
Cet événement passa inaperçu au milieu des grands troubles du temps. L’Eglise romaine était trop enivrée des triomphes sanglants de la Saint-Barthélemy, pour s’alarmer d’un si petit triomphe de la foi. Mais il n’y a rien de petit dans ce qui touche à l’infini, à l’immortalité; et le salut d’une âme a plus d'importance devant Dieu que la conquête d’un royaume.
François Guérin en jugeait bien ainsi; car cinq ans après, il se mit de nouveau en course pour aller conquérir des âmes dans un autre pays.
A la tête des milices vaudoises, il pénétra dans le marquisat de Saluces, que la Savoie disputait à la France; et quand les armées s’en furent retirées, le pasteur y resta pour y consolider les Eglises évangéliques.
On a trouvé de l’héroïsme dans la vie aventureuse des chevaliers errants; et les apôtres, les missionnaires, les vieux Barbes vaudois, de quelles émotions d’héroïsme, peut être plus élevées, plus généreuses encore , ne devaient-ils pas être animés, au milieu des dangers qu’ils rencontraient souvent.
Pendant les agitations diverses qui eurent lieu à cette époque, et surtout à la suite des troubles dont la vallée de Pérouse eut à souffrir, plusieurs habitants de cette vallée s’étaient réfugiés dans celle de Luserne. Castrocaro ordonna, le 28 juillet 1573, à tous ceux qui n’étaient pas nés dans son gouvernement, d’en sortir dans cinq jours , sous peine de trois coups d’estrapade, et de la confiscation des biens.
Un nouveau recours à la duchesse de Savoie mit fin à ces poursuites. Mais cette bienveillante protectrice leur fut enlevée le 19 d’octobre 1574; et son mari ne tarda pas à la suivre, car il mourut le 30 d’août 1580.
Dans l’intervalle, Lesdiguières avait écrit aux Vaudois pour les prier d’accorder à l'Eglise de Gap, où il résidait alors, le ministère d’Etienne Noël, pasteur d’Angrogne, qui déjà en 1574 avait été demandé par celle de Grenoble. Son ministère fut accordé à l’une et à l’autre de ces Eglises.
En février 1581 eurent lieu des conférences polémiques dans les Vallées. Voici à quel propos.
Un jésuite missionnaire, nommé Vanin, prêchait souvent au sujet des Vaudois , et en particulier de leurs pasteurs. — Qu’ils se présentent, disait-il, ces hérétiques, ces faux prophètes, ces suppôts de Satan, ces ouvriers d’iniquité ! Mais ils ne viendront pas, car je les confondrais. — Ce n’est point aux injures qu’on connaît la raison, lui écrivit, le 14 de février, le pasteur de Saint-Jean, nommé François Truchi; mais si, verbalement ou par écrit, vous voulez discuter sérieusement avec moi, ainsi qu’il convient entre théologiens, vous ne me verrez point reculer devant vos attaques. »
Le jour de la première conférence devait être un dimanche. Vanin présumant que tous les ministres vaudois viendraient y prendre part, et qu’il trouverait alors leurs Eglises abandonnées, se rendit au Villar, pour parler au peuple, au lieu de se rendre à Saint-Jean pour discuter avec les pasteurs. Mais Dominique Vignaux, ministre du Villar, ne laissa pas au jésuite le champ libre qu’il espérait, « Je m’étonne, lui dit-il, de vous rencontrer ici, à l'heure même que vous aviez indiquée, pour la conférence de Saint-Jean ; mais puisque vous voici, vous voudrez bien agréer que je remplace mon collègue Truchi dans cet office, et que nous entrions sur-le-champ en discussion publique. »
C’était là précisément ce que le jésuite redoutait. Il tourna un regard suppliant vers le lieutenant du gouverneur qui l’avait accompagné, et qui comprit son embarras.
— Je défends qu’il y ait aucune discussion, dit alors ce magistrat.
Mais le pauvre Vanin n’était pas au bout de ses peines; car le pasteur de Saint-Jean, avec qui la discussion avait été autorisée, ayant appris que son antagoniste s’était rendu au Villar, l’avait suivi à une petite distance, et arriva bientôt pour l’engager à entrer dans la lice qu’il avait sollicitée.
Après bien des hésitations, la conférence fut ouverte. On présume de quel côté dut être l’avantage.
Mais Vanin, pour se venger de sa défaite, fit enlever de nuit le fils du pasteur de La Tour, nommé Gilles des Gilles. Ce jeune homme fût transporté à Turin dans le couvent des jésuites, et de là on le fît partir pour les Indes, d’où jamais depuis lors on n’en ouït parler.
Qu’on juge de la douleur de sa famille ! Elle ne cessa qu’à leur mort, dit son petit-neveu.
Bientôt Castrocaro fit courir le bruit qu’une nouvelle armée allait détruire les Vaudois. Ceux-ci retirèrent leurs familles dans les montagnes, et le gouverneur écrivit au duc qu’ils s’y fortifiaient pour résister à son autorité. Un commissaire, envoyé sur les lieux, reconnut à la fois l’innocence des Vaudois et les vexations odieuses de leurs calomniateurs : « Car « ce cruel Castrocaro ne se souciait guère, dit Gilles, « que de vivre en délices dans son château de La Tour, a où il était devenu gras et riche; laissant, et quelquefois faisant commettre à sa garnison toute sorte « d’excès, il nourrissait dans son palais une troupe de « chiens, parmi lesquels il y en avait de monstrueuse « grandeur. Son fils André était un tel débauché, « que les femmes d'alentour, qui avaient leur honneur « en recommandation, n’osaient sortir sans être bien « accompagnées. Ses trois filles allaient indifféremment à la messe et au prêche des réformés, ne se « souciant pas plus d’une religion que de l’autre, mais « seulement d’être bien attifées et pimpantes, et lui, « de rapiner partout. »
Le duc de Savoie, informé d’une telle conduite, résolut de mettre fin à ces excès. Il fit dire à Castrocaro de se rendre à Turin; mais, sous divers prétextes, cet indigne gouverneur refusa toujours d’obéir; sa résistance trahit sou infidélité.
Le duc alors voyant bien que, s’il y avait des rebelles à La Tour, ce n’était pas du côté des Vaudois, mais plutôt du côté de leurs dénonciateurs, ordonna au comte de Luserne, nommé Emmanuel-Philibert, de se saisir de Castrocaro et de le faire prisonnier. Ce n’était pas chose facile, à cause des fortifications, des soldats et des dogues féroces dont il était environné.
La trahison vint en aide à la tactique. Les traîtres sont toujours trompés. Un capitaine, nommé Simon, s’entendit avec le comte de Luserne, et, le 13 de juin 1582, congédia une partie des soldats de la garnison.
Le comte avait aposté sa troupe à portée du château. Il s’y porta impétueusement et le surprit presque sans défense; le portier fut tué au moment où il allait lever le pont-levis devant les assaillants ; ils s’emparèrent de toutes les issues. Castrocaro et son fils étaient encore au lit; les chiens énormes qui les gardaient essayèrent seuls de les défendre.
Les trois filles du gouverneur montèrent au beffroi du château et sonnèrent l’alarme. On accourut d’Angrogne et de Saint-Jean au secours du château. Mais le comte de Luserne exhiba l’ordre ducal en vertu duquel il avait agi; et l’on conçoit que les Vaudois ne firent pas de bien grandes instances pour s’opposer à l’arrestation de leur persécuteur. Il fut conduit à Turin et mourut en prison.
Son fils expia ses débordements dans les cachots du sénat. Tous leurs biens furent confisqués, à la réserve d’une petite pension qu’on assura aux filles et à la mère.
Ainsi finit le règne honteux et tracassier de Castrocaro. Selon les paroles de l'Ecriture : «La veille il était puissant et fier, le lendemain il n’était plus.
« Le méchant, ajoute la Bible, ne prospérera pas sur ses iniquités. »
SELON LE RèGNE DE CHARLES-EMMANUEL.
(De 1580 à 1630.)
- GLI BANDITTI. -
SOURCES ET AUTORITÉS. : Les mêmes qu'au chapitre précédent.
Emmanuel-Philibert était mort en 1580; son fils Charles-Emmanuel, alors âgé de dix-huit ans, lui avait succédé.
Il épousa, en 1585, Catherine d’Espagne, fille de Philippe II, après avoir été sur le point, deux ans auparavant, d’épouser Catherine de France, sœur de Henri IV. Maie celle dernière princesse étant protestante, le mariage projeté rencontra tant d’opposition en Italie qu’il ne put s’effectuer.
En 1583, des troubles assez graves éclatèrent dans la vallée de Pérouse, et amenèrent l’intervention des habitants de celle de Luserne : car les Vaudois avaient juré de ne jamais s’abandonner; et l’on ne peut trop louer la prudence et l’énergie dont ils firent preuve en ces diverses circonstances, d’autant plus difficiles pour eux qu’ils appartenaient alors à deux Etats différents.
Mais, dégageant toujours la question religieuse, où rien ne les faisait fléchir, ils soutenaient leur Eglise, sans intervenir dans les affaires de l’Etat.
Comme la vallée de Pérouse n’est que le prolongement de celle de Pragela, qui faisait alors partie du Dauphiné, c’est dans l'histoire de cette dernière que ces événements trouveront leur place.
En 1584, une nouvelle invasion de jésuites eut lieu dans la vallée de Luserne.
L’année d’après, le duc de Savoie ayant épousé la fille de Philippe II, lequel faisait partie de la ligue contre les réformés, on présuma que Charles-Emmanuel ne tarderait pas à suivre son exemple ; « et les moines, dit Gilles, rehaussèrent incontinent les cornes avec des vanteries exorbitantes contre nos gens, les réputant déjà tous exterminés. Toutefois ils les faisaient exhorter de partout à prévenir ce malheur par une prompte conversion. La crainte fut grande, non tant pour ces bourdes et jactances monacales, que pour les avis assurés de la Ligue qui se formait en France et ailleurs. Aussi les Eglises des Vallées considéraient, à bon escient, qu’elles avaient besoin d’y penser , afin de prévenir les malheurs redoutés par vraie repentance et extraordinaire recours à Dieu avec jeûnes et oraisons. »
Un jeûne solennel de quatre jours fut donc observé dans les vallées vaudoises, du 15 au 16, et du 22 au 23 mai 1585, selon l’usage de l'Eglise primitive en de pareilles difficultés; et comme si les bénédictions ou la force de Dieu suivaient toujours les prières ferventes des hommes, on apprit bientôt que dans tout le Dauphiné les réformés étaient vainqueurs des soldats de la Ligue.
Le tiers des vallées vaudoises faisait partie de cette province ; l’avantage qui en résultait pour elles contribua beaucoup à raffermir la position des autres.
Une circonstance touchante, quoique funèbre, eut lieu en 1588. Les deux plus anciens pasteurs des Vallées, Gilles des Gilles et François Laurens, qui étaient les derniers disciples des anciens Barbes vaudois, antérieurs à la réformation, et dont la vie tout entière s’était écoulée au sein des mêmes travaux et de la même amitié, expirèrent à peu de distance l’un de l’autre, dans leur mûre mais vigoureuse vieillesse.
Gilles mourut le premier; et François Laurens, ayant appris le décès de celui qui avait été son compagnon d’étude et de voyages, son collègue pendant un demi-siècle, son ami de toute la vie, en fut si vivement touché que, sur l’heure même, il se mit au lit et mourut peu de jours après.
Une telle sensibilité est rare chez les vieillards ; mais la foi qui donne l’immortalité, ne laisse pas vieillir les âmes qui l’ont reçue.
Dans cette même année, Charles-Emmanuel s’était emparé du marquisat de Saluces : c’était la guerre avec la France. Cette guerre durait encore en 1592, car le duc de Savoie était soutenu par l’Espagne et l'Autriche. Le théâtre des hostilités étant sur les limites de la Provence et du Piémont, deux tentatives de diversions eurent lieu par les armes françaises dans les vallées vaudoises. Le commandant de château Queyras essaya de venir surprendre le fort de Mirabouc, mais il fut repoussé ; et Lesdiguières, plus habile, s’empara de celui de la Pérouse, puis de ceux de Luserne et de La Tour, d’où, remontant la vallée, il envahit par le bas et fit capituler celui de Mirabouc. Il avait établi son quartier général à Briquèras, où il faisait construire une forteresse ; et de là il frappait des contributions sur tous les alentours. Le bourg de Vigon ayant refusé de payer, fut livré au pillage. Le château de Cavour, défendu par le comte Emmanuel de Luserne, fit quelque résistance; mais après un siège de vingt jours, et cinq cents volées de coups de canon, épuisé de munitions et de vivres, il tomba également au pouvoir des Français, le 8 de décembre 1592.
Pendant ce siège eut lieu un petit combat à Garsiliane, entre les troupes du duc de Savoie et celles de Lesdiguières, qui eurent le dessus.
Lesdiguières, à cette époque, n’avait pas encore abjuré le protestantisme, et les Vaudois n’eurent pas trop à souffrir sous sa domination. Se voyant maître du pays, il fit démolir, en 1593, le château de La Tour, ainsi que celui de la Pérouse, qui ne pouvaient tenir contre le canon. Il avait été question de démolir également ceux de Luserne et de Mirandol, mais ce projet ne fut pas exécuté.
On ne tarda pas à s’en repentir; car le duc de Savoie s’empara de ces deux points vers le mois de juin. La garnison française du château de Mirandol se fit tailler en pièces plutôt que de se rendre. Le fort d’Exiles ne se rendit qu’après avoir essuyé le feu de trois mille coups de canon ; et celui de Briquéras en endura plus de sept mille avant que de céder.
Le duc de Savoie avait avec lui des troupes napolitaines, milanaises et espagnoles. Un détachement de ces dernières vint surprendre La Tour un dimanche matin. Les Soldats y pénétrèrent par la rue des Bruns, située en face de l'hôtel de ville, car l’entrée principale avait été barricadée.
Ils massacrèrent sans distinction les catholiques et les protestants qu’ils rencontrèrent dans les rues. S’étant ensuite introduits dans les maisons, ils y commirent de cruelles violences, « et allèrent, dit Gilles, jusqu’à couper les doigts à de nobles demoiselles, qui ne pouvaient assez tôt arracher elles-mêmes les anneaux d’or que voulaient ces pillards. » Mais ils ne prolongérent pas longtemps ces barbares spoliations, car les Vaudois étant accourus en armes de tous côtés, les Espagnols prirent la fuite sans les attendre.
Cependant Lesdiguières ayant perdu toutes les places qu’il avait conquises en Piémont, à l’exception de Cavour et de Mirabouc, se retira devant l’armée victorieuse des coalisés, et regagna le Dauphiné.
Le duc de Savoie était donc rentré en possession de ses Etats ; mais, comme sous la domination française on avait exigé des Vaudois un serment de fidélité au roi de France, l'Eglise romaine chercha d’engager Charles-Emmanuel à saisir ce prétexte pour les exterminer. Ce prince était un politique trop habile pour ne vouloir profiter du repos que lui donnaient les guerres étrangères qu’afin de ravager ses Etats; il consentit à des apparences de persécution pour satisfaire les exaltés, qui peut-être espéraient eux-mêmes d’arracher par la terreur, aux Vaudois, quelques concessions fatales à leurs Eglises.
L’armée qui avait pris Briquéras y séjournait toujours. Le général en chef écrivit aux Vaudois de lui envoyer des députés.
— J’ai ordre, leur dit-il, d’entrer dans vos vallées et d’en exterminer tous les habitants, pour les châtier de ce qu’ils ont prêté serment au roi de France, contrairement à la fidélité qu’ils doivent à leur souverain. —Massacrerez-vous aussi les catholiques, qui l’ont prêté comme nous?—Cela ne vous regarde pas; mais comme je répugne à verser tant de sang, je vous engage à aller vous jeter aux pieds de Son Altesse pour lui demander grâce et vous soumettre à toutes ses volontés.
Une requête fut présentée au duc (1), qui consentit à se laisser fléchir, à condition que le catholicisme serait établi dans toutes les Vallées, et que les temples protestants, qui jadis avaient appartenu à l'Eglise romaine, seraient restitués à son culte. Cette dernière condition fut la seule acceptée et satisfit aux exigences du souverain.
(1) La réponse à cette requête, est datée du 21 novembre 1574.
En 1595, Charles-Emmanuel reprit le château de Cavour que les Français tenaient encore, et plus tard, vers la fin de juin, il s’empara de leur dernière place, le fort de Mirabouc.
Au retour de cette expédition, s’étant arrêté sur la place publique du Villar , il dit aux Vaudois qui étaient allés le féliciter de sa victoire : « Soyez-moi fidèles, et je vous serai bon prince, et même bon père. Quant à votre liberté de conscience et à l'exercice de votre religion, je ne veux rien innover contre les libertés dont vous avez joui jusqu’à présent, et si quelqu’un entreprend de vous y troubler, venez à moi et j’y pourvoirai. »
Le clergé catholique fut irrité de ces paroles bienveillantes, et ne pouvant rien obtenir, de haute main, contre l'Eglise vaudoise, il l’attaqua par les voies détournées. Son premier soin fut d’obtenir l’autorisation d’établir dans toutes les Vallées des missions catholiques qui eussent le droit d’entrer dans les temples des protestants sans que ceux-ci pussent s’y opposer en rien.
L’archevêque de Turin vint lui-même installer les jésuites dans la vallée de Luserne, et les capucins dans celle de Saint-Martin. Des scènes pénibles pour les Vaudois eurent lieu à cette époque.
Leur ancien pasteur, André Laurent, qui avait succédé à Gilles des Gilles, dans la paroisse de La Tour, avait été fait prisonnier pendant la guerre précédente et jeté tour à tour dans les cachots de Saluces, de Coni et de Turin. Il opposa d’abord la plus grande fermeté aux sollicitations d’apostasie, qui sont le corollaire habituel des supplices que le catholicisme inflige à ses victimes ; mais enfin, soit que son esprit se fût affaibli dans les tourments, soit qu’il eût perdu l’énergie de ses premières convictions, le malheureux Laurent consentit à mettre fin à ses souffrances par une abjuration. Aussitôt on le fit passer des prisons infectes dans les palais somptueux, en disant que son âme était passée elle-même des ténèbres à la lumière.
Une riche demeure lui avait été préparée à Luserne; les jésuites, sous couleur de prendre pension chez lui, ne le quittaient jamais, le surveillaient toujours et l’amenaient, comme un trophée au milieu d’eux, dans les sorties qu’ils faisaient parmi les protestants.
Escorté de ces ténébreux acolytes comme d’une garde jalouse et défiante, qui épiait ses moindres démarches en paraissant lui faire un cortège d’honneur, il était entraîné pour polémiser au sein des assemblées religieuses des Vaudois, dans ces mêmes temples où il leur avait prêché la parole de Dieu, en face de ses anciens collègues, au milieu de ses anciens paroissiens; et, après le sermon, on lui faisait déclarer devant eux que leur culte était une hérésie, que lui-même n’avait enseigné que des erreurs, et que, s’étant converti, il les engageait à suivre son exemple.
Quelle amertume pour les Vaudois, et quelle humiliation pour lui !
Sa voix repentante et soumise, son air asservi et peiné, faisaient comprendre aisément à quelle tyrannique injonction il était obligé d’obéir.
Sa vue et ses discours n’excitaient chez les auditeurs attristés qu’une pitié silencieuse, plus navrante pour lui que des reproches; les yeux se baissaient à son passage, ou des regards accusateurs pénétraient dans son âme comme des traits déchirants.
Ah ! l’on ne joue pas avec le remords ! Mais Laurent en mourut, après avoir subi des affronts peut-être plus cruels, et des hontes plus pénibles encore.
Les jésuites s’étaient chargés de sa famille; à peine leur fut-elle confiée, que sa fille y perdit l’honneur.
Le religieux qui l’avait corrompue prit la fuite, comme si l’homme pouvait fuir son péché; mais le malheureux père resta frappé dans son cœur, dans son âme, dans ses affections les plus chères, et enfin dans sa vie.
Objet de défiance pour les uns et de mépris pour les autres, il mourut, dit Gilles, sans estime et sans consolation; il mourut, dans son apostasie, d’un supplice plus lent et plus cruel que celui dont sa fidélité eût été menacée s’il eût persévéré.
Si les fautes de l’homme pouvaient être expiées par ses souffrances, André Laurent aurait conquis chèrement son pardon.
Mais il est plus doux de penser qu’en Christ il lui aura été gratuitement donné. Des conférences publiques entre les jésuites et les pasteurs suivirent ces manifestations sans portée. La première conférence eut lieu aux Appias, sur les limites des trois communes, Angrogne, La Tour et Saint-Jean. Le comte de Luserne la présidait. Le pasteur, après avoir répondu au jésuite, pria le président de déclarer de quel côté était l'avantage. — Messieurs, répondit-il, si vous étiez en dispute des qualités d’un bon cheval ou d’une bonne épée, j’en pourrais dire mon avis, parce que j’y entends quelque chose, mais en vos contreverses, je ne puis m’ingérer. — Après cela il leva la séance.
D’autres discussions eurent encore lieu, mais sans aucun avantage pour les papistes.
Alors vinrent les coups de main, les tracasseries violentes, les arrestations imprévues, les supplices escamotés (si l’on peut se servir de ce terme pour caractériser ces exécutions cachées et expéditives, dont on rendait victimes les protestants isolés dont les moines ou leurs satellites parvenaient à s’emparer par surprise), en un mot, toutes les vexations que la méchanceté puissante peut faire subir à la faiblesse inoffensive.
En 1597, on voulut dépouiller les habitants de Prarusting des héritages de leurs pères; mais ils s’y opposèrent par la force des armes, et Dieu leur donna la victoire dans ces conflits où la justice était pour eux.
En 1598 eut lieu, le 2 d’août, une conférence dès longtemps annoncée, entre le pasteur de Saint-Germain et le capucin Berno, qui s’était pourvu d’une autorisation spéciale du duc de Savoie pour ouvrir cette polémique. Leurs thèses furent imprimées, mais l'inquisition fit défendre la vente de ces livres; ce qui semble prouver que la victoire n’était pas restée au catholicisme. A la suite de cette conférence, comme après celles qui eurent lieu aux Appias, les moines cherchèrent à compenser par la violence la force des arguments de leurs adversaires.
Ils obtinrent ainsi quelques conversions vénales qui n’étaient pas plus honorables pour les catholiques que pour les protestants; « mais la plupart de ceux qui s’étaient laissé desvoyer, retournèrent depuis au bon chemin. » Tel est le témoignage de Gilles. « En 1599, continue-t-il, on fit venir à La Tour un curé, apparent et fier comme un lion, qui semblait plus propre à émouvoir des troubles qu’à conduire l'Eglise. » II se nommait Ubertin Braida. Son premier soin fut d’exiger des dîmes, que les protestants n’avaient jamais payées : sa demande ne fut pas accueillie; mais « voulant encore faire du mauvais, dit notre auteur, il narguait les Vaudois de mille manières, et, comme un autre Goliath, allait même jusqu’à les défier à combattre avec lui corps à corps, en chemise, entre quatre piquets. » Quelle manière de rechercher la vérité ! « II portait toujours sous sa soutane une cotte de mailles, et se montrait craintif en se vantant de n’avoir crainte d’aucun. »
« Un soir, après souper, quelques jeunes hommes s’ébattant à la clarté de la lune, allèrent tapager près du logis de ce prêtre, pour expérimenter s’il était aussi brave qu'il le paraissait. Braida, craignant quelque vengeance, prit la fuite sans être poursuivi. »
Le podestat de La Tour, excité par les plus dignes paroissiens du prieur fugitif, fit citer les jeunes gens devant lui, et les condamna à garder les arrêts dans la maison d'un gentilhomme qu’il leur désigna.
Les Vaudois s’y rendirent; mais bientôt ils eurent avis qu’on faisait venir une troupe d’archers pour les saisir, les conduire à Turin et les jeter dans les cachots de l’inquisition. Ils prirent la fuite pendant la nuit, furent de nouveau assignés devant le podestat, ne comparurent pas , et se virent: condamnés à être bannis des Etats de Savoie, sous peine des galères, s’ils étaient arrêtés.
Ces jeunes gens se retirèrent dans les lieux écartés, se tenant sur leurs gardes, armés et réunis, mais sans demeurer longtemps dans le même lieu. Leur vie fut bientôt celle des vagabonds, obligés de vivre çà et là de contributions volontaires ou forcées.
Comme ils étaient bannis, en italien banditi, on les nomma la troupe des bandits; et, pendant quelques années, elle ne fit que s’augmenter.
On publia à son de trompe une défense rigoureuse de leur donner aucun secours, asile ou assistance ; mais, pressés par la faim, ils n’en devinrent que plus redoutables.
Le podestat de La Tour, qui aurait pu, avec plus de modération, éviter ces troubles dès le début, voulut marcher contre les bannis avec des gens armés; mais il fut vaincu et risqua d’y perdre la vie. Alors il se retira à Luserne, et n’osait même plus paraître à La Tour pour accomplir les devoirs de sa charge.
Indépendamment de ces actes de résistance et de vigueur, il y eut des actes de vengeances particulières, accomplis par des mains inconnues, et que l’on mit, par induction gratuite, sur le compte des bannis. Ceux-ci ne pouvant donc se fixer nulle part, ni gagner leur vie d’une manière constante et régulière, étaient obligés de rançonner leurs alentours, et firent quelquefois composer des bourgades entières. N’ayant rien à perdre ni à espérer, nul frein ne les retenait.
Les Vaudois gémissaient de ces désordres ; ils s’attendaient à quelque châtiment du ciel, et tous les phénomènes de la nature leur semblaient en être les avant-coureurs.
« En 1601, dit Gilles, du mois d’avril au mois de juin, le soleil et la lune, quoique en temps serein, ne montraient plus leur clarté ordinaire; tous les matins, le soleil apparaissait rouge et noirâtre, et de jour il était pâle et tiède; » ce qui fut pris pour les indices de quelque affliction prochaine.
Au commencement de février 1602, arrivèrent dans les Vallées l’archevêque de Turin (1), le gouverneur de Pignerol (2) et le comte Charles de Luserne, avec un grand cortège de jésuites et de capucins.
(1) Broglia.
(2) Ponte.
Ils suscitèrent beaucoup d’inquiétudes aux protestants de Luserne et de la plaine du Piémont, comme on l’a vu déjà dans le chapitre douzième.
A cette époque aussi, les Eglises protestantes du marquisat de Salaces furent cruellement persécutées, et virent se former la compagnie des digiunati, analogue à celle des bandits qui existait dans les Vallées. Des vexations prolongées eurent lieu également contre les Vaudois de Pérouse et des environs de Pignerol. On s’attendait d’un jour à l’autre à ce que le centre des vallées vaudoises devint le théâtre de quelque catastrophe.
La troupe des bannis était plus forte que jamais. Les catholiques accusaient toute la population protestante des excès qu’ils commettaient; l’irritation de ceux-ci s’en accroissait encore davantage ; ne se fiant à personne et ne craignant personne, ils se faisaient redouter de tous.
On demandait à grands cris au duc de Savoie de détruire une fois pour toutes ce foyer d’hérésie, ce repaire de brigands.
Les Vaudois reçurent de nombreux avis qui annonçaient le progrès de ces instigations.
Ils nommèrent des pasteurs spéciaux pour suivre, exhorter, reprendre, contenir les proscrits; puis un jeûne universel fut observé dans les Vallées, au milieu du mois d’août (1), pour implorer sur elles le pardon et les miséricordes célestes.
(1) Le 11 et le 12.
Les familles effrayées commençaient déjà de se retirer dans les montagnes; leurs défenseurs veillaient et priaient, sachant qu’il n’est de bonne défense que celle du Seigneur.
Sur ces entrefaites, le gouverneur Ponte se rendit à La Tour, où il convoqua les syndics de toutes les communes vaudoises, et leur demanda de livrer les bannis.
Ils répondirent en protestant d’abord de leur fidélité au souverain, en déplorant ensuite les désordres qui avaient été amenés par d’injustes proscriptions : « Ce sont nos persécuteurs, disaient-ils, qui ont mis le peuple en cette confusion; car Votre Seigneurie n'ignore pas combien la défiance et le désespoir sont funestes, et si quelques-uns de ces malheureux ont agi en désespérés, ils ne sont pas les seuls coupables ; mais comme il serait difficile de les punir tous, et qu’il y a déjà bien assez de calamités souffertes, il nous paraîtrait plus expédient de jeter de l’eau sur ce feu, en procurant la paix à tous. »
Le gouverneur Ponte repoussa cette voie et ordonna de lui livrer les bannis morts ou vifs. Cet ordre n’eut pas même le temps d’être exécuté ; car, peu de jours après, ce gouverneur fut arrêté lui-même, et dépouillé de toutes ses dignités , sous l'inculpation présumée d’avoir trahi les intérêts de son prince en de secrètes relations avec des généraux français.
Le comte Charles de Luserne, qui jouissait d’une grande influence à la cour, vint alors aux Vallées pour aviser à un accommodement.
Il avait été envoyé précédemment à Prague, auprès de l’empereur Rodolphe, en qualité d’ambassadeur de Savoie. L’électeur de Saxe lui fit à Dresde un splendide accueil; et le comte lui ayant demandé comment il pourrait lui en témoigner sa reconnaissance, l'électeur lui répondit, que rien ne lui serait plus agréable que d'apprendre qu’à son retour il protègerait les Vaudois.
Le comte le promit et tint parole. Les députés vaudois furent donc appelés à se réunir dans son palais de Luserne le 19 de novembre 1602. Vignaux et Gilles se trouvaient à cette réunion, l’un pour la vallée de Luserne, l’autre pour celle de Saint-Martin. Tout le monde désirait un accord ; car la troupe des bannis s’était encore augmentée d’un grand nombre de protestants, expulsés du marquisat de Saluces et de la plaine du Piémont.
C’est d’abord ce que le comte reprocha aux Vaudois, en leur faisant un crime d’avoir donné à ces bannis les moyens de subsister.
On répondit que des bourgades catholiques avaient fait bien plus, en leur payant tribut. Dès deux côtés, on déplora les excès qui en étaient résultés et une députation fut envoyée à Turin, où le comte promit d’appuyer ses démarches pour obtenir une grâce générale.
Mais le duc de Savoie refusa l’amnistie demandée par les Vaudois; et ceux-ci refusèrent à leur tour les autres grâces qu’il était disposé à leur accorder.
Cependant la vie errante et belliqueuse des bannis continua de se poursuivre en diverses expéditions.
Après de nouvelles démarches pour mettre fin à ces désordres, le duc rendit à Coni, le 9 d’avril 1603, un édit par lequel ceux d’entre ces fugitifs qui appartenaient aux Vallées, pourraient rentrer dans leurs demeures sans être poursuivis.
Mais il restait encore les bannis de Saluces, de Fenil, de Bubiane, de Villefranche et de quelques autres parties du Piémont.
Le duc voulut les détruire, et il établit à cet effet un corps de troupes spéciales, qui devaient être entretenues aux frais des Vallées et dont le commandement fut confié au capitaine Galline; mais, sous prétexte de poursuivre les bannis , ce chef secondaire commit plusieurs attentats contre les biens et les personnes.
Un jour du mois de juillet, étant arrivé à Bobi avec sa troupe, pendant que tous les habitants étaient occupés à leurs travaux champêtres, il se jeta dans le village l’épée à la main, tua un jeune homme qui se présentait à lui, envahit la demeure du pasteur, qui se sauva dans les vignes des Pausëttes, et aurait poursuivi ses ravages, si les villageois, avertis par les cris d’alarme qui se répétèrent soudain de rocher en rocher, n’étaient accourus du plus haut des montagnes et ne l’avaient cerné au cœur de la vallée. Galline, voyant la partie perdue et les forces supérieures des Vaudois se presser autour de lui d’une manière menaçante, se jeta tout à coup dans les bras du plus influent de ses adversaires (le capitaine Pellenc) et le supplia de lui sauver la vie. — Il est bien évident que ce ne sont pas les bannis que vous veniez chercher, lui dirent les Vaudois irrités, puisque vous tuez des gens de bien et vous jetez sur nos pasteurs ! — Galline s’excusa avec humilité !
On lui fit grâce, en lui montrant toutefois qu’on aurait pu exterminer sa bande ou le retenir prisonnier. — Mais ceux que vous traitez si mal, ajoutèrent les directeurs de la troupe vaudoise, savent rendre le bien pour le mal, et, loin de vous détruire, nous allons vous escorter pour qu’il ne vous arrive rien.
La précaution ne fut pas inutile ; car, de tous côtés, de hardis combattants descendaient devant eux. Les soldats de Galline voulurent les braver encore ; un sergent, nommé La Morte, rencontrant à la Pianta un groupe de montagnards, se mit à les narguer et paya de la vie cette insolence.
La leçon aurait dû servir à ses camarades ; mais, au Villar, une foule indignée et en armes ne put contenir l'expression de sa colère à leur passage ; quelqu’un répondit par un coup de pique à l’un des interpellateurs : à cette violence, les paysans hors d’eux-mêmes, se précipitent sur les soldats et les mettent en pièces.
Un petit nombre s’échappa dans un grand désarroi. Galline arriva à Luserne sans armes, sans chapeau et sans hommes. Ceux qui avaient demandé grâce aux Vaudois l’obtinrent sans difficulté, et furent ramenés à Bobi, au nombre de quarante, pour y rester en otages, jusqu’à ce que cette affaire eût été assoupie.
Le duc l’ayant apprise, envoya à Luserne le prévôt général de justice, qui réglementa la troupe de Galline; car, depuis sa mésaventure, ce capitaine l’avait rétablie par de nombreux enrôlements. Il fut convenu qu’elle resterait sur la rive droite du Pélis, et les Vaudois sur la gauche. Le prévôt fit dire ensuite aux habitants des autres communes qu’ils n’auraient rien à craindre, pourvu qu’ils ne se mêlassent pas de l'affaire de Bobi et du Villar; mais tous, sans hésiter, se portèrent solidaires les uns des autres, et refusèrent de contribuer dorénavant en rien à l’entretien de la troupe de Galline.
Le prévôt s’en retourna donc sans avoir rien conclu; mais peu de jours après, le comte Charles de Luserne s’annonça aux Vallées comme un médiateur plénipotentiaire pour cet arrangement, et, après quelques pourparlers, il fut décidé que les Vallées payeraient quinze cents ducatons, et que l’on gracierait les bannis, en couvrant d’une amnistie générale tous les excès passés.
On autorisa même les Vaudois à conserver les biens qu’ils possédaient hors des limites de leurs vallées (1), et à faire profession de leur foi devant les catholiques, lorsqu’ils en seraient requis ; car, jusqu’alors, ils ne pouvaient pas même l’avouer, et on ne leur interdisait plus que de la défendre par des discussions polémiques. C’était lui reconnaître une bien grande force.
(1) L’édit est du 29 septembre 1603.
Ces concessions furent surtout favorables à un grand nombre d’habitants de Saluces, qui s’étaient réfugiés dans les Vallées, et qui purent désormais y demeurer. Lee abondantes collectes qui leur vinrent de France et de Suisse leur permirent alors de se relever un peu des confiscations dont ils avaient été frappés.
En 1603 mourut Vignaux, après un demi-siècle de ministère évangélique dans les vallées vaudoises. Il avait traduit en français des mémoires italiens sur les Vaudois, rédigés par un de ses prédécesseurs, Jérôme Miol, pasteur d’Angrogne. De nouveaux documents y furent ajoutés par lui-même. C’est sur ce travail de Vignaux que fut écrite la première histoire des Vaudois, publiée par Perrin, en 1618, sur l’ordre d’un synode du Dauphiné (1).
(1) Le synode de Grenoble , 1603, avait d'abord chargé M. Chaumier, pasteur à Montélimart , d'écrire cette histoire. Celui- ci s'en déchargea sur M. Crisson qui à son tour, s'en remit à Perrin, avec l'assentiment du synode de Dauphiné en 1605. L'ouvrage de Perrin ne fut pas jugé satisfaisant , et le synode tenu à Pramol le 15 septembre 1620 , chargea Pierre Gilles , collègue de Vignaux, de composer une nouvelle histoire des Vaudois. Gilles était âgé de soixante et dix ans lorsqu'il la commença. Malgré son grand âge, il prêchait six fois sur semaine. Son ouvrage fut d'abord écrit en italien, et il ne craignit pas de le recommençer en français, à l'âge de quatre-vingts ans, lorsque la peste de 1630 , ayant privé les Vallées de presque tous leurs pasteurs, l'usage de la langue française s'y introduisit avec des pasteurs étrangers.
Vignaux était presque centenaire ; son fils lui servait de suffragant pendant les dernières années de sa vie. Il y avait un demi-siècle qu’il n’avait pas revu le lieu de sa naissance (2) et qu’il était pasteur dans l’Eglise vaudoise. Sa première paroisse avait été celle de Praviglelm; puis il vint au Villar, et enfin il mourut à Bobi.
(2) Panassac, en Gascogne.
« Trois jours avant sa mort, tous les ministres de la vallée se rendirent de compagnie auprès de lui, car il était, dit Gilles, aussi noble de cœur que de naissance et de talent ; là, ajoute-t-il, ce zélé patriarche nous fit un discours digne de lui, et convenable à notre charge; c’étaient ses dernières recommandations, car il sentait venir l’heure de son trépas. « Je restai auprès de lui jusqu’à la fin , consolé de plus en plus par les paroles pieuses et pleines de jugement, qu’il ne cessa de nous adresser autant que son extrême faiblesse le lui permettait; et ainsi il expira sans aucune douleur apparente. »
Quelle peinture grave et calme ! que la mort paraît douce chez le vieillard chrétien ! Son âme déloge paisible et sereine; elle se détache sans secousse, tel qu’un fruit mûr, du rameau qui l’a porté.
Deux ans après mourut aussi le docte pasteur d’Angrogne, Augustin Gros, ancien moine augustin, ainsi que Luther l’avait été; converti à l’Evangile, comme le grand réformateur s’y était converti ; zélé à le défendre et à l’enseigner tel qu’autrefois le célèbre docteur de Wittemberg l’avait défendu et enseigné.
Il laissa trois fils et un gendre, tous quatre pasteurs dans les Vallées. Une année avant sa mort (en 1607), on l’avait déchargé du ministère actif; c’est le premier exemple d’éméritation qui se rattache à un nom propre, dans les annales de nos Vallées.
Les Vaudois ayant joui à cette époque de quelques années de tranquillité, leur nombre s’accrut de jour en jour, et le temple des Copiers reçut, en 1608, des agrandissements qui l’établirent dans les proportions qu’il conserve aujourd'hui. On apprenait cependant que les Eglises réformées de France étaient exposées à de nouvelles persécutions. Un régiment avait été envoyé dans la vallée de Barcelonnette pour y favoriser la conversion des Vaudois de cette localité.
L’Eglise romaine a seule donné l’exemple d’avoir de pareils convertisseurs. En Piémont, elle s'agitait aussi, pour obtenir l'emploi, de semblables moyens contre les vallées vaudoises.
Un jeûne public y fut ordonné pour le jeudi 20 janvier 1611. Dans toutes les grandes circonstances, les Vaudois n'ont cessé de recourir, avant toute chose, au jeûne et à la prière, à la pénitence et aux supplications.
Le matin de ce jour un violent tremblement de terre ébranla toutes nos montagnes, " Ce fut, dit Gilles, un des plus épouvantables qu’on eût jamais vus. » Huit jours après, le régiment du baron de La Roche, passa de Barcelonnette dans la vallée de Luserne. " C’étaient, dit le même annaliste, des hommes bien armés, apparents et superbes, ravageant et rançonnant où ils pouvaient, nonobstant tout ce qu'on faisait pour contenter leur insolence. »
On les avait logés dans les communes de la plaine, afin de pouvoir se retirer dans celles des montagnes en cas de besoin.
Ils voulurent les assaillir, mais furent repoussés avec perte, et si l’on avait adhéré au désir des plus bouillants, ils eussent été expulsés des Vallées; mais les pasteurs, usant toujours des voies de la modération, apaisèrent le peuple en l’exhortant à se renfermer patiemment dans les strictes limites de la légitime défense.
Un gentilhomme de la vallée offrit son entremise pour obtenir de Charles-Emmanuel le délogement pacifique de ces troupes; mais ce traître engagea, au contraire, le duc de Savoie à maintenir le régiment déprédateur dans les Vallées, et à profiter de sa présence pour obtenir des Vaudois des concessions de servilité et d’apostasie. — N’accordez rien , dit aux Vaudois, le capitaine Farel, car au bout d’un mois ces troupes doivent recevoir une autre destination et seront dirigées ailleurs, sans démarches de votre part. — Ses prévisions se réalisèrent : ces troupes ayant voulu poursuivre, dans leurs nouveaux cantonnements, les excès qu’elles avaient commis dans la vallée de Luserne, furent massacrées par les paysans.
En 1613, une grande partie des milices vaudoises durent partir pour la guerre du Montferrat ; elles étaient commandées par les comtes de Luserne (1), et se réservèrent la faculté de se réunir, matin et soir, pour leur culte particulier, en quelque lieu qu'on les dirigeât.
(1) Le comte Charles , fils de celui qui s'était toujours montré le protecteur des Vaudois, eut le commandement général des troupes vaudoises. Le comte Achate fut nommé capitaine des milices de Rora, Luserne, Campillon , Fenil et Briquèras. Le chevalier Philippe de Luserne dirigea celles de La Tour et d'Angrogne. Le capitaine Joseph Pellenc de Bobi eut sous ses ordres celles de Bobi et du Villar. Les autres vallées et lieux circonvoisins, dit Gilles, « eurent aussi leurs capitaines et officiers , pris des hommes de leurs lieux. » Le major-général de toutes ces milices fut Ulysse Paravicin de la Valteline , domicilié depuis peu dans la vallée de Luserne.
Elles se conduisirent bravement dans cette campagne et reçurent des éloges de leur souverain.
L’année d’après, Charles-Emmanuel s’étant mis en guerre avec l’Espagne, par ses prétentions sur le Montferrat, de nouvelles levées furent demandées aux valeureux montagnards de nos Alpes, qui marchèrent alors du côté de Verceil, toujours accompagnés de leurs pasteurs.
Ils eurent l’occasion de détruire bien des préjuges répandus sur leur compte, et de rencontrer par intervalle des amis secrets de leurs doctrines, des âmes familiarisées avec la Bible, dont l’accueil leur fut d’autant plus doux, que la superstition régnait plus ténébreusement sur ces contrées. Des troubles, dont nous avons déjà raconté les alternatives , eurent lieu, en 1620, dans les églises de Saluces et aux alentours des vallées vaudoises. Ces dernières s’étant entremises pour les faire cesser, leurs députés furent emprisonnés, soit à Turin, soit à Pignerol. Il fallut payer la somme de six mille ducatons pour obtenir leur délivrance et la fin des vexations dont souffraient les protestants.
C’est en 1620 qu’eut lieu aussi le massacre des protestants de la Valteline, dont le récit a été imprimé à la suite du Brief discours sur les persécutions de ceux de Saluces.
La vallée de Luserne, qui s’était mise en avant avec le plus de résolution, dans l’intérêt commun des Eglises vaudoises, avait payé les six mille ducatons qu’on exigeait pour prix de leur tranquillité, et cette somme avait été presque triplée par les nombreux frais de justice et d’enregistrement qu’elle avait amenés. La vallée de Luserne demanda donc aux deux autres vallées (Pérouse et Saint-Martin) de la récupérer de ses avances, en lui restituant une partie de la somme fournie dans l’intérêt commun. Cette restitution paraissait pénible; la paix était accordée.—C’est une chose conclue, soufflaient, à l’oreille des Vaudois de Pérouse, de perfides conseillers ; d’ailleurs vous êtes demeurés étrangers aux collisions du Villar et de Bobi ; n’ayant point participé à la faute, pourquoi participeriez-vous à l’amende? — Les conseils de l’intérêt personnel paraissent toujours les meilleurs ; les Vaudois ne se rappelèrent pas qu’il faut se défier de ceux d’un ennemi.
On cherchait à les désunir ; mais quand le péril est passé, l’égoïsme reprend ses droits; il est aveugle et le péril revient. C’est ce qui arriva aux deux vallées récalcitrantes. — Elles refusèrent de payer.
— Mais nous nous sommes engagés pour vous ! répondit celle de Luserne.
— Que vous importe? reprirent à voix basse les fauteurs de leur perte; désavouez ces négociations.
Elles furent désavouées.
Alors, dirent les magistrats, vous ne pouvez vous prévaloir de l’édit pacificateur, qui en a été la conséquence, ni de l’amnistie qu’il étend sur tous les faits passés.
Les Vaudois n’avaient rien à répondre.
— Que la justice suive son cours, s’écrièrent leurs ennemis.
Encore si c’eût été la justice. Mais la haine ne raisonne pas. — Les catholiques se réjouirent. Leur but était atteint ; ils avaient divisé les Vallées, et rouvert contre deux d’entre elles, les voies de la persécution. Aussi en profitèrent-ils.
On arrêta immédiatement les plus riches habitants de Pinache, des Clots et de Pral, sous prétexte qu’ils avaient pris part aux troubles précédents; et ils furent obligés de payer pour leur délivrance plus que les deux vallées tout entières n’eussent dû fournir afin de se mettre à couvert, sous l’édit tutélaire qu’elles avaient si imprudemment désavoué.
Les poursuites se multiplièrent, et pour les faire cesser, les habitants de ces deux vallées, après avoir déjà laissé d’opulentes dépouilles aux mains de leurs ennemis, par les nombreuses confiscations dont ils avaient été frappés, consentirent à payer au duc trois mille ducatons.
On exigea qu’ils démolissent en outre six de leurs temples.
Ils résistèrent à cette dernière condition. Alors on envoya sept régiments d’infanterie pour les traiter comme un pays conquis.
Les passages qui conduisaient en val Luserne avaient été gardés; leurs frères ne purent venir que tardivement à leur secours; les temples furent démolis, et les villages ravagés, ainsi qu’on le verra avec plus de détails dans l’histoire de Pragela et de Pérouse, à l’année 1623.
« Ceci, dit Gilles, a été proposé non point tant pour remémorer les fautes passées que pour servir d’instruction à l’avenir. »
Les emprisonnements et les vexations particulières se poursuivirent néanmoins dans la vallée de Luserne de 1620 à 1624. Mais cette vallée était armée de titres bien plus puissants pour les faire cesser ; et ces poursuites eurent aussi des conséquences moins funestes.
Lesdiguières d’ailleurs intercéda pour les persécutés, et obtint fréquemment des avantages en leur faveur.
En 1625, ce général fut appelé en Piémont, pour soutenir le duc de Savoie dans la guerre qu’il venait d’intenter à la république de Gênes; et sa présence dans les Vallées fut utile à leurs habitants. Mais après son départ les atteintes des magistrats et les attaques des moines recommencèrent avec plus de force.
Des discussions théologiques s’engagèrent avec les pasteurs. Ce n’est pas ce que ceux-ci redoutaient; mais les arrestations subreptices, les guet-apens de bravi stipendiés par ces bons religieux, suppléaient à coups de poignards à la faiblesse de leurs arguments.
Quelques traits de cette époque seront reproduits dans le prochain chapitre des martyrs.
« En ce temps-là, dit Gilles (de 1626 à 1627), on commença de voir tournoyer en Piémont, et spécialement par la vallée de Luserne, un certain moine, de grande réputation parmi les siens, qui l’appelaient Père Bonaventure. Lorsqu’il priait Dieu, on le voyait quelquefois, disaient-ils, soulevé de terre par quelque force mystérieuse. Les uns le prenaient pour un saint; d’autres pour un sorcier. »
Plusieurs enfants âgés de dix à douze ans disparurent sur son passage. On apprit qu’ils avaient été enlevés et mis dans le couvent de Piguerol.
De pressantes requêtes des Vaudois mirent fin à ces enlèvements.
Mais le 9 de juin 1627, plusieurs chefs de familles protestantes furent arrêtés à la même heure dans les villes de Luserne, Bubiane, Campillon et Fenil; puis conduits et retenus prisonniers à Cavour. On a vu la suite de ces événements dans le chapitre douzième de cet ouvrage.
Peu de temps après eut lieu la confiscation des biens d’Anna Sobrèra, dont le mari s’était catholisé, et avait consenti à ce que sa femme se retirât dans la vallée de Luserne, où elle maria ses trois filles à des principaux de la religion, selon les expressions usuelles d’alors. Mais un des fils de ces dernières promit à son tour d'abjurer, séduit par l’espérance qu’on lui donna d'être alors seul propriétaire de tous les biens de sa grand’mère. Cette dernière habitait précédemment Villefalet en Piémont.
L'évêque de Fossan, après mainte tentative infructueuse pour obtenir son abjuration, l’avait faite emprisonner. Cette violence ne lui réussit pas mieux que les captations précédemment tentées, et le mari Sobrèra obtint la délivrance de sa femme sous caution. Or, l’évêque étant mort, il arriva que les moines de Pignerol prétendirent avoir trouvé dans ses papiers la preuve que son ancienne captive avait promis d’abjurer. De là le prétexte sur lequel on s’appuya pour confisquer ses biens, en l’accusant d’être relapse. C’est à cette époque (en 1628) que l’ambassadeur de Hollande à Constantinople, Corneille Haga, demanda à Genève, puis aux vallées vaudoises, un pasteur protestant pour le service de sa légation. On lui envoya l’oncle de l’historien Jean Léger, qui devait jeter plus tard tant d’éclat sur nos tristes vallées. Cet oncle se nommait Antoine Léger ; il était alors pasteur de la paroisse de Saint-Jean, dans laquelle il vint reprendre ses fonctions en 1637, à son retour de Constantinople. Mais les tracasseries incessantes des moines l’obligèrent de s’en éloigner (en 1643), et il fut alors nommé professeur à l'Académie de Genève, où il resta jusqu’à sa mort. Pendant son séjour en Orient, il avait été en relations avec le patriarche Cyrille Lucar, dont la vie agitée est si curieuse et si peu connue (1).
(1) Voir AYMAR, Monuments authentiques de la religion des Grecs. La Haye 1708.
En 1628 une armée française, commandée par le marquis d’Uxel, se présenta aux portes des Alpes , pour aller secourir le Montferrat, contre les troupes de Charles-Emmanuel ; les Vaudois furent chargés de défendre leurs montagnes et s’en acquitèrent vaillamment. Le duc lui-même vint deux fois les visiter à cette occasion (1), et rendit hommage à leur patriotisme, car ils ne recevaient point de solde, mais seulement du pain. C’était beaucoup pourtant; car toutes les récoltes avaient manqué en Piémont, dans l’automne de 1627; et dès les premiers jours de 1628, les pauvres gens s'étaient vus obligés de vendre leur bétail, leurs meubles et jusques à leurs habits, pour venir chercher dans le Queyras les ressources qui leur manquaient.
(1) Le 18 juillet et le 14 d'août 1628.
La présence de l’armée d’Uxel sur les frontières de la France , aggrava leur position, en entravant ce commerce d’échange; puis les habitants du Queyras, effrayés de la grande quantité d’objets alimentaires qu’on enlevait de leurs contrées, en interdirent l’exportation, et allèrent jusques à emprisonner les malheureux affamés qui venaient pour se les procurer.
Les moines de Pignerol et leurs acolytes profitérent de ces circonstances pour essayer d’acheter , parmi les Vaudois, des abjurations moribondes et exténuées, au prix d’un morceau de pain.
C’est alors que commença de se signaler Marc Aurélio Rorengo, fils d’un seigneur de La Tour, voué d’abord à la magistrature, mais reçu ensuite dans les ordres, et nommé prieur de Luserne, sur la promesse qu’il avait faite d’employer tous ses soins à détruire l’hérésie.
Il fit acheter, par une corporation religieuse י la maison de son père, qui fut aussitôt transformée en couvent de Minimes (1), ou, selon l’expression de Gilles, en nid de moinerie : car, ajoute cet historien. « une couvée de moines s'y vint multiplier au grand dam des Vallées."
(1) Franciscains réformés, ordre fondé par saint François de Paule.
Ces religieux y furent installés le 23 de juin 1628.
Leur premier soin fut de distribuer des vivres aux pauvres de leur communion, avec de brillantes promesses aux protestants qui voudraient se catholiser.
Mais doublement fidèles à l’exemple de l'Eglise primitive, les Vaudois d’alors mirent pour ainsi dire tous leurs biens en commun, et firent eux-mêmes distribuer chaque jour le pain quotidien à ceux qui en manquaient.
Les moines, voyant cela, dirigèrent leurs tentatives de conversions par famine, sur les autres communes des Vallées, mais avec aussi peu de succès.
A Bobi surtout, malgré la présence du comte de Luserne, qui s’y rendit deux fois, on ne voulut pas même consentir à ce que les Minimes y célébrassent une messe. Ces derniers allèrent alors se loger au Villar, dans un ancien palais, tout ruiné, que l'on répara graduellement et qui est devenu l'Eglise catholique ainsi que la maison paroissiale de nos jours.
A Rora, on s'empara d’une maison abandonnée, et l’on y logea deux moines; à Bobi, enfin, le gouverneur de Mirabouc en logea deux aussi dans une petite chambre qu’il avait louée.
Le langage de ces ecclésiastiques fut d’abord plein de mansuétude et de bénignité ; mais le 29 décembre, dit Gilles, ils découvrirent la queue du scorpion, en ce que le comte Bighim fit publier un édit par lequel « il était défendu de troubler et de fâcher, en aucune sorte, les très révérends pères observantins, en quoi que ce fût qu’ils voulussent faire, sous peine de la vie pour le délinquant, et de dix mille écus d’or pour la commune dans laquelle le délit aurait été commis. Tout dénonciateur, ajoute l’édit, recevra deux cents écus d'or et son nom sera tenu secret. " Digne cortège du papisme !
Les Vaudois, loin de murmurer, s’applaudirent de cette mesure, qui découvrait immédiatement les mauvais desseins de leurs adversaires, et permettait aux chrétiens menacés de s’y opposer tout d’abord.
Les habitants de Bobi se réunirent autour de la maison dans laquelle le gouverneur de Mirabouc avait fait loger deux moines, et prièrent ceux-ci de s’éloigner avant que leur présence n’eût fait naître des troubles dont ils pourraient être les premières victimes.
Lee moines comprirent que cette prière pouvait devenir une injonction, et retournèrent à Luserne.
Or le comte Charles, ancien protecteur des Vaudois, avait quitté la terre depuis peu de temps ; son successeur Philippe était loin de leur être aussi favorable. Il prononça les menaces les plus terribles contre les habitants de Bobi, et contre la commune d’Angrogne qui, sous aucun prétexte, n’avait voulu consentir à l'établissement des observantins sur son territoire.
Le gouverneur de Pignerol, comte Capris, vint alors aux Vallées, en réunit tous les syndics, ainsi que les pasteurs, et leur dit que le pape ne cessait d'insister, auprès du duc de Savoie, pour que ces religieux fussent introduits dans ces montagnes, que S. A. avait le droit de commander, et que si l’on ne voulait pas se conformer de bon gré à ses désirs, elle emploierait la force. Dès demain, ajouta-t-il, j’irai faire célébrer la messe à Bobi. (Il y alla en effet, mais toutes les portes, toutes les fenêtres furent fermées; pas un visage humain ne parut.) Il somma le syndic de lui faire ouvrir au moins une écurie pour s’y mettre à l’abri. — Mes pouvoirs expirent au seuil des demeures privées, répondit le syndic. — Eh bien ! je vais me faire ouvrir de force votre propre maison. —Que votre seigneurie y réfléchisse avant d’agir.
Le gouverneur sentit qu’il pourrait y avoir de l’imprudence à insister, et que les défenseurs du village , pour ne pas se montrer, n’en étaient peut-être que plus près; il se contenta de faire chanter une messe sur le grand chemin et s’en retourna ensuite.
Deux jours après, il alla à Angrogne, dans le même but, et fut reçu pareillement.
Vers la fin de janvier 1629, il revint à La Tour, avec un seigneur français, nommé de Serres, convoqua de nouveau les délégués vaudois, et chercha à les persuader, en leur représentant qu’en France les religieux catholiques pouvaient s’établir partout au milieu des protestants.
— Oui, répondirent les Vaudois; mais en France; les protestants aussi peuvent s’établir partout au milieu des catholiques, tandis qu’ici nous sommes restreints à d’étroites limites dont nous ne pouvons sortir : qu’il nous soit permis de nous étendre par tout le Piémont, ou qu’on respecte du moins l’intégrité de notre territoire. — Ces tentatives demeurant sans succès, le gouverneur se retira, et les observantins, alors établis au Villar et à Rora, changèrent tout à coup de tactique. Dans le but d’entraîner les Vaudois à quelques violences qui eussent pu servir de prétexte à de cruelles représailles, ils dépouillèrent la douceur et l’humilité qu’ils avaient montrées jusque-là, et devinrent tout à coup insolents et provocateurs d’une manière intolérable.
— Vous vous attirerez quelque mauvais parti! leur dirent les donneurs d’avis.
— Tant mieux : qu’on nous pourchasse, qu’on nous frappe, qu’on nous tue, c’est ce que nous désirons !
Alors on fit comme à Bobi : les Vaudois se réunirent en armes autour des demeures monacales, mais les reclus refusèrent d’en sortir; et comme il était défendu à tout homme de porter la main sur eux, des femmes les abordèrent; et quelques-unes de ces robustes montagnardes, habituées à transporter de lourds fardeaux, chargèrent sur leurs épaules, comme un faix de bois, ces pauvres hommes d’Eglise qui se laissèrent emporter. On charria ensuite leurs meubles, leurs chappes, leurs reliques, et tout ce bagage fut transporté hors des limites de la commune.
Le clergé s’en plaignit à Turin. Les Vaudois y envoyèrent des députés pour défendre leur cause; et un édit du 22 février 1629 remit toutes choses dans l’état garanti par les précédentes concessions.
Ainsi prirent fin ces longues fâcheries, selon l’expression pittoresque et sobre du plus ancien annaliste de nos vallées.
Les troubles qui eurent lieu dans ce même temps à Praviglelm et à Campillon ont déjà été racontés.
Ici se termine la longue période du règne de Charles-Emmanuel qui occupa le trône de Savoie pendant un demi-siècle. Couronné le 2 de septembre 1580, il mourut le 16 de juillet 1630, à l’âge de soixante-huit ans et demi.
Le surnom de Grand, qu'il reçut de ses contemporains, n’a pas été ratifié par l’histoire. Il était boulet habile, mais faible et changeant. Sa politique inquiète, ambitieuse et peu sûre, ne lui laissa point de fidèle allié, parce qu’il ne l’avait pas été lui-même. Il augmenta ses Etats du Marquisat de Saluces, en échange du Bugey et du pays de Gex ; mais lorsqu’il mourut, la France venait de s’emparer de la Savoie et d’une partie du Piémont.
Les événements résumés dans ce chapitre forment les deux tiers de l’ouvrage de Gilles, auquel nous avons presque exclusivement emprunté le récit. Ils sont nombreux sans doute; mais ils n’ont pas assez exercé d’influence sur les destinées vaudoises pour mériter une place aussi considérable dans un travail d’ensemble comme celui-ci. Rien d’important n’a cependant été volontairement négligé.
La période qui va suivre s’ouvre par les désastres de la peste et se termine par des massacres inouïs.
Divers chapitres y seront consacrés; mais les deux faits principaux qu’on y verra grandir, comme les plus actifs moyens de destruction qui furent alors employés contre l'Eglise vaudoise, savoir : l'introduction des moines et le cantonnement des troupes dans les Vallées, trouvent déjà leur origine dans les événements que nous venons de raconter.
Partout, du reste, la protection de Dieu ne cessera de se manifester sur ses enfants; comme aussi le courage de leur foi saura se montrer à la hauteur de leurs infortunes.
LA PESTE ET LES MOINES.
(De 1629 à 1643.)
SOURCES ET AUTORITÉS : - (De 1629 à 1643.) Les mêmes qu'au chapitre III.
La science doit-elle repousser toute solidarité entre les phénomènes extraordinaires de la nature et les grands événements qui s’accomplissent dans le monde ? On le pense aujourd’hui ; mais les peuples ne le pensaient pas autrefois, et leur imagination, attentive aux signes extérieurs, aimait à recueillir le témoignage de ces faits remarquables, à l’appui de leurs craintes ou de leurs espérances.
En 1628, la famine s’était déclarée en Piémont. L’année d’après , les pauvres habitants des vallées vaudoises, qui, n’ayant pas de moissons en propre, avaient l’habitude d’aller dans les riches domaines du Piémont, offrir leurs services de forfaiteurs au prix de quelques émines de blé, furent privés de cette ressource par une défense expresse, que les curés firent à leurs ouailles de recevoir un seul journalier protestant. Les Vaudois réclamèrent; le duc mit à néant cette défense; mais en quelques lieux, dit Gilles, « on trouva de ces ecclésiastiques quasi enragés, qui se vantèrent de tuer de leurs propres mains ceux de la religion qui s’aviseraient de venir aux récoltes. " Odium theologicum ! disait le moyen-âge, qui ne connaissait encore que le papisme.
En 1629, le 23 d’août, vers les huit heures du matin, un orage formidable, ou plutôt une de ces trombes d’eau extraordinaires , qui sont comme un cataclysme, un déluge local suspendu dans les airs, s'abattit tout à coup sur les cimes du col Julian, et produisit, en quelques heures, une effrayante inondation des deux côtés de la montagne. Le village de Pral, dans la vallée de Saint-Martin, et celui de Bobi, dans la vallée de Luserne, furent au même instant envahis par les eaux, avec tant de force, que les familles eurent à peine le temps d'abandonner les maisons les plus exposées. Le débordemeut remplit ces deux villages des rochers qu’il entraînait avec lui, plusieurs maisons furent emportées , quelques personnes périrent; mais le fléau disparut avec la rapidité qu’il avait mise à venir.
Il ne devait pas en être de même de la peste qui éclata en 1630 dans toutes les Vallées. Elle fut précédée, en septembre 1629, par un vent extraordinairement froid, qui, selon les expressions de Gilles, marchait en compagnie d’un nuage fort sec, et fit évanouir la dernière espérance de récolte que laissaient concevoir encore les magnifiques châtaigniers dont nos collines sont couvertes; puis des pluies inaccoutumées détruisirent celle des raisins. On s’attendait à une famine plus cruelle que la précédente. Les ministres vaudois se réunirent en synqde le 12 de septembre, et firent en cette assemblée, dit le même historien, des actions extraordinaires en témoignage de leur fraternelle union, sans savoir qu’ils ne se retrouveraient plus ensemble en ce monde, et que de ces quinze pasteurs, deux seulement survivraient à leurs frères au bout de quelques mois.
Vers la fin de l’année on fit bâtir le couvent et l’église des Minimes à La Tour, sur l’emplacement où se trouvait la maison paternelle de Rorengo. Là près s’élève aujourd’hui une maison d'éducation pour les jeunes filles protestantes, et plus loin le collège de la Trinité, construit en 1830, deux siècles précisément après l’érection de ce couvent, qui a depuis longtemps disparu.
En 1630, une armée française, mise par le cardiuai de Richelieu sous le commandement des trois maréchaux de France, de Schomberg, de la Force et de Créqui, vint s’opposer aux projets de la Savoie sur le Montferrat. Elle descendit en Piémont par la vallée de Suze, puis rétrograda vers les vallées vaudoises.
Sur les sommations qui leur furent faites, celle de Pérouse se rendit le 21, Pignerol le 23, et sa citadelle le 29. Mais les vallées de Luserne et de Saint-Martin ne s’étaient point encore rendues. Elles pressaient le duc de leur envoyer du secours, et demandaient aux chefs ennemie du temps pour capituler.
Le moine Bonaventure, dont il a déjà été question, allait alternativement vers les deux partis, disant au duc de Savoie : les Vaudois occupent de fortes positions dans les montagnes, et ne peuvent se rendre sans infidélité, tandis que les catholiques, habitant un pays ouvert, ne pourraient résister à l’armée ennemie et doivent être excusés en cas de capitulation.
Puis il dit aux Français : Les catholiques se rendront avec empressement, mais les Vaudois sont des rebelles qui vous résisteront et qui méritent toute rigueur.
Pendant ce temps, l’armée se livrait au pillage ; il y eut des conflits entre les soldats et les habitants, les uns s’efforçant de ravir les biens, les autres de les conserver. Les Vaudois envoyèrent alors des députés au maréchal de la Force qui commandait un détachement campé à Briquèras.
— Rendez-vous au roi, répondit-il, et nous vous protégerons; autrement nous vous ferons ravager, tuer, brûler et exterminer.
Déjà les troupes sardes s’étaient retirées au-delà du Pô; on n’avait aucun secours à attendre de leur part ; les Vallées se rendirent le 5 d’avril, sur la garantie que tous leurs privilèges seraient respectés, et qu’elles ne prendraient jamais les armes contre leur souverain.
" Mais elles étaient continuellement foulées, dit Gilles, par le passage des grosses troupes de gendarmerie allantes et venantes de France en Piémont; et les chemins étaient couverts d’une fourmilière de gens qui transportaient les grandes provisions de blé que le roi (Louis XIII) avait fait amasser en France pour l’armée du Piémont. »
Vers la fin d’avril, le roi de France étant à Lyon avec toute sa cour, se mit en marche pour la Savoie. Le cardinal de Richelieu alla à sa rencontre ; les Vaudois lui envoyèrent une députation composée de Joseph Chanforan, Jean Berton, Joseph Gros et Jacques Ardoin, qui lui remit, dans la petite ville de Moutiers, une requête par laquelle fis demandaient la confirmation de leurs privilèges, ce qui leur fut accordé.
Le 10 de juin, les troupes du maréchal de la Force, prirent d’assaut la ville de Cavour et l'incendièrent.
Le 22 juillet, toute l’armée se dirigea sur Saluces, dont elle s’empara au commencement d’août. Après y avoir séjourné quelque temps, les troupes se remirent en marche et parvinrent le 26 octobre devant Casai. Cette ville était alors défendue par les Autrichiens et assiégée par les Espagnols, alliés du duc de Savoie. Enfin, au 13 de novembre, fut signé le traité de Ratisbonne qui mettait fin à cette guerre ; les vallées de Luserne et de Saint-Martin furent rendues au Piémont, mais celles de Pérouse et de Pragela, ainsi que Pignerol, restèrent à la France. Ce ne fut qu’en septembre 1631, que l'on démolit les fortifications de Briqueras.
Mais un fléau bien plus terrible que la guerre vint, dans cette déplorable année de 1630, enlever aux Vaudois près des deux tiers de leur population.
Les chaleurs étaient excessives ; une maladie contagieuse, la peste, qui régnait en France, avait grossi l'armée de Richelieu d’un grand nombre d’enrôlés volontaires qui fuyaient le danger. Ils l'apportèrent avec eux. Dès les premiers jours du mois de mai, cette terrible maladie se fit sentir au village des Portes, situé près de Pérouse. Puis elle parut à Saint-Germain où elle fut apportée, dit-on, par un fossoyeur, puis ensuite à Pral où elle arriva avec des marchandises venues de Pignerol. Bientôt elle ne tarda pas à se répandre dans toutes les Vallées.
A peine les pasteurs eurent-ils été instruits de son apparition, que selon l’usage de leur Eglise, ils se réunirent pour consulter les conseils du Seigneur et s’éclairer parla prière, la méditation, et le colloque, sur les devoirs que leur imposaient ces difficiles circonstances. Ils étaient unanimes à proposer la célébration d’un jeûne extraordinaire. « Mais ne voyant pas, dit Gilles, comment on pourrait célébrer convenablement cette solennité au milieu d’un si grand tracas de gendarmerie et de provisionnaires, il fut convenu que chaque ministre ferait dans son Eglise tout ce qu’il pourrait pour disposer les fidèles à une sérieuse repentance et effective conversion.
« On avisa aussi à se pourvoir des antidotes nécessaires à la calamité, et à secourir les pauvres par des aumônes publiques. »
Cette réunion pastorale avait eu lieu à Pramol. Quelques jours après, la peste s’y manifesta en débutant par le quartier des Pelencs. On commença alors à prêcher en rase campagne à Pramol et à Saint-Germain. C’était vers la fin de mai.
Un mois après, la commune d’Angrogne, fut envahie par le fléau ; et le 10 juillet moururent à la fois le pasteur de Saint-Jean, dans la vallée de Luserne, et celui de Méane, près de Pérouse.
Cependant la peste n’avait pas encore paru à la Tour. Un médecin célèbre (1) y résidait; il s’y trouvait en outre deux chirurgiens (2) et trois apothicaires (3). La présence de ces hommes de l’art y attira beaucoup de monde; maie ils furent les premiers victimes du fléau qui ravageait alors Pignerol. Les personnes épargnées se hâtaient d’en sortir.
(1) Vincent Goes.
(2) Daniel Gilles » file de l'historien, et Jean Bressour, arrière-petit-fils de Pantaléon Bressour, l'un des anciens persécuteurs des Vaudois, dont la famille avait embrassé le protestantisme.
(3) Thomas Datiez, Daniel Cupin et Jean Cot.
Un grand nombre d’entre elles se retirèrent à Le Tour, ainsi que plusieurs des généraux français (1). Les denrées, les loyers d'appartement et les services mercenaires s’élevèrent à un prix excessif. Une charge de vin se vendait quatorze ou quinze écus.
(1) Entre autres le fils du maréchal de la Force, le comte de Servient, et le baron de Bonne.
Le chirurgien Gilles étant mort et son collègue se trouvant malade, un chirurgien français demanda cinquante pistoles d’or, pour faire à ce dernier une saignée. Le lendemain , il exigea un écu d'or, pour lui dire de la rue à travers la croisée , et sans entrer dans la maison, comment il devait se poser des ventouses. Plusieurs personnes promettaient d’avance la cession d’une de leurs propriétés pour obtenir l’assurance d’être ensevelies : car les morts encombraient les maisons, et quelques-unes furent brûlées avec les cadavres qu’elles contenaient.
Le 12 de juillet mourut le pasteur de Pral (1), et le 24 celui d’Angrogne (2) ; sept autres pasteurs vaudois moururent le mois suivant (3). Ceux qui survivaient se réunirent alors sur une montagne isolée au centre des trois vallées ; sur la Saumette près de la Vachère, à portée à la fois d’Angrogne, de Pramol et de Prarusting. Cette réunion eut lieu le 2 d’août.
(1) Jacques Bernardin, âgé de 40 ans.
(2) Barthélemy Appia; 45 ans.
(3) Jacques Gay, â Roche plate, 60 ans. Barnabas, son fils, 28 ans. Bru-oerol à Rora.’43 ans. Laurent Joli à Maneille, 45 ans. Joseph Chanforan, à Saiut-Gertnein, 56 ans. Jean Vignaux (fils de Dominique) au Villar, 58 ans. David Javel, à Pinache, 50 ans. Ce dernier laissait par testament tous ses biens aux Vallées, afin d’entretenir des étudiant· pout le saint ministère.
Après des larmes et des prières, les six ministres épargnés se répartirent les soins dus aux Eglises devenues vacantes. Celui de Bobi, Daniel Rozel, fut chargé de conduire le second fils de Gilles à Genève, afin qu’il y terminât ses études ; mais ils moururent à peu de distance l'un de l’autre, frappés tous deux avant d’avoir pu accomplir ce dessein (4).
(4) Rozel mourut le 28 septembre et Samuel Gilles le 23; ce dernier était âge de 19 ans.
Il ne restait plus dans les vallées vaudoises que trois pasteurs en activité et un vieux pasteur émérite. Ce dernier mourut bientôt après. Les trois derniers témoins du sacerdoce de l'Eglise vaudoise tinrent une nouvelle réunion synodale sur les hauteurs d’Angrogne, avec les députés de toutes les paroisses des Vallées pour aviser aux moyens de pourvoir à leur culte. On écrivit à Constantinople afin d’en rappeler Antoine Léger, puis à Genève afin de demander le secours de quelques nouveaux ministres, et à Grenoble pour engager ceux du Dauphiné à venir aussi consoler et raffermir cette Eglise vaudoise si cruellement éprouvée.
Il ne lui restait plus qu’un seul pasteur dans chacune des trois vallées, savoir : Pierre Gilles, dans celle de Luserne, Valère Gros, dans celle de Saint-Martin, et Jean Barthélemy, dans celle de Pérouse. Mais ce dernier ayant été appelé dans la paroisse de Saint-Jean en 1631, et de là s’étant rendu à La Tour le 22 avril, pour conférer avec le pasteur du lieu sur des affaires d’Eglise, il prolongea cet entretien assez avant dans la soirée; puis il se retira chez lui, car il était né à La Tour, et la maison paternelle était toujours la sienne; mais il ne pouvait dire à son âme : Réserve-toi pour plusieurs années! car cette même nuit elle lui fut redemandée. La peste le saisit au sortir de cette conférence, et il mourut trois jours après.
Ce fléau mystérieux et terrible, dont la puissance avait faibli durant l’hiver, s’était relevé avec énergie au printemps de 1631. Il parcourut alors les sommités d’Angrogne et de Bobi, qu’il avait épargnées jusque-là. Plus de douze mille personnes étaient mortes dans les vallées (1); à La Tour seulement, cinquante familles furent complètement éteintes. Les moissons pourrissaient dans les champs sans être récoltées, les fruits tombaient des arbres sans être recueillis.
(1) Les morts , du côté des Vaudois seulement furent ainsi répartis : Dans la vallée de Luzerne 6,000. Dans celle de Saint- Martin 1,500 , dans celle de Pérouse 2,200 . Sur les cotières de Prarusting et de Rocheplate 550 Total 10,250.
On vit, durant les fortes chaleurs de l’été, des cavaliers choir de leurs chevaux au milieu de la route, et rester morts sur la place. « Les grands chemins , dit Gilles, étaient jonchés de tant de cadavres d’hommes et de bêtes, qu’on n’y pouvait passer sans danger. Plusieurs domaines étaient abandonnés, faute de propriétaires ou de cultivateurs. Les bourgs et les villages, qui abondaient naguère d’hommes de lettres, de marchands, d’artisans de toute espèce et de manouvriers pour toute sorte de travaux, étaient sans vie maintenant; le désert semblait y avoir passé ; les raisins pendaient aux vignes, et les blés couvraient les champs, mais les ouvriers manquaient partout. Le salaire des gens à gages s’accrut jusqu’au quadruple. Les nourrices surtout étaient devenues si rares pour les pauvres petits enfants qui étaient nés durant ces calamités, qu’on ne savait où s'adresser pour en avoir. Leurs gages moyens, qui ne s’élevaient qu’à 12 ou 14 florins de Piémont avant la peste , ne tardèrent pas à monter jusqu’à 60 et 80, sans même que l’on eût l’assurance de pouvoir s’en procurer à ce prix. Toutes les familles étaient privées de quelques-uns de leurs membres; plusieurs d’entre elles avaient complètement disparu.
Le ministre Gilles, que nous venons de citer, avait perdu ses quatre fils aînés ; et le vieux père, resté seul d’entre tous les pasteurs de la vallée, voyait ses devoirs s’augmenter avec ses douleurs; mais Dieu lui donna la force de porter cette charge si pesante de tant de deuils accumulés, de tant d’Eglises à desservir. Il allait dans toutes les paroisses, prêchant deux fois chaque dimanche , et une fois au moins chaque jour de la semaine; visitant les malades et consolant les affligés sans craindre la mort, que tous ses collègues avaient trouvée (1) dans l'accomplissement de cette tâche pénible et dangereuse. Il poursuivait avec courage l’œuvre de son ministère ; calme et serein , au milieu des mourants, il leur communiquait sa confiance inébranlable en celui qui frappe et qui relève, qui fait la plaie et la guérit.
(1) A l’exception seulement du pasteur de Saint-Martin nommé Valère Gros, qui passa ensuite ou Villar.
" Je passais, dit-il, au milieu des pestiférés et de ces villages pleins d’épouvantement qui n’offraient partout que les traits de la mort ou des deuils domestiques ; " et selon la seule citation latine qu’il se soit permise dans son ouvrage à une époque où elles étaient prodiguées partout :
Ubique luctus, ubique pavor, et pluribus mortis imago.
Son dévouement infatigable se montre réellement plus grand que le danger; aussi fut-il conservé à l'Eglise vaudoise, à travers les ravages de cette épidémie, et avec lui le monument le plus complet de l’ancienne histoire des Vaudois, qu’il nous a transmise dans ses chroniques si riches de détails sur une époque des moins connues.
Le pasteur Brunet fut le premier qui accourut de Genève au secours des Vallées; il vint en décembre 1630, six mois avant que la peste eût cessé. D’autres ministres de l’Evangile le suivirent plus tard ; et quoique la langue italienne eût été usitée jusque-là dans les prédications et les enseignements vaudois, on dut alors lui substituer l’usage de la langue française, dans laquelle Gilles transporta plus tard son ouvrage qui avait été commencé en italien. De cette époque aussi datent les rapports réguliers que l’église vaudoise a depuis lors entretenus avec l’église de Genève.
Les fonctions les plus urgentes que ces nouveaux pasteurs eurent d’abord à accomplir dans les Vallées, furent relatives à la réorganisation de leurs églises, si cruellement décimées. « Ce fut une chose émerveillable, dit Gilles, et non encore vue ni ouïe en ces contrées, que la grande multitude de mariages qui se firent dans ce temps-là. »
« En la plupart des lieux la peste avait privé les familles de leurs enfants ; ravi aux enfants les auteurs de leurs jours, le mari à sa femme, ou la femme à son mari ; tellement que tout étant rempli de désolation, chacun prit parti de s’accompagner d'une sœur ou d’un frère, pour redresser les maisons déchéantes et ruinées. » Mais ces mariages n’étaient que le dernier acte des funérailles ; et l’invocation des grâces divines y tint bien plus que de place le bruit des divertissements et des plaisirs mondains.
On avait eu à subir presque simultanément trois fléaux désastreux : la famine, la peste et la guerre ; mais les deux premiers avaient disparu, et le dernier s’évanouit enfin, sous le règne de Victor-Amédée Ier, qui s’était retiré à Queyras que pour éviter la contagion. Il signa dans cette ville, le 6 avril 1631, un traité de paix, par lequel il rentrait en possession de tous ses Etats, et acquérait quelques villes dans le Montferrat en compensation de Pignerol et de la vallée de Pérouse qui restaient à la France.
A peine fut-il paisible possesseur du trône, qu’il s’occupa d’illustrer son règne par des bienfaits plus que par des victoires. Il releva l’université de Turin, pour laquelle il fit construire le palais qu’elle occupe maintenant, et y attira des savants étrangers pour y faire fleurir les lettres et les sciences.
Mais avant de se rendre à Turin il avait séjourné pendant quelque temps à Montcallier où le clergé catholique chercha à lui inspirer des sentiments hostiles aux Vaudois. Ces derniers en ayant été avertis lui envoyèrent une députation (1) chargée de lui apporter l’hommage de leur fidélité et l’expression de leurs vœux. Le comte de Verrue se chargea de les représenter auprès du souverain ; mais plus tard les députés vaudois, ayant pu aborder eux-mêmes le duc de Savoie dans la ville de Carignan et lui exposer l’objet de leur mission, il les accueillit avec bonté et leur dit en les congédiant : Soyez-moi fidèles sujets et je vous serai bon prince.
(1) Elle était composée de MM. Jean Geymet, pour la vallée de Luserne; François Laurens, pour celle de Saint-Martin; et Jean Meynier, pour celles de Pérouse, Méane et Pragela.
Mars le prieur de Luserne (Rorengo) et le supérieur du couvent de La Tour (Fra Paolo) ayant été instruits de ce bon accueil, cherchèrent à frapper dans leur germe les espérances qu’il faisait concevoir pour le repos des Vallées; ils accusèrent leurs habitants d’une foule de délits et de contraventions. Le préfet de la province, nommé Rezan, se rendit à La Tour pour en informer. Une assemblée s’y tint à cet effet le 14 d’août 1630, et la fausseté de ces inculpations fut reconnue.
Que fit alors le digne prieur? Il se rendit auprès du pasteur de La Tour, Gilles, dont les intéressantes chroniques ont conservé le souvenir de cette conférence. — Il m’est venu une excellente idée, lui dit-il. Ce— serait aussi heureux que rare, dut penser le pasteur. — Pourquoi les protestants et les catholiques s’opiniâtreraient-ils dans leurs prétentions respectives ajouta le jésuite. Si nous cédions quelque chose chacun de notre côté, tout n’en irait que mieux, et je me ferais fort de l’assentiment de l'Eglise romaine.
— Je suis loin de contester l’autorité qu’elle peut vous avoir déléguée à cet effet, répondit le pasteur, mais j’en ai beaucoup moins de la part de nos églises, et je vous déclare d’avance que je ne pourrais accepter en leur nom aucun engagement qui les concernât sans qu’elles eussent été préalablement consultées. Voyons toutefois ce que vous me proposez?
Voici, répondit Rorengo : Si les Vaudois consentent à la libre habitation des moines parmi eux, je garantis que nous vous laisserons en paix.
C'est-à-dire que, pour consentir à ne pas nous faire du mal, vous demandez que nous vous mettions à même de pouvoir nous en faire.
On comprend aisément que le prieur fut éconduit.
Les Vaudois cependant avaient demandé à Victor-Amédée Ier, la ratification de leurs privilèges, et ils envoyèrent à cette époque des députés à Turin pour en presser l’expédition.
Ces députés furent reçus par le prince le 8 de septembre 1632, et apprirent de sa bouche qu’un ministre d’Etat se rendrait aux Vallées pour se renseigner exactement sur les contraventions qu’on leur reprochait, ainsi que pour prendre connaissance des griefs qu’ils élevaient eux-mêmes.
Peu de temps après arriva en effet le collatéral Sillan qui, accompagné de Rorengo, parcourut toute les Vallées, en recueillant les observations des Vaudois, et les dénonciations qui leur étaient contraires.
On ignore le rapport qu’il en fit au souverain; mais l’année d’après, un nouveau commissaire fut envoyé de sa part dans les mêmes lieux. C’était un maître des requêtes, nommé Christophe Fauzon ; il arriva à La Tour le 5 de mai 1633, et il convoqua une réunion des délégués vaudois pour le 9 du même mois. Lorsqu’ils furent réunie, il leur dit qu’on les accusait de s’être récemment établis à Luserne et à Bubiane. Les Vaudois prouvèrent qu’ils y avaient existé de temps immémorial. Puis il prétendit que plusieurs d’entre eux s’étaient engagés à une abjuration et n’avaient pas tenu parole.
—Parce qu’elle leur a été arrachée par la violence, répondirent ceux-ci. — La preuve , demanda-t-il?— Si elle avait été volontaire, qui les empêchait de l’accomplir?
— Mais vous avez des maîtres d’école qui enseignent l’hérésie ?
— Prouvez que notre foi est une hérésie, et nous y renonçons; mais s’ils n’enseignent que notre foi, respectez la liberté de conscience, qui nous a été garantie par l’édit de 1561.
— N’insistons pas là-dessus, car Son Altesse veut vous envoyer de meilleurs directeurs.
— Qui donc?
— Des pères doctes et modestes.
—Eh quoi ! s’écria le député de Bobi (1), voudrait-on nous faire envoyer nos enfants à l’école des moines? J’aimerais mieux que les miens périssent sur un bûcher que de vouer leur âme à la perdition !
(1) Pierre Paravin.
Le référendaire Fauzon contesta ensuite aux Vaudois de Saint-Jean le droit de se servir d’une cloche pour appeler les fidèles à leur culte.
Cet usage n’a pas de date, répondit le délégué de Saint-Jean, et les confirmations successives de nos libertés l'ont implicitement sanctionné.
Fauzon se rejeta alors sur d’autres inculpations, dont il n’était du reste que l'écho sans initiative et sans autorité.
C’est alors qu’éclatèrent unanimement des plaintes trop longtemps contenues.
Quoi ! vous laissez en paix les charlatans qui trompent la crédulité publique. Vous laissez en paix les Juifs qui blasphèment le nom du Rédempteur, vous laissez en paix les vagabonds qui exploitent les grandes routes, et nous qui sommes des chrétiens évangéliques tranquilles et laborieux, nous qui n’avons d’autre application que celle de vivre en la crainte de Dieu et en charité fraternelle avec tous les hommes, vous ne cessez de nous poursuivre, de nous harceler, d’exciter à nos trousses des meutes de moines enragés à mal faire ; car, pour ces fanatiques, trahisons fourberies, emprisonnements et vol ne sont que pain béni contre nous !
A l’appui de ces griefs malheureusement trop fondés furent citées une foule de circonstances dont personne ne démentit l’exactitude.
Le commissaire se radoucit alors et promit de faire cesser de pareils abus; après quoi il leva la séance à la hâte et quitta les Vallées sans prendre aucune conclusion. Mais les influences cachées sous lesquelles il avait d’abord agi, se remirent à l'œuvre pour le circonvenir.
Aussi Fauzon revint-il à La Tour peu de jours après, afin d’obliger les Vaudois à fournir par écrit la preuve de droit, constatant leurs titres à célébrer le culte protestant, dans chacune de leurs paroisses en particulier. On redoutait quelque piège au milieu de ces perpétuelles dilations; cependant on lui fournit la pièce demandée, le 29 de juin 1633.
Cet écrit demeura sans réponse, et les choses en restèrent là.
Mais les moines n’en mirent que plus d’activité dans leurs attaques contre le protestantisme, et c’est alors que parurent les écrits polémiques de Rorengo et de Belvédère , pour la réfutation desquels Gilles suspendit momentanément ses travaux historiques. Il répondit à ces écrits par un ouvrage intitulé : Considérations sur les lettres apostoliques des sieurs Marc-Aurélie Rorengo, prieur de Luserne, et Théodore Belvedère, préfet des moines, publié en 1635.
Cet ouvrage, dont on essaya de faire la réfutation à Turin, fut suivi d'un autre plus considérable encore que l’infatigable pasteur de La Tour publia l’année d’après, sous le titre de Torre evangelica.
Ces deux volumes avaient dû leur origine, et donnèrent naissance, à de nombreux écrits polémiques, dont l’énumération ne peut trouver place ici.
Des conférences entre les moines et les pasteurs succédèrent à ces publications.
Le pasteur de Saint-Jean, Antoine Léger, revenu en 1637 de son voyage à Constantinople, y déploya tant de talent que l’un de ses adversaires n’ayant pu le vaincre dans la discussion, résolut de s’emparer de lui de vive force, il se mit pour cela à la tête d’une troupe de gens armés auxquels il avait dit : « Il faut que j’aie ce ministre mort ou vif! " Les Vaudois accoururent à la défense de leur pasteur. Ils empêchérent le moine Simond d’exécuter son dessein; mais, par suite de ces conflits et des vexations continuelles qu’on lui suscita, Antoine Léger quitta les Vallées en 1643, et alla à Genève où il finit ses jours.
C’est à cette époque aussi que s’arrêtent les intéressantes chroniques de Gilles que nous avons si souvent citées dans ces derniers chapitres.
Historien riche et précis dans les faits, sobre et grave dans ses appréciations, abondant et naïf dans son style, on ne peut lui reprocher que d’être quelquefois diffus et négligé. Le naturel plein d’abondance avec lequel il raconte les choses reçoit un nouveau prix de la réserve et de l’exactitude qui president habituellement à ses narrations.
Comme auteur polémiste, il a les défauts des écrivains de son temps ; mais il en conserve les qualités et joint à une solide érudition les avantages d’un jugement très sûr et d’une raillerie quelquefois assez vive. Son argumentation parait lâche au premier abord, par suite des longs développements qu’il donne à ses pensées, mais elle est d’une logique très serrés par l’enchainement de ces pensées elles-mêmes et de leurs déductions.
Gilles fut en outre, pendant plus de dix ans, secrétaire de la Table ou modérateur des Eglises vaudoises, et il compléta, en 1601, la discipline ecclésiastique qui avait été dressée en 1664.
Ces nombreux travaux, accomplis au milieu des fonctions multipliées de son ministère, attestent à la fois son zèle et son activité.
Ce n'est pas sans regret que nous quittons ici ce guide précieux, dont le souvenir est devenu cher à tous ceux qui se sont occupés de l’histoire des Vaudois.
(De 1535 à 1635.)
SOURCES ET AUTORITÉS : -- Les mêmes qu'au chapitre VIII du 1er volume.
Comme de toutes les gerbes d’une vaste moisson on détachait autrefois un épi pour en faire la javelle destinée aux autels , ainsi de chaque époque nous retirons un souvenir; de chaque persécution, un diamant de courage et de piété, destiné à prendre place dans ce faisceau des martyrs vaudois, dans cette offrande de leurs Eglises aux autels du vrai Dieu.
Pour qu’il n’y ait point de lacune dans cette revue destinée à rappeler tous les événements, en rappelant tous les martyres, faisons connaître d’abord les circonstances qui les ont amenés.
A l’époque de la reformation , les chrétiens de la Provence et des Vallées se mirent en rapport avec les réformateurs. L’animadversion de l'Eglise romaine les atteignit d'abord en Provence, aux portes d’Avignon.
Cette Rome de l'Occident devait combattre le réveil religieux qui menaçait sa prédominance. L’inquisiteur, Jean de Roma, éleva les premiers bûchers sur les pentes du Léberon. Les procédures dont ces victimes étaient l’objet firent reconnaître, parmi les hérétiques de la Provence, beaucoup de personnes venues des vallées du Piémont. La cour d’Aix en écrivit au sénat de Turin , et le sénat nomma un commissaire (Pantaléon Bersour) pour se rendre sur les lieux et prendre des informations.
Bersour revint de Provence, avec des indications nombreuses et précises, sur les principales familles des Vaudois du Piémont; sur la haute antiquité et l’étendue du ministère des Barbes, s’accomplissant en silence pour porter plus de fruits, et dont on ne soupçonnait pas, sur les lieux mêmes, les lointaines ramifications.
Comme ces plantes marines qui se révèlent à peine sur la surface des eaux par quelques sommités verdoyantes et presque inaperçues, mais qui traversent toutes les profondeurs de l'Océan, pour s’enraciner sur le sol primitif, les Vaudois, tenant toujours à l'Eglise primitive, avaient traversé les siècles et surmonté le flot croissant de la superstition. Etant sans éclat et sans élévation personnelle, ils pouvaient être confondus, par un regard indifférent, avec l’immensité de leurs alentours, et c’est à cette humilité qu’ils durent leur grandeur. Leur extension s’accomplit dans l’ombre avec plus de force qu’au grand jour, leur tête échappait à l'orage, mais aux premières indications suivies dont ils furent l’objet, on reconnut toute l’étendue qu’avait prise en secret leur association de si peu d’importance apparente.
Bersour, muni des informations qu’il avait recueillies en Provence, se rendit aux Vallées et continua les procédures inquisitoriales commencées par la cour d’Aix.
De nombreux témoins vinrent alors déposer de cette foi évangélique.
L’un d’entre eux, Bernardin Féa de Saint-Segont, interrogé par le juge d instruction sur les rapports qu’il avait eus avec les hérétiques, répondit de la sorte :
«Ayant été à Briquéras, en 1529, je rencontrai Louis Turin de Saint-Jean, qui m’amena chez lui pour affaires. Les ayant terminées, un autre habitant de Saint-Jean, nommé Catalan Girardet, vint nous voir et nous engagea à aller jusqu’à la Tour, où, disait-il, nous entendrions de bonnes choses; Louis Turin me pressa lui-même d’accepter, et nous partîmes.
« Arrivés à la Tour, Catalan nous fit passer derrière la maison de Chabert-Ughet (c’était probablement un descendant de celui qui, en 1310, acheta de l’un des derniers Dauphins du Viennois, une maison en Val-Louise, pour qu’elle servît aux assemblées religieuses des Vaudois) ; nous entrâmes dans une grande pièce où se trouvaient plusieurs personnes réunies. Un Barba, nommé Philippe, y prêchait ; et, après son office, m’ayant interrogé, il m'instruisit de plusieurs points de leur religion. »
— Que vous dit-il.
— « Qu’il n’y avait de salut qu’en Jésus-Christ, et qu’on devait faire les bonnes œuvres, non pour cire sauvé, mais parce qu’on était sauvé. »
Cependant, comme ce témoin n’avait cessé d’assister à la messe, il ne fut pas inquiété; mais on poursuivit Catalan Girardet, qui l’avait entraîné dans cette réunion.
Obligé de quitter les Vallées, Catalan fut arrêté à Revel, sur la fin de l’année 1535, pendant laquelle avait été rendu le témoignage de Bernardin Féa.
Il ne chercha pas un instant à dissimuler ses croyances, et comme on le pressait avec instance de les abjurer, il répondit aux moines , qui le sollicitaient à l’apostasie au fend de son cachot : « Vous persuaderiez plutôt à ces murailles d’aller en pélérinage qu’à un chrétien de renier la vérité. »
La crainte de la mort ne réussit pas davantage à ébranler sa fermeté. Il fut condamné à être brûlé vif. En l’accompagnant au bûcher, les moines lui faisaient encore des représentations.
— Pourquoi vous opiniâtrer dans l’hérésie? Votre secte sauvage et grossière sera bientôt comme votre chair, consumée dans un instant.
C’est alors que, ramassant deux pierres dans le chemin, et les frottant l’une contre l’autre, Catalan Girardet s’écria : Il me serait plus facile de les pulvériser, qu’à vous de détruire nos Eglises !
Cette, assurance du martyr ne fut pas trompée. Il mourut ferme et serein, laissant rayonner sur son front, à travers lès flammes qui le dévoraient, la certitude bienheureuse du salut qu’il avait reçu et de l’éternel bonheur qu’il allait recevoir.
Mais le supplice enduré pour une profession de foi est-il seul un martyre? et le chrétien, frappé pour des œuvres chrétiennes, n’a־t־il pas droit aussi à un pieux souvenir?
Peu de temps après que le comte de la Trinité eut mis à feu et à sang les vallées vaudoises, le pasteur de Pral, nommé Martin, vit venir à lui deux hommes qui avaient été au service des seigneurs du Perrier, ces ennemis acharnés des Vaudois, ces cruels et perfides Truchets, qui déjà avaient entraîné au martyre le colporteur biblique Barthélemy Hector.
Le pasteur de Pral était né en France ; les deux nouveau venus se dirent Français; Martin les accueillit comme des compatriotes. Puis ils témoignérent le désir d’entrer dans l'Eglise réformée, et le bon pasteur continua de les héberger en cherchant à les instruire des voies du salut.
Ses paroissiens le prévinrent cependant de se tenir sur ses gardes; car il y a dans le peuple une sorte de sagacité instinctive qui pressent quelquefois le danger avec une sûreté de jugement indépendante des inductions; toutefois, comme ces intrus avaient récemment porté les armes contré les Vaudois, il est assez naturel que ces derniers les regardassent avec défiance. Malgré cela, le simple et bon pasteur croyait à la sincérité de leur conversion, et en appelait à la charité de ses ouailles contre les insinuations dont ils étaient l’objet. Ses représentations bienveillantes ne rassurèrent pas la population de Pral, qui voyait avec d’autant plus de déplaisir ces étrangers mal famés habiter sous le toit du pasteur, que ce dernier n’avait point de famille et vivait isolé; mais le digne homme, les considérant presque comme ses enfants adoptifs, continuait de leur donner la plus généreuse hospitalité.
Un matin, cependant, il ne parut pas au temple, à l’heure ordinaire du service public.
Le peuple s’inquiète et se rassemble autour de sa demeure. La porte était fermée ; on frappe ; nul ne répond. Quelques voisins montent alors sur le toit, pénètrent dans l’intérieur, par une lucarne, et bientôt leurs cris de douleur annoncent au dehors une sanglante catastrophe. Le pasteur Martin, en effet, était étendu sans vie et baigné dans son sang. Les monstres qu’il avait accueillis venaient de lui couper la gorge, et avaient pris la fuite, après avoir dévalisé la maison de leur bienfaiteur.
Les Vaudois se mirent inutilement à la poursuite des coupables ; on ne put découvrir leurs traces ; mais, quelque temps après, ils reparurent hardiment dans la vallée, étant de nouveau au service des seigneurs du Perrier, qui se firent ainsi les complices, et qui peut-être avaient été les instigateurs de cet odieux assassinat.
Sans doute il y eut imprudence de la part du pasteur dans l’accueil trop généreux qu’il fit à ses bourreaux ; mais n’est-il pas un martyr aussi, celui qui meurt en confessant l’Evangile par les œuvres d’une charité portée jusqu’au sacrifice, aussi bien que s’il l’avait fait par une profession de foi?
A la suite des persécutions dont cet exécrable attentat fut un des derniers fruits, l’électeur palatin avait envoyé une ambassade au duc de Savoie, afin d’intercéder auprès de lui en faveur des Vaudois. Ils étaient alors tracassés de mille manières par le conseiller Barberi, qu’Emmanuel Philibert avait nommé son commissaire pour traiter avec eux.
Le secrétaire de la légation palatine était un pasteur protestant; Barberi, se croyant tout permis, le fit arrêter par ses estafiers à l’hôtel même de l’ambassade, et sans autre motif, sans nul autre prétexte que celui de sa foi, il osa l’incarcérer.
Ce fait suffit pour donner une idée de l'acharnement que l’on mettait alors à poursuivre les protestants ; et l’on peut comprendre par là combien les Vaudois ont dû déployer de prudence, de probité irrépréhensible, de patiente longanimité, et de vertus actives, pour éviter de donner prise sur eux, autrement que par de brutales rigueurs ou de flagrantes injustices.
Ce secrétaire d’ambassade, qui fut du reste bientôt relâché, leur écrivit à ce sujet une lettre touchante dont voici le commencement :
« Chers frères en l’œuvre du Seigneur ! Toutes choses tournent au bien de ceux qui aiment Dieu, et la violence dont j’ai été l’objet donnera à penser à S. A., qui se montrera, je l’espère, moins prévenue contre vous. S’il arrivait, qu’au lieu de s’adoucir, et de tempérer cette rigueur dont on a usé jusqu’à présent, le duc s’en aigrissait davantage, croyez que ce serait un signe certain que Dieu y veut mettre la main. Mais j’espère que Dieu aura pitié de S. A. et exaucera les prières, les cris et les larmes de ceux qui gémissent sous le fardeau de cette horrible per-sédition, pour fléchir le cœur de leur prince et lui inspirer d’avoir compassion de son peuple.
« Quant aux réponses que le chancelier Stropiano a faites à notre intercession pour vous, il vous accuse d’être des perturbateurs du repos public (c’est l’expression textuelle ; on voit qu’elle n’est pas d’invention récente). Il prétend que les Vaudois conspirent contre l’Etat, et cite à l’appui de cette accusation neuf religionnaires, qui se sont réunis dernièrement dans une ville frontière (à Bourg en Bresse, car cette province faisait alors partie de la Savoie), et qu’il a fait emprisonner comme conspirateurs. »
Voici maintenant quelques détails sur ces conspirations prétendues.
Quelques chrétiens s'étaient réunis dans une maison particulière pour méditer en commun la parole de Dieu ; après cette méditation ils priaient pour le triomphe de l’Evangile, lorsque des archers de justice amenés par une dénonciation pieuse, c’est-à-dire catholique, arrivèrent autour de leur demeure, cernèrent le lieu de la réunion et se saisirent de tous ceux qui en faisaient partie.
Comme les captifs protestaient contre cette violation de domicile, et qu’on ne pouvait articuler aucun grief contre eux, on les accusa d’une conspiration imaginaire.
Or, ils ne purent prouver qu’ils ne conspiraient pas; et ils furent condamnés aux galères, comme suspects d’avoir conspiré.
Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, dit Salomon; et ces mêmes parodies de tribunal et de justice, se reproduisirent en 1793, contre d’autres doctrines, au nom d’un autre fanatisme.
Les Vaudois du Dauphiné et de la Provence payèrent également à cette époque leur tribut de martyrs, au témoignage constant de l'Eglise chrétienne devant les attaques constantes de l’Antéchrist.
La vallée de la Grave, qui descend du Pelvoux dans une direction opposée à celle du Val-Louise, avait été éclairée jadis par quelques rayons égarés de cette lumière évangélique, dont le foyer était au centre des vallées vaudoises.
Un mercier de Villar d’Arènes, l’un des villages les plus reculés de cette vallée, après avoir conduit sa famille à Genève, pour l’y faire instruire et marcher dans les voies du Seigneur, fut ramené en France par les soins qu’il devait à son négoce. Etant surtout habile à travailler le corail, Romeyer se rendait alors à Marseille afin d’acheter des coraux, et, chemin faisant, il cherchait à se défaire des marchandises qu’il portait avec lui.
Passant par Draguignan, il les fit voir à un orfèvre de la ville, nommé Lanteaume; celui-ci les trouva fort belles et voulut les acheter; mais n'ayant pu tomber d’accord du prix avec l’artiste, ils se séparèrent sans avoir conclu le marché.
Il y avait alors à Draguignan le baron de Lauris, gendre de Ménier d’Oppède, dont le nom est écrit en lettres de sang dans l’histoire des Vaudois.
Lanteaume, regrettant de laisser partir les richesses qu’il avait vues la veille, conseilla à Romeyer de les étaler aux yeux d’un seigneur opulent qui pourrait en faire l'acquisition; et il lui nomma le baron de Lauris. Quand la convoitise de ce dernier eut été éveillée par une aussi belle proie, Lanteaume alla l’avertir que Romeyer était luthérien.
La confiscation des biens suivait de droit une sentence de mort. Les deux complices de cette spoliation en expectative s’entendirent à demi-mot.
Romeyer fut arrêté, sur l’ordre de Lauris, par le viguier de Draguignan, en avril 1558.
Après divers interrogatoires, dans lesquels il fit avec simplicité sa confession de foi, le tribunal de Draguignan se réunit, pour le juger.
Un moine observantin, qui avait prêché le carême dans cette ville, dit alors: « Je vais chanter une messe au Saint-Esprit, pour qu’il suggère aux juges de condamner au feu ce maudit luthérien ».
Mais sa messe ne produisit pas tout l’effet qu’il en avait attendu, car un jeune avocat s’étant levé à la barre du tribunal, fit observer que Romeyer n’était coupable d’aucun délit, qu’il n’avait ni prêché ni dogmatisé en France, qu’il était étranger et ne s’occupait en Provence que de son commerce; qu’en conséquence la justice devait le protéger et non le condamner.
Tout le barreau appuya cette doctrine. Les voix du tribunal furent partagées moitié pour l’acquittement, moitié pour la condamnation. Et de quels magistrats cependant était-il composé? Qu’on en juge par le fait suivant. L’un d’entre eux, nommé Barbesi, ayant entendu parler de la fermeté que Romeyer avait déployée dans ses interrogatoires, vint pour le voir dans sa prison.
C’était, dit Crespin, un homme ignare, obèse, difforme, nez plat et large, regard hideux, caractère lourd, naturel gourmand et paillard. Lorsqu’il fut arrivé, il interpella brutalement le prisonnier.
—D’où es-tu? Qui es-tu? En qui crois-tu?
— Je suis Dauphinois, j’habite Genève, je fais le commerce du corail, je crois en Dieu et en Christ mon Sauveur.
— Croient-ils en Dieu, ceux de Genève? Le prient-ils? Le servent-ils?
Mieux que vous! répondit avec vivacité le pauvre captif, dont la délicatesse se trouvait froissée par de pareils soupçons et un pareil langage.
Aussi le juge Barbesi vota-t-il pour sa condamnation; mais par suite de l’égaie répartition des voix, la condamnation ne put être prononcée.
Le moine observantin , qui en avait fait pour ainsi dire son affaire personnelle, et qui voyait déjà le crédit de ses prières et de ses messes singulièrement corn-promis dans l’opinion publique par cette incertitude du tribunal, fit sonner les cloches à toute volée, ameuta la populace, s’écria que de bons catholiques ne devaient pas souffrir qu’un infâme hérétique, un luthérien, un damné, pût venir impunément souiller de sa présence la dévote ville de Draguignan. Il porta ensuite ses conseils irrités à l'official et aux consuls de la ville, leur représentant qu’il était de leur honneur de maintenir intacte l’excellente réputation de leur chère cité; et tous ensemble, soutenus parla populace en haillons et la prêtraille en colère, ils se rendirent aux portes des magistrats, criant que s’ils ne condamnaient pas l’hérétique à être brûlé, on les dénoncerait eux-mêmes au parlement, au roi, au pape, à toutes les puissances du monde et des enfers, pour les faire punir.
C’est là ce que le papisme appelait de la ferveur religieuse. Ce digne moine avait peut-être un peu trop de zèle ! diraient à peine de nos jours les béats peu chrétiens, que Rome choie encore comme ses plus fidèles sectateurs.
Le lieutenant du roi, qui représentait à cette époque le ministère public, en appela au respect des formes judiciaires, qu’on ne devait pas violer, même pour cet hérétique.
Qu’on le tue ! qu’on le tue ! répondit le peuple. — Au feu ! au feu ! qu’il soit brûlé, s’écrie le clergé.
Ce magistrat, ne pouvant apaiser le tumulte, promit de se rendre à Aix, pour en déférer au parlement, qui était l’analogue des cours royales d’aujourd’hui.
La populace allait se disperser, mais le moine la retint, et les consuls de la ville sanctionnèrent cette espèce de comices municipaux par leur présence. Il y fut décidé que quatre personnes iraient à Aix, aux frais de la commune, pour accompagner le procureur du roi, et presser la condamnation de Romeyer. Ces quatre députés furent le premier consul, nommé Cavalien , le juge Barbesi, l’avocat général et un greffier. Mais en route ils rencontrèrent l’un des présidents de la cour d’Aix, nommé Ambrois, qui leur dit: Vous n’avez certes pas besoin de tant de cérémonies pour faire brûler un hérétique.
La députation se hâta donc de rétrograder, pour activer le jugement de mort, et le lieutenant du roi poursuivit seul sa route. Arrivé à Aix, il expose cette affaire à la cour, qui en évoque l'instruction devant elle, et qui interdit au tribunal de Draguignan de la juger.
Mais le fanatisme ne lâche pas prise aussi facilement; Barbesi se remet en route pour Aix, et obtient que l’affaire se jugerait dans le premier ressort. C’était obtenir la condamnation, ou plutôt l’assassinat juridique, les tortures légales du pauvre Romeyer.
Il fut, en effet, condamné à subir en premier lieu la question, puis la roue, puis à être brûlé vif, et cela à petit feu. 0 justice! 0 charité!.... Mais le papisme vous a-t-il jamais connues?
Romeyer pouvait encore se soustraire à ces atroces supplices, au prix d’une abjuration; mais le moine qui fut envoyé pour lui faire cette ouverture, déclara en sortant de sa prison, qu’il l’avait trouvé pertinax, et qu’il était damné.
Le langage de ces gens-là était aussi barbare que leurs mœurs, aussi cruel que leurs doctrines.
Aussitôt les curés furent invités à annoncer dans toutes les paroisses environnantes, que le 16 du mois de mai aurait lieu, en public, le supplice d’un affreux luthérien ; et dans la ville de Draguignan, on fit publier, à son de trompe, que tout bon catholique eût à apporter du bois pour le bûcher.
Le lieutenant du roi, qui avait essayé de soustraire Romeyer à cette inique exécution, s’éloigna de la ville pour ne pas en être témoin.
Mais son substitut, accompagné de plusieurs juges civils et ecclésiastiques, ainsi que des consuls de la ville, se rendit dès le matin dans la prison du condamné, pour lui appliquer la question.
On étala devant lui le chevalet, les cordes, les coins, les barres de fer, en un mot, tous les instruments de torture inventés par les successeurs de l’apôtre martyr.
—Dénonce tes complices et abjure tes erreurs, sans t’exposer à ces tourments, dit-on à Romeyer.
Je n’ai point de complices, répondit-il ; je n’ai rien à abjurer, car je ne professe que la loi du Christ. Vous l'appelez maintenant perverse et erronée; mais au jour du jugement, Dieu la proclamera juste et sainte contre ses transgresseurs.
" Sur quoi, dit Crespin, étant mis sur la géhenne, et tiré outrageusement par les cordes, il criait sans cesse à Dieu qu’il eût pitié de lui pour l’amour de Jésus. »
— Implore donc la Vierge! lui dirent ces idolâtres. — Nous n’avons qu’un seul médiateur.... O Jésus! ô mon Dieu!... grâce! grâce!... et il s’évanouit.
Car la torture avait recommencé sur son refus, à telle outrance, dit le chroniqueur, qu’il fut laissé pour mort. Alors les moines et les prêtres le détachèrent de la roue, craignant qu’il n’expirât avant d’être brûlé. Les os de ses bras et de ses jambes étaient brisés, et la pointe de ses ossements déplacés sortait à travers les chairs. On lui donna quelques cordiaux pour le rappeler à la vie.
Puis il fut transporté sur le lieu du supplice, et attaché avec une chaîne de fer au poteau qui s’élevait au centre du bûcher.
Invoque la Vierge et les saints! lui dit encore un moine. Le pauvre mercier de Villar d’Arènes fit de la tête un signe négatif.
Alors les bourreaux mirent le feu au bûcher. Comme il était composé en grande partie de branches et de buissons, la flamme s’éleva d’abord avec rapidité , puis le brasier s’affaissa sur lui-même, de sorte que le martyr demeura suspendu au poteau au-dessus du foyer dévorant. Ses membres inférieurs se racornirent, ses entrailles coulaient, son pauvre corps était déjà à moitié brûlé par le bas, que l’on voyait encore ses lèvres s’agiter sans qu’il en sortît aucun son , mais attestant de la part du martyr une dernière invocation à la Divinité, un dernier appel à ce Christ qui était mort pour lui.
Ah ! sans doute que cet appel aura été entendu ! sans doute aussi qu’elle s’accomplira, cette prophétie vengeresse, suspendue depuis dix-huit siècles sur la tête de ce monstre apocalyptique, dont les péchés sont montés jusqu’au ciel, dont la bouche s’est enivrée du sang des saints et des martyrs ! Et l’on voudrait que nous eussions, pour le papisme, cette réserve d’expressions qu’on peut avoir pour le méchant dans l'espérance de sa conversion, mais non pour la méchanceté séculaire et invétérée! On juge de l’arbre par ses fruits; et si le vieux tronc qui a servi de gibet à tant de victimes, en porte de moins fatals aujourd’hui, c’est à cause de sa décrépitude ; mais rendez-lui sa force, remontez à l’origine de sa sève sanglante, et vous le retrouverez le même. Qu’il soit connu et il sera condamné !
Il y eut encore, à Cabrières, trois malheureux qu’en 1663 on laissa mourir de faim dans une basse fosse; quarante personnes , tuées par le fer, les cordes ou le feu, dans la vallée d’Apt; quarante-six, à Lourmarin; dix-sept, à Mérindol, et vingt-deux dans la vallée d’Aigues. Tous ces crimes furent accomplis quinze ans après les épouvantables massacres que nous avons déjà racontés.
Mais veut-on un exemple de l’opposition arrogante que l’inquisition apportait quelquefois aux volontés du souverain, et même aux édits qu’il avait signés, pour lui disputer ses victimes?
D’après les conventions conclues à Cavour en 1561, entre Emmanuel Philibert et les Vaudois, ces derniers ne devaient être poursuivis, en aucune manière, pour aucun des faits qui avaient eu lieu durant la guerre de 1560. Or, un homme de Saint-Jean, nommé Gaspar Orsel, avait été fait prisonnier à cette époque, et pour sauver sa vie il promit de se catholiser ; mais après que la paix eut été conclue, il revint à la profession sincère de ses croyances et de son culte. Les inquisiteurs le firent épier, et en 1570, il fut saisi, garrotté, et conduit dans les prisons du saint office, à Turin. Les Vaudois réclamèrent au nom de l’amnistie accordée. Le duc ordonna aux inquisiteurs de relâcher leur prisonnier, mais ils refusèrent d’obéir. On leur présenta l’édit de Cavour contre lequel cette détention avait lieu. — Notre ordre n’est point soumis au pouvoir séculier, répondirent les dignes dominicains. — Ils voulaient bien se servir de ce pouvoir, mais non le reconnaître. Philibert, irrité, leur fit répondre alors que toutes les légions enfroquées du monde ne le feraient point manquer à sa parole, et qu’ils eussent à délivrer immédiatement le captif, s’ils ne voulaient voir venir le canon pour les écraser sous les ruines de leur repaire.
A ce langage inattendu, le saint office dut fléchir, Orsel fut délivré, et le duc de Savoie écrivit aux Vaudois, le 20 de novembre 1570, par l’intermédiaire du gouverneur de la province, pour les rassurer contre toute crainte de poursuites ultérieures, basées encore sur de pareilles promesses d’abjuration.
La fermeté qu’il montra dans cette circonstance pour faire respecter l’édit qu’il avait rendu, honore le caractère de ce prince; mais cet édit lui-même avait été obtenu par l’énergie que les Vaudois déployèrent dans leur légitime défense. L’obstination seule du saint office ne peut être louée, car ce n’était que l’obstination dans le mal.
Lors même donc que les tentatives du papisme n’aient pas toujours réussi contre ceux qui en étaient l’objet, nous croyons devoir citer encore quelques exemples de ses tracasseries, pour donner une idée des dangers qui environnaient perpétuellement les Vaudois.
On sait que lorsqu’ils étaient menacés dans une vallée par les princes et les seigneurs qui y régnaient, ils se retiraient souvent dans une autre, étrangère à leur domination, ou plus puissante pour y résister.
Le pasteur de Praviglelm, originaire de Bobi, avait déjà trouvé un refuge semblable dans celle de Luserne, en 1592. C’était l’époque où le duc de Savoie venait de s’emparer du marquisat de Saluces, et se le voyait disputer par la France. Quelque temps après, commençant d’entrevoir la possibilité de conserver sa conquête, il commença aussi de manifester ses intentions répressives contre les réformés.
C’est alors que les habitants de Praviglelm furent avertis qu’on avait conçu le projet de s’emparer de leur pasteur. Ils résolurent de le sauver, et se réunirent pour lui frayer une route à travers les neiges, du côté de Saint-Frour.
Mais ils furent surpris par une compagnie de soldats appartenant à la garnison de Revel, qui se saisirent du pasteur et l’emmenèrent prisonnier. Cette surprise eut lieu dans la nuit du 27 février 1597.
Les Vaudois firent immédiatement de pressantes démarches pour le rendre à la liberté. Le gouverneur de Revel laissait entrevoir qu’on pourrait y parvenir en offrant une rançon considérable. La somme ne se fit pas attendre, car le malheur avait appris aux Vaudois le dévouement; et les périls incessants qui les menaçaient tous, avaient fait naître parmi eux la solidarité qui réalise cette parole de saint Paul : Un membre ne peut souffrir sans que le corps tout entier s’en ressente.
Mais l’inquisition ne voulait pas entendre parler de rançon et d’élargissement, elle préférait le sang à l’argent ; et la garnison de Revel ayant dû s’éloigner pour quelques opérations militaires, le bruit courut que les inquisiteurs allaient venir s’emparer du prisonnier. Il se nommait Antoine Bonjour. Son beau-frère obtint de lui faire une visite, sous prétexte de le raser. En se livrant à cette opération, il lui communiqua à l’oreille le danger qui le menaçait, fit passer un paquet de cordes sous la serviette dont il l’avait revêtu, et il lui dit à voix basse : Mettez cela dans votre poche ; et dès que je serai loin, ne perdez pas de temps, pour vous dévaler le long des murailles, par les rochers, derrière le château, à portée des bois.
Puis s’étant retiré, sans que le pasteur eût paru sortir de sa perplexité, il revint sur ses pas : — Sauvez-vous, sauvez-vous, monsieur Antoine; fuyez vite, ou vous êtes perdu ! — Le pasteur alors se hasarda dans cette tentative d’évasion, et parvint sans accident jusqu’au bas des rochers, où le château était bâti. Ne rencontrant personne, il se mit en marche du côté de la montagne ; mais bientôt il se trouva face à face avec un domestique et une servante du gouverneur, qui rentraient au château. — Ah ! vous vous sauvez. dirent-ils au pasteur. — Au nom de Dieu, laissez - moi fuir; ne dites rien, car on veut me tuer.
C’étaient des gens du peuple; les pensées d'humanité trouvent accès dans les âmes simples : les serviteurs se turent, et le fugitif put atteindre les pentes rapides et boisées qui dominent la ville.
A peine y fut-il retiré qu’on entendit dans le château, et aux alentours, de grands mouvements d’armes et de chevaux, des cris militaires, des aboiements de chiens, toute l’agitation, en un mot, qui suit la découverte d’une évasion importante.
Quant au pauvre pasteur, après avoir attendu jusqu’au soir dans les fourrés impénétrables où il s’était blotti, voyant le calme succéder au tumulte, il se remit en route dans la direction de Praviglelm, et y arriva au milieu de la nuit. Sa famille était en prières, ses amis dans les transes, son Eglise dans l’accablement; mais à la nouvelle imprévue de sa délivrance (car il était resté plus de six mois prisonnier), à l’arrivée du père de famille, autour du bon pasteur rendu à son troupeau, ce furent, dit un contemporain, des pleurs et des réjouissances plus qu’on ne peut décrire.
Un étrange rapprochement devait se présenter dans cette circonstance. C’est à l’absence du gouverneur de Revel et de la garnison que Bonjour avait dû le succès de son évasion. Les troupes de cette place avaient été envoyées contre les Vaudois dans la vallée de Pragela; mais ces derniers remportèrent la victoire et firent prisonnier le gouverneur même du château de Revel, — Eh ! Messire ! dit le chef des Vaudois, c’est vous qui retenez prisonnier le ministre de Praviglelm. — J’ai reçu l’ordre de le faire ; mais ce prisonnier a toujours été traité avec égard dans mon château.
—Nous vous traiterons pareillement ici; mais vous resterez en otage, entre nos mains, jusqu'à ce qu’il ait été délivré.
Les hommes de Praviglelm, cependant, s’étant réunis en armes, au nombre de plus de cent, reconduisirent Antoine Bonjour au lieu de sa naissance, dans le village de Bobi, situé au fond de la vallée de Luserne.
— Il est maintenant en sûreté, dit son ancien geôlier en apprenant cette nouvelle; vous me demandiez sa délivrance : la voilà ! Accordez-moi la mienne.
On envoya des émissaires à Bobi pour s’assurer du fait. Le vieux pasteur rendit hommage à l’humanité dont le gouverneur de Revel avait fait preuve à son égard, et les Vaudois de Pragela remirent ce dernier en liberté. C’était être plus généreux qu’il ne l’avait été, car ils lui évitaient les chances périlleuses d’une évasion que peut-être il n’eût pas aussi heureusement accomplie que son ancien captif.
Ainsi Dieu pourvoyait à la fois, dans sa bonté, à ce que ce noble personnage trouvât la récompense de son humanité, et à ce que l’humble ministre des Vallées eût, dans cet otage inattendu, un moyen de délivrante assuré, au cas où son évasion n’eût pas réussi.
Antoine Bonjour continua de remplir ses fonctions pastorales dans la vallée de Luserne pendant plus de trente ans encore, et il mourut à Bobi le dernier jour d’octobre 1631, après avoir échappé aux ravages pestilentiels de l’année précédente, et exercé le ministère évangélique pendant plus d’un demi-siècle.
Mais tous les prisonniers, surtout ceux de l’inquisition, étaient loin d’obtenir une issue favorable à leur captivité.
Cette même année (1597) on avait tenté de s’emparer du pasteur de Pinache, nommé Félix Huguet; sa maison fut pillée, ses papiers furent transportés à Pignerol, mais il échappa aux ravageurs.
Pour remplacer cette proie qui leur manquait, les inquisiteurs firent saisir son père et son frère, que l’on jeta dans les prisons du saint office. Ce dernier en sortit au bout de trois ans, mais après une promesse d’abjuration qui l’avait altéré et rendu triste, comme s’il eût perdu son âme. Quant au vieux père, il fut inébranlable. Les menaces et les tourments l’assaillirent en vain; la maladie l’affaiblit sans le vaincre; le désir de revoir sa famille et de réchauffer ses derniers jours au soleil de sa patrie, ne le fléchit pas davantage Il mourut dans ce long supplice d’un homme enseveli vivant, et du fond des ténèbres de son cachot, il remit son âme entre les mains de celui qui est la lumière et la vie, non-seulement pour quelques jours de misère ici-bas, mais encore pour toute l’éternité.
Cependant, au milieu de ses souffrances, sans consolation terrestre, au fond de ces souterrains ténébreux où ses gémissements s’éteignirent sans écho, il dut avoir des heures bien cruelles ! Il en eut aussi de bien douces. Une nuit, pendant que le silence universel de la terre endormie rendait plus perceptibles les bruits lointains qui faisaient tressaillir les murailles de leur cachot, les deux captifs de Pragela (car son fils était encore auprès de lui) entendirent, à travers les murs de la prison, des chants chrétiens, le chant de leurs psaumes, que des voix inconnues faisaient vibrer dans la prison voisine.
Après quelques jours de travail, ce mur fut percé ; le père et le fils Huguet entrèrent en communication avec leurs frères de captivité. — il y a neuf ans, leur dit l’un d’entre eux, que je suis dans cette tombe anticipée; mais je suis réjoui de ce que Dieu me donne la force de souffrir si longtemps pour son Evangile. La vérité est si belle! le salut est si précieux! Mon bonheur augmente de jour en jour, et j’espère bien aller ainsi, en chantant des psaumes et confessant la vérité, jusqu’à la fin de ma vie.— On ignore le nom de ce martyr.
Il y avait là des Vaudois, des Piémontais, des étrangers. Les uns étaient destinés à mourir en public. d’autres à s'éteindre lentement dans les entrailles de la terre. Il y avait des cachots superposés les uns aux autres; dans les plus profonds on laissait les captifs mourir de faim. Il y en avait d’autres où on les écrasait sous une table de pierre que des chaînes faisaient mouvoir; quelquefois aussi, ils étaient empoisonnés, ou expiraient de maladie. Les plus privilégiés périssaient de la main du bourreau.
Le frère d’un autre pasteur vaudois était au nombre des prisonniers. Il se nommait Jean-Baptiste Gros. Les inquisiteurs lui offrirent plus d’une fois la liberté, à condition que son frère Augustin viendrait prendre sa place. — Quelle justice que celle du papisme! — Le fils de ce malheureux prisonnier fut aussi arrêté quelques années après. Il subit une longue captivité avec le même courage qu’avait montré son père. Inébranlable à toutes les sollicitations d’apostasie, il finit par obtenir sa délivrance; mais il mourut de langueur bientôt après, ayant contracté ce germe de mort dans les cachots, soit par la maladie, soit par le poison.
Un autre ministre des Vallées, nommé Grandbois, périt aussi, sans qu’on sache de quelle manière.
Cette même année (toujours en 1597), des voyageurs revenant de Turin dirent dans les Vallées : Nous avons vu sortir des cachots de l'inquisition un vieillard vénérable, grand, maigre, maladif, mais résigné, qui avait des cheveux blancs, une barbe grise, et que l’on conduisait sur la place du château pour le faire brûler vif. Quoiqu'il fût affaibli, ses regards étaient pleins de vie, et son maintien courageux, sa démarche pieuse disaient assez la cause de sa mort; car il ne pouvait parler; on lui avait mis un bâillon sût la bouche; mais il conserva sa fermeté jusqu’au dernier soupir. Quoique nous nous en soyons informés dans la foule, nous n’avons pu savoir ni son nom, ni d’où il était.
Hélas! dit alors un jeune chirurgien de Coni, qui se trouvait à La Tour, où ce récit était fait, ces indices me portent assez à croire que ce martyr est M. Jean de Marseille, que j’ai connu à Coni, de la manière suivante :
« Un soir que j’étais sur la place de Notre-Dame, où le gouverneur de la ville se trouvait avec quelques moines, je vis passer un homme tel que vous venez de le dépeindre. Le gouverneur l’interrogea. — D'où venez-vous, Monsieur? — De Marseille, Monsieur. — Où allez-vous? — A Genève. — Pour quoi faire? — Pour y vivre selon Dieu. — Ne le pouviez-vous pas à Marseille ? — Non, car on voulait me contraindre à la messe et à l’idolâtrie. — Et ici, à Coni, sommes-nous donc des idolâtres? — Oui, Monsieur.
«Là-dessus le gouverneur, fort irrité, le fit emprisonner. Je fus chargé souvent de lui porter des aumônes et des secours de la part des fidèles de notre ville. Il ne cessait de chanter des psaumes dans sa prison. Le gouverneur le fit menacer du gibet s’il continuait. —
Aussi longtemps, dit-il, que je serai en vie, je chanterai les louanges de mon Dieu; et quant à la mort, je ne la crains pas.
« Nous fîmes beaucoup d’instances auprès du gouverneur pour qu’il le remît en liberté. Enfin, nous obtînmes sa délivrance, il alla à Turin, où j’ai appris qu’il avait eu quelques discussions avec des moines, et depuis je n’en ai plus entendu parler; mais d’après votre récit, il est à croire que son âme repose maintenant en paix dans le sein de son Dieu. »
Les moyens employés contre les chrétiens évangéliques des Vallées, étaient quelquefois bien plus expéditifs. En cette même année (1597), Sébastien Gaudin, de Rocheplate, fut pris et pendu à Saint-Segont.
Plus tard (en 1603), Frache, d’Angrogne, qui avait été l’un des députés vaudois, réunis, le 19 de novembre 1602, dans le palais des comtes de Luserne, pour y conférer avec ces seigneurs sur les événements doit avaient souffert les Vallées, fut attiré dans une maison écartée, près de Luserne, et n’en ressortit plus. On ignore les détails de sa mort; mais on présume qu’il fut massacré dans un guet-apens.
Deux hommes du Villar périrent de la même manière, dans une maison isolée de La Tour, où les troupes du baron de La Roche avaient été mises en garnison.
C’était en 1611 ; ces hommes avaient disparu sans qu’on sût ce qu'ils étaient devenus ; mais après le départ des troupes on découvrit leurs cadavres sous un tas de fumier. Ils portaient encore les traces des tourments qu’on leur avait fait subir avant de les égorger.
Mais rien n’égale en horreurs les massacres de 1655, dont les terribles scènes fourniraient à elles seules tout un martyrologe.
Arrêtons-nous de préférence sur les tableaux plus doux, mais bien plus rares aussi, qui peuvent nous offrir la délivrance des persécutés.
Un habile médecin, nommé Paul Roëri de Lanfranco, était venu s’établir dans cette même ville de La Tour, afin d’y suivre librement la doctrine évangélique. Originaire des environs, il fut suivi dans sa nouvelle résidence par la réputation qu’il s’était acquise en Piémont, et le papisme voyait d’un œil jaloux s’augmenter ainsi la considération et les lumières scientifiques des Vallées.
Ce médecin s’occupant lui-même des médicaments qu’il employait, et dont les bases étaient presque exclusivement empruntées aux substances végétales si énergiques dans ces montagnes, fut accusé (sur la vue de ses creusets et de ses alambics) de se livrer à la fabrication de la fausse monnaie.
Un dimanche du mois d’octobre 1620, Roëri, s’étant rendu au temple de Saint-Jean, fut donc entouré, au sortir du sermon, par une troupe d’officiers de justice et d’archers, conduits par un des principaux seigneurs de la vallée.
L’auditoire irrité, environna lui-même les gens de justice, et les eût étouffés, en resserrant son cercle de colère, aussi aisément qu'un chasseur peut étouffer un oiseau dans sa main ; mais le gentilhomme-sbire, comprenant le danger, entra dans le temple, protesta par serment que les motifs religieux n’étaient pour rien dans cette arrestation, et que, si l’innocence de Roëri était reconnue , il serait immédiatement remis en liberté. — Non ! non ! crièrent plusieurs Vaudois ; il n’est pas coupable, nous répondons de lui. — S’il ne l’est pas, je jure sur l’honneur, reprit le gentil-homme, de le ramener sain et sauf parmi vous.
Après quelques protestations nouvelles, on le laissa partir avec son prisonnier.
Du fond de son cachot, ce dernier écrivit peu de jours après: « Chers frères du Val Luserne, ayez mémoire de moi dans vos prières. Le Seigneur m’offre un moyen de vous écrire, quoique je sois tenu au secret le plus rigoureux ; je l’en bénis et reconnais que cette épreuve est une verge de sa main, pour la juste correction de mes fautes. Toutefois, chers frères, quant au crime que l’on m’impute , je jure devant Dieu que j’en suis innocent. Mon âme serait nue devant vous, comme elle l’est devant lui, que vous n’y verriez pas une pensée qui jamais ait eu rapport à une chose pareille. Veuillez donc vous employer sans crainte à me tirer d’ici, avec le secours de Dieu, dont la volonté toutefois doit être faite et non la mienne. »
On envoya une députation auprès du seigneur qui le retenait prisonnier, afin d’obtenir sa délivrance ; mais il refusa de le relâcher avant que sa cause eût été jugée.
Roëri fut alors transporté dans les prisons du sénat de Turin. Un grand nombre de lettres furent échangées entre ses coreligionnaires et lui. On espérait toujours que son innocence le délivrerait; nulle preuve n'avait pu être fournie contre lui; l’accusation tombait d’elle-même ; mais le fanatisme ne tomba pas. — Nous allons vous livrer à l’inquisition, dit-on au prisonnier, à moins que vous n’abjuriez sur-le-champ.
Ce n’était plus de la fabrication de fausse monnaie qu’il s’agissait alors.
Le gentilhomme incarcérateur avait donné sa parole en garantie de son élargissement ; mais qu’est-ce que la parole des oppresseurs ?
Mieux valut au pauvre captif la curiosité des mondains. On avait entendu parler de son habileté comme distillateur; la procédure actuelle venait de jeter un grand jour sur son laboratoire; des seigneurs de la cour représentèrent à Charles Emmanuel que la science était intéressée à la conservation de ce praticien, et que son Altesse elle-même trouverait plaisir à le voir opérer.
Le duc, en effet, fit venir Roëri dans son palais, mit un laboratoire à sa disposition, assista à la préparation de divers médicaments et de quelques essences, en fit l’épreuve, s’en trouva bien, retint à son service l’habile préparateur, et l’autorisa enfin à retourner dans les Vallées. Mais il l’en faisait revenir de temps à autre à Turin, pour y reprendre ses opérations dans le laboratoire du palais, et renouveler les provisions pharmaceutiques de la royale maison.
« Roëri, dit Gilles, fut emporté par la peste de 1630, après qu’il eut fait une grande assistance aux pestiférés de Saint-Germain et de Val-Pérouse, où il s’était retiré, ainsi qu’à tous ceux des environs. »
Pendant la domination française en Piémont ( de 1536 à 1559) nous avons vu qu’un grand nombre de villes, telles que Turin, Chivas, Carignan avaient des pasteurs et des temples consacrés au culte réformé.
La ville de Pancalier était aussi du nombre, « Ses habitants, dit un vieil auteur, souloyent estre la plus part de la religion et avoyent eu l’exercice public d’icelle. »
Au nombre des principales familles de cette cité, figurent celle de Bazana ou Bazan, dont nous allons parler, et celle de Rives qui lui était alliée. (Lorsque la liberté de conscience fut étouffée en Piémont, ces nobles familles se retirèrent dans la vallée de Luserne où le culte évangélique était encore permis. Mais pendant que la sienne habitait encore Pancalier, Sébastien Bazan , était déjà venu passer quelques années à La Tour, pour y faire son instruction religieuse ; c’est alors qu’il se lia intimement avec un jeune homme du pays , Gilles, qui fut son compagnon d’études, et qui devait être plus tard le narrateur de son martyre. Grâce, sans doute, au souvenir de cette première amitié et aux besoins de vie religieuse que lui avait fait connaître son séjour aux Vallées , Sébastien Bazan conçut plus tard le désir et prit la résolution d’y transporter son domicile. Après la mort de son père, il vint avec ses deux frères et leur famille, accompagnés de leur mère âgée, se fixer à La Tour. )
« C’était, dit Gilles, un fort affectionné défenseur de la religion ; franc et ennemi des vices, à tel regard que les ennemis de la vertu et de la vérité ne le souffraient pas volontiers; mais, au demeurant, fort estimé entre tous, et de bonne réputation.»
Il se rendit à Carmagnole le 26 d’avril 1622; et on chercha à s’emparer de lui.
Comme il était connu par son courage aussi bien que par sa probité, ses adversaires se prémunirent contre les tentatives de résistance qu’eût pu faire triompher sa valeur, et l’enveloppèrent de tous côtés, sans lui laisser aucun moyen de se défendre. Il resta quatre mois prisonnier, dans les cachots de cette ville; après quoi il fut conduit (le 22 d’août 1622) dans ceux du sénat de Turin.
Le courageux captif ne manqua pas d’intercesseurs pour obtenir sa grâce, et de frères chrétiens pour le consoler. Mais ces derniers seuls réussirent.
« Combien Dieu me favorise par vos lettres et vos prières! écrivait-il à Gilles, le 14 juillet; car tout bien nous vient de Dieu, même celui de l’amitié, et c’est lui qui dans l’épreuve orne les siens de force et d’espérance, telle que nos adversaires ne le peuvent croire : aussi cherchent-ils à nous faire ployer par longues prisons, et perpétuelles instances à abjurer ; mais je m’assure que le Seigneur ne m’abandonnera pas , et me soutiendra jusqu’au bout. »
En effet, dit la Bible, ce n’est point vainement que l’on s’assure en lui ; et Sébastien Bazan éprouva pour lui-même la vérité de ces paroles.
« Mon affaire, continue-t-il, a été remise entre les mains de Son Altesse, d’où je présume que, si quelque personnage qui lui fût agréable y était employé, on pourrait aisément obtenir ma délivrance. »
C’était déjà une faveur d’être sorti des mains inférieures de la magistrature, toujours poussée par le clergé ; c’en était une surtout d’échapper à celles de l’inquisition.
«Veuillez, continue Bazan, visiter ma famille et exhorter ma femme à demeurer constante en la crainte de Dieu. Elle a besoin de chaudes admonestations, et de douces, remontrances, comme vous savez mieux les faire que moi en écrire. »
Enfin , se recommandant lui-même aux prières de son ami, il terminait par ce vœu si touchant, où l’on reconnaît la pensée chrétienne sous le langage du soldat :
« Que Dieu mette la main à l’œuvre pour nous amener à la perfection , afin qu’étant fondés en ses saintes promesses , nous puissions glorieusement triompher avec notre capitaine Jésus-Christ, en son beau royaume céleste.
« Des prisons de Turin , ce 14 de juillet 1622. »
Ses espérances, sans doute, n’ont pas été trompées quant à la vie à venir, mais elles le furent quant à sa délivrance terrestre. Au lieu de voir sa cause remise à l’humanité du souverain, il passa des prisons du sénat dans celles de l’inquisition.
Lasciate ogni speranza, voi ch’ intrate! dit le Dante en parlant des portes de l’enfer. Ah ! les princes ont été durs, cruels, impitoyables, mais avec eux du moins on pouvait espérer; dans les horreurs du papisme le ciel et la terre disparaissent, il n’est plus que l’enfer !
Et cependant, jamais accueil plus onctueux, plus patelin, plus caressant que celui avec lequel il fut reçu au saint office.
Les paroles douces et flatteuses, les témoignages d’intérêt et même d’affection, les sollicitations ferventes et pieuses furent d’abord employées pour le faire abjurer.
Mais le fils adoptif des vallées vaudoises, n’ignorait pas que les monstres les plus sanguinaires savent donner à leur voix les inflexions les plus douces, que la cruauté des loups-cerviers attire les brebis en imitant le brâme des agneaux; et le calme avec lequel il demeura inébranlable dans ses convictions, au lieu d’augmenter à son égard l’estime de ses adversaires> ne fit que donner issue à leur colère.
Les menaces les plus terribles succédèrent aux appels les plus tendres. Après les menaces vinrent les tortures; le loup-cervier montrait ses dents. Mais la victime ne se rendit pas ;le monstre qui la tenait captive ne se lassa pas non plus de jouer avec ses tourments.
Ah ! c’est alors qu’il fallait intercéder pour le malheureux, prisonnier ; mais l’inquisition, lorsqu'elle avait mis le nez dans le sang, ne lâchait plus ses victimes.
Les intercessions puissantes, en faveur du pauvre Bazan, se déployèrent cependant en grand nombre. Lesdiguières lui-même écrivit au duc de Savoie : « Je suis coutumier d’adresser mes supplications à Votre Altesse, certain d’avance de ne pas être éconduit. (Hélas! quoique catholisé, il ignorait encore le papisme.) Je demande à Votre Altesse la vie et la liberté d'un nommé Sébastien Bazan, détenu ès prisons de votre ville de Turin. C’est un homme à qui l’on n’a rien à reprocher, sauf ses croyances; et si ceux qui professent la même religion que lui devaient être punis de mort, les grands princes chrétiens et Votre Altesse elle-même seraient en peine de repeupler leurs États. Le roi de France a donné la paix par tout son royaume à ceux de cette religion , et je conseille hardiment à Votre Altesse, comme son très humble serviteur, d’en user ainsi. C’est le plus sûr moyen d’établir fermement le calme en ses États (1).»
(1) Datée de Paris, 15 février 1623.
Lesdiguières ne s’en tint pas à cette seule lettre ; il en écrivit deux autres encore, toutes pour le même objet. Le duc de Savoie insista auprès de l’inquisition pour faire droit à ces requêtes d’humanité. Mais les inquisiteurs répondirent avec beaucoup de douceur, d’humilité, de componction, que cette affaire ne les regardait plus, et qu’elle avait été soumise à la décision de Rome.
Plusieurs mois se passèrent encore. Depuis un an et demi Sébastien Bazan protestait, par sa résignation convaincue et énergique, contre les violences par lesquelles la foi chrétienne était frappée en lui. Et cette fermeté constante d’un noble cœur, toujours serein et fort, malgré le régime accablant des cachots, met sur le front du martyr une auréole non moins pure que celle du courage momentané qui brave le supplice.
Sébastien Bazan les eut du reste l'une et l’autre. Le 22 de novembre 1623, on vint lui notifier son arrêt de mort. Il était condamné à être brûlé vif.
« Je prends en gré ma mort. répondit-il avec une courageuse douceur, puisqu’elle est dans la volonté de Dieu et sera, je l’espère, pour sa gloire. Mais quant aux hommes, ils ont prononcé une sentence injuste, et ils auront bientôt à en rendre compte. »
Ne fut-ce qu’une coïncidence fortuite, ou bien était-ce le fait d’un jugement de Dieu ? Je ne sais; mais celui qui avait prononcé cette sentence inique; fut, le soir même, frappé de mort dans sa demeure.
Il mourut donc encore avant le condamné. Le lendemain cependant (23 novembre 1623) était le jour fixé pour le supplice.
Avant de tirer Sébastien Bazan de sa prison, on lui mit un bâillon sur la bouche, afin d’étouffer sa voix évangélique jusque sur le bûcher. Mais pendant que le bourreau l’attachait au poteau, le bâillon tomba, et le martyr proclama à voix haute la cause de sa mort.
« Peuple! dit-il, ce n’est point pour un crime que l’on me fait mourir ; c’est pour avoir voulu me conformer à la parole de Dieu, et soutenir la vérité en face de l’erreur."
Les inquisiteurs se hâtèrent de mettre fin à ce langage en faisant allumer le bûcher. Alors Sébastien Bazan entonna le cantique de Siméon , rhythmé par Théodore de Bèze, ce cantique si touchant des Eglises de sa patrie, celui que chantent les fidèles après avoir retrempé leur âme dans la communion du Sauveur :
Laisse-moi désormais,
Seigneur, aller en paix,
Car selon ta promesse ,
Tu fais voir à mes yeux
Le salut glorieux
Que j’attendais sans cesse !
Mais bientôt sa voix fut étouffée par les flammes, et selon des témoins oculaires, beaucoup de personnes, même de haute qualité, pleuraient en le voyant mourir.
Diverses arrestations, suivies de mauvais traitements, eurent encore lieu à cette époque ; entre autres, sur la personne du capitaine Garnier, de Dronier, qui fut arrêté pour s’être entretenu de choses religieuses avec un de ses parents.
On le garrotta sur un cheval, en lui liant les mains derrière le dos, et les pieds sous le ventre de l’animal. Lorsque ses conducteurs s’arrêtaient à quelque hôtellerie, ils le laissaient ainsi devant le logis, après avoir attaché la chaîne au treillis de fer de quelque fenêtre, ou aux anneaux de la muraille.
Conduit de la sorte à Turin, il fut mis dans la prison du château, nommée le Purgatoire; puis dans une autre, qu’on appelait l'Enfer. Mais après de longues informations et de nombreuses instances, il fut relâché sous caution de deux cents écus d’or, et promesse de ne plus s’entretenir de matières religieuses. Il se retira alors dans la vallée de Luserne où il s’était marié; mais ayant dû faire un voyage en Dauphiné, et désirant revoir encore le lieu de sa naissance, il voulut revenir par la vallée de Dronier, et fut assassiné sur le col de Tende, à l’âge de cinquante-cinq ans.
Des particularités plus étendues nous ont été conservées sur les derniers instants de Barthélemy Coupin, qui était aussi venu s’établir dans la vallée de Luserne, mais qui était né à Asti, vers l’année 1575.
S’étant marié avec une jeune fille de Bubiane, il vint s’établir à La Tour, où il exerçait la profession de marchand drapier, et les fonctions d’ancien dans le consistoire de cette Eglise.
Les affaires de son commerce, aussi bien que les souvenirs de famille, l’ayant amené en 1601 à Asti, où il était né, lors d’une foire qui s’y tient dans le mois d’avril, il se trouva le soir dans une hôtellerie soupant avec des étrangers.
La conversation s’étant engagée entre ces différentes personnes, celle qui se trouvait auprès de lui s’informa du lieu qu'il habitait.
Coupin lui nomma La Tour.
J’ai été dans vos quartiers, reprit son interlocuteur, et j’ai logé chez un bourgeois dont la femme est de Montcallier.
C’est monsieur Bastie sans doute, répliqua Coupin.
—Oui, Monsieur; il est de la religion, à ce que j’ai appris.
— Et moi aussi, à votre service, ajouta le marchand de draps.
— Vous ne croyez donc pas que Christ soit en l’hostie?
— Non, répondit Coupin.
— Quelle fausse religion est la vôtre! s’écria un personnage jusqu’alors silencieux.
— Fausse! Monsieur, répartit le vieillard (car Coupin était alors âgé d’une soixantaine d’années) ; il est aussi vrai que notre religion est vraie qu’il est vrai que Dieu est Dieu, et que je dois mourir.
Il ne pensait pas alors que ces derniers mots dussent être si tôt réalisés !
Personne ne reprit la parole pour lui répondre ; mais le lendemain, 8 d’avril 1601, Barthélemy Coupin fut arrêté sur les ordres de l’évêque du lieu.
Les péagers de la ville avaient respecté sa croyance ; le prélat eut moins de charité, et le fit jeter dans les prisons de son évêché.
Pense-t-on que saint Jean ou saint Pierre aient jamais eu des prisons dans leur demeure? Il est vrai que leurs prétendus successeurs ne devaient leur ressembler en rien !
Barthélemy resta deux ans aux fers, gémissant loin de sa famille, et invoquant son Dieu, dans les combles fétides de ce palais, où l’un des dignitaires du papisme jouissait avec complaisance de la lumière du soleil dans ses salons dorés, et des sensualités de la terre sur sa table richement servie.
Ce n’était point là encore la vie des apôtres, ni dans ce sens que saint Paul avait parlé à Timothée de l’existence d’un évêque chrétien.
Mais, de la part du papisme, rien ne doit étonner en matière d’interprétations et d’infidélités!
Dès le lendemain de sa détention, on apporta à Coupin un livre destiné à combattre les Institutions de Calvin ; ce livre avait été composé par le précédent évêque d’Asti, nommé de Punigarole.
« Ne sachant à quoi passer mon temps, dit-il dans une lettre, je l’ai tout lu, ce cruel livre, et encore y ai-je profité en quelque chose, pour y avoir appris plusieurs sentences de Calvin, qui y sont alléguées.»
Ainsi les choses mêmes qu’on croyait les mieux faites pour pouvoir l’ébranler, servirent à le raffermir. Ce n’était pas faute d’arguments de tout genre, employés pour le vaincre ; car le pauvre Barthélemy eut à subir seize interrogatoires de cinq heures chacun, devant le grand vicaire, l’avocat fiscal et un secrétaire nommé Annibal.
Voici ce qu’il en dit lui-même à sa famille, dans une lettre que Gilles nous a conservée : « Ils m’ont interrogé, outre la sainte Ecriture, des choses du ciel, de la terre , de l’enfer, et d’autres desquelles je n’avais jamais ouï parler ; et je m’émerveille de la grâce que Dieu m’a faite d’avoir répondu, ce me semble , sept fois plus que je ne savais.
« O Dieu immortel ! ta parole est bien vraie, disant aux tiens qu’ils ne fussent point en peine de ce qu’ils auraient à dire lorsqu’ils seraient poursuivis pour ta cause : d’autant qu’il leur serait donné de savoir y répondre ! »
Au reste, on peut juger de l’étendue de ces interrogatoires, en apprenant que plusieurs fois une main de papier ne put suffire à recueillir toutes les demandes et les réponses qui étaient faites dans une seule séance.
« Le seize d’avril, dit le prisonnier, étant fort indisposé (car son grand âge, sa détention et sa faible santé le rendaient valétudinaire), on vint me quérir dans ma prison pour me conduire au tribunal. Je traversai trois salons, et dans le dernier je vis six prélats et seigneurs assis gravement sur des fauteuils (sur des chaises, dit la lettre de Coupin). Ah! mon Dieu , voilà ma mort! pensai-je. Mais l’évêque l’ayant salué, lui dit doucement, après lui avoir nommé les personnes présentes : Barthélemy, nous avons prié Dieu pour vous, afin qu’il vous fasse reconnaître vos erreurs, et vous ramène dans le sein de l'Eglise. Qu’en dites-vous?
—Je dis que je suis dans la vraie Eglise, et que par la grâce de Dieu j’ai l’espérance d’y vivre et d’y mourir.
—Si vous quittiez cette hérésie, reprit l’évêque, votre vallée serait en fête et réjouissance de vous.
— Elle pleurerait plutôt d’apprendre mon apostasie.
— Ne s’intéresse-t-on donc pas à votre existence?
— Celui qui veut sauver sa vie la perdra, dit Jésus ; et c’est la vie éternelle que me désirent ceux qui m’aiment.
— N’avez-vous donc rien qui vous retienne à la terre?
—J’ai une femme et des enfants, j’ai même quelques biens ; mais Dieu m’a ôté tout cela du cœur, pour y mettre l’amour de son service, auquel, par sa sainte volonté, je resterai fidèle jusqu’à la mort.
« Ils avaient sur la table, ajoute le martyr, deux Bibles, et un gros cahier où ils avaient écrit d’avance les matières de l’interrogatoire; et cela, avec tant d’inventions diaboliques que le plus savant homme du monde n’aurait pu s’en tirer ; et moi pauvre vermisseau, je répondais autant qu’il plaisait à Dieu ; et si en quelque chose j’étais empêché de raisons, je leur disais : Je crois ce qu’enseigne la sainte Ecriture, laquelle est suffisante à prouver la vérité de ma doctrine. »
Le 29 avril, on revint encore à la charge pour le faire abjurer. Mais il leur dit : Vous perdez votre temps à tâcher de me vaincre, car je ne me réputerai jamais vaincu, sachant que vous ne le pourriez faire, quand même vous seriez mille contre moi.
— Te crois-tu donc si savant ?
— Non, Messeigneurs, je ne suis qu’un pauvre marchand fort illettré, mais je ne veux rien apprendre de vous en fait de religion ; c’est pourquoi je vous prie de me laisser en paix.
—Oh ! quelle paix ! s’écria l’inquisiteur qui présidait à ces interrogatoires. Maudit hérétique, luthérien obstiné, tu iras à la maison de tous les diables de l’enfer... et tu aimes mieux cela que de te réconcilier avec la sainte mère Eglise !
— Il y a long temps que je suis réconcilié avec la sainte Eglise, et c’est pour cela que je ne veux pas la quitter.
Dans le mois suivant (du 1er au 15 mai), il fut encore souvent interrogé sur le culte des images, l’invocation des saints, le mérite des œuvres, la justification etc... mais il finit par leur dire : — Seigneurs , si un homme désarmé était assailli par quatre ou cinq hommes bien armés, comment se pourrait-il garder? Vous êtes ici contre moi tant de gens doctes, avec livres et écritures préparées : comment moi, pauvre ignorant et sans livres , me pourrais-je défendre ?
— Tu n’en sais que trop, malheureux ! répondit l’inquisiteur; il vaudrait mieux pour toi que tu eusses la cervelle moins garnie.—C’est que Dieu, qui met la vérité dans la bouche des enfants, met aussi la lumière dans les cœurs simples et droits. Ce n’est pas de la tête, mais du cœur, que viennent les convictions vivantes, par lesquelles on peut braver la mort.
L’évêque chercha à ébranler Coupin par des moyens familiers à l'Eglise romaine et qui réussissent souvent avec les esprits faibles : l’attrait du prodige , la puissance du merveilleux, et tout cela rehaussé de quelques menaces cruelles, d’une longue perspective des tourments auxquels une conversion miraculeuse pourrait seule le faire échapper.
« Voyez-vous ce bâtiment isolé? dit un jour le secrétaire épiscopal au pauvre prisonnier qu’il avait fait descendre sur une terrasse. — Oui. — C’est une prison. — Eh bien ! — Il y a trente-deux ans que je suis dans cet évêché. — Quel rapport cela a-t-il avec cette prison ? — Ecoutez : un jour il nous tomba entre les mains un hérétique singulier; on ne savait ce qu’il était. Il n’était ni juif, ni luthérien, ni mahométan; personne ne put définir sa croyance.—Alors, ne pouvant le convaincre d’erreur, puisque l’on ignorait ses opinions, on a dû le relâcher? — Non; il fut muraille là-dedans, et on lui fit passer quelque nourriture par un trou garni de fer. — Que lui arriva-t-il ? — Il resta là cinq ans; beaucoup de prêtres et de moines vinrent pour l’instruire et l’exhorter. Tout à coup il se convertit, et depuis il a fait des choses merveilleuses. — Pour moi, répondit Coupin, avec la simplicité du chrétien et la touchante bonhomie du vieillard, je n’ai plus que deux ou trois pas à faire pour arriver à bon port, et, Dieu aidant, je ne retournerai pas en arrière.
« Cependant beaucoup de prêtres et de prêcheurs, dit-il lui-même, vinrent aussi pour me consoler, et me déconsoler. Le sieur Jean Paul Laro, personnage de grande qualité, étant venu me voir, se mit à m’entreprendre sur le changement de religion. Un neveu de Calvin, me dit-il, étant en chemin pour un long voyage , passa par Rome où il tomba malade.
«Etant sans argent, il s’alla mettre dans un hôpital. Le lendemain on voulut le confesser et lui porter l’hostie, mais il refusa les sacrements. Enquis de son origine, on sut ce qu’il était; et le pape le fit venir en sa présence. Là il se convertit, et depuis lors il a fait des choses merveilleuses.— C’était toujours la même conclusion.— D’autres encore, dit Coupin, me vinrent conter de pareilles blés.
Ses compatriotes toutefois , ses amis, sa famille, faisaient alors les démarches les plus pressantes pour obtenir sa liberté.
Tous les notables de la vallée de Luserne, y compris môme les seigneurs catholiques, qui connaissaient Coupin comme homme honorable et estimé, adressèrent en sa faveur une requête au duc de Savoie , qui laissa espérer son élargissement.
Les édits en vigueur autorisaient les Vaudois à professer leur culte ; le duc paraissait disposé à les appliquer au prisonnier d’Asti, mais l'Eglise romaine et l’inquisition l’en empêchèrent toujours. « Elles soufflaient du côté du bûcher, " dit un auteur du temps.
Cependant on ne laissa pas d’employer, pour vaincre la fermeté du martyr, toutes les sollicitations, toutes les tentatives, qui peuvent avoir prise sur le coeur de l’homme.
Il avait épousé en secondes noces la fille de ce digne notaire de Bubiane , nommé Jean Reinier, qui avait été, en 1560, l’un des trois délégués de la vallée de Luserne pour se rendre en conférence, au nom des Vaudois, au château de Cavour.
Coupin fut autorisé à recevoir sa femme et sou fils aîné auprès de lui.
Ils soupèrent ensemble; c’était 15 septembre 1601.
A la fin du repas, l’évêque et l’inquisiteur arrivèrent.
«Eh bien! Coupin, te rends-tu à résipiscence? Voilà ta femme et ton enfant ; abjure tes erreurs , et nous te mettons incontinent en liberté. »
Mais ils n’y gagnèrent rien, dit Gilles; et sa religieuse femme elle-même n’osait l’engager à renier sa foi, pour l’amour de ce monde. Elle ne pouvait que pleurer en admirant cette invincible fermeté d’une âme victorieuse de la vie.
«Chère compagne, lui dit-il, aie soin de bien instruire nos enfants. Sois une mère pour eux tous ! » (car il en avait eu deux du premier lit; ils se nommaient Marthe et Samuel. Les noms des autres étaient Matthieu , David, Barthélemy et Marie.)
Puis les ayant tous recommandés à la grâce du Seigneur, ils se firent les derniers adieux avec beaucoup de larmes. Aujourd’hui, après trois siècles, il est doux de penser qu’ils ont été réunis dans les cieux.
Après leur départ, Coupin se trouva de nouveau seul dans une haute prison ; car sa cellule était située à l’étage le plus élevé du palais épiscopal.
Les amis qu’il avait à Asti, voyant s’approcher l’heure de sa condamnation, excités par son courage, désolés de l’inutilité de toutes les démarches tentées en sa faveur, résolurent, en désespoir de cause, de le délivrer eux-mêmes, et de venir l’enlever pendant la nuit.
Toutes leurs précautions furent prises avec succès. Ils parvinrent, sans que personne s’en doutât, sur le faîte du palais, percèrent le toit, descendirent dans les combles, enlevèrent un panneau du plancher et parvinrent à la prison de Coupin. Le pauvre homme ne savait, en entendant ce bruit, s’il devait craindre ou se réjouir. Confiant en Dieu, il était calme. Il laisse percer le plafond de sa cellule, et voit une lanterne sourde s’avancer sur cette ouverture, où des figures connues se présentent, éclairées par ce flambeau libérateur, sur le fond sombre de la nuit.
— Silence! lui dit-on ; nous sommes des amis. Attachez cette corde autour de votre corps.
— Eh pourquoi tant d’affaires? Si Dieu juge à propos de me tirer d’ici, il me délivrera sans que j’aie besoin d’en sortir comme un voleur.
— Et s’il a plu à Dieu de se servir de nous pour votre délivrance? Voyez combien nous nous sommes exposés pour arriver ici ! Dieu nous protège: voudriez-vous tromper sa bonté et nos peines?
Le vieux captif se laissa persuader.
La liberté lui était devenue plus précieuse depuis qu’il en était privé.
On le tira de sa chambre, et puis du haut des toits on le redescendit dans la rue.
Ses libérateurs le suivent à la hâte; mais le geôlier et les domestiques ont entendu du bruit : ils se lèvent, ils courent; les portes s’ouvrent avec fracas; les amis de Coupin perdent la tête et prennent la fuite; lui seul, toujours calme, mais trop faible et trop âgé pour les suivre, attend tranquillement dans la rue que le geôlier soit venu le chercher.
Il est saisi, ramené à l’évêché, et resserré dans une plus étroite captivité qu’auparavant. Son âme seule était libre, son âme était heureuse, son âme n’était plus isolée, car Jésus-Christ a dit aux siens : Je serai avec vous jusqu’à la fin des siècles.
Cet incident néanmoins eut pour résultat d’activer la procédure de Coupin, et hâta la fin de ses souffrances corporelles.
Les pièces de son procès ayant été envoyées à Rome, il fut condamné à être brûlé vif.
Mais le jour de l’exécution, on le sortit mort de la geôle où il était captif.
Avait-il expiré d’une mort naturelle ou violente? — Cette question n’est pas encore résolue. — Quoi qu’il en soit, son cadavre fut jeté sur le bûcher ; et pendant que Rome chantait victoire autour de l’échafaud de feu, l'Eglise des apôtres et des martyrs, l'Eglise vaudoise, l’Evangile vivant comptait un triomphe de plus.
D’entre ces pauvres persécutés, on voit que plusieurs étaient par leur naissance étrangers à l'Eglise vaudoise, mais qu’ils lui appartenaient par leur foi, et qu’ils vinrent souvent fixer leur résidence dans les vallées.
De ce nombre était aussi Louis Malherbe, né à Busque, près de Saluces, en 1558. Après avoir passé par toutes les vicissitudes dont furent suivies dans sa patrie les nombreuses persécutions qu'y durent subir les protestants; tour à tour prisonnier et fugitif, jouissant de ses biens, ou les voyant livrés à la confiscation, errant de çà et de là, mais toujours ferme au milieu de sa vie aventureuse, dans la misère aussi bien que dans la pauvreté, il n’en fut que plus attaché aux doctrines pour lesquelles il devait tant souffrir. Et si l’on aime davantage les choses qui nous ont coûté le plus de sacrifices, combien Dieu ne doit-il pas aimer ces âmes fidèles dont le salut a coûté le sacrifice du Sauveur !
Louis Malherbe s’était marié à Verzol; et après bien des traverses, il était venu s’établir à La Tour, comme Roëri, Bazan et Coupin.
Sa famille avait déjà payé son tribut au martyre. Lorsque Castrocaro était gouverneur des Vallées, le capitaine Malherbe, frère de Louis, paya de sa vie l’esprit d’indépendance qui l’animait. Ce capitaine avait été remarqué par le duc de Savoie à cause de sa valeur ; jouissant aux vallées d’une haute considération, il se tenait plus rapproché des comtes de Luserne que du gouverneur de La Tour. Ce dernier en conçut une envieuse animosité; et dans la soirée du ler de novembre 1575 il la satisfit par un assassinat.
Malherbe était allé souper chez son parent; Castrocaro fit mettre en embuscade sur son passage un de ses officiers, nommé Bastian, avec une compagnie de la garnison.
L’obscurité de la nuit favorisait leurs desseins ; les rues de La Tour étaient muettes et solitaires.
A peine Malherbe a-t-il paru que ces sicaires l’assaillent à l'improviste; il tire l'épée contre eux, fait face à leurs attaques, les repousse d’abord, est serré de plus près, lutte encore, se défend toujours, et, sans cesser de faire face à ses ennemis, arrive jusqu’à la porte de sa demeure. Elle était située en face de l'Hôtel-de-Ville actuel.
Les assassins, craignant qu’il ne leur échappe, augmentent de furie. Malherbe frappe à coups redoublés, du pommeau de son épée, contre la porte à laquelle il est adossé; en même temps il repousse de tous côtés les attaques de ses adversaires.
Au bruit du combat, ses parents et ses amis accourent, la porte est ouverte; mais il était trop tard. Le coup mortel l'avait atteint; une seconde avait suffi : son bras affaibli laissa sa poitrine sans défense; il venait de tomber expirant.
Les assassins prirent soudain la fuite; et lorsque le seuil de la maison s’ouvrit, le cadavre de leur victime roula seul sur le palier.
Un autre frère encore, nommé Hercule Malherbe, fut arrêté le 11 d’avril 1612, par l’ordre du préfet de Pignerol. Mais les Vaudois de Saint-Jean le firent relâcher, en vertu de l’article de leurs privilèges par lequel nul habitant des Vallées ne pouvait être distrait de ses juges naturels ( le podestat de Luzerne ), pour quelque cause que ce fût, sauf pour crime de lèse-majesté.
Son frère Louis n’eut pas un tel bonheur. Ayant voulu, malgré des avis contraires, se rendre à Busque, au printemps de 1626, pour y retirer quelque argent qui lui était dû, il passa par Verzol où résidait la famille de sa femme. Là, il eut une discussion avec un moine missionnaire, qui venait de prêcher dans l’église nommée des Battus.
N'ayant probablement pas l’avantage dans cette lutte, le moine, aidé de quelques acolytes, tout disposés à lui prêter main-forte, fit entrer le vieillard (car Louis Malherbe avait alors près de soixante-dix ans) dans l’église voisine ses sicaires : en gardèrent les portes ; puis il envoya en toute hâte un émissaire à l’inquisiteur de Saluces, qui, sans perdre un instant, vint à Verzol pour s’emparer du prisonnier. A peine les Vaudois eurent-ils été informés de cette violence, qu’ils adressèrent une requête à Charles Emmanuel pour lui demander la délivrance du prisonnier. Ils appuyaieut leur demande sur les édits qui les autorisaient à parcourir librement les Etats de S. A., sans que personne eût le droit de les arrêter, hors le cas de flagrant délit.
Peut-être qu’une demande aussi fortement motivée eût engagé l’honneur du souverain à y faire droit, pour le maintien même de ses édits; mais l’inquisition, plus prompte à tuer que le prince à faire grâce, prévint la solution de celte affaire par une catastrophe inconnue.
Au moment où l’on espérait toucher à une heureuse issue de la captivité du vieillard, on vit son cadavre porté par des moines hors des prisons du saint office, et jeté dédaigneusement dans une fosse creusée en plein champ, hors des murailles de la ville.
Le mépris qui présida à sa sépulture, peut attester la fermeté qu’il avait montrée, jusqu’au dernier soupir, à ne point abandonner sa religion; mais la cause de sa mort ne fut pas découverte.
On ne sait si le cadavre était entier ou mutilé, s’il avait été privé de la vie par la torture ou le poison , si sa mort enfin avait été violente ou naturelle.
Lorsque, vers la fin de l’année 1633, les Vaudois de Praviglelm et de Paësane eurent été obligés de quitter pour la dernière fois leurs demeures, et de se retirer dans les vallées de Luzerne, les moines du couvent de Paësane mirent le feu à ces maisons abandonnées, afin d’ôter à leurs habitants fugitifs toute espérance d’y revenir.
Quelques-uns d’entre eux revinrent pour sauver des flammes leurs meubles et leur linge qu’ils n’avaient pu emporter d’abord; mais en retournant dans leur nouvel asile, ils furent arrêtés par les soldats de la garnison de Revel. Ces emprisonnements n’avaient pour but que la spoliation; et en abandonnant les restes de leur fortune, qu’ils étaient venus disputer périlleusement à l’incendie, ou en payant une forte rançon, plusieurs d’entre eux obtinrent leur délivrance.
Mais tous ne purent réussir. Daniel Peillon, homme déjà âgé, fut arrêté à Barges, et conduit de Revel dans les prisons du sénat de Turin. Là il eut à lutter contre les sollicitations du clergé régulier, qui lui promettait, non-seulement de le remettre en liberté, mais encore de le réintégrer dans tous ses biens, s’il voulait abjurer le protestantisme.
Dieu m’a fait la grâce de connaître sa vérité, ré-pondit-il avec constance; j’ai eu le bonheur d’y persévérer jusque dans ma vieillesse, et je suis trop près de la mort pour sacrifier mon âme au désir de vivre quelques jours de plus.
C’est en vain qu’on essaya de lui faire changer de langage; tous ceux qui le connaissaient, les catholiques eux-mêmes, rendaient hommage à ses vertus; on fit plusieurs démarches pour obtenir sa grâce, mais inutilement : il fut condamné à dix ans de galères.
Un de ses juges, membre du sénat, sollicité en sa faveur par des voix compatissantes, qui lui représentaient combien il était cruel de condamner un vieillard à une peine aussi longue sans autre motif que ses doctrines, répondit froidement : « Dix ans de galères! qu'est-ce que cela pour un hérétique?»
Il fut donc obligé de subir sa peine. On le transporta sur les pontons de Villefranche, près de Nice, et ses compatriotes du Val de Luserne envoyaient chaque année quelqu’un des leurs pour lui apporter des secours et des consolations.
Chaque année aussi, ces charitables messagers revenaient annoncer aux Vaudois que l’évangélique forçat demeurait ferme dans sa piété, succombant à la peine, mais non pas au remords.
Peillon s’affaiblissait corporellement, mais son cœur ne fléchissait pas; il vieillissait dans les galères et rajeunissait pour le ciel.
Les guerres qui suivirent peu d’années après, interrompirent ces relations fraternelles des montagnards avec le prisonnier.
Lorsqu’on voulut les reprendre, lorsque de nouveaux messagers vinrent à Villefranche pour lui apporter le tribut accoutumé de ces lointaines et pieuses sympathies, lorsqu’ils demandèrent des nouvelles du vieux galérien de la vallée du Pô, ils apprirent qu’il était mort.
Ainsi, dans les montagnes et dans les prisons, sur les bûchers et sur les mers, partout les Vaudois ont laissé des martyrs.
Tels sont les grands exemples que nous a légués ce siècle d’héroïsme, de foi et de douleurs.
Mais combien d’autres victimes qui ont rendu le dernier soupir avec la même foi et au sein de pareilles souffrances, sans qu’aucun détail nous en soit parvenu !
Soldats ignorés, ils ont contribué au triomphe sans avoir eu part à la gloire. L’obscurité les accompagna durant leur pénible pèlerinage, et les reçut dans le tombeau; victimes oubliées sur la terre, mais non pas dans le ciel, elles nous semblent plus grandes encore, enveloppées de leur abnégation. Et qu’importe que notre nom soit inconnu des hommes, pourvu qu’il soit inscrit dans le livre de vie !
Le martyre n’a pas besoin d’être éclatant pour être béni. Se dévouer à Christ sans gloire et sans apparence, est le sacrifice qui lui est le plus doux; et on peut le lui rendre dans la vie de tous les jours, comme à l'instant suprême d’une mort remarquée.
Le chrétien peut combattre pour sa foi dans la prospérité comme dans la souffrance, et mourir pour son Dieu au sein de sa famille comme sur un bûcher.
(De 1637 à 1655.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - Les deux derniers chapitres de GILLES, et les chap. V. VI , VII et X de la deuxième partie de LÉGER. Relatione all' eminentissima Congregatione de Propaganda fide de i luoghi de alcune valli di Piemonte, all' A. R. di Savoya soggette ... dal V. F. Teodoro Belvedere . Torino (sans date) . Un petit vol. de 323 p . (Le véritable nom de ce moine était Antoine Lazzari. Gilles réfute ses ouvrages dans son chap. LXI. ) On lui répondit par l'opuscule intitulé : Risposta al libro del Sig. Gillio, tilotato Torre Evangelica . Cet opuscule était aussi dédié à la Propagande.) Journal des conversions qui ont été faites et des grâces dont Dieu a favorisé la compagnie de la Propagation... etc. sans date , in- 40 de 20 Sommaire des raisons et fondements avec lesquels S. A. R. s'est mise à défendre aux hérétiques de la vallée de Luserne, l'habitation hors des limites tolérée. Sans date ; mais imprimé à Turin sur la fin de 1655, et publié également en italien et en latin. VAN-BREEN , Mémoire apologétique sur les Vaudois, avec un appendice depuis 1642 à 1655, imprimé en hollandais à Amsterdam, 1663.- Voir enfin les préliminaires de la plupart des ouvrages indiqués en tête du chapitre suivant.
Victor-Amédée Ier, monté sur le trône en 1630, était mort le 7 octobre 1637. Son fils aîné, François-Hyacinthe, âgé à peine de cinq ans, ne lui survécut que d’une année; et son second fils devenant, le 4 d'octobre 1638, le successeur à la couronne ducale, n’était âgé que de quatre ans et quelques mois. On lui donna le titre de Charles-Emmanuel II, et c’est sous son règne qu’eut lieu une des plus terribles persécutions qui aient ensanglanté les vallées vaudoises.
Mais on aurait tort de l’en rendre seul coupable, puisque, jusqu’à sa majorité, ce fut sa mère qui tint les rênes du gouvernement, en qualité de régente. C’était Christine de France, fille d’Henri IV et de Marie de Médicis. Elle avait hérité des dispositions hautaines et dures de sa grand’mère; de sorte que l’esprit des Médicis, plus que celui des princes de Savoie, a présidé au carnage de 1655.
De 1637 à 1642, Thomas et Maurice de Savoie, frères de Charles-Emmanuel, disputèrent à sa veuve la régence de ses Etats. Cette lutte de huit années fut la cause des troubles et des divisions les plus funestes en Piémont ; puis, de 1642 à 1659 (époque où se conclut la paix des Pyrénées); la guerre continua contre les Espagnols : précédemment amenés par le cardinal Maurice et le prince Thomas, lorsqu’ils étaient prétendants à la régence. Ces étrangers, s’étant emparés des meilleures places du Piémont, refusaient de les rendre; de sorte que Christine, pour les reconquérir, fut obligée, à son tour, d’appeler dans ses Etats les troupes de la France.
Du côté des Vallées, où nous avons vu les moines Franciscains réformés, ou Minimes, introduits par Rorengo, et soutenus, avec tant d’insistance, par les gouverneurs du pays, le clergé régulier continuait son œuvre souterraine, qui devait éclater plus tard en désastres retentissants.
Une aide puissante lui fut alors adjointe par la cour de Rome : ce fut la Propagande. On donnait ce nom à une société composée de clercs et de laïques, fondée à Rome, en 1622, par Grégoire XV , sous ce titre : Congregatio de propagandâ fide.
Son institution n’avait pour but d’abord que de répandre les doctrines catholiques. Elle ne tarda pas à dominer, par son influence, le clergé séculier, qui l’avait imprudemment admise pour alliée; et plus tard elle en vint à poursuivre, avec la torche incendiaire d’une main, l’épée dans l’autre et les pieds dans le sang, l'extermination sauvage de toutes les doctrines qui n’étaient pas les siennes. Rien ne fut oublié dans son œuvre, excepté l’Evangile. — Qu’y a-t-elle gagné? — Ce que l’on gagne toujours à la persécution : le fardeau des crimes commis, la responsabilité du sang répandu et l’exécration de l’humanité.
Ce fut le prieur de Luserne, Marc Aurélio Rorengo, qui introduisit, dans les vallées vaudoises, la première semence de cet arbre puissant, dont les rameaux devaient bientôt s’étendre sur tout le Piémont, et le couvrir des fruits sanglants du plus odieux fanatisme.
Un membre de la propagande romaine, déjà célèbre par son talent de discussion, avait été envoyé tout exprès de Rome aux Vallées, pour travailler à la conversion des Vaudois. C’était un moine prêcheur, nommé Placido Corso. Rorengo qui avait eu déjà plusieurs conférences infructueuses avec les pasteurs, se hâta d’aller à la rencontre de ce tutélaire champion, que la renommée lui annonçait comme un foudre de polémique.
Ce fut le 10 de novembre 1637 que Placido Corso arriva à La Tour. Son premier soin fut de provoquer le pasteur du lieu, Gilles l’historien, à une conférence. « Je suis venu de fort loin, lui écrivit-il, pour défendre la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, et m’étant enquis, auprès de diverses personnes de votre paroisse, des motifs pour lesquels les Vaudois s’en sont détachés, elles m’ont adressé à leur pasteur, comme à celui qui pourrait le mieux m’en instruire. »
« Quel zèle admirable, lui répondit le pasteur, que celui qui vient de si loin s’attaquer à ce qu’il ne connaît pas! Mais nous non plus, nous ne reconnaissons pas église romaine pour être telle que vous le dites ; c’est donc à vous de nous prouver d’abord qu’elle est apostolique et sainte; et le résultat de cet examen nous rendra bien plus facile de vous dire après pourquoi nous nous en sommes séparés. »
Le moine ne recula pas devant la thèse qu’on l’invitait à soutenir, et il écrivit au ministre toutes les raisons invoquées vulgairement en faveur de l'Eglise romaine. Gilles le réfuta. D’assez nombreuses lettres furent ainsi échangées, puis enfin Placido Corso laissa les dernières sans réponse.
Espérant être plus heureux dans une conférence de vive voix, où son adversaire n’aurait pas le temps de choisir et de peser ses arguments, il chercha à gagner par un tel moyen le terrain qu’il venait de perdre.
Antoine Léger, récemment arrivé de Constantinople où il avait rempli les fonctions de chapelain d’ambassade, avait repris les modestes fonctions de pasteur de village, dans son ancienne paroisse de Saint-Jean C’est à lui que le propagandiste s’adressa, et après divers pourparlers, il fut convenu qu’une conférence publique aurait lieu à La Tour, le 4 de décembre 1637, dans la cour d’un ancien de l'Eglise, nommé Thomas Marghet. Rorengo réclama la présidence de cette réunion, et l’on déféra à ses désirs. Le jeune Scipion Bastie, du côté des protestants, et le capucin nommé frère Laurent, du côté des catholiques, furent choisis pour secrétaires.
Une des questions les plus difficiles de la théologie canonique, celle des livres apocryphes, occupa toute cette séance.
La seconde fut fixée au 1er janvier 1838, et eut lieu à Saint-Jean, dans la cour de Daniel Blanc; car aucun appartement n’était assez vaste pour recevoir la foule des auditeurs, et le ciel d’Italie permet quelquefois, même en hiver, de se réunir en plein air, sur le sol à peine durci, au pied des Alpes couvertes de neige.
Ces moines se rendirent fort tard au lieu de la réunion. Ils s’excusèrent sur ce qu’ils avaient été retenus par leurs dévotions particulières; mais quelques assistants sourirent en se disant tout bas que c’était se montrer plus empressé de mettre fin à la conférence que de la prolonger. La discussion toutefois n’était pas terminée à l’entrée de la nuit; mais ce fut la dernière : car le propagandiste ne voulut plus entrer en lice avec ces ergoteurs qui, disait-il, se faisaient un pape de la Bible.
Ah ! la Bible était pour les Vaudois bien plus encore qu’un pape ! Mais le servile esclave du saint-siège ne pouvait pas aller au-delà dans sa comparaison.
L’émule qui le suivit dans l’arène de la discussion fut un minime de La Tour, nommé frère Hilarion. Il entreprit une polémique épistolaire avec le pasteur de Bobi, François Guérin, dont il laissa également les dernières lettres sans réponse (1).
(1) Guérin fut assigné pour comparaître à Turin en 1650 ; poursuivi en 1651, pour n’avoir pas comparu ; condamné par contumace, et obligé de s'expatrier.
Dans la vallée de Saint-Martin, les moines du Perrier tentèrent de pareilles luttes et subirent de semblables échecs.
L’esprit de haine, ou du moins d’intolérance, si naturel aux religieux, devint de l’irritation chez ceux-ci. Ce ne fut plus par les armes de la dialectique qu’ils cherchèrent à combattre les Vaudois; il y eut des assassinats et des enlèvements. Un jeune homme, le domestique d’un Anglais, nommé Maureton, fut assassiné à La Tour. Une jeune fille de Bubiane fut enlevée par les moines qui y résidaient, et mise sous la garde d’une femme papiste. Le frère de cette jeune fille vint pour réclamer sa sœur ; cette dernière se hâta de le suivre. La garde les voit et pousse des cris ; les catholiques accourent et accablent de coups le jeune homme. Alors arrive, à cheval, un prêtre qui prend la tille en croupe, et l’emmène à Turin.
Toutes les démarches faites, depuis lors, pour obtenir sa restitution, restèrent sans résultat.
Mais ce ne furent pas les seules tracasseries que le clergé suscita aux pauvres protestants. Sur ses instigations, on voulut obliger les Vaudois établis sur la rive droite du Pélis, du côté de Luserne, à ne plus demeurer que sur la rive gauche; on voulut enfin leur défendre à tous de résider plus de trois jours de suite dans les autres villes du Piémont, où leurs affaires pouvaient les appeler. Mais ces mesures vexatoires n’eurent point de suite, grâce à de hautes interventions. A la même époque survinrent aussi des mouvements de troupes, que les ennemis des Vaudois cherchaient toujours à tourner au désavantage de ces derniers.
Le 22 mars 1639, on vit arriver à Luserne, à Saint-Jean et à La Tour, un grand nombre de personnes de Bubiane et des alentours, tout en désordre et effrayées ; des chariots étaient chargés de leurs meublés, des chevaux de leur linge et de leurs enfants ; elles-mêmes conduisaient leurs troupeaux, comme pour un exil. Puis se succédèrent avec rapidité messages sur messages, annonçant tous qu’un régiment de cavalerie italienne, cherchant à se loger, avançait à grands pas. Il arriva le soir à Luserne, d’où on le renvoya à Bubiane; le lendemain, il voulut entrer sur le territoire de Saint-Jean; mais les Vaudois avaient placé de fortes gardes sur tous les passages et le repoussèrent dans la plaine. Les excès qui accompagnent l’indiscipline militaire, le trouble et la confusion qui naissent autour des camps régnèrent alors, pendant quelques jours, en Piémont, sans pénétrer dans les vallées vaudoises. Ces agitations désastreuses venaient expirer aux confins du bercail évangélique, où le courage maintenait la paix.
Il avait bien le droit de se défendre lui-même, ce petit peuple dont les souverains se disputaient alors le trône d’un enfant.
Mais des incendies terribles infligèrent pourtant à ces contrées leur tribut de malheur.
Le 6 de mars, et le 21 de novembre 1634, le feu prit aux bois de Briquèras et dépouilla les collines avoisinantes de toutes leurs futaies. Ces collines sont aujourd’hui couvertes de vignobles.
Le 11 de décembre 1639, deux incendies simultanés éclatèrent encore aux portes des Vallées : l’un entre Briquèras et Saint-Segont, l’autre entre Luserne et Lusernette. Le vent du nord-est soufflait avec impétuosité; le premier foyer s’étendit jusque sur les hauteurs de Prarusting, dévorant tout sur son passage. Celui de Lusernette entama rapidement les bois de Bubiane d’un côté, ceux de Famolasc et de Bagnols de l’autre, et poussa son océan de feu jusque sur les collines de Barges, occupant ainsi un espace de plusieurs lieues carrées.
Les habitants, épouvantés, ne pouvant lutter contre cette invasion dévorante, prenaient la fuite, ou cherchaient à isoler leurs demeures en abattant d’avance les arbres dont elles étaient entourées. Plusieurs furent obligés de se défendre contre les atteintes du sinistre en éteignant le feu avec le vin de leurs caves, faute d’avoir assez d’eau sous la main.
Cet épouvantable embrasement dura plusieurs jours. On voyait le front, de l'incendie monter de la plaine sur les montagnes, comme une mer de feu, en laissant derrière ses vagues étincelantes, la terre dépouillée et noire, offrant par intervalle sur de larges étendues, comme d’immenses cautérisations, ou d’effrayantes plaques de gangrène.
La guerre civile désolait en outre le Piémont. Trois partis politiques s’étaient formés dans ce pays. Le brigandage s’y propageait, comme un autre incendie.
Les bannis, encore épars dans les montagnes, donnaient carrière à leurs funestes prétentions ; des meurtres fréquents signalaient leurs vengeances. Ils offraient, sur une plus petite échelle, la même conduite que tenaient alors les princes de Savoie à la tête de leurs armées. Un homme en lue un autre, et c’est un assassin ; un prince en tue mille, et c’est un héros.
Quand donc les meurtriers seront-ils mis dans la même balance ! Quand les peuples seront-ils las de prodiguer leur sang pour des prétentions dynastiques étrangères à leur bonheur? Ah! l’union des rois est un complot permanent contre la liberté ; qu’est-ce donc que leurs divisions doivent être pour les peuples ?
Les marquis de Luserne et d’Angrogne, ayant embrassé le parti des prétendants à la régence, maltraitaient les Vaudois, qui avaient refusé de prendre part à ces divisions intestines dont souffrait le royaume.
Un autre membre de cette famille , le comte Christophe, tenait au contraire pour la duchesse et son fils.
On craignit que les usurpateurs, soutenus par l’armée espagnole, ne vinssent mettre à feu et à sang les vallées vaudoises.
Une assemblée générale eut lieu à Saint-Jean pour aviser à ce qu’il fallait faire. Le comte s’y trouvait. Le pasteur, Antoine Léger, insista pour que les Vaudois maintinssent leur indépendance au profit du prince légitime (Charles-Emmanuel III, alors mineur, et dont ses oncles disputaient la tutelle à sa mère).
Les Vaudois mirent sur pied leurs propres milices, pourvurent au maintien de l’autorité désorganisée et à la défense de leur territoire, ouvrirent le passage des Alpes à l’armée française, que Turenne et d’Harcourt amenaient au secours de Christine, et enfin remirent à cette princesse victorieuse l’une des provinces les mieux tenues de ses Etats.
Le souvenir qu’elle leur en témoigna plus tard fut loin d’être de la reconnaissance, et, comme le serpent réchauffé, celte princesse devenue puissante.....Mais alors elle était malheureuse; peut-être aussi fut-elle ensuite plus faible que cruelle.
Quoi qu’il en soit, les ennemis des Vaudois se prévalurent de leur position auprès d’elle pour l’irriter contre eux; et comme Léger avait exercé une grande influence dans le conseil de ses compatriotes, on le fit condamnera mort par contumace, sous prétexte qu’il avait été au service des puissances étrangères sans l’autorisation de son souverain légitime. Ce service s’était borné aux fonctions pastorales, accomplies auprès de l'ambassadeur des Provinces-Unies. Mais tous les prétextes sont bons à la haine, et la haine fut satisfaite. Léger dut se retirer à Genève, où l'Académie de cette ville s’honora longtemps encore de le posséder au nombre de ses professeurs. C’était un homme d’un caractère extrêmement doux et d’un talent remarquable.
Animés par ce premier succès, les ennemis des Vaudois se montrèrent plus exigeants encore. Des agents de la propagande romaine s’étaient établis à Turin, et leur influence s’étendit, comme un réseau invisible, sur la cour de Savoie. Le père de la duchesse, Henri IV, avait été protestant; le fanatisme présentait cette circonstance aux yeux égarés, ou plutôt à la conscience servile de Christine, comme jetant sur son origine une tache déplorable que le zèle le plus fervent pouvait seul effacer, et l'on sait déjà en quoi consistait le zèle pour le catholicisme. Tout ce qui était nuisible aux protestants était ferveur pour lui ; la Propagande fortifia ces pensées, et des vues politiques achevèrent de les faire triompher.
Voici comment. Dès la vacance du trône ducal, et du moment que la régence eut été disputée à Christine, le clergé se jeta du côté de son compétiteur, Maurice de Savoie, qui était cardinal. Christine alors, pour ramener à elle le clergé, dut rivaliser de zèle avec son beau-frère, c’est-à-dire , de concessions, d’honneurs et de puissance accordée au clergé, de restrictions, de rigueurs et d’intolérance à l'égard des Vaudois.
Un des premiers actes de son pouvoir fut d’enjoindre aux Vaudois, établis en dehors de leurs limites, d’y rentrer dans l’espace de trois jours (1). Un mois auparavant, elle avait donné des instructions aux magistrats en faveur des capucins missionnaires, ordonnant que, sur leur dénonciation, les podestats agissent d’office contre les dénoncés (2).
(1) Daté du 3 novembre 1637.
(2) Du 19 octobre 1637.
L’année suivante, elle renouvela ses ordres contre les extensions territoriales des Vaudois (3).
(3) 9 novembre 1638.
Alors arriva un accident au château de Cavour, qui fut en partie détruit par la foudre, mais restauré par les Français. Un an après eut lieu, au synode de Saint-Germain (4), la consécration au ministère du jeune Léger, qui devait être plus tard, par son courage, aussi bien que par ses écrits, l’un des plus puissants défenseurs des Vallées. L’Eglise qu’on lui donna alors à desservir fut celle de Pral et de Rodoret. Quelques mois après, la duchesse, sollicitée toujours par les propagandistes, donna plusieurs ordres au préfet de la province, nommé Rossano, pour qu’il fit interdire le culte protestant à Saint-Jean, et fermer le temple que les Vaudois y possédaient (1). Puis elle leur renouvela la défense d’excéder leurs limites, non-seulement pour acquérir des terres au delà, mais même pour en affermer, et cela, sous peine de la vie et de la confiscation des biens.
(4) Le 27 septembre 1639.
(1) Ces ordres sont du 4 et du 17 avril 1640. Le temple des Vaudois était alors situé au quartier des Malanots.
Un délégué spécial fut envoyé de Turin pour veiller à l’observation de cet édit. C’était un docteur en droit, de Montcallier, maître des requêtes au conseil d’Etat, et fort zélé au point de vue de sa souveraine. Il se nommait Gastaldo et vint s’établir à Luserne.
Son premier soin fut de citer à comparaître devant lui tous les Vaudois qui possédaient des terres ou des établissements quelconques, en dehors des limites de plus en plus restreintes qu’on voulait leur imposer ; car, d’après un ordre ultérieur, la rive droite du Pélis elle-même leur était interdite (2).
(2) Cet ordre est du 23 décembre 1640. La citation de Gastaldo est du 14 janvier 1641.
Les personnes citées ayant refusé de comparaître, leurs biens et leurs établissements furent déclarés confisqués et dévolus au fisc (3).
(3) Par décret de Gastaldo du 29 janvier 1641.
Mais ce n’était pas assez d'opprimer les Vaudois, il fallait encore favoriser leurs adversaires, et, dans un édit (1) fort long de la duchesse de Savoie, où il est question, à la fois, des duels, de la chasse et des impôts, il est ordonné à tous les châtelains des vallées vaudoises d'accéder gratuitement aux requêtes des capucins missionnaires, d’assister aux assemblées tenues par les Vaudois, de les surveiller et de les leur interdire en cas de besoin.
(1) Du 15 et 16 janvier 1642.
Il était en même temps défendu aux Vaudois de se réunir sans la présence des chapelains, sous peine de cinquante écus d'or pour chaque contrevenant; et ce singulier édit, qui renferme déjà tant de choses, assure en outre une immunité des charges publiques, pendant cinq années consécutives, à tous les protestants qui consentiraient à se catholiser.
Cette promesse n’ayant séduit personne, on la re-nouvela par un édit spécial, plus pressant encore que le premier (2).
(2) Ce deuxième edit est du 6 d’avril 1642. — J’indique ces dates avec précision, parce que ces événements n’ont encore été racontés par aucun historien.
Quelques-uns abjurèrent ; mais le mépris public et les avanies qu’ils reçurent de la part de leurs compatriotes les obligèrent bientôt à quitter les Vallées pour aller vivre ailleurs (1).
(1) Telle fut la famille Durand de Rora, qui alla s’établir à Bagnol.
Peu de temps après se succèdent, coup sur coup, des mesures de plus en plus rigoureuses contre les Vaudois. On leur interdit de sortir de leurs limites, même pour quelques heures, sauf aux jours de foire(2). On ordonne aux magistrats des villes environnantes de les arrêter alors sans forme de procès (3). En même temps on poursuit leurs pasteurs (4) ; on veut faire célébrer officiellement le culte catholique dans toutes les paroisses protestantes (3) ; on encourage les capucins (6), et l’on promet de nouvelles récompenses à l’apostasie (7).
(2) 17 février 1644.
(3) 18 septembre 1645.
(4) Les citations judiciaires relatives à Antoine Léger sont du 20 décembre 1642 et du 10 avril 1643. Une requête des Vaudois, à son sujet, est du 12 juin. L’ordre relatif aux ministres Guérin et Lépreux est du 3 avril 1647.
(5) Cet ordre est du 13 décembre 1646.
(6) Ordres du 10 janvier, 28 avril, 8 octobre 1646, 22 juillet 1648 etc.
(7) 8 mai 1645, 8 mars 1648 etc.
En 1643, un établissement particulier est fondé, à Luserne, pour recevoir et doter les jeunes filles vaudoises, qui voudront abjurer ; mais cet établissement ne put se soutenir. La même année, un conseil souverain, établi en Piémont par le roi de France, prend des mesures encore plus vexatoires contre les Vaudois de Pérouse et de Pragela (1). Les catholiques et les catholisés sont comblés des faveurs de la cour (2). Un jeune ministre, nommé Louis Gaston d’Albret, qui était né à Paris et avait fait ses études à Genève, venait d’arriver aux Vallées, où il était pasteur depuis deux mois, lorsqu’il ne put résister aux sollicitations pressantes d’apostasie, dont les Vaudois étaient l’objet. Il abjura le 26 juillet 1647, reçut de grands honneurs à Turin, habita chez le nonce, et disparut ensuite du pays, emportant une gratification de 800 livres que lui avait remise la duchesse de Savoie, empressée probablement de l’éloigner de ses Etats, aussi bien que de le retirer du protestantisme ; car elle aussi était une d’Albret : ce nom étant patronymique aux aïeux d’Henri IV.
(1) Edit du 17 juillet 1645.
(2) Pour les faveurs générales : exemption de charges, d'impôts etc.. 10 septembre 1645, 9 et 12 octobre 1647, 4 novembre 1648.
Les anciens privilèges des Vaudois furent cependant ratifiés, à cette époque, plus fréquemment que jamais (1); car les Vaudois croyaient leur donner plus de force par ces confirmations. Pour la cour ce n’était rien accorder, et pour eux rien obtenir ; au contraire c'était se dépouiller; car les droits de sceau, d’expédition et d’enregistrement leur imposaient de coûteux sacrifices à chaque nouvelle confirmation. Mais Rome leur enviait encore cette impuissante sauvegarde, et Innocent X annula, par un décret pontifical, daté du 19 août 1649, les dernières faveurs que ces pauvres gens avaient obtenues de leurs souverains.
(1) Un édit du 26 février 1635, entériné le 19 septembre, confirme les privilèges de 1585 ; il coûta aux Vaudois 15,198 livres. Autres confirmations du 8 mai 1643, du 17 juillet 1648, 30 juin 1649 etc.
L’influence des propagandistes n’en prit que plus de force, et bientôt tous ces privilèges, si dérisoirement garantis, furent arbitrairement suspendus par l'édit du 20 février 1630(2).
(2) Cet édit fut rendu sur un rapport ou parere du ministre de la justice Gambarana, dont les considérants sont assez curieux. Perchè, y est-il dit, detti heretici... sono desobedientissimi , e continuamente intravengono alli ordini di V A. R., e alle loro proprie concessioni... etc., etc.
Cette suspension devait durer jusqu’à ce que les Vaudois eussent démoli les onze temples qu’ils possédaient en dehors des limites, renvoyé leurs pasteurs d’origine étrangère (1), fermé les nombreuses écoles tenues par eux ailleurs que dans leur territoire, te consenti à la célébration universelle du culte catholique dans toutes les Vallées.
(1) Le pasteur Daniel Roche avait déjà été rappelé des Vallées à Genève, où il entra dans l'académie de cette ville en qualité de professeur. La lettre de rappel est du 23 mars 1648.
Ces rigueurs étaient dues aux intrigues croissantes des capucins et de la Propagande.
Les Vaudois dressèrent requête sur requête, et par ces moyens dilatoires ne firent que maintenir pendantes toutes les difficultés.
Les moines, toutefois, érigeaient des chapelles dans les Vallées, malgré le déplaisir visible et quelquefois l'opposition formelle des habitants; il fallut un édit du souverain pour obliger ceux de Macel à laisser construire l’église de la Salsa (2).
(2) Édit du 28 janvier 1649.
Mais les prétentions et les instances du clergé devenaient de plus en plus exigeantes, et les requêtes des Vaudois ayant été rejetées, des instructions furent données à Gastaldo, le 15 mai 1650, pour qu’il restreignît les limites des Vaudois en dessus de Saint-Jean et de La Tour; ordonnant à tous ceux qui étaient établis dans ces communes, ainsi que dans celles de Lusernette, Bubiane, Fenil et Saint-Segont, de s’en retirer dans l’espace de trois jours, sous peine de la vie; avec obligation pour eux de vendre leurs biens dans l’espace de quinze jours, sous peine de les voir confisquer. Les communes toutes protestantes de Bobi, Villar, Angrogne et Bora, furent chargées d’entretenir, à leurs frais, une station de capucins missionnaires au sein de chacune d’elles; et en même temps qu’on cherchait à augmenter ainsi, par tous les moyens possibles, le nombre des catholiques, on défendait à tout protestant étranger de venir s’établir aux Vallées, sous peine de la vie et d'une amende de mille écus d’or pour la commune qui l’aurait reçu.
Chargé de faire exécuter des dispositions si draconiennes... ou plutôt ( ce qui caractérise bien mieux leur cruelle injustice et leur sauvage brutalité) des dispositions si profondément catholiques, Gastaldo, malgré le peu de sympathies qu’il avait jusque-là témoigné aux Vaudois, mit, il faut le dire, les plus grands ménagements dans l'application de cette ordonnance, qui fut entre ses mains plutôt comminatoire que répressive.
Depuis longtemps les délais fixés étaient écoulés sans que les malheureux frappés par elle s’y fussent conformés, et Gastaldo fermait les yeux. Il appuya lui-même, auprès du souverain, les requêtes qui furent dressées par les intéressés, qu’en attendant il ne poursuivait pas; et bientôt de nouvelles confirmations des anciens privilèges leur furent accordées, le 12 janvier et le 4 juin 1653. Ainsi la barbare ordonnance du 15 mai 1650 demeura sans exécution.
Mais dans l’intervalle la Propagande avait pris un développement inattendu par suite du jubilé, qui amena à Rome, en 1550, le riche tribut des superstitions de toute l’Europe; une sorte d’enthousiasme populaire s’éleva pour cette œuvre dont l’accès était ouvert à tous les catholiques de quelque ordre qu’ils fussent ; il suffisait d’y entrer pour obtenir indulgence plénière: de grands personnages y figuraient; les princes et les artisans pouvaient s’y rencontrer; les indulgences n’étaient inutiles à personne, ou du moins il n’y avait personne qui n’eût besoin de quelque pardon : cette institution de la Propagande se répandit donc avec rapidité, non-seulement en Italie, mais encore en France.
Elle eut des conseils spéciaux dans presque toutes les villes de ces contrées; et c’est alors qu’à son titre de congrégation pour la propagation de la foi, elle ajouta, en Piémont du moins, ces mots complémentaires : et pour l'extirpation de l’hérésie (1).
(1) Congregalio de propagandà fide et extirpandis hereticis.
Ces conseils étaient, comme nous l’avons dit, composés indifféremment, ou plutôt avec une perfide habileté, de personnes appartenant à la vie civile et à la vie religieuse : si toutefois on peut donner le nom de vie religieuse au fanatisme grossier qui se débat entre la corruption et la cruauté. C’est pourtant là ce que Rome appelait du zèle ! Si tel n'est pas le langage de l’Antechrit, où donc faut-il s’attendre à le trouver?
Comme il y avait indulgence plénière pour les propagandistes, les femmes aussi en voulurent leur part.
Elles formèrent un conseil spécial ; et dès lors la Propagande fut composée de deux conseils, l’un d’hommes et l’autre de femmes. Cette institution s’établit, à Turin, sous la haute faveur d’une ordonnance royale (2). L’archevêque de cette ville et le marquis de Saint-Thomas, ministre de la couronne, étaient les présidents du premier d’entre les deux conseils. La marquise de Pianesse présidait le second.
(2) Cette ordonnance est citée dans l’édit du 31 mai 1650.
Elle avait eu une jeunesse dissipée et cherchait à expier ses fautes passées par la recrudescence de son zèle actuel. Ame passionnée et facile à se laisser entrainer, peut-être noble et généreuse... il fut aisé à ses directeurs spirituels de l'égarer au nom de ses devoirs.
On impose davantage au vulgaire, en lui commandant au nom de la vérité, qu’en lui prouvant la vérité. C'est le secret de la puissance du papisme.
Tous les moyens étaient mis en œuvre, par les propagandistes, pour arriver au but de leur société ; et puisque nous entrons maintenant dans le chapitre historiqne de Léger, empruntons à cet historien quelques détails sur les opérations de ce conseil, présidé par la marquise de Pianesse (1).
(1) Léger, partie II, chap. VI.
« Ces dames se partagent les villes par quartiers, et chacune, dit-il, fait la visite de son quartier deux fois par semaine : subornant les simples filles, servantes et enfants, par leurs amadouements et belles promesses, et procurant de mauvaises affaires à ceux qui ne leur veulent pas prêter l’oreille.
« Elles ont leurs espions partout, qui les informent de toutes les maisons de la religion où il y a quelque mauvais ménage; et c’est alors qu’elles profitent de l’occasion pour souffler, tant qu’elles peuvent, le feu de la division, pour séparer le mari d’avec sa femme, la femme d’avec son mari, l’enfant d’avec ses père et mère, etc.; leur promettant, et donnant, en effet, de grands avantages s’ils s’engagent d’aller à la messe.
« Souvent elles les poussent à plaider les uns contre les autres, et une fois qu’elles les tiennent par cette anse, ils n’en sont jamais quittes qu’ils ne soient révoltés ou ruinés.
« Elles savent le marchand qui a mal fait ses affaires, le gentilhomme qui a joué ou gaspillé son bien , et, en général, toutes les familles qui tombent dans la disette... Et pour les séduire avec leur dabo tibi, jamais ces dames ne manquent d’aller proposer la révolte (apostasie) à ces personnes presque désespérées.
« Il n’est pas jusqu’aux prisons où elles ne se fourrent pour retirer les criminels qui se donnent à elles. Et comme elles emploient de grandes sommes d’argent à faire jouer toutes ces machines et à payer les âmes qui se vendent pour un pain , elles font des collectes régulières, et ne manquent pas de voir toutes les bonnes familles, boutiques et cabarets, académies de jeux, etc., demandant l’aumône pour l’extirpation de l’hérésie.
« Et si quelque personne de condition arrive dans une hôtellerie, elles se hâtent d’aller lui faire civilité avec la bourse vide à la main.
« Enfin , elles s’assemblent en la plupart des villes, deux fois par semaine, pour rendre compte de ce qu’elles ont fait, et prendre leurs mesures sur ce qu’elles veulent faire. S’il arrive qu’elles aient besoin du bras séculier ou de quelque ordre du parlement, il est rare qu’elles ne parviennent pas à l’obtenir.
« Le conseil des moindres villes se rapporte à celui des métropolitaines ; ces derniers à celui de la capitale, et ceux des capitales à celui de Rome, où est la grande araignée qui tient les fils de toute cette toile (1). »
(1) Léger, P. II, p. 74.
Tel est le secret de la force qu’avait si rapidement acquise cette immense organisation, par l’activité multipliée et partout répandue des agents innombrables qui lui servaient d’instruments dévoués.
La marquise de Pianesse elle-même, ajoute Léger, si grande dame qu'elle était, et sans contredit la première de la cour, a pris la peine, tant qu’elle a vécu, d’aller elle-même plusieurs fois la semaine faire les collectes susmentionnées, par la ville, même dans les auberges (1).
(1) Léger, p. Il, p. 74.
Pourrait-on désirer plus de dévouement et d'abnégation pour une œuvre de charité chrétienne? Ah ! rendons justice à nos persécuteurs! c’était la charité qu’ils croyaient servir; mais exécrons le détestable papisme qui altérait ainsi l’idée de la charité, qui changeait en poisons infernaux les plus célestes parfums des nobles âmes !
Et ce n'était pas les seules œuvres de ce genre auxquelles ces âmes généreuses étaient conviées par leur Eglise de perdition, et auxquelles on les voyait concourir parfois avec un désintéressement bien digne d’une meilleure cause.
Tous les enfants vaudois que l’on pouvait arracher à la maison paternelle et enlever à leurs parents, étaient considérés comme d’innocentes victimes sauvées de l’hérésie, c’est-à-dire arrachées aux griffes de Satan, soustraites à la perdition éternelle. On ne craignait pas de faire les plus grands sacrifices, de braver même la vindicte des lois et la vengeance des hommes, pour s’en emparer. Ces enfants étaient ensuite placés dans de riches maisons catholiques, qui se chargeaient de leur entretien, ou dans les couvents, qui se chargeaient de les faire mourir lentement au monde, à la patrie, aux pures affections du cœur et à la foi biblique.
Mais combien d’angoisses et de désordres jetés dans les familles ! Ainsi l’abominable puissance de corruption, déposée dans le sein du catholicisme, transformait la générosité naturelle du cœur de ses adhérents en odieuses déloyautés et en barbares tromperies, comme il avait transformé la doctrine chrétienne en misérables superstitions.
La loi naturelle n’était pas plus respectée par lui que la loi révélée; c’est qu’elles ont une même source, une source divine, et qu’il est dans la nature de l’antechrist de s’opposer à tout ce qui vient de Dieu.
C’était cependant sous les apparences les plus bienfaisantes et peut-être les plus sincères qu’il faisait agir quelquefois les instruments d’apostasie, dont la servilité inflexible et cruelle n’était peut-être aussi que la transformation catholique d’un véritable dévouement. Ainsi, par le concours de plusieurs personnes riches et de diverses fondations, on ouvrit dans toutes les vallées (à Luserne, à Pignerol et au Perrier), des établissements de prêts sur gages, que l’on nommait alors des Lombards, et que l’on nomme aujourd’hui des Monts-de-Piété.
Les Vallées étaient épuisées par des cantonnements successifs de divers corps de troupes depuis 1653 (1).
(1) Le Piémont était alors allié de la France, et ouvrait, aux troupes de Louis XIV, le passage de son territoire, pour aller secourir le duc de Modène, où elles furent conduites par le prince Thomas, oncle du duc de Savoie.
La famine augmentait le prix des denrées, et la misère leur rareté. Les établissements dont nous parlons eurent des approvisionnements de blé, de linge, d’étoffes diverses et de numéraire, ils mirent ces ressources à la disposition des malheureux Vaudois. Lorsque l’un d’eux avait engagé ses derniers meubles, pour prolonger sa vie, on lui offrait de les lui rendre sans nulle restitution de sa part, à condition qu’il engagerait son âme dans le papisme ; ou bien on le menaçait de la prison, s’il ne remboursait pas les avances reçues, et on lui offrait ensuite de l’en délivrer, d’anéantir sa créance et même de lui fournir de nouveaux secours, s’il voulait abjurer.
Ces moyens entraînèrent plusieurs personnes, mais on ne les trouva pas encore assez actifs.
La marquise de Pianesse venait de mourir. N’espérant plus rien de ce monde, elle se souvint de son mari, qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps; elle le fit venir et lui dit : « Je crois avoir beaucoup à expier, et peut-être envers vous. Mon âme est en danger; aidez-moi et travaillez à la conversion des Vaudois. Le mari promit ; c'était un brave militaire, et il travaille en effet, par des moyens militaires, mettant tout à feu et à sang (1). »
(1) Extrait du cours d'histoire de M. Michelet, imprimé dans le supplément du journal Le Siècle, numéro du 8 mai 1843.
Il avait un motif de plus d’obéir, c’est que sa femme ne lui laissait les sommes considérables dont elle pouvait disposer qu'à cette condition.
Les jésuites présidèrent à ce pacte de l’agonie et de l'extermination, inspiré par la Propagande.
Alors ils ne se préoccupèrent plus que de faire naître une occasion, un prétexte, un motif de violences. Les moines devinrent plus arrogants que jamais, et les jésuites semèrent parmi les Vaudois des agents provocateurs qui devaient les exciter à quelque coup de main.
Léger rapporte que la femme du pasteur Monget, au Villar, prit une part active à l’incendie qui consuma, dans ce lieu, la demeure des moines; mais ce fait n’est pas prouvé. L’habitation des moines fut en effet détruite par le feu, ou par la main des Vaudois, non-seulement au Villar, mais à Bobi, à Angrogne et à Rora, sans que ces attentats eussent pu être invoqués contre ceux qui s’en étaient rendus coupables, pour motiver, si ce n’est pour justifier, les violences de 1655; car le dernier de ces faits (l’incendie du couvent du Villar) eut lieu en 1653 ; et l’année suivante, ainsi qu’en 1653, les Vaudois obtinrent encore la confirmation de tous leurs privilèges, après avoir restitué aux moines la maison incendiée (1).
(1) Ces confirmations sont du 12 janvier 1653 (avant l'incendie du Villar), et du 4 juin 1653 (après eet événement), ainsi que du 8 décembre 1654. (Cette dernière pièce n’est relative qu'à des privilèges civils.) — Dans le très grand nombre de pièces relatives aux événements de 1655, qui sont passées sous mes yeux, je n'ai trouvé nulle part, au nombre des griefs reproches aux Vaudois, le fait de cet incendie, qui était alors une affaire vidée et réparée. Monget lui-même fut banni du pays. Dans les rapports adressés au gouvernement, sur la fin de 1654, au sujet des Vaudois, on articule ces deux griefs :
1° Que des jeunes gens de Prarusting, en revenant d'une noce , auraient abattu, en se jouant, un piloun déjà ruiné . ( On nomme ainsi des espèces de piliers isolés qui ne supportent rien , mais dans lesquels est pratiquée une petite niche où l'on place, soit une statue, soit une peinture de la Vierge, tenant dans ses bras l'enfant Jésus. - Cette figure se nomme la Madone.)
2° Les Vaudois de La Tour sont accusés d’avoir excité un âne, pour le lâcher ensuite, à travers les rangs d’une procession catholique. — Leur justification porte que cet âne qui était attaché devant une boutique, fut effrayé par les chants, le bruit, l'aspect et les bannières de la procession elle-même, qu’il rompit son licou et s’échappa tout seul.
Ce fait, auquel Léger donne trop d’importance par suite du rôle de modérateur qu’il y a joué, était donc tout à fait hors de cause en 1655.
Des prétextes plus graves, mais aussi moins fondés, furent alors mis en avant. Le curé de Fenil avait été assassiné. L’assassin fut saisi après un autre crime.
On lui promit sa grâce à condition qu’il confesserait hautement n’avoir tué le prêtre qu’à l’instigation des Vaudois, et en particulier de Léger, alors pasteur à Saint-Jean. Berru (c’est le nom de l’assassin) n’ayant pas reculé devant un crime qui entraînait la peine capitale, ne devait pas reculer devant un mensonge qui lui sauvait la vie.
Et c’est sur la dénonciation de cet homme, coupable de trois meurtres avoués, que le pasteur de Saint-Jean, à son insu, sans interrogatoire ni confrontation, sans instruction judiciaire, sans même avoir été cité, est condamné à mort, comme instigateur de l’un de ces assassinats, tandis que l’assassin est mis en liberté.
Ah ! l’on doit comprendre les sentiments d’indignation qui ont passé dans les écrits de Léger, et ne pas s’étonner si le cœur du persécuté fait parfois trembler la plume de l’historien.
Pour que la haine en ait été réduite à des accusations pareilles, pour que la magistrature les ait accueillies, il fallait assurément bien des préventions d’un côté et une vie bien irrépréhensible de l’autre. Mais l’inanité du prétexte montre l'aveuglement de la haine; d’autres machinations montrèrent son habileté.
Louis XIV avait envoyé des troupes au secours du duc de Modène en 1654, et l'on résolut de profiter de leur retour et de leur passage en Piémont, vers la fin de l’année, pour les cantonner dans les vallées vaudoises et s’en servir au besoin. Un épouvantable succès couronna cette fois les intrigues cléricales, et un stigmate ineffaçable en serait resté sur la face du catholicisme, comme la marque de Caïn sur le front du premier fratricide, si les pages sanglantes abondaient moins dans l’histoire de cette religion.
ou
LES MASSACRES DE 1655.
(Samedi 24 d’avril, veille du jour de Pâques).
SOURCES ET AUTORITÉS. Les ouvrages qui suivent étant très nombreux , je crois utile d'en faire deux sections.
10 Ouvrages écrits dans un sens favorable aux Vaudois. - LÉGER. C'est le plus important. Son ouvrage tout entier se rapporte à cette époque de l'histoire des Vaudois. Léger est riche en documents ; mais, témoin et victime des événements qu'il relate, il en a parlé quelquefois en écrivain passionné. Il a été réimprimé à Lyon, en 1699 ; un vol . in-fol . , et traduit en allemand , Breslau, 1750, in- 40. - Léger a lui-même reproduit en grande partie MORLAND , The history of the evangelical churches of the Walleys of Piemont... etc. in-fol. ( imprimé à Londres en 1658 ; tandis que Léger, n’a été imprimé à Leyde qu'en 1669 ; deux vol . in -fol . ordin. reliés en un.) Relation véritable de ce qui s'est passé dans les persécutions et massacres faits, cette année, aux Eglises réformées de Piémont etc... sans lieu d'impression : M.DC.LV in- 40 , de 84 p. — A la p. 55, commence un nouvel opuséule, intitulé : Suite de la relation contenant une succincte réfutation de l'invective du marquis de Pianesse etc .. On trouve le même ouvrage imprimé à Genève, avec cette indication : Jouxte la copie imprimée à Turin, M.DCLV. Il a été reproduit avec quelques modifications sous différents titres : -·Récit véritable de ce qui est arrivé depuis peu, aux vallées de Piémont (sans date, ni lieu d'impression) ; in-80 de 47 p. Discours sur les calamités des fidèles de Piémont ; id . in- 80 de 20 p. - Lettre des fidèles des vallées de Piémont , à MM. les Etats- généraux etc. in-8º de 15 p. ( Datée de Pinache, en val Pérouse (alors terres de France) le 27 juillet 1655) . — Lettre des protestants des vallées de Pérouse à Mylord protecteur d'Angleterre, avec un cantique sur les actes funestes de leur massacre et de leur paix; in- 80 , deux opuscules, chacun de 8 p. Rélation véritable de Piedmont, de ce qui s'est passé dans les persécutions et massacres, cette 1655 année , des églises réformées etc... à Villefranche MDCLV , in-80 sans pagination, de 32 feuillets. Histoire d'une ambassade des cantons évangéliques de la Suisse, au duc de Savoie, en 1655. (Revue Suisse, t. III , p . 260. ) - Voix de pleurs et de lamentations, imprimé à Villefranche MDCLX , petit in-40 de 402 pages La seconde partie seule est relative à notre sujet. En voici le titre : Examen de la procédure et des cruautés que les massacreurs ont exercé contre les pauvres chrétiens des vallées de Piedmont, avec les pleurs et lamentations de leurs frères, de la p. 89 à la p. 242. (Rien d'historique). - Voir enfin la plupart des ouvrages qui traitent des Vaudois d'une manière générale.
II. Ouvrages écrits dans un esprit défavorable aux Vaudois. -Relation des événements qui se sont passés entre les Vaudois et le duc de Savoie , faite par ordre de S. M. (Ch. Emmanuel II) , pour répondre à une autre relation des Vaudois , partiale et inexacte. C'est à cet écrit que répond la seconde partie de la rélation véritable citée dans la section précédente, après l'ouvrage de Morland. Somma delle ragioni e fondamenti , con quali S. A. R. s'e mossa a prohibiri alli heretici della valle di Luserna, l'habitatione fuori de limiti tolerati , Torino , 1655. fol . de 10 p. C'est la traduction française de ce manifeste, qui a été citée aux sources du chapitre précédent. Summa rationum quibus Regia Celsitudo Seren. Sabaudiæ Ducis adducta est ut prohiberet hæreticis Lucerna vallis ne extra limites toleratos domicilium haberent. Augusta Taur. fol. de 8 p. C'est le même manifeste , en latin. Il commence par une apologie de l'ordre du 25 janvier 1655, et ren- ferme quelques pièces intéressantes. Rélation des succès arrivés en la vallée de Lucerne, l'an 1655. Sans pagin. ni lieu d'impress. ( Léger a reproduit ce pamphlet, dans le chap. X de sa IIe partie en le réfutant de point en point). Relatione de successi seguiti nella valle di Luserna, vel anno 1655, in-fol . de 8 p . sans lieu d'impression. (C'est le même pamphlet en italien . Il a pour but surtout la justification du marquis de Pianessse) . Rélation très véritable, de ce qui s'est passé aux vallées de Luserne, Saint-Martin et Angrogne, cette année de 1655, etc... in- 40 de 38 p. sans lieu d'impression. (Cet opuscule répond à la rélation véritable des Vaudois , qui elle-même avait répondu à la relation du marquis de Pianesse). — Gesta in valle Lucernensi , anno 1655, in-40 de 8 p. ( Sans date ni lieu d'impression . ) A été traduit en français ; in-fol. de 10 pages.
On pourrait ajouter des ouvrages de circonstance , qui se rapportent à cette époque. La conversione di quaranta eretici , con due loro principali ministri, d'alla setta di Calvino , alla santa fede catolica ; nell' augusta celta di Torino, alla 18 di maggio 1655. ( Sans pagination , ni date, ni lieu d'impression. ) Les pasteurs dont il est ici parlé , revinrent ensuite à la foi évangélique ; et l'on publia: Saincte palinodie, ou repentance des prisonniers des Eglises réformées de Piémont, lesquels par infirmité, avaient fait abjuration de la vérité, avec une briève reformation des articles de ladite abjuration, dressés par ordonnance de l'archevêque de Turin et du général des Inquisiteurs de ladite cité. MDCLVI, in-80 de 87 p. ( Sans lieu d'impression. ) Voir sur ces faits , LÉGER, p. II , p. 65. — Ajoutez enfin toutes les pièces diplomatiques, qui ont été échangées entre les différentes puissances protestantes de l'Europe et la cour de Turin , à propos de ces événements ; elles se trouvent rapportées partiellement dans différents recueils : LETI vie de Cromwell; Morland, Léger, Florent , Martinet etc. Ces pièces sont conservées aux archives d'Etat à Turin. On y trouve aussi différents manuscrits : Origine de la guerre des Barbets en 1655 ; Rélation de ce qui s'est passé à l'arrivée et au départ des ambassadeurs Suisses etc... Mémoire remis par les ambassadeurs suisses à S. A. R. en faveur des Vaudois : Notta delle transgressione attuali che commettono gli eretici etc.... Se rapportant à la fin de l'année 1655 ; et une foule d'autres notes, de pièces diverses , et surtout de lettres, dont la plupart (mais non pas toutes) ont été publiées.
Tous les moyens jusque-là employés pour perdre les Vaudois n’ayant pu aboutir, on en suscita d’autres, car le but avoué de la Propagande officiellement établie à Turin, et partout répandue en Piémont, était l'extirpation des hérétiques.
Quels que soient donc les motifs par lesquels on ait cherché à établir ou à justifier les mesures violentes dont nous allons nous entretenir, leur véritable cause fut dans ce but avoué.
Charles-Emmanuel II était un prince clément et bon, doué en outre d’un noble caractère; les Vaudois se laissèrent aller à des murmures inaccoutumés et même à des voies de fait répréhensibles, excités qu’ils étaient par un système de provocations et d’injustices incessantes que leur suscitaient, à l'insu du souverain, les jésuites, les capucins et les propagandistes. Mais encore une fois, ni les dispositions de la couronne, ni les voies de fait des Vaudois, ne furent la cause des massacres de 1655. L’esprit du papisme seul a soufflé cet orage. De quelle manière maintenant la couronne a-t-elle été entraînée à le favoriser?
Nous avons dit que le conseil de propagandâ fide et extirpandis hœreticis était composé des plus hauts personnages de la cour (1). Ses réunions se tenaient à l’archevêché de Turin. D’autres conseils établis dans les provinces lui adressaient leurs rapports. Ces rapports ne cessaient d’être hostiles aux Vaudois. Leur résidence immémoriale à Saint-Jean, à Briquèras, à Bubiane et à Campillon était présentée comme des empiétements nouveaux; l’invocation de leurs priviléges anciens comme des actes de résistance aux décrets récents de Gastaldo, membre de ce même conseil. D’autres rapports, issus de ceux-là, étaient présentés au souverain par des ministres qui faisaient également partie de ce conseil d’extermination et de mort (de extirpandis hœreticis).
(1) On y comptait : le ministre d’Etat, Marquis de saint Thomas, le président du sénat Ferrari, celui de la Cour des comptes, Philippa, le grand chancelier, l'archevêque de Turin, le confesseur du roi, le marquis de Pianesse, le comte Christoforo, l’abbé de de La Mena etc. Gastaldo, lieutenant de la couronne et gouverneur souverain des Vallées, depuis 1650, ainsi que Rorengo, fondateur des minimes à La Tour, grand prieur de Luserne etc., en faisaient aussi partie.
C’est un fait honorable pour le duc de Savoie de n’avoir consenti alors à prendre aucune mesure nouvelle plus rigoureuse que les précédentes, mais de s’être borné seulement à donner à Gastaldo l’ordre de faire exécuter l’édit du 15 mai 1650, suspendu depuis lors il est vrai, et légalement abrogé, par les ratifications ultérieures des anciens privilèges, mais encore valide pour quelques articles réservés, et de beaucoup dépassé par les prétentions puissantes, et pour ainsi dire universelles du fanatisme public, qui demandait alors l’anéantissement complet des Vaudois.
Quant aux opérations militaires qui suivirent, il en eut la responsabilité sans en prendre la direction; et l’on verra du reste bientôt par quel enchaînement de menées insidieuses et perfides, on parvint à tromper à la fois les habitants des Vallées et le duc de Savoie.
Les premiers tombèrent par milliers dans un affreux carnage; le second vit l’Europe indignée le mettre au ban des princes civilisés; et la cause de tout cela c’était Rome, Rome seule barbare, seule persécutrice, seule encore sauvage dans la civilisation.
Nous avons dit que Gastaldo, lieutenant spécial du duc dans les vallées vaudoise», avait eu ordre (1) d’exiger que les habitants se conformassent, aux dispositions de l’édit du 15 mai 1650.
(1) Cet ordre lui fut donné le 13 janvier 1655. Les ratifications de leurs privilèges, ultérieures au 15 mai 1650, n’étaient pas encore entérinées. C’est ce dont on se prévalut, pour les considérer comme non avenues.
En conséquence , il rendit, le 25 janvier 1655, un ordre portant que tous les chefs de famille protestants domiciliés dans les communes de Luserne et Lusernette; Fenil et Campillon, Bubiane et Briquéras, Saint-Segont, Saint-Jean et La Tour, eussent à se transporter dans les communes de Bobi, Villar, Angrogne et Rora, les seules de la vallée où S. A. R. entendait tolérer leur religion, et cela dans l’espace de trois jours, sous peine de la vie et de la confiscation des biens. En outre, ils devaient être tenus de vendre leurs terres dans les vingt jours suivants, à moins qu’ils ne consentissent à se catholiser. Il était ordonné enfin que le culte catholique serait célébré dans toutes les communes protestantes, avec défense aux Vaudois de le troubler en rien, et peine de la vie pour quiconque détournerait un protestant de se catholiser.
Toutes ces dispositions montrent assez dans quel esprit et sous quelle influence cet ordre était conçu.
Gastaldo néanmoins , qui était autorisé par ses instructions à bannir toutes les familles vaudoises domicilées dans les communes interdites, s’était borné à exiger l’éloignement préalable de leurs chefs.
Les Vaudois obéirent.
Tous les chefs de famille atteints par ces dispositions se retirent dans les hautes parties de la vallée.
Une requête est adressée au souverain. Il paraissait disposé à la clémence.
Le comte Christophe, de Luserne, intercéda pour eux. « Je les laisserai volontiers habiter à Saint-Jean et à La Tour, dit le duc, pourvu que de leur côté ils consentent à se retirer des autres localités plus rapprochées de la plaine; car leurs adversaires ne me laisseront en paix qu’après avoir obtenu quelque satisfaction. »
Pendant ce temps la Propagande s’agita.
Au lieu de dire au duc que les Vaudois se sont empressés d’obéir, on dit qu’ils se révoltent et qu’ils ont déjà fait assassiner le curé de Fenil.
Leurs députés arrivent à Turin et ne sont pas reçus.
La cour les renvoie au conseil de la propagande en disant qu’ils aient à s’entendre avec lui. Ce conseil refuse également de les recevoir à cause de leur qualité de protestants, et leur ordonne de faire présenter leur requête par un procureur papiste. Ils choisirent le nommé Gibelino, qui est introduit dans la salle des délibérations. Le conseil était en séance, l’archevêque le présidait; l'humble procureur des Vaudois est obligé de présenter leur requête à genoux.
On répond qu’ils doivent envoyer d’autres députés autorisés à prendre des engagements convenables au nom de tout le peuple.
Ces nouveaux représentants arrivent à Turin le 12 février; mais Leur mandat portait qu’ils ne devaient rien souscrire de contraire aux concessions ni aux privilèges de leurs commettants.
Cela ne suffit pas, leur dit-on, il faut que vous soyez munis de pouvoirs illimités.
Ils retournent aux Vallées, et le mois suivant se passe en échanges de protocoles, envois de mémoires et de suppliques, soit à la cour. soit au marquis de Pianesse, qui répondit du moins avec beaucoup de mesure à celles qu’on lui adressa.
La modération du langage est quelquefois en raison de la dureté du cœur. Les sentiments pervers laissent l’homme plus maître de lui-même que les sentiments généreux. On reconnaîtra bientôt que ces observations ne sont pas injustes à l’égard du marquis de Pianesse,. qui nous les a suggérées. Il avait, du reste, été à l’école du jésuitisme, et il le sanctionne par ses atrocités; perfide, mais poli; cruel, mais dévot: il ne recule devant aucun moyen pour arriver au but. Les fruits de cette doctrine sont semblables à ceux dont parle un vieux poëme vaudois :
Lical son vernis e lendenas e poelh abimnol (1)
(1) Qui sont brillants (au dehors ; vernis) et dont l'intérieur est poussière abominable. La Barca, strophe XVII.
Enfin, au commencement d’avril 1655, une troisième députation vaudoise , composée de deux députés seulement (1), réparait à Turin , munie d’une procuration générale par laquelle ils étaient autorisés à accepter toutes les conditions qu’il plairait à Son Altesse Royale de leur imposer, pourvu que leur liberté de conscience n’en fût pas atteinte, et dans le cas où elle serait menacée, ils devaient demander au nom de tous leurs compatriotes l’autorisation de se retirer des Etats de Son Altesse Royale.
(1) David Bianchi de Saint-Jean, pour la vallée de Luserne, et François Manchon, pour celle de Saint-Martin.
C’était poser la question courageusement et sans ambiguité. Il n’y avait pas à reculer. Toute réponse devait être décisive.
Le marquis de Pianesse fut chargé de la faire. Après quelques délais, il leur fixa un jour d’audience. Ce fut le 17 d’avril 1655.
Les députés se rendent à son palais ; on leur dit de revenir plus tard. Ils reviennent : son Excellence n’est pas visible encore. Ils reparaissent une troisième fois, et on les renvoie aux jours suivants.
Qu’est-ce que cela signifie? se disaient les députés, pleins d’impatience et d’anxiété.
Ils n’en furent que trop tôt instruits.
Dès la veille du jour qu’il leur avait assigné, c’est-à-dire le 16 d’avril, à la tombée de la nuit, le marquis de Pianesse avait quitté Turin pour rejoindre le corps d’armée qui l’attendait sur la route des vallées vaudoises; et le lendemain, pendant que ces mandataires, pleins de franchise et de loyauté, se rendaient avec confiance à son hôtel, Pianesse, en qui le jésuitisme avait tué à la fois la noblesse du sang et l’honneur du soldat, se trouvait déjà au seuil de leur patrie à la tête des troupes qui devaient la frapper d’extermination.
Ces troupes étaient nombreuses. Outre celles qui étaient déjà cantonnées sur les lieux, se trouvait encore le régiment de Grancey, commandé par le premier capitaine, du Petitbourg, qui était logé à Pignerol.
Puis, le régiment de ville, commandé par Galeazzo; celui de Chablais, par le prince de Montafon, et enfin celui de Saint-Damian, par l'officier de ce nom.
Le marquis de Pianesse avait le commandement général de toutes ces forces réunies.
Le 17 avril, il envoya un messager à La Tour pour ordonner aux Vaudois de pourvoir au logement et à l’entretien de 800 fantassins et de 300 chevaux, dont le cantonnement était fixé dans leur commune par ordre de Son Altesse Royale.
—Comment Son Altesse Royale peut-elle nous commander de loger ses soldats, dans un lieu où, par son dernier édit, il nous est défendu à nous-mêmes d’habiter? répondirent les Vaudois.
Alors pourquoi vous y trouvez-vous? répartit le messager.
Nous y sommes pour nos affaires; mais nous avons transporté notre demeure, dans les limites qui ont été fixées.
Le messager s’en retourna donc sans avoir rien obtenu. Vers le soir, le marquis de Pianesse, après avoir franchi, sans résistance, la ligne de Briquéras, Fenil, Campillon, Bubiane et Saint-Jean, d’où les Vaudois s'étaient retirés, arriva sous les murs de La Tour, avec les régiments de ville et de Saint-Damian (1).
(1) Il nous arrivera quelquefois de nous écarter, dans le récit de ces événements, de la narration de Léger, à laquelle du reste, nous nous rapporterons toujours pour les faits dont il a été témoin oculaire, ou dont il donne des preuves suffisantes. Les détails qui suivent sont dus aussi à un témoin oculaire (un officier du régiment de Saint-Damian), qui paraît avoir écrit, jour par jour, les choses qu'il a vues dans cette expédition. Ses notes sont inédites, et font partie des archives d’Etat à Turin. Ces mêmes archives nous ont fourni aussi un grand nombre de rapports officiels et de narrations, écrites après coup pour atténuer l’horreur des massacres qui se commirent dans les Vallées. L’une de ces dernières pièces dit, par exemple, que dans toutes les Vallées, il n’a pas péri plus de cinquante Vaudois ; une autre dit qu’on en a tué tout au plus dis ou douze. Par les rapports officiels nous apprenons au contraire que, dans la seule commune de Bobi, il y eut (d’après une statistique, dressée le 11 mai) 160 Vaudois tués, 160 catholisés, 32 réfugiés en France, 10 prisonniers et 40 disperses en Piémont. Dans celle du Villar le 10 mai : 150 morts (dont trente-six ensevelis sons une avalanche), 289 catholisés (ils sont tous individuellement nommés), 20 qui se trouvent dispersés dans les montagnes ; 25 en Piémont et quatre retenus comme otages. Ce qui donne déjà un total de 310 personnes, mises à mort, dans ces deux seules communes, et porte à plus de 2,000, le nombre de celles qui ont dû périr dans toutes les Vallées. Enfin on peut juger des horreurs qui s'y sont commises, parcelles que l’on avoue; l’officier du marquis de Saint-Damian, dans le journal dont nous avons parlé, dit à la date du 9 juillet : Alle ore 20 , furono uccisi e scoiati due eretici ; e ad uno doppo gavato il cuore fu legato un gatto , per mangiarli linterno. Cet officier est loin cependant d’être favorable aux Vaudois, car à propos de l'arrangement qu’ils proposèrent au marquis de Pianesse, le 21 d’avril, il dit : Leurs prétentions étaient si impertinentes qu’il semblait qu’ils eussent raison, et le prince tort. »
On conçoit sans pane que cette concentration de troupes sur les Vallées, les desseins avoués de la propagande, la haute position de ses promoteurs, l’excitalion générale du fanatisme populaire, les avertissements de leurs amis, les menaces de leurs adversaires, avaient dû révéler, assez clairement aux Vaudois, les intentions hostiles que l’on avait contre eux.
Ils ne savaient pas, cependant, jusqu’à quel point ils devaient se tenir sur leurs gardes, ou s’abandonner à la foi de leur souverain.
N’étant l’objet d’aucune poursuite officielle, ayant obéi à l’édit du 25 janvier, tout en réclamant contre lui, ils avaient envoyé des députés chargés d’en obtenir la révocation ; ces mandataires étaient encore à Turin. D’un côté, les Vaudois ne pouvaient ignorer les projets violents de la Propagande, mais de l’autre, ils pouvaient douter que le duc de Savoie s’en fût rendu l’instrument ou le complice.
Que faire? Ils prient Dieu; ils consultent leurs pasteurs, ils écrivent à Genève : la voix générale leur dit de se défendre, mais l’incertitude de l’avenir les empêche de concerter un plan. Ils sentaient venir l'0rage, mais pouvaient-ils prévoir l’étendue des calamités qui allaient fondre sur eux? S’ils les avaient prévues, toute hésitation eût disparu, et la vigueur d’une résistance unanime se fût élevée, à la hauteur de leurs droits méconnus! Dans l’indécision et l’ignorance ; désireux d’obéir aux ordres de leur souverain qui leur enjoignait de loger ses troupes; inquiets, avec raison, de voir à la tête de ces troupes, l'un des chefs de la Propagande, qui avait juré leur perte; n’osant ni se livrer avec confiance, ni résister avec vigueur, ils ne prirent que des demi-mesures, insuffisantes dans les deux cas. Il n’y eut que Janavel qui, dès le mois de février, avait mis sur pied une petite compagnie de résolus défenseurs, dans la prévision trop justifiée que les mesures antérieures n’étaient que le prélude d’une terrible persécution. Mais il était alors regardé par ses compatriotes comme trop exclusif et trop violent.
Nous avons dit que le marquis de Pianesse avait paru, le 17 d’avril au soir, sous les murs de La Tour (1). C’était un samedi; il faisait clair de lune; toute l’armée du duc de Savoie faisait halte dans la plaine, qui s’étend des Appiots à Pra-la-Fèra et aux Eyrals. Le général en chef fit sommer les Vaudois de la loger. Ceux-ci n’étant dans la ville qu’au nombre de trois ou quatre cents, répondirent qu'il leur était impossible de fournir ce logement; que rien n’avait été préparé, qu’ils demandaient un délai pour y réfléchir et y pourvoir.
(1) Circa le 22 hore, dit la narration précitée.
Tout délai est refusé ; c’est immédiatement qu’il faut recevoir les troupes ; et en cas de refus, elles s’empareront de vive force des postes demandés.
Alors les Vaudois se retranchent derrière des bastions, élevés à la hâte. L’entrée de La Tour, en face du pont d’Angrogne, est fermée par des barricades. Cette barrière arrête les ennemis et se hérisse de défenseurs.
Il était près de dix heures du soir.
Le marquis de Pianesse la fait attaquer : les Vaudois résistent vaillamment. Après trois heures de combat, les assaillants n’avaient encore pu obtenir aucun avantage. Mais vers une heure du matin, le comte Amédée de Luserne, qui connaissait les lieux, se met à la tête du régiment de villa commandé par Galleazzo, et, pendant que le reste des troupes continue d’occuper les assiégés, ce régiment tourne la ville, du côté du Pélis, remonte par les prairies et les jardins qui s’étendent de ce côté, puis, sur les pas de son guide, pénètre au centre de La Tour, dans la rue des Bruns, et vient prendre, par derrière, les défenseurs de la barricade. Alors les Vaudois l’abandonnent, font volte-face, percent les rangs de ces nouveaux venus, qui les poursuivent inutilement et se retirent sur les hauteurs.
Vers les deux heures du matin, les catholiques vainqueurs et maîtres de la place, se rendent en masse à l’église de la Mission, chantent le Te Deurn laudamus (1), et criant de tous côtés : Viva la santa chiesa romana (2) ! E Viva la santa fede (3) e guai agli Barbetti (4)/ Les Vaudois n’eurent dans cette affaire que trois morts et peu de blessés. Vers les cinq heures du matin arriva le marquis de Pianesse con tutta la sua nobilta (5) et il alla se loger dans les bâtiments de la Mission.
(1) Nous te louons Seigneur.
(2) Vive la sainte Eglise romaine!
(3) Et vive la sainte foi !
(4) Et malheur aux Barbets. Ce nom de Barbets, donné par dérision aux Vaudois, venait probablement de celui de leurs pasteurs, anciennement nommés Barbes.
(5) Avec toute sa noblesse. Expression des écrits contemporains.
On était donc alors au dimanche matin; c’était le dimanche des Rameaux, on allait entrer dans la semaine sainte. L’esprit de l’antechrist brûlait de signaler ces fêtes chrétiennes par un grand massacre de chrétiens.
Dès ce même dimanche, en effet, immédiatement après la messe, les soldats catholiques partirent, sous la conduite du commandant Mario de Bagnolo, et allèrent, par forme de divertissement mondain, ou de préparation aux pâques prochaines, donner la chasse aux hérétiques, c’est-à-dire tuer, à coups de fusils, tous les Vaudois qu’ils rencontraient, se mettant à l’affût pour les surprendre, et brûlant les maisons dont ils avaient chassé ou tué les propriétaires (1).
(1) Andarono scaramucciando per quelli montagnuole , rentrezzando gli eretici anamazandone molti ed abruciando qui sue case o cassine che possono prendere. L'écrit dont nous tirons ces détails ne peut être suspect de partialité en faveur des Vaudois ; il est intitulé : Memorie delle irrutione e barbarie fatte dagli eretici Valdesi contro i catholici della Torre , Luserna San Segondo etc. (Archives de cour à Turin. ) Pour justifier son titre, l'auteur s'étend beaucoup sur les irruptions de Janavel dont nous parlerons plus tard.
Dans la soirée , de nouveaux corps de troupes arrivèrent encore. Le lundi, 19, l’armée, au dire de Léger, était déjà composée de près de quinze mille hommes (2). Il n’était plus possible d’en douter; cet antique projet de l'extermination des Vaudois, si longtemps fomenté, mûri et hautement avoué par les représentants les plus zélés de l'Eglise romaine, allait enfin être mis en exécution. C’est ainsi que le papisme entendait célébrer les Pâques de 1655.
(2) Deuxième partie, chap. IX, p. 108
Les Vaudois, voyant depuis les hauteurs d’Angrogne et du Taillaret, le ravage et l’incendie qui s’étendaient déjà dans la plaine, se mirent alors sur la défensive. Ils placèrent des sentinelles sur les points avancés, et quelques postes de défense, aux passages les plus importants. Mais ils étaient mal armés et mal organisés; ils ne pouvaient croire, d’ailleurs, aux perfidies dont ils seraient victimes.
Dès le lendemain du dimanche des Rameaux (lundi 19 d’avril 1655), les troupes du marquis de Pianesse attaquèrent à la fois, ces pauvres montagnards, par les hauteurs de La Tour, Saint-Jean, Angrogne et Briquèras. Les Vaudois se contentèrent de défendre leurs postes. Ils étaient un contre cent; mais une aide puissante les soutenait : la confiance en Dieu ! Toutes ces attaques furent repoussées ; les ennemis ne purent les débusquer d’un seul de leurs retranchements. La campagne s’ouvrait donc, pour eux, par une victoire. Eût-on prévu qu’elle devait finir par de si grand malheurs?
Le mardi (20 d’avril), deux attaques seulement furent dirigées, l’une contre les Vaudois de Saint-Jean, retranchés à Castellus, l’autre, contre ceux de Taillaret. Toutes les deux laissèrent, une seconde fois, l'avantage du côté des Vaudois. La première fut repoussée, avec un grand succès, par le capitaine Jayer. La seconde ne fut pas moins fatale aux assaillants; car les Vaudois ne perdirent que deux hommes, dans une action où ils tuèrent cinquante de leurs ennemis.
Léger, qui rapporte ces détails, a lui-même pris part à cet engagement.
Le marquis de Pianesse, voyant les forces considérables, dont il disposait, fléchir sous une force supérieure, devant des postes avantageux et bien gardés, crut devoir recourir à des moyens qui n'ont que trop souvent réussi contre les Vaudois, parce qu’ils en ignoraient l’usage, mais qui nulle part n’ont été mis en œuvre, avec plus d’habileté que dans l'Eglise romaine parce qu’elle y puisait une partie de sa puissance. Il recourut à la perfidie. Dès le matin du jour suivant (mercredi 21 avril), deux heures avant le lever du soleil, il envoya, sous tous les retranchements des Vaudois, des clairons et des hérauts, pour y donner avis qu’il était prêt à recevoir des députés, afin de traiter d’un accommodement au nom de son Altesse Royale le duc de Savoie.
Les députés de toutes les communes de la vallée se rendirent auprès de lui; il leur fait un accueil bienveillant, les entretient jusqu’à midi, leur donne un excellent dîner, — témoigne les meilleures dispositions à l’égard des Vaudois, et leur affirme qu’il n’a jamais été dans sa pensée de les inquiéter, en aucune façon. L’ordre de Gastaldo, ajouta-t-il (celui du 25 janvier), n’est relatif qu’aux habitants du bas pays, qui devront en effet se résigner à rentrer dans les montagnes ; mais quant aux communes de la haute vallée elles n’ont absolument rien à craindre.
Il se montra fort peiné des excès qu’avaient déjà commis ses soldats ; en accusa la difficulté de faire observer la discipline à un si grand nombre de troupes ; témoigna la crainte de ne pouvoir les contenir, le désir de les renvoyer, l’embarras que lui causait leur nombre et l’avantage qu’il y aurait à les disséminer.
Vous pourriez, ajouta-t-il enfin, rendre service à votre patrie et à moi-même, en engageant vos communes respectives à recevoir chacune, et à loger seulement l’un des régiments que l’on a fait venir.
En les accueillant ainsi sans résistance, non-seulement les localités qui les auront reçues seront à l’abri de toute violence, mais encore il se peut que le prince, touché de cette preuve de confiance, se montre ensuite moins rigoureux dans l’exclusion prononcée contre les villes de la plaine.
Les députés promirent de s’employer, selon leurs forces, à un si bon dessein. Léger et Janavel y apportèrent en vain une inflexible résistance. Les communes consentirent à recevoir les soldats du marquis de Pianesse, et dès le soir même, ils prirent possession de tous les passages, s’installèrent dans tous les hameaux, envahirent toutes les propriétés, et malgré l’ordre formel de se conduire avec prudence, n’attendirent pas même au lendemain pour massacrer quelques hérétiques.
C’est ce qui les trahit. Dans leur empressement, à vouloir s’emparer des positions les plus fortes de nos montagnes, pendant que deux régiments suivaient la route ordinaire de Villar et de Bobi, et un troisième celle d’Angrogne, il y eut un détachement spécial qui se mit à gravir les collines de Champ-la-Rama et de Coste-Roussine, pour arriver plus tôt au Pra-du-Tour.
Ce détachement, sur son passage, mit le feu aux maisons éparses du Taillaret; on en vit la fumée, on entendit les cris des fuyards et les acclamations des persécuteurs, depuis la colette de Rora où fut allumé aussitôt un signal de détresse. Il fut aperçu à l’instant de toutes les hauteurs d’Angrogne où s’étaient retirés la plupart des réfugiés de la plaine, qui avaient été obligés de quitter Bubiane, Campillon, etc., par suite de l’édit de Gastaldo (25 février).
Les habitants d’Angrogne, à leur tour, virent bientôt eux-mêmes la marche rapide du détachement envahisseur qui, dirigée vers le Pra-du-Tour, descendait triomphalement par la pente du col.
En outre apparaissait vers les portes d’Angrogne et la Pausa-dei-morts, le régiment de Grancey qui était seul attendu. Alors, entrevoyant la trahison, ils allumèrent à leur tour des signaux de détresse; et ces cris : En Pérouse! en Pérouse! à la Vachère! sauve qui peut! les traîtres sont là! Dieu nous aide! fuyons! montèrent, coururent, se répandirent comme une flamme électrique sur le vaste, flanc de ces montagnes, d’où les hommes, en état de porter les armes, se retirèrent, à la hâte, vers les hauteurs de la Vachère, et de là, par la vallée de Pramol, dans celles de Pérouse et de Pragela, qui appartenaient alors à la France.
Du côté de Bobi l’alarme fut moins prompte, car les régiments de Bagnols et du Petit-Bourg (dont le premier devait se caserner à Bobi et le second au Villar), arrivèrent paisiblement par la route ordinaire.
Il y eut bien des appréhensions éveillées lorsqu’on vit les soldats, au lieu de se tenir à Bobi, monter jusques à la Sarcena et à Ville-Neuve; il y eut déjà des victimes immolées sur leur passage, mais la connaissance de ces meurtres isolés ne pouvait se répandre, et les officiers manifestaient partout l’intention de maintenir une sévère discipline dans leurs troupes.
A Angrogne même, où elles n’avaient trouvé que quelques femmes, des vieillards et des enfants, faibles gardiens de leurs maisons abandonnées, elles s'abstinrent d’abord de tout excès. De Pianesse se contenta d’y prendre position, et de s’y rafraîchir, sans paraître vouloir y demeurer plus de deux ou trois jours, selon que le portaient les conventions. Tout en cherchant ainsi à gagner la confiance des femmes et des enfants Vaudois, ces nouveaux venus les engagérent à rappeler leurs maris et leurs frères, qui avaient pris la fuite, en protestant qu’il ne leur serait fait aucun mal. Quelques-uns revinrent; mal leur en prit! Non servanda fides hæreticis, a dit le concile de Constance; ad extirpandos hœreticosl criait la Propagande.
Du haut en bas de la vallée, dans les villages et les hameaux, sur les routes et les rochers, la Propagande, grâce à la mauvaise foi autorisée par son Eglise, avait alors introduit des soldats ou posté des sicaires.
Alors aussi le voile fut levé. Le samedi, veille du jour de Pâques (24 d’avril 1655), à quatre heures du matin, le signal d’un massacre général des Vaudois est donné à ces troupes perfides, du haut du château de La Tour.
Les soldats prévenus s’étaient levés de bonne heure ; ils se trouvaient frais et dispos, ils avaient dormi sous le toit de ceux qu’ils allaient égorger. Eux que les Vaudois avaient reçus, logés, nourris avec tant de confiance, eux qui devaient les protéger, les voilà au même moment dans toute la vallée, avec le même fanatisme, transformés en lâches assassins. Home a la palme pour ces conversions-là !
Et maintenant comment pourrons-nous donner une idée des horreurs qui suivirent? Il faudrait pouvoir, d’un seul coup d’œil, embrasser à la fois tout le pays, pénétrer dans toutes les chaumières, assister à tous les supplices, distinguer, dans cette immense voix d’angoisse et de désolation , chaque cri particulier d’un cœur ou d’un être vivant que l’on déchire.
Les petits enfants, dit Léger (1), étaient arrachés des bras de leurs mères, écrasés contre des rochers et jetés à la voirie.
(1 ) Partie II, chap. IX.
Les malades ou les vieillards, tant hommes que femmes, étaient ou brûlés dans leurs maisons, ou hachés en pièces, ou mutilés, massacrés à demi, écorchés vifs, exposés moribonds à l’ardeur du soleil, des flammes ou des bêtes féroces; d’autres étaient liés, tout nus, en forme de peloton, la tête entre les jambes, et roulés ainsi dans les précipices. On en vit qui, déchirés et brisés par les rochers sur lesquels ils avaient rebondi, étaient restés suspendus à quelque arête de roc, ou à quelque branche d’arbre, et gémissaient encore quarante-huit heures après.
Les femmes, les jeunes filles outragées, empalées, plantées nues sur des piques, aux angles des chemins, enterrées vivantes, rôties sur des lances et découpées par ces soldats de la foi, comme par des cannibales; puis, après le massacre, l’enlèvement des enfants qui avaient survécu, qu’on trouvait égarés dans les bois, ou qu’on enlevait de vive force aux tristes restes de leur famille, pour les jeter, comme des agneaux aux boucheries, dans les demeures de leurs bourreaux et dans les monastères; puis enfin, l’incendie succédant au massacre et à l’enlèvement ; les moines, les propagandistes, les zélés catholiques, courant de maison en maison avec des torches résineuses, ou des projectiles incendiaires, et ravageant au milieu des flammes ces villages remplis de cadavres.
« Deux des plus enragés de ces boute-feu, dit un ouvrage de l’époque (1), étaient un prêtre et un moine, de l’ordre de Saint-François, qui marchaient escortés de troupes; et s’il y avait quelque recoin de couvert (2), qui ne fût pas tombé, dès la première fois, sous leurs mains, on les y voyait repasser le lendemain, et pour l’achever, le prêtre n’avait qu’à lâcher un coup de sa carabine, chargée d'un feu artificiel, qui s’attachait jusqu’aux murailles."
(1) Récit véritable de ce qui est arrivé, depuis peu, aux vallées de Piémont, in-80 de 47 page·, p. 23.
(2) Cabane, toit, encore maintenu sur les muraille·. — Hangard; petite maisonnette. — Lou cubert : c’est un mot emprunté au patois du pays.
Qu’on se représente ces forcenés courant au milieu des maisons incendiées, activant le carnage et la destruction ; et ces montagnes retentissantes sous l’écroulement des ruines, des avalanches, des rochers, des corps vivants, jetés au fond des précipices!
Tel est le tableau épouvantable, inouï, sans exemple, que présentèrent alors ces lieux de désespoir.
« Et qu’on ne dise pas, ajoute l’historien Léger, que j’exagère les choses à cause des persécutions personnelles que j’ai souffertes : je me suis porté moi-même de communauté en communauté, pour recueillir les témoignages authentiques des survivants, qui déposaient des choses qu’ils avaient vues devant deux notaires qui m’accompagnaient.
« Ici le père avait vu ses enfants déchirés par le milieu du corps, à force de bras, ou à coups d’épée ; là, la mère avait vu sa fille forcée ou massacrée en sa présence. La fille avait vu mutiler le corps vivant de son père; le frère avait vu remplir de poudre la bouche de son frère, et les persécuteurs, y mettant le feu, la faire voler en éclats; des femmes enceintes ont été éventrées et l’on a vu leur fruit sortir vivant de leurs entrailles.
« Que dirai-je ? mon Dieu! la plume me tombe des mains. Les cadavres épars ou plantés sur des pieux ; les quartiers d’enfants écartelés, jetés au milieu de la route; les cervelles plâtrées contre les rochers; les tronçons de corps humains, qu’on trouvait sans bras ou sans jambes, à moitié écorchés, ou les yeux arrachés de la tête, et les ongles des pieds; d’autres attachés aux arbres, avec la poitrine ouverte, sans cœur ou sans poumons; ici des corps de femmes plus horriblement mutilés encore ; là des tombes à peine fermées, où la terre semblait gémir encore des malheureuses victimes qui avaient été ensevelies vivantes:
partout le deuil, l’effroi, la désolation et la mort !
« Voilà ce que je puis vous dire. "
L’embrasement universel de toutes les maisons vaudoises succéda au massacre de leurs habitants. En plusieurs communautés, poursuit le témoin des martyrs, il n’est pas resté une seule cabane debout; tellement que cette belle vallée de Luserne n’offrait plus alors que l’aspect d’une fournaise ardente, où des cris de plus en plus rares attestaient qu’un peuple avait vécu !
Léger ajoute, après cela, une longue série de dépositions notariées, mentionnant les détails des supplices dont il y a eu des témoins oculaires ; les horreurs qui se sont commises en face du soleil, et le nom des victimes, et les jactances des bourreaux.
Nous ne reproduirons pas le tableau de ces scènes affreuses. Pourquoi s’arrêter sur des martyres individuels, quand c’est un peuple entier qui est martyr?
Tous ces nobles et courageux suppliciés eussent pu sauver leur vie en abjurant leur foi; et les tourments, infligés à plusieurs d’entre eux, se poursuivirent encore dans la prison sans les faire fléchir.
Dix ans, vingt ans après, il y avait encore, dans les galères du souverain, des forçats qui étaient des martyrs. Dans les cachots de Villefranche et de Turin, il y eut des victimes oubliées dont le ciel a pu seul connaître les tortures, la fermeté et la joyeuse mort.
Cependant il y eut aussi dans les vallées vaudoises de nombreuses abjurations. Ecloses sous l’impression de l’épouvante et du désespoir, chacun peut en apprécier la valeur.
Un acte obtenu par la violence est considéré comme nul par la magistrature ; devant le tribunal suprême en sera-t-il ainsi ?
Ce n’est pas à nous de résoudre cette question, mais bien de rendre hommage à ceux qui ont persévéré dans la manifestation loyale de leur foi.
Le pauvre Michelin de Bobi (dont le fils était alors pasteur à Angrogne), après un supplice des plus ignobles et des plus douloureux qu'on puisse imaginer, ayant survécu à ces souffrances, fut jeté dans les prisons de Turin. On multiplia toutes les tentatives possibles pour le faire abjurer, il avait résisté à toutes.
Un jour il vit descendre, dans son cachot, deux ministres de son Eglise, nommés, l’un Pierre Gros, l’autre François Aghit. — Viennent-ils l’encourager, ou partager ses souffrances? — Mais comment les aurait-on laissés parvenir jusqu’à lui ! — Des jésuites les accompagnent. — Ab ! peut-être qu’ils vont être ensevelis dans ce cachot avec leur paroissien fidèle. —Dieu soit béni! ils pourront du moins se consoler, se raffermir et prier ensemble. — Non , ces pasteurs sont du nombre des âmes faibles qui ont cédé leurs convictions en échange d’une misérable vie; ils viennent, poussés par la main la plus hideuse du papisme, pour engager le prisonnier à suivre leur exemple, à abjurer sa foi.
La surprise que le pauvre Michelin en éprouva fut si cruelle, la secousse fut si forte, l'atteinte si profonde, qu’il en reçut la mort (1).
(1) Léger, p. 125, IIe partie.
Ces deux pasteurs revinrent plus tard à l'Eglise protestante; mais le vieillard de Bobi n'avait pas fait de sa religion un vêtement dont il pût changer selon les circonstances ; il en avait fait sa vie, et voyant ceux qui la lui avaient enseignée renier tous leurs enseignements, on peut dire qu’il en mourut pour eux.
D’antres prisonniers aussi moururent, plutôt que d’abjurer. Jacques et David Prins du Villar, hameau de la Baudèna, furent conduits dans les prisons de Luserne ; et là, dit Léger, ayant résisté à toutes les sollicitations d’apostasie, qui leur furent faites par les moines, « on leur écorcha les bras depuis les épaules jusqu’au coude, en déchiquetant la peau en forme d’aiguillettes, qu’on laissait attachées par le haut, et qui restaient ainsi flottantes sur la chair vive; on leur écorcha, de la même manière, le reste des bras depuis le coude jusqu’aux mains, et les cuisses jusqu’au genou, et enfin les jambes, depuis la jarretière jusques à la cheville du pied; ensuite on les laissa mourir en cet état (1). »
(1) Léger, p. 122. Dépositions notariées.
Ces languettes de peau, pour demeurer pendantes, devaient être déchirées et soulevées de bas en haut. Atroce raffinement de barbarie !
« Je ne puis m’empêcher de remarquer ici, ajoute l’historien, que ces Prins étaient six frères, et avaient épousé six sœurs, ayant tous plusieurs enfants, et qu’ils vivaient tous ensemble sans avoir fait jamais aucun partage de leurs biens, et sans que jamais on ait remarqué la moindre discorde dans cette famille. Elle était composée de plus de quarante personnes, chacun se tenait à sa tâche, les uns au travail des vignes et au labourage des champs, les autres au soin des prairies et à celui des troupeaux. L’aîné des frères et sa femme, qui était aussi l’aînée des sœurs, étaient comme le père et la mère de toute la famille (1). »
(1) Léger, IIe partie, p. 122.
Et ces scènes patriarcales, si respectables, si touchantes, si chrétiennement simples, sont jetées en proie au démon du papisme, que la superstition instruit à la cruauté, et qui descend alors plus bas que les sauvages ! Quelquefois, dans ces mutilations barbares, il arrivait des hémorragies qu’on arrêtait avec le feu, pour prolonger l’agonie et multiplier les tourments de la victime.
Un homme de Freyssinières, garçon de ferme à Bobi. après avoir eu la plante des pieds et la paume des mains percées de coups de poignard, fut dépouillé des caractères de son sexe, et suspendu sur un flambeau ardent, afin que la flamme arrêtât l’effusion du sang. Après cela, on lui arracha les ongles avec des tenailles, pour l’obliger à abandonner sa religion; mais comme il tenait bon, on l’attacha parles pieds aux harnais d’un mulet, et on le fit ainsi traîner dans les rues de Luserne. Le voyant presque mort, ses bourreaux lui cerclèrent la tête avec une corde, et la serrèrent tellement que les yeux et la cervelle en sortirent; après quoi on jeta le cadavre dans la rivière (1). »
(1) Léger, p. 118. Dépositions notariées.
Ah ! si ces horreurs accumulées avaient été le produit d’un transport de vengeance, d’un accès de folie, d’un de ces mouvements de rage, de ces emportements fébriles, de ces frénésies inattendues, de ces égarements irrésistibles, de cette colère aveugle, impérieuse et brutale, auxquels l’homme est quelquefois en proie ! Mais non, c’était l’issue froidement préparée, patiemment attendue, accomplie avec préméditation, de la grande œuvre du papisme. Tous les crimes et tous les vices semblaient alors s’être réunis pour le servir; lui seul, comme le roi des enfers, a pu avoir l’idée de les discipliner, pour faire plus de mal.
C’est du haut d’un clocher catholique qu’est parti le signal de la Saint-Barthélemy (2) ; ce sont les basiliques de Païenne qui ont sonné les Vêpres siciliennes; c’est du haut d’un édifice qui portait le nom de la vierge Marie (3) qu’est parti le signal des Pâques piémontaises, dont l’affreuse célébration a rempli les vallées vaudoises de larmes et de sang.
(2) Le clocher de Saint-Germain-l’Auxerrois.
(3) Le fort de La Tour se nommait le fort de Sainte-Marie.
Ah! sainte mère du Christ, Marie reçue en grâce, si une épée dut percer ton cœur, n’est-ce pas dans l'Eglise qui prétend le mieux t’honorer? Elle t’appelle reine des anges, et t’a faite reine des démons.
Dans un cantique, imprimé à cette époque, on lit les vers suivants :
Seigneur, ici le sang d'Abel
Crie encore sur les supplices ;
Vois Zacharie encor parmi ces sacrifices,
Mort entre le temple et l'autel.
Gloire de l'Eternel, justice des justices
As-tu les yeux fermés et ta puissante main
Endormie en ton sein?
Ils ne valent pas le sonnet de Milton, mais ils sont un écho de l’émotion ressentie par l’Europe tout entière en faveur des Vaudois.
Plusieurs personnes, même d’entre celles que l’on avait choisies pour servir d’instrument à cette œuvre d’extermination, la réprouvèrent avec horreur et refusèrent d'y concourir.
De ce nombre fut le premier capitaine du régiment de Grancey, M. du Petitbourg, dont nous avons déjà parlé. Lorsqu’il connut à quel usage on destinait ses troupes, il refusa de les conduire à ce déshonorant massacre et se démit de son commandement.
La cour de Savoie ayant fait écrire, plus tard, une sorte d’apologie, dans laquelle tout l’odieux de ces événements était reporté sur les chefs de l’armée française, le commandant du Petitbourg publia une déclaration par laquelle il repousse toute participation aux barbaries commises et en atteste en même temps la réalité d’une manière qui les met hors de doute (1), c’est par des citations textuelles de cette pièce que nous terminerons ce chapitre.
(1) Dans cette apologie, ou relation fidèle de la guerre de 1655, sont articulées, pour excuser les violences qu'on avoue, beaucoup de calomnies contre les Vaudois. Je n’ai pas cru devoir les relever. Déshonorer, tuer et calomnier, telle fut la maxime suivie par le marquis de Pianesse.
« Je, seigneur du Petitbourg, premier capitaine du régiment de Grancey, le commandant, ayant eu ordre de M. le prince Thomas d’aller joindre le marquis de Pianesse et prendre ordres de luy à La Tour.....J’ay esté témoin de plusieurs grandes violences et extrêmes cruautés, exercées par les bannis du Piémont (2) et par les soldats sur toute sorte d’âge, de sexe et de condition, que j’ay vu massacrer, démembrer, pendre, brûler et violer; et de plusieurs effroyables incendies.....J’ay vu l’ordre qu’il fallait tout tuer.
(2) On avait fait appel aux repris de justice et aux volontaires de toute condition. Des assassins irlandais, chassés par Cromwell, et reçus en Piémont, se distinguèrent par leur férocité sauvage, dans ces cruels massacres.
« Quant à ce qu’il proteste (le marquis de Pianesse), qu’on n’a jamais touché à aucun, sinon dans le combat, ni fait le moindre outrage aux personnes inhabiles aux armes, je soutiens que cela n’est point, et que j’ay vu de mes yeux meurtrir les hommes de sang-froid, et tuer misérablement les femmes, les vieillards et les petits enfants.
« ... Tellement que je nie formellement, et proteste devant Dieu, que rien des cruautés que dessus, n’a été exécuté par mon ordre; au contraire, voyant que je n’y pouvais apporter aucun remède, je fus contraint de me retirer, et d’abandonner la conduite du régiment, pour n’assister à de si mauvaises actions.
« Fait à Pignerol, ce 27 novembre 1655,
Signé : Du Petitbourg. »
Cette déclaration a été faite et signée devant témoins; les témoins sont MM. Saint-Hilaire, capitaine du régiment d’infanterie d’Auvergne, et du Favre capitaine du régiment d’infanterie de Sault. Léger donne cette pièce en entier, dans sa seconde partie, à la fin du chapitre IX.
Racontons maintenant comment les Vaudois ont pu se relever d’une aussi vaste extermination.
Ezéchiel vit des ossements desséchés se ranimer sous le souffle de l'Eternel, et former un peuple; et un peuple animé de l’esprit de Dieu, le verrions-nous mourir? Ce ne serait que pour conquérir une vie plus complète et plus heureuse qu’ici-bas. Mais les Vaudois surent reconquérir leur patrie. Il est temps de passer à ces glorieux événements.
(D’avril à juin 1655.)
SOURCES ET AUTORITÉS : Les mêmes qu'au chapitre précédent.
Nous avons dit que les Vaudois d’Angrogne et les réfugiés de la plaine du Piémont s’étaient en grande partie retirés dans la vallée de Pérouse; ceux de Saint-Martin prévenus, par un homme compatissant quoique catholique (1), de l’arrivée des troupes de Galeazzo lequel devait mettre tout à feu et à sang, se hâtèrent de gagner celle de Pragela; et les habitants de Bobi qui purent échapper au massacre cherchèrent un asile dans celle du Queyras, au travers des neiges, des précipices et des rochers affreux. Tous ces lieux de refuge étaient alors sous la domination du roi de France.
(1) Il se nommait Emmanuel Bochiardo. Il avertit les Vaudois : Che il signor marchese Galeazzo a ordine di abbruciare e d'estirpar ogni cosa etc , Sa lettre est du 5 mai 1655.
Dans le but de faire interdire aux Vaudois ce pays hospitalier, la duchesse de Savoie (1), qui paraît avoir pris beaucoup plus de part que son fils à ces désastreux événements, écrivit à la cour de France (2). Elle voulait empêcher ses sujets de sortir des Vallées, et les y faire massacrer. Mazarin n’entra pas dans ses vues; il répondit que l’humanité lui faisait un devoir d’ouvrir un asile aux Vaudois fugitifs.
(1) Nommée Madame Royale, dans les pièces du temps.
(2) Anne d’Autriche régente; Louis XIV mineur; Mararin premier ministre.
Cela leur donna la facilité de s’y rallier, de s’armer et de s’organiser. Ils purent même rentrer dans leur patrie beaucoup plus nombreux qu’ils n’en étaient sortis, car une foule de leurs coreligionnaires, du Queyras et du Pragela, se joignirent à eux. Pendant ce temps, un homme énergique et habile, soutenu, sans doute, par la main de Dieu (en qui nul n’eut jamais une confiance plus absolue que cet intrépide guerrier), le capitaine Josué Janavel, qui seul avait prévu la trahison, tenait en échec l’armée ennemie et l’avait peu à peu repoussée des Vallées.
Voici comment il en vint à bout.
On se souvient que le 24 d’avril était le jour fixé pour le massacre général des Vaudois. Des troupes avaient été cantonnées dans tous les chefs-lieux de commune, excepté à Rora, sans que celle-là dût pourtant être épargnée. Aussi dès le matin de ce jour d’extermination, le marquis de Saint-Damian avait fait partir du Villar, un bataillon de cinq ou six cents soldats, qui devaient aller surprendre Rora, sous la conduite du comte Christophe de Luserne , qu’on appelait le comte de Rora, parce que son apanage avait été placé sur cette seigneurie. Ces soldats gravirent les pentes abruptes de la montagne de Brouard, qui les en séparait.
Janavel, qui demeurait au pied d’un long prolongement que cette montagne forme du côté de Luserne (1), vit monter ces soldats dans la direction du village menacé ; et lui, montant de son côté, par une direction différente, rassembla dans sa route, six hommes déterminés comme lui, et s’allant poster avantageusement sur le passage des troupes qui croyaient surprendre le village à l'improviste, il les attendit, avec son escouade, derrière des rochers resserrés à travers lesquels elles devaient forcément passer.
(1) Il demeurait au quartier nommé les vignes de Luserne. Dan» les rapports et les dépêches du temps, qui signalèrent ses premiers exploits, il est désigné par ces expressions : Le capitaine des vignes de Luserne; mais son nom ne tarda pas d'être connu.
Dès qu’elles sont engagées dans ce défilé, Janavel et ses compagnons poussent ensemble un grand cri, déchargent leurs armes dont chacune porte coup; six soldats tombent, les autres rétrogradent ; ceux qui les suivent croient à une embuscade bien plus nombreuse que celle qui existe; ils font volte-face; l’avant-garde est alors séparée du gros de l’escadron. Les Vaudois, cachés dans les rochers où l’ennemi ne pouvait apprécier leur nombre, multiplient leurs coups, éclaircissent cette avant-garde, la débandent et la mettent en fuite. L’arrière-garde, à peine arrivée au sommet du col, voyant que les premiers rangs cherchent à le remonter, se hâte de redescendre par où elle est venue, sans même avoir vu ceux qui les avaient attaqués; les fuyards, tournant également le dos aux Vaudois ne les virent pas non plus : ainsi tout un bataillon se retira devant un caporal ou plutôt devant l’image exagérée d’une embuscade périlleuse. Ces traits sont rares, mais ils peuvent se concevoir ·
Ainsi l’armée tout entière de Brennus avait pris la fuite devant le temple de Delphes au bruit des prêtres d’Apollon, transformés, par l’imagination effrayée des soldats, en combattants surnaturels. Janavel, de retour à Bora, apprit aux habitants de ce village, le danger qu’ils avaient couru. Ignorant les massacres qui s’étaient accomplis dans la vallée de Luserne pendant cette même journée, les Rorains allèrent se plaindre immédiatement au marquis de Pianesse de l’invasion tentée contre eux le matin.
« Si l’on a voulu vous attaquer, ce n’est point par mon ordre, leur répondit-il ; jamais les troupes que je commande n’eussent commis un pareil attentat. Ce ne peut être qu’une horde de brigands et de vagabonds piémontais.
« Vous m’auriez fait plaisir de les tailler en pièces. Du reste, ajouta-t-il, avec bienveillance , j’aurai soin que de pareilles alertes ne se renouvellent plus. »
Ce n’était pas une alerte, en effet, qu’il voulait, mais une surprise qui les écrasât tous. La preuve ne s’en fit pas attendre.
Dès le lendemain, un nouveau bataillon est envoyé sur Rora, par la montagne de Cassulet. Cette fois Janavel avait seize hommes avec lui, cela parait bien peu, et cependant sous sa main ils valurent une armée. De ces dix-sept hommes, douze étaient armés de pied en cap ; six n’avaient que des frondes. Il les disposa en trois bandes de six hommes chacune, savoir, quatre mousquetaires et deux frondeurs. Son poste était choisi d’avance; c'était encore un défilé dix hommes, à peine, y pouvaient manœuvrer; lui, en avait presque le double, et il était placé dans la position la plus avantageuse.
Dès que le bataillon du marquis de Pianesse se fut engagé profondément dans l’embuscade, les Vaudois se démasquent, un officier et dix fantassins tombent sous leur première décharge. Une grêle de pierres siffle dans les rangs ennemis; le désordre s’y met. Sauve qui peut! s’écrie un lâche! La débandade commence. Janavel et ses hommes s’élancent alors du haut des rochers, le pistolet d’une main et l’épée de l’autre.
La souplesse, la vigueur et l’intrépidité multiplient leur nombre, on eût dit des jaguars, des loups-cerviers volant sur les corniches des rochers, avec la légèreté des insectes ailés sur les fleurs.
Le bataillon déjà surpris, troublé, à moitié en déroute, voyant sa mousqueterie perdue dans des broussailles vides ou sur des rocs impénétrables, et cependant de ces broussailles et de ces rocs surgir, tomber, bondir devant lui et tout armés des hommes résolus qui sèment la mort sur leurs pas : le bataillon, ou plutôt les compagnies les premières surprises et les plus engagées reculent involontairement devant eux. Le mouvement rétrograde se propage, la terreur se communique, l’entraînement l’emporte, et bientôt ces six cents hommes, dépaysés sur un champ de bataille qu’ils ne connaissent pas, prennent la fuite vers Luserne, ignorant à la fois le nombre de leurs adversaires et celui des morts qu’ils laissent derrière eux.
Des hommes qui fuient ne se défendent pas, ne voient pas le danger, se l’exagèrent en fuyant, lui donnent des armes par leur faiblesse, et doublent l’énergie de ses atteintes.
C’est ce qui arriva au bataillon de Cassulet. Il n’avait perdu que douze hommes dans le défilé, il en perdit quarante dans sa fuite, et voici dans quels termes, trente ans plus tard, Janavel, proscrit de sa patrie, rappelait, du fond de son exil, ce glorieux événement : « Nous n’étions que bien peu ; quelques fusiliers et six ou sept hommes de fronde, qui ne pouvaient encore se servir de fusils, et nous battîmes l’ennemi; sans cela nous étions tous perdus. Lorsqu’on se bat à la descente, les pierres des frondes avec dix fusiliers font plus d’effet que vous ne pourriez croire (1). »
(1) Lettre écrite de Genève aux Vallées par Josué Janavel, en 1685 pour prévenir les Vaudois de la terrible persécution qui éclata en 1686. (Archives de cour à Turin.)
On voit dans ces quelques lignes que, dans cette petite poignée de combattants qui sauvèrent Rora et qui devinrent bientôt le salut des Vallées, se trouvaient des jeunes gens qui ne pouvaient encore se servir de fusil. On n’en est que plus frappé des succès de cette héroïque phalange ; et l’on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de son courage ou de la protection divine qui lui donna la victoire. Mais la valeur ne se mesure point à l’âge, non plus que la force d’une armée ne se mesure au nombre de ses soldats.
« La troupe de Janavel l’avait déjà prouvé; elle devait le prouver encore.
Le marquis de Pianesse, déçu une seconde fois dans ses projets, envoie à Rora le comte Christophe, seigneur du lieu, pour rassurer les Vaudois et rejeter sur un malentendu l’envoi des troupes dirigées dans leur vallée. — On a fait contre vous des rapports dont la fausseté a été reconnue; vous n’avez qu’à vous tenir tranquilles et vous vivrez en paix.
En même temps il faisait rassembler, pour les anéantir, un bataillon plus nombreux que la veille. On s’étonne que les Vaudois puissent se laisser prendre à de telles promesses; cette assurance dans la déloyauté paraît surprenante chez un gentilhomme ; mais on ne doit pas oublier que les premiers considéraient le mensonge comme un péché, et le second comme une vertu.
La plus haute représentation du catholicisme, un concile œcuménique, n’avait-il pas déclaré qu’il était permis d’être de mauvaise foi avec les hérétiques? Et la Propagande, le jésuitisme, toutes les forces vives de l'Eglise romaine à cette époque, n’en faisaient-ils pas un devoir ?
Ce qui paraissait déshonorant à un protestant enorgueillissait un papiste. Parvenir à répandre le sang par une trahison était pour Rome un légitime triomphe. Il est permis toutefois de croire que les Vaudois n’étaient pas complètement rassurés.
Le lendemain, 17 d’avril, un régiment tout entier s’ébranle dans la vallée, s’élance vers Rora, s’empare de tous les sentiers, occupe toutes les positions, brûle à mesure les maisons qu’il trouve sur son passage, se charge de butin et emmène les troupeaux des habitants, qui s’étaient retirés vers les hauteurs du Friouland.
Janavel, avec ses hommes, contemplait de loin le saccagement de la vallée, mais n’osait s’approcher, à cause du grand nombre de ses adversaires. Cependant, quand il les vit encombrés de butin et embarrassés par les troupeaux qu’ils emmenaient avec eux, il encouragea ses dix-sept hommes, se jeta à genoux, fit une ardente prière au Dieu des armées et, plein de courage, conduisit sa petite troupe dans une position favorable, nommée Damasser. Le régiment est arrêté à ce passage ; il ignore le nombre de ses ennemis, il ne veut pas abandonner son butin, il voit tomber ses premiers hommes , préfère rétrograder et se retirer sur le Villar.
Mais les Vaudois connaissent mieux leurs montagnes que ces troupes étrangères ; ils prennent un raccourci, les devancent, vont se poster sur leur passage et leur coupent encorda retraite.
C’était vers le sommet de la montagne qui sépare Rora du Villar, sur un plateau gazonnant, nommé Pian pra, ce qui signifie pré uni.
L’armée de Pianesse s’avance en traînant après elle un immense butin.
Elle marchait en désordre et sans défiance, car ses insaisissables adversaires ayant disparu devant elle et ne s’annonçant nulle part, semblaient ne devoir plus se montrer.
Tout à coup une décharge à bout portant la décime à travers les arbres. Les soldats, au lieu de se défendre, précipitent leur marche. Ils étaient déjà sur la pente de la montagne. L’escouade de Janavel fait rouler sur elle une avalanche de pierres. Ils s’écartent pour les éviter. Alors les Vaudois se précipitent au milieu de ces soldats débandés. C’est en vain qu’ils cherchent à se rallier; le terrain ne le leur permet plus; plusieurs d’entre eux glissent et se font égorger ou tombent dans les précipices.
La plus grande partie de l’armée arriva cependant au Villar, mais elle avait laissé son butin en route ; les Vaudois ne perdirent aucun des leurs, et ils rentrèrent en possession de tous les biens qu’on venait de leur enlever.
Etant remontés sur Pian pra, Janavel les arrête : Rendons grâces, dit-il. Ses hommes s’agenouillent : 0 Dieu! s’écrie leur intrépide chef, nous te bénissons de nous avoir conservés. Protège nos gens dans ces calamités, et augmente en nous la foi ! Cette courte prière est suivie de l'Oraison dominicale et du Symbole des Apôtres. Pendant ce temps les fuyards arrivaient à Luserne. Le marquis de Pianesse, furieux, humilié, rugissant de colère, et voulant néanmoins se contenir, mais reconnaissant qu’il était inutile de recourir à de nouvelles tromperies, à de perfides protestations, convoque le ban et l’arrière-ban de ses troupes. Il en fait venir de Bubiane, de Barges et de Cavour. Elles doivent se réunir à Luserne pour marcher sur Rora ; le jour et l’heure sont indiqués ; mais l’ardent massacreur de Bobi, Mario de Bagnol, veut avoir la gloire de détruire à lui seul cette misérable poignée d’aventuriers. On désignait ainsi les héroïques montagnards qui défendaient avec tant de courage leurs malheureuses familles.
Le capitaine Mario part donc avec ses mousquetaires deux heures avant les autres milices. Il avait trois compagnies de troupes réglées, une de volontaires et de bannis piémontais; une cinquième d’Irlandais expulsés de leur patrie par Cromwell, en punition des massacres qu’ils avaient commis contre les protestants de cette lie. C’était un titre pour qu’ils fussent bien reçus parmi les massacreurs des Vaudois. On leur avait même promis d’avance la concession gratuite du sol dépeuplé des Vallées. Ils combattaient donc dans leur propre cause. Le fanatisme et l’intérêt, quels plus puissants motifs au carnage pouvait-on leur donner?
Le capitaine Mario divisa ses troupes en deux parties, dont l’une prit la droite et l'autre la gauche du vallon de Rora. Il parvint ainsi sans résistance jusqu’aux rochers de Rummer, signalés déjà, depuis quatre jours, par la première victoire de Janavel. Celui-ci s’y était encore retranché, avec sa petite troupe augmentée de quelques nouveaux combattants, et portée alors au nombre de trente à quarante hommes. Mais la droite du comte de Bagnol, s’étant déployée sur les hauteurs, avait pris le dessus de Rummer, et menaçait de venir attaquer les Vaudois par derrière, pendant que le reste des assaillants les aurait attaqués par devant.
Janavel voit le piège dans lequel il va être pris, et, avec la promptitude de décision et l’énergie d’action qui caractérise le génie militaire : En avant ! à la broua ! (1) s’écrie-t-il; la victoire est là-haut! et, faisant volte-face, il abandonne le front du capitaine Mario, dont le mouvement de poursuite allait être retardé par la nécessité d’escalader les rochers; il se tourne contre le détachement supérieur qui se déployait déjà sur les croupes unies de la colline; tous les Vaudois avaient leurs armes chargées; Janavel les dirige en droite ligne sur l’aile droite de ce détachement qui manœuvrait pour le cerner. Feu! s’écrie-t-il. Une décharge terrible mitraille ses adversaires ; le gros des troupes se porte de ce côté pour résister aux Vaudois; mais Javanel s’est jeté ventre à terre, et la mousqueterie a passé sur sa tête; alors profitant des tourbillons de fumée qui le couvrent encore, au lieu de poursuivre sa course dans la première direction, il fait un coude subit à droite et va l’épée à la main se frayer un passage à travers l’aile gauche, où l’ennemi est déjà affaibli par le mouvement de concentration qui s’était opéré du côté opposé. Perçant ainsi la ligne d’invasion, il la dépasse, atteint le sommet, ou la broua qu’il avait désignée à ses soldats. De là il domine l'ennemi, et tous les Vaudois se rangeant en bataille, adossés contre les rochers, avec la triple énergie que donnent le bon droit, la confiance en Dieu et le succès, ils font face à leurs adversaires avec une effrayante intrépidité.
(1) Mots patois, signifiant : au sommet.
C’est en vain que les deux détachements du comte de Bagnol se rejoignent pour les assaillir, les Vaudois ne se laissent pas entamer.
Le cercle de leurs adversaires embrasse tout le bas de la colline, et, comme l’affleurement d’une eau qui s’élève autour d’un promontoire, ce cercle se resserre en montant autour d’eux ; mais il ne dépasse pas une certaine limite, car les soldats qui le forment tombent frappes de mort dans tout le rayonnement des balles vaudoises.
Comme une neige qui se fond sur un côté de la montagne, cette armée diminue peu à peu, son invasion s’arrête là.
« Les Vaudois, dit Léger, firent une si longue et si courageuse résistance qu’enfin la confusion et l’esprit d’étourdissement s’étant manifestement saisi de cette grande multitude d’assaillante, ils prirent la fuite, laissant soixante-cinq de leurs morts sur la place, sans compter les blessés et les cadavres qui furent emportés."
Voyant que les ennemis se retiraient par le bas de la vallée, les Vaudois veulent les poursuivre. Janavel les arrête. « Mieux que ça! leur dit-il; il faut les anéantir." Et, dépassant par les hauteurs le front des fuyards, il court se poster encore, avec ses invincibles fusiliers, sur un passage étroit, nommé Pierro capello.
Là arrive la troupe ennemie qui commençait à reprendre haleine. Au moment où elle s’y attendait le moins, les Vaudois font une nouvelle décharge, précipitent des quartiers de rocher, s’élancent sur elle, redoublent son effroi, son désordre, ses pertes; il n’y eut pas ombre de résistance; une terreur panique, ou plutôt la frayeur du Dieu de Jacob, saisit d’une telle manière ces soldats débandés, que, ne pouvant fuir à leur aise, à cause de la difficulté des sentiers, ils se jettent à corps perdu dans les rochers, les ravins, les torrents et se noient ou se brisent dans les précipices, s’ils ne tombent pas sous le fer et le plomb de leurs terribles assaillants.
Le capitaine Mario lui-même fut à grand’ peine retiré d’un gouffre rempli d’eau, où il avait failli se noyer; on le ramena à Luserne, sans habits, sans chapeau, sans souliers, et il mourut peu de jours après.
Ici se place un fait qu’on oserait à peine introduire dans un ouvrage de pure imagination, tant il paraitrait improbable. Mais l’histoire ne doit pas reculer devant des prodiges avérés; et l’on sait que le vrai est souvent ce qui paraît le plus invraisemblable.
Quelque étonnantes que soient déjà les victoires multipliées de Janavel contre des ennemis cinquante fois plus nombreux, on ne verra pas sans surprise que le marquis de Pianesse ait alors fait prendre les armes à toutes les troupes disponibles qu’il avait sous ses ordres, et fait marcher près de dix mille hommes contre la petite commune de Rora, défendue avec tant de persévérance par une simple compagnie de braves montagnards.
C’était dans les premiers jours du mois de mai 1655. Trois mille hommes partirent de Bagnol, trois mille du Villar, et quatre mille de Luserne, pour assaillir en même temps un village de cinquante maisons.
La bande venue par le Villar parut la première. Janavel repoussa son attaque; mais pendant qu’il combattait, les deux autres bandes envahirent le bas de la vallée, pillèrent le village, incendièrent les maisons, massacrèrent les habitants, commirent des outrages monstrueux, et emmenèrent prisonniers les malheureux qui n’avaient pas péri. La position n’était plus tenable; Janavel n’avait plus rien à défendre; Rora était détruit ; ses habitants tués ou captifs : il se retira avec son héroïque cohorte dans la vallée de Luserne.
Le lendemain il reçut du marquis de Pianesse un billet ainsi conçu : « Au capitaine Javanel. Votre femme et vos filles sont entre mes mains; elles ont été faites prisonnières à Rora; je vous exhorte, pour la dernière fois, à abjurer votre hérésie, ce qui sera le seul moyen de vous faire pardonner votre rébellion contre l'autorité de Son Altesse Royale, et de sauver la vie à votre femme et à vos filles, qui seront brûlées vivantes, si vous ne vous rendez. Et si vous persistez à faire l’opiniâtre, sans me donner la peine d’envoyer des troupes contre vous, je mettrai votre tête à prix, pour une telle somme que, eussiez-vous le diable au corps, il faudra que vous me soyez livré mort ou vif; et si vous tombez vivant entre mes mains, vous pouvez vous attendre à ce qu’il n'y aura pas de tourments si cruels qui ne vous soient infligés. Cet avis est pour votre gouverne ; songez à en faire votre profit. »
Voici ce que répondit Janavel : « Il n’y a pas de tourment si cruel que je ne préfère à l’abjuration de ma foi ; et vos menaces, loin de m'en détourner, m’y fortifient encore davantage. Quant à ma femme et à mes filles, elles savent si elles me sont chères ! Mais Dieu seul est le maître de leur vie, et si vous faites périr leur corps, Dieu sauvera leur âme. Puisse-t-il recevoir en sa grâce ces âmes chéries, ainsi que la mienne, s’il arrive que je tombe entre vos mains. »
Telle fut la réponse de l’héroïque montagnard.
Aussitôt sa tête est mise à prix.
Il lui restait un fils, un jeune garçon qui avait été confié à un parent du Villar. Craignant qu’on ne le fit encore prisonnier, l’intrépide et malheureux père prend avec lui cet enfant, le porte à travers les neiges de l’autre côté des Alpes, descend en Dauphiné, y dépose son fils, y ravitaille sa petite escorte, prend quelques jours de repos et en profite pour recruter sa bande; puis, toujours confiant en Dieu, il franchit de nouveau les Alpes, rentre dans les Vallées et se remet en campagne, plus fort, plus redouté, plus intrépide que jamais.
Pendant ce temps, le modérateur des Eglises vaudoises, Léger, s’était rendu à Paris, où il avait fait imprimer un manifeste, qui fut adressé à toutes les puissances protestantes de l’Europe.
Des preuves multipliées de la plus vive sympathie et du plus actif intérêt, arrivèrent de toutes parts aux
Eglises vaudoises. D’un autre côté, la cour de Savoie, ou plutôt la duchesse (1), sollicitée par la Propagande et par le nonce pontifical (nous n’osons dire apostolique) poursuivait avec vigueur, aux applaudissements du haut clergé, le but réel de tant d’agitations : savoir, l’expulsion ou l'extermination complète de l’Israël des Alpes, de ces évangéliques enfants des Vallées.
(1) La plupart des pièces dont nous allons parler portent sa signature.
Après avoir demandé à Mazarin de leur refuser un asile en France, et n’ayant pas pu l’obtenir, elle lui demanda de les éloigner des frontières du Piémont, à la distance de trois jours. L’exécution de cette mesure lui ayant encore été refusée, elle demanda et obtint qu’il serait interdit aux Français de venir au secours des Vaudois qui se trouvaient encore dans les Vallées.
Ses démarches étaient si actives, ses desseins si hautement avoués que, dans les Vallées mêmes, plusieurs personnes doutaient que les Vaudois pussent jamais s’y raffermir. François Guérin, ministre du Roure, en Pragela, prophétisait hardiment à ceux qui s’y étaient réfugiés, qu’ils devaient renoncer à l’espoir de rentrer dans leur patrie, le temps étant venu que le chandelier en devait être ôté (1).
(1) Ces faits sont mentionnés, dans une lettre de la duchesse de Savoie , à Lesdiguières , gouverneur du Dauphiné , pour lui demander de prendre des mesures conformes à ces dispositions. La lettre est du 2 de juin 1665 et se trouve aux Archives d'Etat à Turin.- Lesdiguières reçut de Louis XIV des ordres semblables, le 4 et le 18 de juin 1655 (même source) .
Le capitaine des gardes suisses du duc de Savoie, étant du canton de Glaris où se trouvaient quelques familles catholiques mécontentes d’habiter un pays protestant, proposa à Charles-Emmanuel II d’accueillir ces familles dans les Vallées et d’envoyer en échange les Vaudois dans le canton de Glaris (2).
(2) Léger II, p. 365.
Cromwell, de son côté, offrit aux Vaudois de les recevoir en Irlande, à la place des indigènes qu’il avait expulsés de cette île. Mais la réponse du modérateur fut plus conforme aux intérêts de sa patrie : il supplia le Protecteur d’envoyer un plénipotentiaire à Turin, pour travailler à rétablir les Vaudois dans les Vallées, plutôt qu’à les en éloigner. Ce plénipotentiaire fut Morland, qui joua un si grand rôle dans la pacification de ce malheureux pays, et qui écrivit plus tard une histoire remarquable des événements qui venaient de s’y passer.
La plupart des puissances étrangères, depuis le roi de Suède jusqu’aux cantons helvétiques, écrivirent à Charles-Emmanuel en faveur des Vaudois. « Cette affaire fait grand bruit en Suisse aussi bien qu’en France et en Allemagne,» écrivait l’ambassadeur sarde de la Borde à la duchesse Christine (1). « Votre Altesse fera telle considération qu’elle jugera à propos dans une conjoncture où les armes communes peuvent être employées plus utilement ailleurs. »
(1) Lettre du 18 juin 1655. (Archives de Turin.)
Dans une autre lettre (2) ce même ambassadeur s’exprime plus clairement encore : « Cette guerre, dit-il, ne peut avoir été conseillée que par des amis de l’Espagne, pour détourner les armes de Son Altesse Royale du Milanais. »
(2) Du 25 de juin (même source).
Ainsi chacun jugeait cette affaire à son point de vue : les diplomates ne lui attribuaient que des causes politiques; les ecclésiastiques, que des causes religieuses ; mais tous étaient unanimes à les blâmer. Et pour le dire en passant, l’Europe tout entière se serait-elle émue, tant de souverains auraient-ils adressé de si vives représentations à la cour de Savoie, au sujet des massacres de 1655, commis dans les vallées vaudoises, si ces massacres n’avaient pas eu lieu? La cour de Savoie en fit cependant alors démentir la nouvelle. Mais le sentiment de leur triste réalité était si vif chez ceux qui en furent victimes que, vingt-cinq ans plus tard, on trouve encore dans leurs correspondances l’année 1655 désignée par ces seuls mots : l’année des masssacres; des documents authentiques enfin ne permettent pas de douter du véritable caractère de ces événements, où les hideuses conséquences du papisme se sont empreintes tout entières.
En Suisse, en Angleterre, en Hollande, dans près-que tous les pays protestants de l’Europe, on fit des collectes et des jeûnes publics dans l’intérêt des Vaudois. Beaucoup de catholiques aussi leur témoignèrent de touchantes sympathies. Nous aimons à distinguer toujours le principe du catholicisme des vertus que peuvent cacher en de nobles âmes les formes extérieures qu’il a pu revêtir.
Louis XIV lui-même ordonna à Lesdiguières de recueillir avec bonté les Vaudois fugitifs et de leur garantir sa royale protection (1).
(1) Ce sont les termes dans lesquels il s’en expliquait à Cromwell. Léger II, p. 226.
Dans les vallées du Queyras et de Pragela, qui appartenaient à la France, on prit les armes pour venir au secours des persécutés (1). Les troupes réglées dé-sériaient afin de s’y rendre (2). On fit afficher, à Grenoble, un ordre formel pour interdire ces désertions (3). Déjà le capitaine Janavel était revenu aux Vallées avec sa vaillante escouade augmentée de nombreuses recrues du Queyras.
(1) Lettre de Christine à Lesdiguières, le 2 de juin. — Lettre de Louis XIV au même, le 18 de juin. Turin. Archives d'État.
(2) Lettre de Louis XIV à Lesdiguières, datée du 4 juin. (Même source.)
(3) Le 14 de juin. Cet ordre est imprimé en forme de placard.
Le capitaine Jahier, originaire de Pramol, s’était retiré en val Pérouse, sur les terres de France, avec les réfugiés de Bubiane, et les habitants d’Angrogne qui, le 22 d’avril, avaient fui devant l’armée de Pianesse.
Il revint un mois après à la tête de ces exilés, soutenus par leurs coreligionnaires de Pragela, et les rétablit dans les vallons d’Angrogne et de Pramol. Puis il écrivit à Janavel de venir le rejoindre.
Ce dernier avait d’abord pris position sur une haute montagne, nommée l’Alp de la Pelaya di Geymet. De là, descendant par le vallon de Rora, qu’il connaissait si bien, il avait essayé de s’emparer de Lusernette, village catholique situé à une demi-lieue de Luserne. Mais aux appels du tocsin, les troupes de Luserne et de Bubiane accoururent en si grand nombre, que Janavel fut obligé de renoncer à son projet. Il était déjà entouré d’ennemis lorsqu’il battit en retraite ; et cette retraite fut si habilement exécutée, que ses adversaires eux-mêmes n’en parlèrent qu’avec admiration.
Dans cette affaire, ce hardi capitaine reçut une balle à la jambe, et il la garda toute sa vie dans les chairs. Mais cette blessure ne l’empêcha pas de poursuivre ses expéditions. Celle qu’il venait de tenter sur Lusernette, quoique ayant manqué son but, n’en eut pas moins des suites importantes, car elle donnait une nouvelle face à cette guerre d’extermination dans laquelle les Vaudois prenaient alors l’offensive pour la première fois.
Une terreur inexprimable commença à troubler les villes du Piémont les plus rapprochées des montagnes.
Chacune voulut avoir ses retranchements et sa garnison. Des troupes irlandaises furent casernées à Bubiane; mais elles y commirent tant d’excès que les habitants eux-mêmes furent bientôt obligés de prendre les armes pour les en chasser. Ainsi les persécuteurs commençaient à se détruire les uns les autres.
C’est alors que Janavel opéra sa jonction avec le capitaine Jahier (le 27 mai) sur les rives de l'Angrogne. Ces deux hommes de guerre, en réunissant leurs forces, devenaient plus redoutables et plus puissants dans leurs expéditions.
La première entreprise qu’ils tentèrent en commun fut dirigée contre le bourg de Garsiliane, dont ils cherchèrent à s’emparer dès le soir même. Mais comme à Lusernette, de nombreuses troupes étant survenues au son du tocsin de toutes les bourgades environnantes, ils furent obligés de se retirer, emmenant seulement quelque bétail et six paires de bœufs dont ils s’étaient emparés.
Le lendemain au point du jour, s’étant encouragés par la prière, et sentant l’urgence de quelque énergique démonstration pour sauver leur patrie, ils assaillirent le bourg de Saint-Segont et s’en emparérent. Pour se mettre à l’abri du feu de leurs ennemis, les Vaudois faisaient rouler devant eux des tonneaux remplis de foin, et s’approchèrent ainsi des murailles de la ville, du haut desquelles pleuvait sur eux une grêle déballés, qui se perdaient dans les futailles, sans frapper ceux qui s’abritaient derrière ces mantelets roulante.
Arrivés au pied des retranchements, ils mirent le feu à des tas de fascines et de sarments, dont la fumée les déroba aux regards des assiégés. Ayant alors enfoncé une porte, ils pénétrèrent dans le bourg et se chargèrent de butin. Un régiment irlandais fut surpris dans sa caserne et taillé en pièces.
Le nombre des morts faits par les Vaudois fut de sept à huit cents Irlandais et de six cent cinquante Piémontais. Les habitants sans armes furent épargnés (1) et en partie retenus prisonniers; puis on livra le village aux flammes.
(1) Une fille seulement fut tuée par une balle perdue. C'était mademoiselle Alix Marsaille.
C’était une exécution terrible, et qu’on eût peut-être pu se dispenser de pousser aussi loin, sans la nécessité où étaient les Vaudois d’imposer enfin par le déploiement de leurs forces à des ennemis qui avaient osé les égorger sans défense. D’ailleurs, en temps de guerre on ne raisonne plus avec le sang-froid d’un jugement serein.
Et puis les vallées vaudoises avaient été si cruellement bouleversées, le sang répandu criait si haut, l’irritation devait être si profonde, que, sans attribuer à l’esprit de vengeance seulement de telles représailles, on peut les concevoir comme une conséquence ou une nécessité.
Elles furent utiles, en effet, pour amener les persécuteurs à reconnaître qu’il fallait enfin compter avec ce peuple sacrifié. Et s’il est vrai qu’on n’a d’égards que pour ceux que l’on aime ou ceux que l’on redoute, les Vaudois, assurés de n’être pas aimés, n’avaient plus assurément qu’à se faire redouter.
Ils réussirent en peu de jours.
Déjà la prise de Saint-Segont équivalait au gain d’une bataille. Ils avaient fait mordre la poussière à quatorze cents ennemis; la perte, de leur côté, n’était que de sept hommes (1); ces résultats presque incroyables furent bientôt connus.
(1) Savoir, un de La Tour, deux du val Saint-Martin, un de Roche-Plate, deux d’Angrogne et un de Saint-Jean.
Il y eut en outre six blessés.
La terreur inspirée par Janavel et Jahier, gagna toutes les villes voisines. Elles s’entendirent pour se défendre mutuellement, convinrent d’un signal télégraphique, qui du haut des clochers devait avertir de l’arrivée des Vaudois et signaler leur position.
Le peuple, qui souffrait de l'interruption du commerce, du cantonnement des troupes, des incursions des Vaudois, s'élevait avec force contre l’origine, ou du moins contre le résultat de ces perturbations.
La voix publique devint plus pressante encore lorsque Jahier et Janavel eurent multiplié leurs exploits avec leurs intrépides partisans.
Le marquis de Pianesse chercha de les abattre en mettant à prix la tête des principaux d’entre eux (1); mais leur troupe, au lieu de s’affaiblir, s’augmentait chaque jour par de nouvelles recrues ou de nouveaux réfugiés qui leur venaient du Queyras et du Pragela. Le 2 juin elle était composée de quatre compagnies commandées par les capitaines que nous connaissons déjà, et en outre parles capitaines Laurens et Benet. Dans leur petit conseil de guerre, ils résolurent d'aller attaquer Briquéras. Pour exécuter ce dessein, les quatre compagnies marchèrent par différentes directions, de manière à pouvoir non-seulement surprendre le bourg, mais encore s’opposer aux secours qu’il aurait demandés.
(1) On peut connaître ainsi le nom des plus fameux de ces derniers défenseurs de leur patrie . Les voici d'après l'édit du 23 mai 1635. Le chiffre qui suit le nom indique la somme promise pour la tête de chacun d'eux . — Josué Janavel : 300 ducats. Barthélemy et Jacques Jahier, 600. - Paul Vachère, de Luserne, 300. François Laurent des chiots ( val de Saint -Martin) , 200.- Jean Malanot, du même lieu , 200.- Daniel Grill , de Pral, 200. Abel, Jean , Antoine, Philippe et Gioanino Peirotti, de Pral ( toute une famille), 200. Charles Fautrier, 150. - Paul Fautrier , 150. Etienne Grass de Bobi, 150. — Lorenzo Buffa d'Angrogne , 150. — Les frères Jean, Pierre et Jacques Tron, dits Gianetti , du val Saint-Martin , 150. -Pierre Chanforan et Barthélemy Imbert d'Angrogne, chacun, 150. — Barthélemy Bonous et Jacques Perronel de Rrioclaret, ensemble 150. -Enfin Daniel Arbareu, d'Angrogne ; Barthélemy Gianolat , de Saint-Jean ; · Guillaume Malanot du même lieu ; Gianone de Gianoni d'Angrogne ; - David Bianchi de Saint-Jean ; -Josué Mondon de Bobi ; Daniel Pellenc du Villar , - - - - - Paul Goante de La Tour ; - Paul Bernard de Rodoret ; - Jacques Guillaume et Michel Bastie (sans autre désignation) : mise à prix de leur tête, pour chacun , 100 ducats. Pour les frères Jean et François Méruson ; de Traverses, en Pragela, 100 ducats pour les deux. - La tête de trois pasteurs vaudois est également mise à prix par cet édit , savoir : Jean Léger ( l'historien) , 00 ducats ; Isac Lépreux pour chacun, 300 ducats. B Jean Michelin de Bobi et L'édit est signé de Charles- Emmanuel et coutre- signé Morozza. L'étatmajor de la troupe vaudoise est donné nominalement par Léger , p. 199
En conséquence, Janavel se tint sur la côtière de Saint-Jean et de la Tayarea, afin d’arrêter les troupes qui seraient sorties de La Tour et de Luserne ; le capitaine Laurens se porta sur les derniers contre-forts de Rocheplate, prêt à couper celles qu’on aurait pu envoyer de Saint-Segont ; car, malgré l’incendie récent de ce village, on l’avait rendu habitable par de promptes réparations. Jahier descendit dans la plaine de Briquéras, et commença à ravager les campagnes environnantes; mais au signal donné, les garnisons voisines accoururent avec tant de rapidité au secours de Briquéras que ce lieu ne put être envahi.
Jahier rétrograda donc vers les collines de Saint-Jean, où Janavel avait tenu en échec les troupes qu’il s’était chargé d’arrêter.
Renforcés alors l’un par l’autre, ces deux capitaines attaquèrent l’ennemi avec tant d’impétuosité qu’il laissa cent cinquante morts sur le champ de bataille. Les Vaudois n’eurent qu’un seul homme de tué.
Peu de jours après, un convoi de trois cents soldats fut envoyé de Luserne au fort de Mirabouc.
Janavel se trouvait à Bobi ; il eut connaissance de cette opération, alla attendre les ennemis au défilé de Marbec, les y arrêta pendant cinq heures, mais fut obligé enfin de céder le passage, après leur avoir tué beaucoup de monde.
Ce vaillant capitaine n’avait alors avec lui que huit hommes, et, malgré leur retraite, on ne peut disconvenir qu’ils montrèrent une grande intrépidité en osant aller en attaquer trois cents. Il est vrai qu’ils étaient favorisés par l’admirable position que leur chef avait choisie. Aucun d’entre eux ne fut tué.
Janavel se retira après cela sur l’Alp d’où il avait tenté sa première expédition contre Lusernette, savoir la Palea di Geymet, située en face du Villar.
Ce dernier village était le seul qu’on n’eût point incendié, à cause du grand nombre de ses habitants qui s’étaient catholisés, et qu’on avait cru devoir laisser tranquilles dans leurs demeures.
Janavel leur fit dire qu’ils eussent à se rendre auprès de lui, pour augmenter le nombre des défenseurs de la patrie, faute de quoi ils seraient traités comme des apostats, des traîtres et des ennemis.
A cet énergique langage, les Villarains, par crainte ou par patriotisme, se joignirent au rude guerrier qui leur parlait ainsi.
Janavel alors unit derechef ses efforts avec ceux de Jahier, et ils formèrent le projet de reconquérir ensemble la capitale protestante de leurs vallées, la ville de La Tour.
Ils ne purent y réussir, mais ils tuèrent plus de trois cents soldats.
Les troupes réunies de ces deux, capitaines se montaient alors à plus de six cents hommes. Ils établirent leur quartier général sur une des hauteurs d’Angrogne, nommée le Verné. Mais il fallait pourvoir à l’entretien de ces soldats ; on ne pouvait le faire qu’en rançonnant les ennemis.
Les habitants de Crussol, village situé dans la vallée du Pô, ayant fait beaucoup de mal aux Vaudois, lors des derniers massacres, Jahier résolut de les mettre à contribution.
Il partit avec quatre cent cinquante hommes pendant la nuit, et le lendemain matin, à l’aube du jour, avant qne les Crussolains eussent pu prendre aucune mesure de défense, leur village fut envahi. Les habitants effrayés se retirèrent dans une profonde caverne, et les Vaudois emmenèrent sans résistance plus de quatre cents vaches ou bœufs et de six cents moutons.
Ce butin fut transporté et partagé à l’Alp de Liouza, qui, par une charte très ancienne, avait été concédé à l’abbaye de Staffarde.
Pendant que cette expédition s’accomplissait sur les rives du Pô, les catholiques de Saint-Segont et des bourgades voisines étaient venus attaquer les cent cinquante Vaudois demeurés à Angrogne. Les capitaines Laurens et Benet, avec les frères Jahier, repoussèrent ces assaillants qui, dans leur retraite, surprirent un homme sans défense et assouvirent sur lui leur cruauté (1).
(1) Ils lui passèrent une corde autour de la tête , et la serrèrent avec un bâton, jusqu'à ce qu'elle eût pénétré dans les chairs. Cet homme se nommait Pierre Reggio; il venait de Pinache, et il mourut quelques jours après, des suites de ce supplice.
Cependant le capitaine Jahier était allé en Pragela pour vendre ou mettre en garde une partie du butin qu’il avait fait à Crussol. Janavel, l’ayant attendu inutilement pendant huit jours, se décida à attaquer seul la ville de Luserne. Ce retard fit manquer l’expédition ; car un nouveau régiment qui était arrivé la veille dans cette ville repoussa son attaque.
Deux jours après, le marquis de Pianesse, ayant fait mettre sur pied toutes les troupes du pays, soutenues par ce nouveau régiment que commandait M. de Marolles, vint attaquer à son tour la troupe de Janavel, au cœur même d’Angrogne.
C’était un vendredi, le 15 de juin 1655. Ces troupes étaient montées à la fois sur La Tour, Saint-Jean, Rocheplate et Pramol. Elles devaient frapper toutes ensemble; mais cette simultanéité d’opérations ne put être obtenue, à cause des différentes routes que l’armée de Pianesse avait suivies et des points éloignés qu’elle occupait.
Le détachement venu par Rocheplate donna le signal de l’attaque quelques minutes trop tôt.
Janavel n’avait avec lui que trois cents hommes; il fit face à ces premiers assaillants et les repoussait déjà lorsque arrivèrent sur ses derrières les troupes qui sortaient de Pramol.
Afin de les diviser, il se porte sur les hauteurs de Rochemanant. Le voilà soudain en face du détachement qui avait gravi les côtières de Saint-Jean, et en même temps il voit s’avancer celui qui montait de La Tour.
Dans cette position critique, assailli de toutes parts, privé de la moitié des siens, encore en Pragela, le héros de Rora, avec cette sûreté de coup d’œil et cette énergique promptitude d’exécution qui caractérisent les grands capitaines sur un champ de bataille, Janavel rétrograde avant que le bataillon de Rocheplate se soit rallié sur ses flancs, se précipite au centre de celui qui venait de Pramol, le coupe en deux, passe au travers, et, comme il l’avait déjà fait avec tant de succès à Rora, va se poster avec ses hommes au sommet d’une colline, qu’il couronne de héros. Cette colline était formée par un relèvement des couches de la montagne, inclinées en pente douce du côté qu’il avait gravi, mais taillées à pic et sciées en arêtes de précipice du côté opposé.
Les quatre bataillons ennemis se groupent au bas de cette pente. Voilà donc Janavel resserré entre un précipice et une armée dix fois plus nombreuse que la sienne. Il était neuf heures du matin ; il résista dans cette position jusqu’à deux heures de l'après-midi : alors, jugeant que ces hommes s’étaient suffisamment exposés en luttant de pied ferme pendant cinq heures entières, et apercevant déjà des indices de lassitude, d'impatience et d’hésitation dans les rangs ennemis, Janavel lève ses armes vers le ciel ! — « O Dieu ! c’est à ta garde ; soutiens-nous et préserve-nous! » — Puis, à ses hommes : « En avant, mes amis! » — Et, comme une avalanche de piques, d’épées et de balles, ces hommes courageux se précipitent au bas de la colline avec tonte l'impétuosité d’une valeur trop longtemps contenue. Sans attendre leur choc les ennemis veulent s’étendre dans la plaine et reculent devant eux. Par cette manœuvre ils affaiblissent leur ligne en la développant. Les Vaudois achèvent de la briser; le désordre s’y met. La confusion est facile en des corps diversement commandés; elle était habituelle à ces troupes de différente origine, toutes les fois qu’elles avaient le dessous; elle fut prompte alors sous le hardi mouvement des Vaudois.
Ces trois mille hommes se débandent. Les Vaudois les poursuivent ; ils en tuent plus de cinq cents, et n’ont eux-mêmes qu’un mort et deux blessés.
Mais tout n’est pas fini. Ayant purgé le bassin d’Angrogne de ces envahisseurs, Janavel rentrait dans ses retranchements. Au même moment le capitaine Jahier arrivait de Pragela ; leurs troupes étaient fatiguées, les unes par le combat, les autres par la marche ; celles de Janavel n’avaient pris aucune nourriture depuis le matin. Pendant qu’elles se réfectionnent à la hâte, il va reconnaître la position des ennemis. Il les voit ralliant, dans la plaine de Saint-Jean, leurs corps de troupes dispersés, et tout à fait éloignés de la pensée d’une agression.
Cet infatigable combattant rappelle ses hommes, les fait descendre par les côtières, et tombe comme la foudre sur cette armée imprévoyante, qui est une seconde fois mise en déroute devant lui.
Les Vaudois tuèrent là plus de cent hommes; mais la mort de Janavel manqua d’être alors, pour ses compatriotes, une calamité plus grande qu’une défaite ; car ce chef, qu’ils n’eussent pu remplacer, fut frappé d’une balle qui traversa son corps de part en part, étant entrée par la poitrine et ressortie par le dos.
Sa bouche se remplit de sang, il perdit connaissance, on crut qu'il allait expirer : la douleur fut extrême ; il remit le commandement à Jahier, à qui il donna encore ses instructions au milieu des larmes, des prières, des témoignages les plus vifs d’affection dont l’entouraient ses soldats.
Cependant la Providence ne voulut pas priver pour toujours les Vallées de leur plus intrépide défenseur, et, après six semaines de souffrances, la guérison de Janavel fut assurée.
Il s’était fait porter à Pinache, sur les terres de France, pour s’y rétablir ou y mourir.
Son dernier avis au capitaine Jahier avait été de ne plus rien entreprendre dans le courant de cette journée, à cause de la fatigue de ces troupes; mais un émissaire étant venu prévenir Jahier qu’il pourrait s’emparer de la ville d’Osasc, ce capitaine trop bouillant, dit Léger, et en qui l’intrépidité l’emportait toujours sur la prudence, brûlant de se signaler par quelque coup d’éclat, prit avec lui cent cinquante soldats, et se mit en marche à la suite de l’émissaire.
Cet émissaire était un traître. Il conduisit Jahier dans une embuscade où tout un escadron de cavalerie l’environna et le défit.
Dans ce moment suprême, Jahier s’éleva au-dessus de lui-même par sa valeur extraordinaire; se voyant trahi il tua le traître, invoqua Dieu, fit prendre l’arme blanche à ses soldats, se jeta contre la cavalerie de Savoie, avec une intrépidité digne d’un meilleur sort; et là, frappant d'estoc et de taille, éventrant les chevaux, tuant les cavaliers, enfonçant les rangs de ses adversaires, il fit un ravage terrible autour de lui, tua de sa propre main trois officiers ennemis, et enfin, succombant à la quantité de ses blessures, tomba mort sur la place.
Son fils, qui combattait à ses côtés, mourut auprès de lui. Tous ses soldats, à l’exception d’un seul, furent taillés en pièces.
Celui qui survécut s’était caché dans un marais, et traversa de nuit le Cluson à la nage, pour venir apporter cette déplorable nouvelle à ses compatriotes.
Fatale journée du 15 juin ! Les Vaudois furent à la fois privés de Janavel et de Jahier. Ce dernier, dit Léger, « avait toujours montré un grand zèle pour le service de Dieu et la cause de sa patrie; ayant un courage de lion, et cependant humble comme un agneau, rendant toujours à Dieu seul toute la louange de ses victoires ; extrêmement versé dans les saintes Ecritures, entendant parfaitement la controverse et homme de grand esprit, qui eût pu passer pour un personnage accompli, si seulement il eût été capable de modérer son courage. » (Léger. Partie II, page 104.)
ET PATENTES DE GRACE.
(De juin à septembre 1655.)
SOURCES ET AUTORITÉS : — Les mêmes qu'au chapitre VIII.
Les adversaires des Vaudois s'enorgueillissaient de la mort de Jahier et de la perte de Janavel dont ils regardaient la blessure comme mortelle.
Les espérances que l’on avait conçues d’en venir à une composition s'évanouissaient de nouveau. L’ardeur persécutrice, un instant comprimée, se releva avec plus de force. Mais pendant ce temps aussi, l'opinion publique se prononçait avec plus d’énergie en faveur des Vaudois. Le bruit des exploits de Jahier et de Janavel relevait leur cause au point de vue militaire, autant que les souffrances de leurs martyrs l’avaient déjà élevée au point de vue religieux.
Des hommes d’armes de différents pays (1) vinrent offrir leurs services à ce peuple héroïque qu’on avait cru anéantir. Le lieutenant-général français Descombies et le colonel suisse Andrion furent de ce nombre. Ce dernier s’était déjà distingué en Suède, en France et en Allemagne. Il restait en outre aux Vaudois des capitaines de mérite, entre autres Berlin et Podio de Bobi, Albarea du Villar, Laurens du Val Saint-Martin, ainsi que Revel et Costabelle, lieutenants de Janavel et de Jahier.
(1) « Il en arrivait tous les jours bon nombre," dit Léger (II, p. 197).
Le modérateur Léger enfin était rentré dans les Vallées.
Dès le premier jour de son arrivée (11 juillet 1655) il voulut se transporter à Angrogne, où ses compatriotes étaient réunis. Il s’y rendit avec le colonel Andrion qui venait d’arriver aussi. Les Vaudois campèrent sur la Vachère. Pendant la nuit ils envoyèrent des soldats du côté de La Tour pour reconnaître les positions de l’ennemi.
Ces soldats, étant parvenus au hameau de Saint-Laurent, y découvrirent un détachement de troupes piémontaises qui attendait l’aube du jour pour monter plus haut et attaquer les Vaudois. Ces troupes étaient éparses comme dans une halte ; une ombre épaisse régnait encore ; les deux soldats vaudois se mêlent à ces Piémontais et s’entretiennent avec eux dans leur langue. Ils apprennent ainsi les desseins de M. de Marolles qui commandait, et quittent les lentes au point du jour, afin de venir instruire leurs camarades de ce qu’ils ont appris.
Quelques coups de fusil sont en vain tirés après eux, pour arrêter leur fuite ; l’ennemi, se voyant découvert, prend les armes et les suit à la piste. Ils le devancent assez pour prévenir les leurs.
Léger alors se porte à la hâte derrière les barricades qu’on avait élevées.
L’ennemi se partage en quatre bataillons, et depuis cinq heures du matin jusqu’à trois heures de l'après-midi ne cesse de donner l’assaut, par trois côtés différents, aux barricades de la Vachère. Elles n’étaient défendues que par quelques centaines de Vaudois.
Après une lutte aussi longue et aussi inégale, les barricades inférieures, nommées les Casses, sont enlevées, et les Vaudois se retirent plus haut, au lieu nommé le Donjon.
L’armée piémontaise crie victoire et se porte sur eux! —Avancez! criait-elle; avancez! restes de Jahier! — Mais du haut de ce donjon, aux pentes plus rapides et plus élevées que celles de leurs premiers retranchements, les Vaudois font rouler des pierres, ou plutôt des rochers, dont la foudroyante rapidité perce à jour les rangs ennemis, les frappant de leurs éclats multipliés comme une mitraille de granit ; les broie dans les airs ou les écrase contre terre.
L’armée s’arrête.—Avancez! restes de Saint-Segont ! — leur crient alors les Vaudois.
Plusieurs d’entre les soldats piémontais avaient des talismans, des reliques, des médailles dédiées à la vierge Marie : tout autant d’amulettes auxquelles ils attribuaient le pouvoir de détourner les balles hérétiques.
Ceux qui vivaient encore rendaient grâce de leur conservation à ces précieux préservatifs. Ils n’avaient pas vu à quelle distance les balles étaient passées d’eux; et le danger qu’on ne voit pas semble quelquefois ne pas exister.
Mais en face de ces rochers bondissants et comme furieux, les soldats voyant tomber à droite et à gauche leurs compagnons d’attaque, reculent pour éviter la mort. Ils se heurtent, se coupent, s’embarrassent ; le désordre s’introduit dans leurs rangs; les Vaudois en profitent pour s’élancer sur eux le coutelas à la main.
Alors la déroute se prononce, la défaite s’achève, et l'armée s’enfuit, en laissant une centaine de morts sur le champ de bataille. Elle emportait à peu près autant de cadavres, et emmenait le double de blessés.
Le syndic de Luserne voyant entrer ces déplorables restes dans la ville, dit ce mot dont la finesse ne peut guère être saisie qu’en italien (1) : « Jadis les loups mangeaient les barbets, mais il parait qu’aujourd’hui les barbets (2) ont dévoré les loups. »
(1) Altre volte li lupi mangiavano li barbetli , ma lo tempo è venuto che li barbetti mangiano i lupi.
(2) Epithète injurieuse qu'on donnait aux Vaudois , par dérivation de l'ancien nom de leurs pasteurs Barbes.
Quelques jours après, la garnison de La Tour revint encore dans le bassin d’Angrogne, pour dévaster le peu de moissons qui restaient debout dans les champs, et brûler les misérables chaumières qui avaient échappé aux précédents incendies; mais elle fut repoussée parle capitaine Bellin, qui la poursuivit jusqu’à l’entrée du bourg. Le désordre avec lequel elle s’y précipita causa une terreur panique si grande, que ce capitaine aurait pu se rendre maître de la place s’il avait su profiter de sou avantage.
On chercha, peu de jours après, à revenir sur cette tentative, mais l’occasion était manquée et le succès ne la couronna plus.
L’entreprise fut cependant conduite par un officier expérimenté, M. Descombies, originaire dn Languedoc, qui était arrivé le 17 juillet aux Vallées, et avait été nommé presque immédiatement le général en chef des Vaudois. Ceux-ci équipèrent en même temps un petit escadron de cavalerie, dont le commandement avait été confié à un autre réfugié français, nommé Charles Feautrier.
Pendant que les adversaires des Vaudois s’étaient graduellement affaiblis, les défenseurs des Vallées devenaient de plus en plus nombreux; ils avaient alors sur pied près de dix-huit cents hommes. En outre Janavel était remis de sa blessure et venait de se joindre de nouveau aux siens.
Toutes ces forces réunies s’avancèrent de nuit jusque sur la colline du Chiabas, distante à peine de dix minutes de la Tour.
Là les Vaudois firent halte jusqu’à l’aube du jour. " Certainement, dit Léger (1), si alors, selon l’avis de ceux des Vallées, on eût incontinent donné l’assaut, c’était absolument fait du bourg et de la forteresse, mais la fatale prudence de M. Descombies fut cause qu’ils n’emportèrent point le fort. »
(1) P. 197.
Ce général, n’ayant point encore vu combattre les Vaudois, ignorant les dispositions des lieux, et n’osant s’en rapporter à ce qu’on lui disait, envoya des Français qui étaient venus avec lui pour reconnaître les abords du Châtelard ; c’est ainsi qu’on nommait le fort de Sainte-Marie, ou la citadelle de La Tour. Ces émissaires le lui dépeignirent comme imprenable ; et Descombies alors fit sonner la retraite, pour ne pas compromettre, dès sa première affaire, les hommes qui s’étaient confiés à son commandement. Cependant la présence des Vaudois avait déjà été signalée ; M. de Marolles sortit de Luserne à la tête de son régiment; Descombies allait reconduire ses troupes et sa cavalerie à la Vachère, lorsque deux capitaines vaudois, Bellin et Peironnel, s'écrièrent : Qui m’aime me suive! La troupe hésite ; les officiers se précipitent en avant; une centaine d’hommes les suit; le reste s’ébranle, " Je resterai ici pour sonner la retraite, » s’écrie Janavel, qui était encore trop malade pour combattre. La moitié de l’armée vaudoise abandonna alors son général en chef; quelques Français eux-mêmes se joignirent à elle et ils envahirent La Tour. Le capitaine de Fonjuliane fit dans cette circonstance des prodiges de valeur. Les Vaudois, qui connaissaient les parties faibles de la place de La Tour, se portèrent près du couvent des capucins. Une grêle de balles pleuvait sur eux du haut du fort et du couvent. — N’importe, ils démolissent le mur, pénètrent dans l’enceinte, s’emparent du cloître, y mettent le feu, s’élancent dans la ville, occupent toutes les issues et s’en rendent maîtres en peu d’instants. — Le massacre fut grand; mais les vainqueurs épargnaient quiconque demandait grâce. — Les capucins furent du nombre et restèrent prisonniers.— Puis ces intrépides assaillants montent à l’assaut de la citadelle, en s’abritant, comme ils l’avaient déjà fait à Saint-Segont, derrière des tonneaux vides ou remplis de foin, qu’ils faisaient rouler devant eux, et dans lesquels les balles pénétraient sans danger.
La garnison, voyant le couvent perdu, la ville en feu et les bastions du fort escaladés de toutes parts, commençait à capituler et ne demandait plus qu’à pouvoir se retirer la vie sauve. Mais c’est alors que le régiment de M. de Marolles arriva de Luserne. La garnison le voyant venir, persista dans sa résistance. Bientôt la cavalerie de Savoie cerna le bourg pour envelopper les assiégeants. Si ces derniers avaient eu de leur côté quelque cavalerie afin de garder les abords de la ville, ils eussent pu achever leur conquête ; mais M. Descombies avait reconduit la sienne à la Vachère.
Janavel, voyant ses braves compatriotes près d’être environnés, fait sonner la retraite du haut de la colline du Chiabas.
C’était un homme assez intrépide et assez expérimenté pour qu’on dût avoir confiance en son appel ; les Vaudois se retirèrent : il était temps ; la poursuite fut chaude; mais Janavel avait calculé avec tant de justesse que ses compatriotes furent tous sauvés.
« Quel dommage, dit-on à Descombies, que vos troupes n’aient pas été là pour nous soutenir! —J’en ai plus de regrets que vous, répondit-il, car mon honneur est entamé. Ah ! si je vous avais vus précédemment combattre !.... Je savais bien que les Vaudois étaient des soldats courageux ; mais je ne pensais pas qu’ils fussent des lions, et plus que des lions, » Son désir fut alors de retrouver au plus tôt l’occasion de montrer que sa bravoure n’était pas indigne de la leur ; mais, encore une fois, l’occasion manquée ne se présenta plus.
Le bruit des massacres de Pâques s’étendait dans l’Europe indignée. Les représentations des souverains, à la cour de Savoie, acquirent plus de force. Cromwell surtout déploya en faveur des Vaudois un zèle et une activité extraordinaires ; non content de s’adresser à Charles-Emmannuel, il sollicita les autres puissances à suivre son exemple. Louis XIV lui répondit(1) : «Sérénissime Protecteur... Pour montrer que je n’ai nullement approuvé qu’on ait diverti (2) mes troupes pour cette affaire, quoique sous prétexte de les loger en la vallée de Luserne : j’ai incontinent envoyé plusieurs de mes officiers vers le duc de Savoie, pour empêcher les poursuites qu’on faisait encore de sa part (contre les Vaudois).... Et même j’ai ordonné au duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, de les recueillir, les traiter humainement et les assurer de ma protection. Et comme je suis informé par vos lettres du 25 du passé (3), que vous êtes touché de la calamité de ce misérable peuple, je suis fort joyeux de vous avoir prévenu en votre désir ; et je continuerai mes instances envers ce prince, pour leur consolation et rétablissement.... Je me suis avancé jusqu’à répondre de leur obéissance et fidélité, si bien que je dois espérer que ma médiation ne sera pas inutile (4). »
(1) Le 12 de juin 1655.
(2) Détourné.
(3) Du mois de mai 1655.
(4) léger, partie II, p. 226.
L’ambassadeur français en Piémont, M. de Servient, reçut l’ordre d’agir dans le sens de cette lettre. La Hollande et la Suisse envoyèrent aussi à Turin des médiateurs pour les Vaudois. Le jeune plénipotentiaire de Cromwell, Morland, arriva le 21 de juin à Rivoli, où se tenait la cour. Le 24 il fut reçu en audience publique, et après les compliments d’usage, il ajouta : « Le Sérénissime Protecteur vous conjure lui-même d’avoir compassion de vos propres sujets des Vallées, si cruellement maltraités. Après les massacres est venue la misère; ils sont errants par les montagnes, ils souffrent de faim et de froid; leurs femmes et leurs enfants traînent dans le dénument une vie languissante et désolée. Et de quelles barbaries n’ont-ils pas été victimes !
« Leurs maisons incendiées, leurs membres déchirés, écartelés, mutilés, quelquefois même dévorés par les meurtriers; ah! le ciel et la terre en frémissent d’horreur ! Quand tous les Nérons des temps passés et des temps à venir (ce qui soit dit sans blesser Votre Altesse Royale) viendraient contempler ces champs de carnage, d’infamie et d’atrocités inexprimables, ils croiraient n’avoir en jamais rien que de bon et d’humain en comparaison de ces choses-là ! (Ce que je dis est sans offense pour Votre Majesté.) O Dieu, souverain Seigneur des cieux et de la terre, détourne de dessus la tête des coupables les justes vengeances qu’appelle tant de sang répandu ! » — Telle fut la harangue de Morland.
Ce discours empreint de l’énergique onction du puritain, prononcé avec la mâle assurance de la jeunesse et du courage, plus semblable à l’accent sévère des prophètes, qu’aux souplesses de la diplomatie, produisit une sensation profonde. Jamais prince n’avait été en face si hardiment blâmé. Charles-Emmanuel ne répondit pas; mais la duchesse prit la parole.
Les Jésuites l’avaient formée. — « Je suis très sensible, dit-elle, à l’intérêt que votre maître témoigne pour mes sujets. Seulement je m’étonne qu’il ait prêté l’oreille aux inexactitudes que reflète votre discours.
« L’éloignement dans lequel il se trouve peut seul les excuser ; car il est impossible de présenter comme des barbaries les châtiments si doux et si paternels, infligés à des sujets rebelles, dont nul souverain n’aurait pu excuser la révolte. Néanmoins je veux bien leur pardonner, pour faire connaître au Sérénissime Protecteur le désir que j’ai de lui être agréable. »
Morland quitta Turin le 19 juillet, en promettant de revenir pour assister les Vaudois dans les négociations que l’on allait ouvrir à leur sujet. Mais on se hâta de les conclure en son absence, afin d’être plus libre de leur moins accorder. Le 18 d’août 1655, devant les ambassadeurs suisses (1) qui étaient arrivés à Turin après le départ de Morland, et sous l’influence de Servient ambassadeur de France, fut conclu à Pignerol le traité de paix nommé Patente» de grâce, qui rétablit les Vaudois dans une partie de leurs privilèges, et leur suscita par de perfides réserves d’incessantes tribulations. Il n’est pas douteux que, si l’on avait attendu le retour de Morland, ce traité eût été beaucoup plus avantageux; car dès la fin de juillet Cromwell avait envoyé un nouvel ambassadeur, lord Donning, avec ordre de prendre à Genève le chevalier Pelh, son président près le corps helvétique. L’un et l’autre devaient ensuite s'adjoindre encore Morland et se rendre tous ensemble à Turin, pour de concert avec l’ambassadeur des Provinces-Unies (Hollande). Mais le traité de Pignerol fut malheureusement signé avant l’arrivée de ces personnages influents, et dut dès lors se ressentir de leur absence. En voici les principales dispositions.
( 1 ) Ces ambassadeurs venaient au nom des cantons protestants ; mais il existe une lettre des députés en Diète , des cantons catholiques , dans laquelle ils disent au duc de Savoie , qu'ils avaient eu l'intention de joindre à cette ambassade des délégués de leur communion, pour intercéder également en faveur des Vaudois ; mais que leur offre n'ayant pas été agréée , ils lui expriment à cet égard leurs sentiments par écrit. La lettre est datée du 21 juillet 1655. (Archives de Turin. ) — La cour de Turin écrivit le 3 d'août au nonce du pape , en Suisse , pour le prier de faire revenir ces cantons catholiques de leurs préventions trop bienveillantes à l'égard des Vallées. ( Même source. )
« Les Vaudois, ayant pris les armes contre leur souverain, ont mérité d’être châtiés; cependant par clémence il leur sera pardonné; et le duc de Savoie voulant faire connaître au monde avec combien de tendresse il aime son peuple (1), consent à leur accorder :
(1) Volendo far noto al mondo, con quanta tenerezza d'affetto amiamo i nostri popoli..... Ces expressions ont besoin d'être lues en propres termes pour qu'on y puisse croire . Il y a à la fin de ce préliminaire une phrase qui montre que Charles-Emmanuel n'avait agi que d'après les inspirations de sa mère. Madame Reale , mia Signora e Madre quale habbiamo sempre tanto deferito. Et celle- ci n'avait agi que par les suggestions du clergé, lequel était sous l'influence du jésuitisme, dont le langage se reconnaît de si loin dans les premières paroles que nous venons de citer.
1° La confirmation de leurs privilèges. (Liberté de conscience, de commerce et de transit.)
2° Amnistie pour les excès commis pendant les troubles.
3° Annulation des poursuites commencées et des dénonciations de ban, portées contre Léger, Janavel, Michelin, Lépreux et autres bannis (dont la tête avait été mise à prix).
4° Il est interdit aux protestants d’habiter désormais sur la rive droite du Pélis, en dessous de Luserne, ni à Lusernette, Bubiane, Campillon, Fenil, Garsiliane, Briqueras et Saint-Segont. (Cette clause n’eût assurément pas été admise par les représentants de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies, puisqu’elle est formellement contraire au traité de Cavour , (1564.)
5° Les biens des Vaudois, situés dans les parages où il leur est interdit d’habiter, devront être vendus dans l’espace de trois mois; faute de quoi, ils seront payés par le fisc à leurs propriétaires, selon le prix coûtant.
6° Les Vaudois pourront habiter la commune de Saint-Jean ; mais il leur est défendu d’y pratiquer aucun service religieux en public.
7° Ils seront exemptés de divers impôts pendant cinq ans (parce que, ajoute la patente, ils sont hors d’état de les payer, à cause des pertes qu’ils ont souffertes).
8° La messe sera célébrée dans toutes les Vallées ; mais les Vaudois ne seront pas tenus d’y assister.
9° Ceux qui, ayant abjuré leur religion pendant ces derniers troubles, croiraient y avoir été contraints par la violence, et voudraient revenir au protestantisme, ne seront point punis comme relaps (1).
(1) Mais, dès le 6 d'août, on avait éloigné des Vallées la plus grande partie des catholisés en les conduisant fort loin de là. Voici l'indication des premières étapes qu'ils durent parcourir. Paësane , Moretta , Piombes, Leyni, Vische, Borgo d'Alea, Saluzzola , etc.
10° Les prisonniers des deux parts, y compris les femmes et les enfants, seront rendus dès qu’ils seront réclamés. (C’est en vertu de cet article que furent délivrées la femme et les filles de Janavel. — Mais ces derniers mots en apparence si précis, les prisonniers seront rendus dès qu’ils seront réclamée, cachaient d’amères déceptions; car la plupart des enfants enlevés pendant la guerre, avaient été dispersés en Piémont; on les avait fait passer de main en main, de château en château, de monastère en monastère, de sorte que leurs parents ne savaient plus où aller les chercher, et l’autorité répondait à leurs plaintes : « Dites-moi où est votre enfant, et on vous prêtera main-forte pour l’obtenir. » — Ainsi le jésuitisme triomphait encore par des voies détournées, même sous les décisions protectrices d’un édit officiel.)
Quelques dispositions d’un intérêt purement temporaire terminent ce traité, formé en tout de vingt articles (1).
(1) Les négociateurs de ce traité furent : Au nom des Vaudois , les quatre ambassadeurs envoyés par les cantons évangéliques de la Suisse ; savoir : Salomon Hirzel , de Zurich ; Charles de Bustetten, de Berne ; Benoît Sossin, de Bâle; et Jacques Stockart, d'Appenzel. Du côté de la France , l'ambassadeur Servient ; et du côté du Piémont MM. Truchis, Gastaldo et de Grési.
Les plénipotentiaires avaient, il est vrai, demandé des garanties plus solides pour le repos des Vaudois : entre autres, la démolition du fort de La Tour ; mais elles furent ou refusées ou éludées , et comme nous le verrons bientôt, leur absence devint la source de nouveaux embarras et de nouveaux malheurs.
VICISSITUDES DE LÉGER·
(De 1655 à 1660.)
SOURCES ET AUTORITÉS : - Les mêmes qu'au chapitre VIII. Principalement LÉGER et MORLAND.
Le traité de Pignerol ne pouvait faire succéder instantanément le calme régulier d’un régime de paix aux troubles extraordinaires qui avaient si profondément bouleversé le pays.
Les conditions de ce traité étaient loin d’ailleurs de satisfaire les partis ; hâtivement conclues par les plénipotentiaires de la France et du Piémont, pour échapper à l’influence des ambassadeurs de Hollande et d’Angleterre (1), dont on n’attendit pas l’arrivée (2), elles laissaient à désirer des modifications , que toutes les démarches ultérieures (3) ne purent obtenir.
(1) Lettre de M. d'Ommeren aux cantons suisses, 19 octobre 1655. Léger , p. 238.
(2) Attestation du Secrétaire d'ambassade à Turin, 17 septembre 1655. Id., page 223.
(3) Actes d’une assemblée tenue à Payerne le 13 octobre 1655. Id., p. 223.
D’un côté, cependant, la Propagande trouvait les concessions trop fortes ; de l’autre, les Vaudois les jugeaient insuffisantes; et bientôt ils en furent réduits à se plaindre de leur inexécution.
Le fort de La Tour, que Charles-Emmanuel 1er avait fait démolir en 1603, et dont on avait commencé de relever les murs dans la dernière guerre, devint un des premiers sujets du mécontentement.
Les tristes souvenirs qu’y avait laissés Castrocaro, Gallina et d’autres persécuteurs des Vaudois, motivaient suffisamment la défiance des persécutés. Dans les conférences préparatoires du traité de Pignerol, il avait été convenu que cette citadelle serait demolie. Les négociateurs suisses voulaient même que cette démolition fût garantie par un article spécial.
Les délégués sardes répondirent que le duc de Savoie ne pouvait consentir à paraître ainsi désarmer devant ses sujets, mais qu’il ne demandait d’autre forteresse que leurs cœurs reconnaissants, et que les fortifications de La Tour seraient rasées immédiatement après la signature du traité (1). « A quoi bon, ajoutaient-ils, introduire dans ce traité une clause qui serait humiliante pour le souverain et sans objet au bout de quelques jours? »
(1) Lettre des ambassadeurs suisses à ceux de France et de Piémont 30 novembre 1657.
Léger p. 283, al. 3.
Les Patentes de Pignerol gardèrent donc le silence à cet égard; les ennemis des Vaudois s’en félicitèrent; mais le jésuitisme ambitionnait plus encore et entreprit d’introduire dans cette pièce des dispositions tout à fait opposées à ces promesses si positives.
La pièce était signée; mais, dans l’espace qui séparait le texte des signatures, on inséra un nouveau paragraphe disant que " Son Altesse Royale accordait aux Vaudois le droit de lui adresser des supplications pour que la citadelle de La Tour fût démolie ou reconstruite ailleurs (2). "
(2) Quelques éditions des Patenti di grazia ne renferment pas cet article : (Guichenon, Hist. p. 1017) . Dans d'autres, il est précédé d'une déclaration particulière de Servient, ambassadeur de France : ( Raccolta degli Editti, p. 103). Léger le discute longuement, P. II, p . 263, 264, 265.
C’était se faire reconnaître le droit de refuser, c’était remettre en question tout ce qui avait été convenu, c’était commettre un faux ; et, lorsqu’on s’en plaignit, il fut répondu que cette interpolation était due à une négligence du copiste (1).
(1) Voyez Léger, p. 250, 283 etc.
Les Vaudois, néanmoins, firent les supplications dont on leur avait si dérisoirement reconnu l’inutile droit. Le duc répondit avec beaucoup d’aménité apparente, qu’il était heureux de pouvoir leur donner un nouveau témoignage de sa bienveillance, et qu’on détruirait toute la partie du fort de La Tour qui n’était pas nécessaire à la défense de ses Etats.
Il fit en effet démolir un petit fortin inutile situé dans la plaine de La Tour ; mais en même temps il redoubla d’activité dans la construction de la citadelle, située sur la hauteur. Les travaux furent si vigoureusement poussés, que les bâtiments étaient terminés dans le courant de la même année et qu’on y mit garnison dès l’année d’après.
Ainsi la duplicité mielleuse d’une politique cruelle se jouait de la bonne foi des citoyens et travaillait à leur oppression, en affectant d’avoir des droits à leur reconnaissance.
Cependant les autorités françaises virent avec défiance s'élever et se munir une place forte aussi rapprochée de leurs frontières. Le gouverneur du Dauphjné (1) et le commandant de Pignerol (2) en témoignèrent leur mécontentement (3) ; c’est alors que Louis XIV offrit aux Vaudois d’être le garant de la pleine exécution du traité de Pignerol, conclu sous ses auspices (4). Un synode fut tenu à La Tour pour (5) en délibérer. Les Vaudois remercièrent le monarque de sa protection, le prièrent de la leur continuer (6), et remirent à son envoyé un mémoire (7) exposant tous les griefs dont ils croyaient avoir à se plaindre depuis la signature des patentes de grâce. Ces patentes, disent-ils, ne sont pas exécutées (8) ; on refuse de nous rendre nos prisonniers (1); on continue d’enlever nos enfants (2), et enfin les soldats en garnison dans le fort de La Tour commettent impunément les attentats les plus graves contre nos personnes et nos propriétés (3).
(1) Lesdiguières.
(2) La Bretonnière.
(3) Guichenon, p. 1077.
(4) Lettre de Louis XIV à Lesdiguières , 22 février 1656 , Léger, p. 246. Lesdiguières écrivit lui-même aux Vaudois, le 4 de mars 1656, en leur envoyant la lettre de Louis XIV par un lieutenant-colonel nommé M. du Buis. Id. , p, 247.
(5) Les 28 et 29 de mars 1656 .
(6) Voir les lettres des Vaudois dans Léger, p. 248 et 249.
(7) Ce mémoire est ibid . , p. 250 et suivantes. Il renferme quinze articles.
(8) Voy. art. V, VII , VIII et IX , XI et XII, du mémoire
(1) Art. X. L., p. 251.
(2) Art. XIII. Les patentes de grâce autorisaient encore ces enlèvements en certaines limites , tout en paraissant les interdire : I figluoli non potranno esse tolli a loro parenti, mentre che sono in età minore cive li mas- chi di dodeci, e le femine di dicci anni . Art. XV des patentes.
(3) Ceux de ces soldats assassins qui étaient arrêtés par les paysans, et remis aux mains de la justice obtenaient promptement leur liberté , par l'intermédiaire des Cordéliers castillans , dont les Vallées étaient alors infestées. -Leur présence donnait lieu aussi à des griefs criants . — Léger rapporte de nombreux exemples de violences; p. 250-266 . Les ambassadeurs suisses en parlent comme témoins oculaires. ( Lettre du 30 novembre 1657. Lég. , p. 283). -
Ainsi le pillage et l'assassinat, le rapt et la violence continuaient l'œuvre de la foi catholique. La Propagande n’avait pas renoncé à son but : l’extirpation de l’hérésie. Ne professait-elle pas la légitimité de toutes les trahisons contre les hérétiques? N’appelait-elle pas hérétiques tous ceux qui s’appuyaient sur la Bible? Ne devait-elle pas dès lors détruire à tout prix les Vaudois (4) ? Aussi le bruit courut-il au loin que de nouveaux conflits allaient avoir lieu dans ces tristes vallées (1). On cherchait en même temps à en diviser les habitants au moyen des plus viles insinuations.
(4) Son titre lui en faisait un devoir : Congregatio de extirpandis hœ- elicis.
(1) Léger, p.247.
Des jésuites qui s'y étaient introduits en se donnant pour des protestants réfugiés du Languedoc, excitaient le pauvre peuple à la défiance contre ses pasteurs, en propageant avec une perfide habileté des bruits de malversation contre ceux d’entre eux qui avaient été chaînés de distribuer les sommes considérables recueillies dans les collectes étrangères (2).
(2) Guichenon évalue à deux millions de livres les collectes de l'Angleterre (p. 1014). Celle» de la Hollande se montaient, le 5 septembre 1655, à 640, 687 florins. Toutes ces sommes ne furent pas remises aux pasteurs vaudois; mais une grande partie resta entre les mains de divers comités chargée de leur gestion soit à Londres, soit à Genève.
Les calomniée qu’on accueille le plus aisément sont celles qui touchent aux plus bas intérêts; l’infortune est d’ailleurs accessible aux soupçons, l'ignorance les favorise, et c’est ainsi que les Vaudois en vinrent è donner le triste spectacle des divisions intestines et des récriminations intéressées, à peine sortis de leurs plus grands malheurs (3).
(3) Les plaintes de ce genre qui, en 1656 seulement, furent adressées par des Vaudois aux pasteurs de Genève, sont plus nombreuses qu'on ne pourrait le croire. (Voy . les registres de la vén. compagnie, vol. K, p. 40, 95, 190, 192, 194, 195, 198, etc..... ) La probité de Léger fut souvent mise en doute ; mais elle ressortit intacte d'une enquête qui eut lieu plus tard à ce sujet.
De nouvelles épreuves devaient bientôt les réunir contre un danger commun.
L’auditeur Gastaldo, qui était devenu le gouverneur des Vallées, sans cesser d’être membre de la Propagande, si ennemie des Vaudois, rendit, le 15 juin 1657, un arrêté par lequel il leur défend d’ouvrir aucune espèce de culte à Saint-Jean, sous peine d’une amende de mille écus d’or pour le ministre qui le présiderait, et de deux cents pour chacun de ses auditeurs. En même temps, de nouvelles missions papistes étaient fondées dans les Vallées; les jésuites y prenaient pied partout; on accordait des exemptions de taxe et d’autres dispositions favorables aux catholiques et aux catholisés, tandis que l’on se montrait d'une rigueur extrême dans l’exécution de toutes les mesures qui étaient onéreuses pour les protestants. Ces derniers ne furent pas cependant sans recevoir de vives preuves d’intérêt. Le synode du Dauphiné donna aux Eglises vaudoises des marques de ses sympathies fraternelles, en leur envoyant plusieurs pasteurs ; mais le gouvernement piémontais se prévalut de leur origine étrangère pour les expulser du pays (1).
(1) Quelques-uns cependant furent autorisés à y résider , à condition qu'ils prêteraient serment de fidélité à Charles-Emmanuel II . Ce furent Michel Bourset, d'Ussau en val Cluson ; Pastor également du Pragela ( qui appartenait à la France) , et Armand de Vagnes dans le Gapençois. Leur prestation de serment eut lieu le 9 novembre 1657 , dans le palais des comtes de Luserne.
Les Vaudois se plaignirent des vexations croissantes dont ils avaient à souffrir, par une lettre adressée aux ambassadeurs suisses qui avaient négocié le traité de Pignerol ; et ceux-ci écrivirent à leur tour en Piémont pour se plaindre des infractions apportées à ce traité (2).
(2) La lettre est datée de Zurich, 30 novembre 1657 ; elle est signée des quatre ambassadeurs, et se trouve dans Léger, p. 283-285.
Après avoir rappelé les promesses relatives à la démolition du fort de La Tour, et les excès dont les soldats de ce fort se rendaient alors journellement coupables, ils disent, en parlant des Vaudois : « Quelle liberté de conscience ont-ils donc obtenue, si les pasteurs de leurs églises, par cela seul qu’ils sont d’origine étrangère, sont obligés de les abandonner? si tout service religieux est interdit là où l’on ne demande que le culte privé? si l’on défend aux protestants de faire des prosélytes , et qu’on les expose en même temps à toutes les obsessions de leurs adversaires? Enfin, ajoutent-ils, pendant qu’on empêche les Vaudois d’acquérir ou même d’affermer aucune propriété hors des limites qui leur sont imposées, on empêche les catholiques de leur en vendre dans ces limites mêmes. Or toutes ces choses, ajoutent-ils en rappelant le traité de Pignerol, touchent d’autant plus sensiblement nos cœurs, qu’au nom de nos seigneurs et supérieurs nous avons assisté audit traité et que nous y sommes intéressés. "
Le président Truchis répondit avec talent, pour montrer que les stipulations accordées aux Vaudois n’avaient point été violées, mais que ces derniers au contraire étaient coupables de ne pas les observer.
Le synode des vallées vaudoises dressa alors l’exposé des violations dont on avait à se plaindre en y joignant des preuves à l'appui. Ce mémoire fut imprimé à Harlem en 1662, et réimprimé dans la même ville, avec de nouveaux détails, en 1663. Mais on fut sourd à toutes ces plaintes, et l’on semblait, au contraire, ne vouloir donner chaque jour que de nouveaux motifs à de plus forts griefs.
En vertu de l’article VI des patentes du 18 août 1656, les habitants des Vallées devaient être exemptés de payer les contributions arriérées de cette déplorable année, dans laquelle toute récolte, toute fortune, toute famille avait été si déplorablement atteinte dans ce malheureux pays, et malgré leur profonde misère, qui n’était encore que bien incomplètement soulagée par le produit des collectes étrangères, ces contributions furent rigoureusement exigées des Vaudois. Enfin, comme pour rendre cette exaction plus criante, on accordait en même temps aux catholiques de la vallée de Saint-Martin l’exemption de ces mêmes charges : « afin, dit le décret, qu’ils pussent se remettre des dommages que leur avaient causés les protestants (1)."
(1) Acciò si possino rimellere dalli danni patiti dà Religionarii . Edit du 16 décembre 1657.
Ce n’était pas néanmoins pour s’affranchir de ces perceptions onéreuses, que les Vaudois réclamaient alors avec le plus d’instance auprès du gouvernement.
Plaie d’argent n’est pas mortelle, dit le bon sens populaire; il n’y a que la mort dont on ne guérisse pas; et l’interdiction des exercices religieux dans la paroisse de Saint-Jean était pour eux cette atteinte mortelle dont ils voulaient se garantir. Par cette interdiction arbitraire, toutes leurs Eglises étaient à la fois menacées. L’édit de Cavour (1561) garantissait le libre exercice de leur culte dans tous les lieux où il se trouvait établi ; Saint-Jean était du nombre ; les patentes de Pignerol n’avaient ni restreint ni étendu ces limites. (Article VII.) Si l’une de leurs paroisses pouvait être atteinte, quelle garantie resterait-il aux autres? Il est vrai que les prédications publiques avaient été défendues à Saint-Jean dès l’année 1620, dans laquelle on fit fermer le temple des Malanots ; mais les réunions particulières, l'instruction des catéchumènes et les autres fonctions pastorales s’y étaient toujours maintenues.
Un synode général eut lieu au mois de mars 1658 pour s’occuper de cette grave question.
Il décida que l’on recourrait au souverain, et qu’en attendant, le pasteur de Saint-Jean (Léger l’historien) continuerait d’y exercer ses fonctions jusqu’à ce que la question, soumise au jugement du duc, eût été résolue.
Cette décision du synode causa une grande irritation à la cour de Turin, a Le premier devoir des sujets, disait-on, est d’obéir à leur prince; en résistant à ses ordres, les Vaudois se rendent coupables de révolte; il faut les traiter comme des rebelles, comme des criminels de lèse-majesté. » Les puissances protestantes, auxquelles le synode avait écrit pour obtenir leur intercession dans cette affaire, s’étant adressées dans ce but à la cour de Turin (1), n’obtinrent qu’une réponse plus inflexible encore. « Les gens auxquels vous vous intéressez, dit-on, ne vous sont pas connus; ce sont des révoltés indignes d’aucun intérêt. »
(1) Ce furent l'électeur Palatin , l'électeur de Brandebourg , le landgrave de Hesse , les états généraux des Provinces-Unies ( Hollande) , et les cantons évangéliques de la Suisse . Leurs lettres furent portées par le colonel Holzhalb, en juillet 1662. Léger, L. II , p. 295, 325 à 357 , et 278 à 281 .
On conçoit aisément que la Propagande et le clergé catholique cherchassent à irriter les esprits plutôt qu’à les calmer.
L’objet de cette irritation était surtout Léger, ce puissant soutien des Vallées, ce courageux pasteur, qui restait à son poste malgré les menaces et les périls.
Déjà deux fois condamné à mort (2), il la bravait encore, et ses ennemis espéraient sans doute que ce serait pour la dernière fois. Ils lui firent adresser une citation pour comparaître à Turin ; la citation n’était pas motivée; Léger ne s’y rendit pas. Une seconde assignation n’obtint pas plus d'effet. Le comte de Saluces, qui paraissait porter aux Vaudois un intérêt réel(1), vint alors trouver le ministre et lui dit : « Vous vous engagez dans une fausse voie ; pourquoi ne pas vous rendre à cette assignation? C’est faire croire que vous êtes coupable. Un ordre légal a défendu le culte public dans votre paroisse ; pourquoi ne pas vous y conformer jusqu’à ce qu’il soit révoqué? — Je ne puis interrompre mes fonctions pastorales pour attendre cette révocation, répondit le pasteur. — Le moyen de l’obtenir plus tôt serait d’aller vous faire entendre à Turin. »
(2) La première condamnation est du 23 mai 1655. Elle fut portée contre vingt-neuf habitants des Vallées, au nombre desquels Léger était compris. L'édit les accusait de s'être réunis illégalement , et d'avoir conspiré dans cette réunion. (Ils n'avaient fait que chercher ensemble les moyens de défendre leur patrie. ) Cette condamnation fut annulée par l'article Ier des patentes de Pignerol . La deuxième est celle qui eut lieu contre Léger personnellement, sur la dénonciation d'un assassin dont nous avons déjà parlé et qui, pour obtenir sa grâce , déclara que Léger l'avait engagé à accomplir le meurtre qu'il avait commis. L'assassin fut mis en liberté, et Léger cité à comparaître devant le podestat de Luserne, en juillet 1655. On était alors au plus fort de la guerre ; cette citation ne lui parvint pas , et il fut condamné à mort par contumace. Un mois après étant venu à Pignerol lors des négociations qui mirent fin à la guerre, Léger eut connaissance de cette condamnation . Aussitôt il demanda à être confronté avec son accusateur ; mais on lui répondit que ce dernier avait été relâché , et qu'on ne savait où le trouver. On se hâta néanmoins de décharger le pasteur vaudois de la condamnation qui pesait sur lui , et cela sans plus de formes qu'on n'en avait mis à la prononcer. Sur ces entrefaites, les Vaudois eux-mêmes s'emparèrent du meurtrier accusateur et le conduisirent à Pignerol ; mais on refusa encore de le confronter avec Léger, disant à celui-ci qu'il devait lui suffire d'être relevé de sa condamnation . Qu'on juge d'après cela de la protection ou seulement de l'équité que les Vaudois pouvaient trouver devant la prétendue justice de leurs adversaires.
(1 ) Les sentiments généreux semblent être héréditaires dans cette noble famille , dont les représentants actuels ont récemment témoigné à un écrivain des vallées vaudoises le plus vif intérêt pour ses compatriotes.
Mais Léger refusa de s’y rendre.—Suspendez au moins les services publics de votre culte jusqu’à nouvel ordre.
Il refusa encore. — Voulez-vous, ajouta le comte, lutter de violence avec votre souverain, et pensez-vous qu’il consente à en avoir le démenti ?
— Je ne lutte qu’au nom du droit et du devoir. C’est mon devoir de servir nos Eglises; et c’est un droit qu’elles exercent en maintenant leur culte.
Ainsi la guerre était déclarée ; Léger devait avoir le dessous.
Le 3 de mai 1658 il reçut une troisième citation avec ordre de comparaître sous peine de bannissement et de la confiscation des biens.
Le pasteur de Saint-Jean voulut consulter ses collégues pour savoir ce qu’il avait à faire. Une assemblée se tint à cet effet dans une ville alors française, à Pinache, où l’on décida qu’une requête serait présentée à Charles-Emmanuel pour maintenir Léger dans son Eglise.
C’est par là qu’il eût fallu commencer ; mais il était trop tard pour qu’on pût espérer de voir cette requête accueillie. Elle ne le fut pas. Trois ans se passèrent en stériles négociations, et le 12 de janvier 1661 un arrêt du sénat de Turin condamna Léger à mort et ses coaccusés à dix ans de galères (1).
(1) C'étaient les diacres et les anciens de l'Eglise de Saint-Jean, nommés Bianquis, Bastie , Danna, Magnot, Fervout et Curts.
Ne pouvant demeurer dans sa patrie, Léger s’éloigna d’elle pour la servir encore; mais de nouvelles épreuves lui étaient réservées à l’étranger.
En 1659 il avait été envoyé en Angleterre pour y recueillir les collectes faites en faveur des Vaudois. Pendant son absence, les jésuites, qui s’étaient introduits dans les Vallées en se donnant pour réfugiés protestants, répandirent le bruit que les pasteurs vaudois en général, et Léger en particulier, s’étaient approprié la plus grande partie de cet argent. Le synode des Vallées confondit ces impostures; mais les calomniateurs, ne se tenant pas pour battus, apportèrent leurs accusations devant le synode du Dauphiné (1), qui nomma une commission afin de les examiner. Cette commission se rendit aux Vallées, au nom des Eglises de France, qui, ayant contribué aux collectes, avaient le droit d’être informées de leur emploi. Un rapport motivé fut présenté, l’année d’après, au synode de Veynes, et par ce rapport la gestion des pasteurs vaudois se trouvait pleinement justifiée.
(1) Tenu à Die en 1660. Il existait alors dans celte ville une faculté de théologie protestante, qui fut supprimée en 1672.
Les plaintes se portèrent alors à Genève, où elles ne furent pas mieux accueillies. Mais les mécontentements auxquels elles donnaient lieu dans les Vallées, parmi des personnes moins bien informées, ayant été fomentés avec soin par les ennemis des Vaudois, on décida quelques-uns de ces derniers à en faire l’objet d’une requête à leur souverain. Trente-sept personnes, recrutées dans les rangs les moins éclairés de la population (car plus du tiers ne savaient pas écrire), furent les signataires (2) d'une dénonciation de péculat portée par les Vaudois contre leurs propres pasteurs.
(2) Les personnes illettrées signèrent en traçant un simple signe, dont le plus simple est ordinairement une croix ; et le nom du signataire fut inscrit par les rédacteurs de la pièce en regard du signe que chacun avait tracé.
Ils demandaient qu’un officier de justice fût nommé pour vérifier la sincérité des collectes et présider à leur répartition.
On affecta de considérer cette pièce comme l’expression du sentiment général des Vallées, et Charles-Emmanuel nomma immédiatement le comte de Luserne pour faire droit à la réclamation.
Le sénateur Perrachino, intendant général de la justice, somma les pasteurs vaudois de venir rendre leurs comptes devant lui. On ne peut disconvenir que les distributions n’eussent laissé quelque chose à désirer (1), mais les persécutés devaient-ils accepter ainsi le contrôle de leurs persécuteurs?
(1) Léger mourut sans avoir complété le compte rendu des sommes qu'il avait reçues.
Non : les pasteurs s’étant réunis en synode, répondirent avec dignité que l’emploi de tout l’argent qui avait passé par leurs mains trouvait sa justification dans des comptes exacts , reconnus tels par les personnes qui le leur avaient remis, et qu’ils étaient prêts à en produire des quittances régulières où et quand ils en seraient requis.
Pendant ce temps Léger, accompagné de deux autres délégués des Vallées, poursuivait ses démarches en Angleterre.
C’était alors une époque d’agitation pour la Grande-Bretagne, dont le sceptre venait de passer entre les mains faibles et inexpérimentées du fils de Cromwell.
Les députés vaudois furent témoins de sa chute et du retour de Charles II, rappelé après douze ans d’exil, par la voix d’un nouveau parlement, dont la convocation était due aux soins dévoués du célèbre général Monck.
C’est à ce jeune souverain que les Vaudois durent s’adresser pour obtenir la première annuité des sommes considérables que Cromwell avait réunies en leur faveur et converties en rente sur l’Etat (A). Ces sommes s’élevaient à plus de six millions; mais le nouveau prince refusa d’en tenir compte, déclarant qu’il ne voulait point payer les dettes d’un usurpateur. Ce n’était pas cependant une dette, mais un dépôt; cet argent n’avait pas été fourni par Cromwell, mais par l'Eglise d’Angleterre, et Charles II, en s'emparant de ces offrandes, commit une usurpation aussi réelle et moins glorieuse que celle qu’il reprochait à son pré-décesseur (1).
(A) Par un acte signé à Witehall, le 18 mai 1658, Cromwell avait assigné aux Eglises vaudoises une rente perpétuelle de douze mille livres sterling (302,520 francs), ce qui suppose un capital de plus de six millions (6,050.400).
(1) La voix généreuse d'un illustre protecteur des Vaudois , qui ne doit sa puissance qu'à son génie , a fait entendre récemment un appel au parlement britannique pour réclamer la restitution de ces fonds.
Les mandataires des Vallées ne purent donc recueillir que de faibles sommes encore déposées entre les mains de quelques particuliers. Le mauvais succès de cette négociation devait bientôt être suivi, pour Léger, d’un coup plus rigoureux encore.
On publia des libelles contre lui (2). Il fut cité à comparaître à Turin (3), et sous prétexte qu’il avait voyagé à l’étranger pour fomenter des haines contre le duc de Savoie, il fut derechef condamné à mort pour crime de lèse-majesté.
(2) Ils se trouvent rappeléo et réfutés dans une Apologie opéciale. Voir, dans la Bibliographie placée à la fin de cet ouvrage , sect. I , § II , nº 3.
(3) Le 7 décembre 1661 , quoique déjà condamné à mort.
Alors il se retira à Genève et de là à Leyde, où il écrivit son Histoire générale des Eglises vaudoises, qui n’est qu’une collection de pièces sur les événements de l'année 1655.
L’Eglise de Leyde l’avait admis au nombre de ses pasteurs; il y vécut encore plusieurs années, s’y remaria en 1665 et y finit ses jours (1).
(1) J'ignore la date précise de sa mort ; mais il n'existait plus en 1684 ; car on trouve, à la date du 27 d'août de cette dernière année , une ordonnance royale dans laquelle il est question des biens confisqués de feu Jean Léger. (Archives de la cour des comptes à Turin. Regio controrolo, Finanze : 1684. No 179, fol. 55. )
(De 1660 à 1664.)
SOURCES ET AUTORITÉS : - Les mêmes qu'au chap. VIII ; et les préliminaires de la plupart des ouvrages cités aux Sources du chap. suivant.
Léger et Janavel (1) avaient été condamnés à mort. Une vingtaine de personnes devaient être envoyées aux galères, et d’autres encore étaient poursuivies pour avoir résisté aux ordres du souverain, en exerçant à Saint-Jean le culte protestant, qui y avait été interdit (2).
(1) L'édit qui condamne Janavel est du 25 janvier 1661. Cinquante personnes sont condamnées à mort avec lui. Leur tête est mise à prix pour 300 ducats. Une amende de 3,000 ducats est prononcée contre les communes qui toléreraient les bannis sur leur territoire.
(2) Le 31 mai 1661 : la mesure ne fut publiée que le 10 d'août dans les Vallées. ( Léger dit le 12 , p. 272.)
Les condamnés avaient pris la fuite; leur tête fut mise à prix; nul n’osa les livrer; on employa la force pour s’en saisir; l’officier de justice, Perracchino, se mit à la tête d’une troupe de soldats, qui commencèrent leurs exploits par le saccagement et le pillage. Ils allèrent raser la maison de Léger à Saint-Jean, et celle de Josué Janavel aux vignes de Luserne (1).
(1) En mars 1662.
Le commandement du fort de La Tour était en outre confié au comte de Bagnol, l’un des massacreurs de 1655, qui était demeuré le zélé serviteur de la Propagande.
Ses soldats commirent des excès de tout genre; ils arrêtaient les voyageurs et les dévalisaient, pillaient les maisons des Vaudois, enlevaient leurs filles et tuaient ceux qui cherchaient à réprimer ces violences.
Plusieurs de ces pauvres villageois abandonnèrent leurs demeures afin de chercher un asile plus sûr au fond de leurs montagnes.
Les bannis qui s’y étaient réfugiés en descendirent pour défendre leurs coreligionnaires.
De Bagnol prononça les peines les plus sévères contre quiconque les recevrait. La maison de quelqu’un qui aurait seulement donné à manger à un banni devait être rasée. Tout ce que l’on pouvait faire alors pour irriter les Vaudois semble avoir été fait.
Le commandant du fort de Mirabouc suivait l’exemple de celui de La Tour. Le gouverneur de Luserne, dit Léger (1), était célèbre par plus de soixante meurtres commis avant le mariage du duc de Savoie, à l’occasion duquel on lui avait fait grâce (2) ; et quant au sire de Bagnol qui, du haut de son fort, régnait sur toute la vallée, nous pouvons dire d’avance qu’il mourut sur l’échafaud convaincu de cent vingt meurtres odieux.
(1) Léger, p. 267.
(2) Charles-Emmanuel II avait épousé, le 4 mars 1663, Françoise d’Orleans, qui mourut dix mois après. Il se remaria le 11 d’avril 1665, avec Jeanne de Savoie, qui mourut le 15 mars 1724, quarante-neuf ans après son mari.
Que pouvaient devenir les Vallées en de pareilles mains? Quel jugement doit-on porter sur le gouvernement qui leur donnait de semblables administrateurs?
Janavel, à la tête de sa troupe de bannis, était leur seule défense. Cette troupe s’augmenta rapidement de tous les Vaudois chassés de leurs demeures. On leur enjoignit d’y rentrer sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens. Puis, sous prétexte de s’emparer des biens confisqués, les soldats étendirent partout leurs saccagements et leurs pillages. La troupe des bannis, que l’on appelait comme autrefois gli banditti, s’opposait à ces expéditions.
On conçoit ce qu’elle devait faire sous la conduite de Janavel ! Chaque jour était marqué par de nouveaux exploits ; toutes les tentatives que l’on fit pour s’en emparer demeurèrent inutiles. C’est en vain qu’on ordonna aux Vaudois de déposer toutes Leurs armes entre les mains des magistrats (1) et qu’on renouvela les peines portées contre les bannis (2) ; c’est en vain que, de leur côté, les Vaudois recoururent à l’intendant de la province (3) et au souverain (4), pour obtenir la protection de la justice contre les brigandages du comte de Bagnol : il était difficile, sans être sur les lieux, d’apprécier la légitimité de leurs réclamations; on ne pouvait croire à de tels crimes, on présentait leurs plaintes comme exagérées; l’intendant répondit qu’ils eussent à rentrer dans leurs demeures au terme de trois jours (1 ), et Charles-Emmanuel promit une enquête sur les désordres dont ils se prétendaient victimes (2). Pendant ce temps de Bagnol continuait ses extorsions et ses violences.
(1) Ordre du 19 décembre 1660, cité dans les Conférences tenues à Turin en 1664 , p . 24.
(2) 25 janvier 1661. Léger, p. 290.
(3) 13 et 22 mai 1663.
(4) 26 et 30 mai 1663.
(1) 19 et 24 mai 1663.
(2) 31 mai 1663.
La troupe degli banditti défendait les pauvres montagnards ; mais elle ne pouvait subsister de son côté que par des contributions levées le plus souvent sur des bourgs catholiques. Janavel s’empara de plusieurs d’entre eux, en assiégea plusieurs autres (3) et rançonna les catholiques de la plaine pour soutenir les persécutés des montagnes.
(3) Ces faits ne sont connus que par les considérants de l'Edit du 25 juin 1663.
Il poursuivit quelquefois ses adversaires jusque dans les murailles de Luserne et de Briquèras. Il n’y avait pas de jour, dit Léger, que quelque action n’eût lieu (4) entre ses troupes aguerries et celles du marquis de Fleury ou du capitaine Pool, qui commandaient les forces de la province; ces dernières, malgré leur nombre, eurent presque toujours le dessous dans leurs luttes avec Janavel.
(4) P. II, p. 302. Léger, si prolixe en d'autres circonstances , est d'un laconisme extrême pour les faits historiques . « J'omets, dit-il , mille rencontres notables, etc. ( p. 303) . Je ne m'amuserai pas à rapporter les victoires signalées, etc. (p. 299).
Le 25 mai 1663, cependant, les Vaudois furent repoussés du quartier des Malanots, qu’ils occupaient à Saint-Jean, jusque sur les collines d’Angrogne ; mais là, prenant à leur tour l’offensive, ils chargèrent si impétueusement les poursuivants, qu’ils leur firent perdre tout le terrain sur lequel ils s’étaient avancés, et les repoussèrent même fort au delà.
Dans aucune des rencontres qui eurent lieu en 1655, dit une lettre de l’époque, les Vaudois ne tuèrent un plus grand nombre d’ennemis que dans cette affaire-là.
Une autre escarmouche eut lieu le 17 de juin aux environs de La Tour. Le combat, dit une lettre du 21, dura tout le jour ; et les Vaudois du haut de la vallée (1) étant arrivés sur les lieux, sans savoir qu’on se battait, tombèrent au milieu des ennemis et en tuèrent plusieurs sans éprouver aucune perte.
(1) Du Villar et de Bobi.
Mais comme le déploiement des forces militaires, dirigées contre les Vallées, n’avait pour but avoué que de saisir des hommes mis hors la loi par une condamnation judiciaire, on faisait aux Vaudois un crime de soutenir leurs défenseurs, comme s’ils s’étaient rendus coupables de favoriser des criminels. Plus d’une fois les syndics des communes furent obligés de repousser toute solidarité avec la troupe degli banditti.
Le 25 juin (1663) le duc de Savoie, voulant jeter les Vaudois dans l'admiration pour ses bontés inespérées (1), rendit un long édit qui, sous prétexte de pacifier les Vallées, leur ordonnait à tous de prendre les armes pour faire la guerre aux bannis. Deux cent soixante hommes, tirés des différentes communes (2), devront, dit-il, se réunir au Chiabas en face de La Tour et y attendre les ordres du commandant de Briquéras. En outre, chaque commune donnera un otage en garantie de sa fidélité. Une enquête sera ouverte à Turin sur la conduite du comte de Bagnol; et, pour couronner tant de bienfaits, Son Altesse fait grâce à tous les religionnaires, à condition qu’ils rentreront dans leurs demeures dans l’espace de quinze jours.
(1) Volendo... dar occasione agli religionarj di restar ammirativi d'una benignità, tanto da essi inaspettata..... Préliminaires de l'Edit du 25 juin 1663.
(2) Bobi et Rora devaient en fournir cinquante, le Villar cinquante , La Tour soixante et Angrogne cent .
Par le même édit, dont Les préliminaires annonçaient tant de bénignité, Josué Janavel est condamné à être tenaillé, écartelé, puis à avoir la tête tranchée et plantée à la cime d’une pique sur un lieu élevé.
La condamnation à mort de Léger est itérativement prononcée; un Artus, un Bastie, un Rivoire, deux Muston, un Revel et plusieurs autres, en tout trente cinq personnes, sont condamnés à mort avec confiscation de leurs biens.
C’étaient les chefs les plus intrépides de leur petite armée. — Puis six personnes sent condamnées aux galères perpétuelles, et quatre seulement à dix ans de fers. — Et l’on voulait que les Vaudois fissent égorger eux-mêmes leurs chefs et leurs pasteurs ! et l’on appelait cela une clémence digne d’admiration ! Qu'on juge de ce qu’étaient les rigueurs.
Le gouverneur de La Tour et le trésorier général de Son Altesse sollicitèrent les Vaudois de la manière la plus pressante d’accepter de telles conditions. — Ils avaient huit jours pour se décider. — Mais si jamais le silence eut de la dignité, c’est en cette occasion. Les Vaudois laissèrent sans réponse l’ultimatum du duc. La commune de Prarusting seule déclina toute responsabilité avec la vallée de Luserne (1).
(1) Délibération prise au conseil générai de Saint-Segont, séance du premier juillet 1663.
Les seigneurs des environs employèrent tous leurs efforts à augmenter cette division, pour obtenir du moins qu’une partie des Vaudois acceptât les dispositions de l’édit. Ne pouvant l’obtenir, ils insistèrent surtout pour que les habitants de la vallée de Luserne donnassent une preuve de leur esprit de paix et de fidélité, en escortant un convoi de ravitaillement qu’il s'agissait de faire passer à Mirabouc.
Ce fort domine la partie la plus resserrée de la vallée de Luserne, et ferme le passage par lequel on peut se rendre dans le Dauphiné , où l’on sait que les Vaudois se retirèrent plus d’une fois en temps de persécution.
Ce ne fut pas sans quelque défiance, qu’en portant des munitions à ce fort, ils contribuaient à se fermer cette retraite dans le cas où ils en auraient eu besoin. Mais les protestations du gouverneur de La Tour et du trésorier général furent irrésistibles.—En échange de cet acte de soumission, disaient-ils aux Vaudois, la paix la plus complète vous sera accordée. Faites rentrer vos familles dans leurs demeures, et ne soyez point en peine de l’avenir.
Les Vaudois se conformaient déjà à ces conseils, lorsque, tout à coup, ils reçoivent l’avis qu’on a fait secrètement partir des troupes de Turin. Bientôt ils apprennent qu’elles marchent contre eux.
Six régiments des gardes royales étaient en effet sortis de la capitale, le 29 juin, sous la conduite du marquis de Fleury. Cette armée était ainsi partie onze jours avant l’expiration du délai accordé aux Vaudois pour se réinstaller dans leurs demeures, et quatre jours avant le terme où ils devaient se prononcer sur les conditions de l’édit. On sut même plus tard que des renforts de troupes avaient été dirigés secrètement sur Luserne et La Tour (1), avant même que cet édit eût été publié.
(1) Enquêtes. Conférences tenues à l'Hôtel-de-Ville, à Turin, en 1664, p. 57.
C’est donc en vain qu’on a cherché à justifier l’agression dont les Vaudois furent alors l’objet, en disant que le duc voulait punir les habitants des Vallées, de ne s’être pas conformés à l’édit du 25 juin : puisque les agresseurs s’étaient mis en marche, non-seulement avant que les Vaudois eussent fait connaître leurs dispositions à cet égard, mais avant même que l’édit leur eût été connu.
Le marquis de Fleury marcha directement sur Angrogne, en suivant la route de Saint-Jean. Le marquis d’Angrogne (1), commandant la cavalerie de Saint-Segont, se dirigea sur le même point par les hauteurs de Rocheplate, tandis que l’infanterie y montait par les collines de Briqueras.
(1) De la famille des comtes de Luserne.
Ces corps de troupes se joignirent, au point du jour, sur le plateau supérieur auquel viennent aboutir ces diverses routes.
C’était le 6 de juillet 1663. Leur but était de s’emparer de la Vachère, qui s’élève au-dessus du plateau et qui domine, comme d’un point central, l’épanouissement des trois vallées vaudoises (2).
(2) Celles d'Angrogne et de Luserne d’un côté, de Pramol et de Pérouse de l’autre, de Faët et de Saint-Martin du troisième côté.
Mais déjà un corps d’observation, placé par les Vaudois, défendait ce poste important.
Le gros de l’armée vaudoise, commandé par Janavel, était placé plus bas sur les costières de Saint-Jean. Il était donc menacé d’être pris par derrière, par les troupes du marquis de Fleury. En môme temps, celles du comte de Bagnol devaient le prendre par devant, en montant à la fois du côté de La Tout et du côté de Saint-Jean. Elles accomplirent ce mouvement et opérèrent leur jonction en face de Janavel.
Le patriote vaudois recule devant des forces supérieures aux siennes. Arrivé au sommet du plateau, il le voit déjà occupé par les ennemis, qui lui coupent toute communication avec «on arrière-garde qui vient de se porter sur la Vachère.
Jamais Janavel ne s’était trouvé dans une position plus compromise; on eût cru que sa perte était inévitable; un miracle seul semblait pouvoir le sauver. Mais Janavel ne doutait pas de Dieu, et la confiance du «
chrétien était en lui aussi éprouvée que l’intrépidité du guerrier.
Avec cette parfaite connaissance des lieux qu’il possédait mieux que tout autre, et ce sang froid qui ne l'abandonnait jamais en face du danger, il envoie soixante hommes dans un défilé nommé les portes d’Angrogne, s’ouvrant sur le plateau occupé alors par le marquis de Fleury. «Là, dit-il, vous arrêteriez une armée, et vous couvrirez à la fois la Vachère et Rochemanant. Allez, priez et tenez ferme. »
Puis, continuant de se replier devant les lignes du comte de Bagnol, il arrive à ces escarpements inabordables, nommés Rochemanant, n’ayant avec lui qu’environ six cents hommes.
C’est ici notre Thabor, leur dit-il ; à genoux et courage ! — Le biblique guerrier se souvenait des victoires de Barac et de Débora. Ses hommes avaient devancé l’ennemi ; ils s’agenouillèrent, " O Dieu, s’écrie leur chef, couvre-nous de ta puissante main ! "
Mais l’ennemi s’approche : les Vaudois se répandent dans les rochers ; ils ferment toutes les issues ; de chaque fente s’élancent des balles meurtrières. De Bagnol s’arrête et examine la position. Après avoir laissé reposer ses troupes, il tente d’enlever le poste ; mais il est repoussé. Les troupes reprennent haleine et reviennent à l’assaut ; elles sont repoussées une seconde fois. Déjà le comte avait perdu plus de trois cents hommes, et son armée ne pouvait rien contre un rocher. Il cherche à l’escalader ; mais ses soldats sont précipités les uns sur les autres. Alors une terreur superstitieuse les saisit. — Serait-il vrai que ces hérétiques aient fait un pacte avec le démon, pour être invulnérables?—On disait même que les Vaudois ramassaient, dans les plis de lettre chemises, toutes les balles dont leurs vêtements étaient criblés, sans que leur corps en eût souffert. — Il est vrai que Janavel avait été percé de part en part, en 1655; mais cette blessure, qui eût été mortelle pour tout autre, l’avait laissé vaillant et vigoureux. Ces pensées plus ou moins prononcées, plus ou moins générales, se trahissaient par l’hésitation croissante des troupes catholiques. — Les Vaudois s’en aperçoivent et font une vigoureuse sortie. — Donnons un coup de balai sur ces hordes de lâches : avait dit Janavel. — Et de partout ses hommes aguerris s’élancent de leurs retranchements.
L’ennemi plie et se débande; les Vaudois mettent l’épée à la main et le poursuivent avec vigueur. Le comte de Bagnol veut en vain s’opposer à la déroute qui l’entraîne lui-même ; ses soldats se jettent en désordre sur les pentes latérales de la montagne; dix Vaudois faisaient fuir cent ennemis. Ces derniers ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils eurent atteint la plaine ; plusieurs d’entre eux périrent encore en fuyant; toute la montagne fut balayée de ses envahisseurs.
Alors Janavel rallie son héroïque armée, remonte sur le plateau, rend grâces à Dieu de la victoire qu’il vient de remporter; puis, tout brisé de fatigue, il va rejoindre encore les soixante hommes qu’il avait envoyés aux portes d’Angrogne, pour protéger son arrière-garde.
Comme il l’avait prévu, ces soixante hommes avaient suffi pour tenir en échec, depuis le matin, toutes les forces du marquis de Fleury. Ils s’étaient retranchés derrière un talus en terre de cinq pieds de hauteur ; cette barrière, coupant le défilé, les mettait à couvert et leur permettait de faire des décharges continuelles sur le front des ennemis. Mais ces derniers avaient aussi des bastions naturels qui leur servaient de boulevard ; et de roches en roches, ils étaient parvenus à cerner, pour ainsi dire, ce petit poste des Vaudois. Encore un effort et le poste était emporté, le défilé franchi, la Vachère occupée, la vallée perdue.
Les Vaudois le sentaient, et envoyèrent un émissaire à Janavel pour obtenir des renforts. Mais Janavel s’était déjà défait du comte de Bagnol, et il arriva lui-même avec toute sa troupe.
L’avantage dès lors ne fut plus douteux. Pendant qu’il venait prendre de flanc l’armée ennemie, les Vaudois, si longtemps immobiles dans leur défilé, en sortirent alors remplis d’ardeur. — Rien ne ranime les forces comme la certitude du succès. Avec le secours de Janavel et la confiance en Dieu, ils ne doutaient de rien.— Les ennemis, de leur côté, voyant arriver ce redoutable capitaine avec ses six cents hommes, comprirent que le comte de Bagnol avait été vaincu.— Rien n’ôte le courage comme la contagion d'une défaite. — Le marquis de Fleury, à son tour, voit son armée fléchir et se débander devant ces nouveaux assaillants. L’intrépidité des Vaudois augmente, la victoire se déclare pour eux; les catholiques prennent partout la fuite, et inondent de leur déroute toutes les collines d’Angrogne, de Saint-Segont et de Briquèras.
Ils laissèrent sur le champ de bataille autant de morts que les Vaudois comptaient de combattants. Plus de six cents hommes étaient tués ; plus de quatre cents étaient blessés, et la plupart de ces derniers moururent de leurs blessures, tandis que les évangéliques ne perdirent que cinq ou six des leurs et n’eurent que douze blessés, dont aucun ne mourut.
Ayant poursuivi ses adversaires jusqu’à mi-côte de la montagne, Janavel s’arrêta, et ses six cents guerriers s’agenouillèrent autour de lui, pour rendre grâce tous ensemble au Dieu de la victoire, de les avoirs si complètement délivrés.
Ils s’étaient là qu’à très peu de distance des communes de Prarusting et de Rocheplate, qui, peu de jours auparavant, s’étaient détachées de la cause générale des Vaudois. Mais ayant vu la victoire du côté de leurs coreligionnaires, les habitants de ces corn-mimes se mirent alors à la poursuite des troupes ennemies ; de sorte qu’après la prière, Janavel conduisit sa petite armée dans ces villages ralliés, afin de fraterniser avec les auxiliaires qui venaient d’en sortir.
Des rencontres moins considérables, des escarmouches dans lesquelles il eut presque toujours l’avantage, signalèrent encore ses opérations les jours suivants; ainsi, non-seulement il diminuait les forces ennemies, mais chaque jour il augmentait les siennes; car, indépendamment des Vaudois qui se rangeaient, déplus en plus nombreux, sous son commandement, beaucoup de Français accoururent pour soutenir leurs frères (1).
(1) Un ordre imprimé et affiché à Grenoble, le 21 juillet 1663, par M. de La Berchère, premier président du parlement du Dauphiné, interdit à tous les sujets du roi de France d'aller prendre parti avec ceux de la religion prétendue réformée de la vallée d’Angrogne, ni de leur donner aucun secours.
Les revers du marquis de Fleury se multipliaient dans la même proportion; et, comme il paraissait impossible à la cour de Savoie qu’avec des forces aussi considérables que celles dont il disposait, ce général n’eût pu réussir à soumettre une poignée de révoltés, car c’est toujours ainsi qu’on nommait nos héroïques montagnards, on lui ôta le commandement des troupes dirigées contre les Vaudois, et l’on envoya à sa place le comte de Saint-Damian.
Celui-ci augmenta son armée de quelques nouvelles recrues, et, pour son début, sortit de Luserne à la tète de quinze cents hommes, afin d’aller s’emparer de la petite commune de Rora. Quinze Vaudois et huit Français seulement, en tout vingt-trois hommes, la défendaient alors ! Ils étaient postés dans une situation avantageuse; mais que pouvaient-ils faire contre quinze cents assaillants? — Ils firent beaucoup; ils firent plus que des triomphateurs ! Ils luttèrent pendant six heures et furent taillés en pièces, à l’exception d’un seul qui fut fait prisonnier.
Enorgueilli de son succès, Saint-Damian fit, dès le lendemain, une sortie dans la vallée de Luserne. Mais à peine était-il arrivé à la bourgade de Sainte-Marguerite, où ses soldats mirent le feu, que les Vaudois descendirent, au nombre de deux cents, des hauteurs du Taillaret, si souvent attaquées et toujours victorieuses. Ils prirent sa troupe par le ravin qui tombe des Copiers, la mirent en fuite, tuèrent beaucoup de monde aux incendiaires et n’eurent de leur côté ni tué ni blessé.
Charles-Emmanuel, voyant la tournure désastreuse que prenait pour lui cette guerre intestine, et commençant à comprendre que l’impéritie de ses généraux n’en était pas la seule cause, chercha à frapper un coup d’intimidation sur ces vallées si dévouées à leur foi et si vaillantes pour la défendre.
Dans ce but il promulgua, le 10 d’août 1663, un édit dans lequel il commençait par déclarer rebelles et criminels de lèse-majesté, tous les habitants des Vallées; par conséquent il les condamna tous à mort, avec confiscation des biens. — Il est peu redoutable de voir condamner à mort des gens que l’on n’a pu vaincre, et qui vous font eux-mêmes plus de morte qu’ils ne sont de vivants. Ces déclarations, néanmoins, n’étaient qu'une préface à de nombreuses exceptions par lesquelles le duc espérait désunir ce peuple belliqueux et fidèle, pour l’amener à une plus facile soumission.
Mais les Vaudois n'acceptèrent pas cet édit, qui maintenait la condamnation de leurs plus valeureux compatriotes, de leurs défenseurs les plus dévoués.
La guerre continua. Après avoir affaibli ses adversaires, Janavel prenait souvent l’offensive contre eux. Il poursuivit le comte de Saint-Damian jusques à son quartier-général ; puis il renouvela ses incursions dans la plaine. La ville de Luserne demanda à être ceinte de murailles (1), pour se mettre à l’abri de ce terrible envahisseur. On commença les travaux; mais une nouvelle attaque des montagnards vint les interrompre.
(1) Sa demande est datée du 11 septembre 1663.
Nous ne pouvons qu’indiquer ici avec rapidité les principales d'entre ces petites expéditions, qui eurent encore lieu pendant le reste de l’année.
Les Vaudois firent une incursion sur Bubiane et furent repoussés ; l’ennemi en fit une du côté du Villar et eut le même sort. Saint-Damian dressa une embuscade au quartier des lignes de Luserne; mais il s’y laissa surprendre lui-même, et ses troupes furent taillées en pièces.
L'armée de la Propagande était découragée; les finances du duc s’épuisaient; de nouvelles ouvertures furent faites aux héroïques montagnards.
On leur offrait la paix à condition qu’ils poseraient les armes, qu’il ne serait point question de religion, et que chaque communauté des Vallées adresserait à l’avenir ses requêtes en particulier.
C’était, pour elles, renoncer à être un peuple, une Eglise, un corps dont toutes les parties sont solidaires entre elles; c’était rompre leur unité : les Vaudois le comprirent, et ces conditions furent encore repoussées.
Cependant, écrivait-on des Vallées, a notre pauvre « monde est bien misérable; il y a longtemps que nos a gens sont contraints de vivre sous les armes; nourris de pain et d’eau, accablés par de continuelles « fatigues; Dieu veuille avoir pitié de nous! Mais « nous résisterons avec persévérance. Il n’est pas « jusqu’aux enfants auxquels l’on n’entende dire par « les rues qu’ils préféreraient mourir dans des cavernes que d’abandonner leur religion (1). "
(1) Lettre du 2 septembre 1663, adressée à Léger, qui alors était à Leyde.
Ces tristes détails ayant été connus à l’étranger, les puissances protestantes s’émurent, et l’on commença à faire des collectes pour les malheureux Vaudois (1).
(1) Ces collectes furent arrêtées sur le bruit (dont ce fait prouve la consistance) des dilapidations commises lors des précédentes distributions. Mais ces accusations remontaient à 1655 ; elles ont alors été reconnues fausses ; on fit encore des collectes en 1662 : comment ces accusations se sont-elles reproduites de 1662 à 1663 ? C'est ce qu'il est fort difficile d'éclaicir aujourd'hui.
En Piémont, ne pouvant les soumettre par les armes, on chercha d’y parvenir en les divisant.
Six Vaudois, dont cinq ne savaient pas signer (mais de la sincérité desquels témoignent un capitaine des gardes de Son Altesse Royale, un missionnaire catholique et le préfet de Pignerol), dans leur ignorance des affaires et peut-être par captation. se laissèrent aller à une démarche inconsidérée qui favorisa ces desseins. Ils adhérèrent à une déclaration par laquelle, faisant acte de soumission pleine et entière aux volontés de Son Altesse Royale, ils imploraient sa clémence, désavouaient les prises d’armes de leurs coreligionnaires et acceptaient les conditions de l’édit du 10 août (2).
(2) Cette déclaration porte la date du 27 septembre 1663.
L’histoire devrait oublier des incidents aussi peu dignes par eux-mêmes de l’occuper, si les circonstances les plus inaperçues, les supercheries les plus basses, n’avaient pas été quelquefois le grand ressort du gouvernement, pour cette politique timorée, cruelle et fourbe du papisme, accouplée à la noblesse et à la bonté naturelle des princes de Savoie.
Quelques historiens disent que les signataires de cette pièce n’avaient pour but que d’obtenir individuellement une trêve de quelques jours, qui leur permît d’enlever les vendanges, alors pendantes, sans être inquiétés dans leurs travaux (1). Mais le conseil ducal présenta la déclaration des cinq Prarustinais, comme étant une conséquence, une ratification et un développement de celle qui avait été consentie à Saint-Segont par toute leur commune, le 1er juillet, puis annulée le 6 août, lorsque les troupes de Janavel vinrent fraterniser avec les habitants de Rocheplate et de Prarusting.
(1) Léger, P. II, p. 301, alinéa 3.
Les habitants de ces communes protestèrent à leur tour contre une telle interprétation, elles cinq signataires eux-mêmes rétractèrent la déclaration qu’ils avaient faite, en disant qu’elle avait été obtenue d’eux par surprise (2). Il semblerait que l’incident dût être terminé. Nous n’en aurions pas parlé s’il en avait été ainsi.
(2) Celte rétractation est du 3 d’octobre 1663
Le notaire rédacteur de la pièce, et les témoins des adhérents qui n’avaient pu signer, maintinrent la valeur de cet acte (1), malgré la protestation des signataires putatifs qui retiraient leur adhésion.
(1) Ce nouvel acte est du 8 d'octobre 1663.
Pendant ces débats misérables, ces divisions avortées, ces négociations ténébreuses, qui ne pouvaient aboutir, le désordre s’étendait dans les Vallées; des actes de vengeances particulières se mêlaient à la défense publique ; le comte de Bagnol et ses soldats déprédateurs agissaient à La Tour comme en pays conquis; le mécontentement se répandait partout; la misère augmentait au lieu de diminuer; et, pour comble d’adversité, les rigueurs de l’hiver allaient s’abattre sur ces montagnes, pour aggraver encore les terribles épreuves dont elles étaient frappées.
Heureusement que l’Allemagne, la Hollande et la Suisse protestantes, avaient déjà adressé de vives représentations à Charles-Emmanuel en faveur des Vaudois. De son côté, la Propagande employait tous ses soins pour que ces derniers ne fussent considérés que comme des rebelles et des malfaiteurs; mais, malgré toute son activité pour attiser l’irritation et subvenir aux frais de cette guerre, le duc de Savoie, dont l’esprit était trop juste et le cœur trop élevé pour n’en pas entrevoir les inconvénients, se montra disposé à recevoir les ambassadeurs des puissances médiatrices ; et ils arrivèrent à Turin en novembre 1663 (1).
(1 ) Léger dit le 15 décembre ( P. II , ch . XXIII , p. 304, al . 2. ) Mais cette date est démentie par le même auteur à la page suivante ; et celle que je donne a pour base la date du sauf- conduit accordé aux Vaudois, pour qu'ils puissent se rendre en sûreté auprès des ambassadeurs déjà arrivés à Turin ; or ce sauf-conduit est daté du 14 novembre. C'est donc dans le mois de novembre que ces ambassadeurs arrivèrent. C'étaient ceux de la Suisse * ; celui de la Hollande arriva plus tard ; et comme Léger était à Leyde , on conçoit que cette circonstance ait pu l'induire en erreur. Boyer et presque tous les écrivains subséquents ont reproduit les inexactitudes qu'il a commises.
* MM. Gaspard Hirzel grand conseiller du canton de Zurich et ancien préfet de Turgovie , et Gabriel Weiss, grand conseiller de Berne, et ancien colonel d'un régiment suisse , au service de la république de Venise.
Un sauf-conduit fut immédiatement adressé aux Vaudois, pour qu’ils pussent envoyer des mandataires à Turin. Mais les considérants de cette pièce n’étaient pas de nature à les rassurer : « Voulant, disait le duc, qu’il soit manifesté à l’étranger que nos su-« jets sont des rebelles, et que nous avons toute « sorte de raisons de les châtier, nous autorisons à « venir à Turin ceux d’entre eux qui seront désignés par le secrétaire d’ambassade, attaché à la « légation extraordinaire des six cantons protestants de la Suisse (1). » Tel est le résumé de cette pièce.
(1) Raccolta dagl' Editti, p. 136. - 14 novembre 1663.
En profiter c’était, pour les Vaudois, se reconnaître réellement rebelles ; ils craignaient en outre que ce ne fût s’exposer à quelque surprise analogue à celles dont si souvent déjà ils s’étaient trouvés victimes. Ils refusèrent donc d’envoyer aucun mandataire à Turin.
Vous le voyez ! dit-on alors aux ambassadeurs, ils n’osent pas venir, ils n’ont rien à dire pour leur défense : ce sont des rebelles avoués ! Leur refus de comparaître devant nous n’est-il pas une preuve du mépris qu’ils font de leur souverain? N’est-ce pas un outrage pour la Suisse elle-même (2) ?
(2) Ces imputations ne sont point présumées ; elles sont le résumé fidèle du discours officiel , tenu par le baron de Greysi , de la part de S. A. R., aux ambassadeurs suisses. Ce discours est rapporté dans l'Histoire des con-férences de 1664, p. 217.
Le secrétaire d’ambassade partit en personne pour les Vallées, rassura les Vaudois, et revint dans la capitale, accompagné de leurs huit députés (1). C’est alors que s’ouvrirent, à l'hôtel-de-ville de Turin, les conférences dont nous allons parler.
(1) C'étaient : David Léger, pasteur au Clos (▼al Saint-Martin), le frère de Jean Léger exilé; Jacquet Bat lie, pasteur à Saint-Jean ; Pierre Baile, pasteur à Saint-Germain ; André Michelin, syndic de La Tour ; David Mar-linat, délégué de Bobi; Jacquet Jahier, de Pramo), et Laurent, père et fils des Clos, ou Chiots, paroisse de Ville-Sèche.
TRAHISON DE SAINT-DAMIAN. CONFÉRENCES A l’hOTEL-DE-VILLE DE TURIN.
ARBITRAGE DE LOUIS XIV.
(De 1664 à 1680.)
SOURCES ET AUTORITÉS. — Conférences faictes à Turin , dans l'Hostel de Ville, en présence de MM. les Ambassadeurs Suisses , entre les ministres de S. A. R. et les députés des vallées de Luserne, à la fin de l'année 1663 , et au commencement de la courante 1664. A Turin MDCLXIV. ( Un vol , petit in-fol . de 232 p.) — Récit de ce qu'il y a de plus considérable aux affaires des Eglises réformées des vallées de Piedmont , depuis les massacres de 1655... jouxte la copie imprimée à Haerlem 1663. Petit in-40 de IV et 60 p. Le titre en est très long, et contient toute l'analyse de l'ouvrage. Très- humble remontrance, touchant le pitoyable estat où se trouvent à présent réduittes les pauvres Eglises Evangéliques des vallées de Piémond , à cause de l'altération et violation de leurs concessions, et partic. de la patente de 1655 , faite en novembre 1661 , à Haerlem….. l'an 1662, in-40 de 12 feuillets , sans pagination. Apologie des Eglises évangéliques des vallées de Piémont, faite en défense de Jean Léger. Cette Apologie fut dressée par le Synode vaudois , tenu aux Malans , dans la vallée d'Angrogne , le 13 septembre 1661 . Léger en parle P. II , ch. XIX. C'est lui qui la fit imprimer à Genève : voyez p. 371 , vers la fin . Un opuscule semblable, que je n'ai pu me procurer , est intitulé Les Assemblées, sur les affaires des Protestants, des vallées de Piedmont. - Voir enfin , sur le même sujet , Rélation d'une ambassade des cantons évangéliques de la Suisse , au Duc de Savoie, dans le XVIIe siècle au sujet des Vaudois. ( Revue Suisse, t . III , p. 260. ) - Puis, les hist. gén. des Vaudois, et les ouvr. contemporains. -- Les sources manuscrites sont peu nombreuses, et se trouvent à Turin aux Arch. de Cour.
Les six cantons protestants de la Suisse ayant envoyé, auprès du duc de Savoie, MM. Weiss et Hirzel, pour qu’ils intervinssent en faveur des Vaudois, et Charles-Emmanuel ayant autorisé (1) des conférences entre ces ambassadeurs et ses propres délégués, afin d’examiner les griefs qu’élevaient les Vallées contre le gouverneur de La Tour (2), ces conférences eurent lieu à l’hôtel-de-ville de Turin.
(1) Par l’édit du 10 août 1663.
(2) Le comte de Bagnol.
Elles s’ouvrirent le 17 décembre 1663 (3), en présence des ambassadeurs suisses, de huit députés vaudois et des délégués de Charles-Emmanuel, chargés de justifier les mesures prises par leur souverain. Ces derniers commencèrent par exposer, à leur point de vue, les événements qui avaient amené la guerre : laquelle n’avait eu d’autre cause, selon eux, que les rébellions réitérées des Vaudois.
(3) Elles se tinrent les 17, 21, 30 et 31 décembre 1663 ; les 5, 16, 17 et 20 janvier 1664. Les procès-verbaux ont été imprimés.
Les députés vaudois répondirent que la cause réelle des conflits qu’ils déploraient était due aux agressions successives et aux violences continuelles du gouverneur de La Tour.
Il fallut donc entrer dans l’examen des plaintes portées contre le comte de Bagnol.
Un grand nombre de pièces furent produites de part et d’autre. Les Vaudois citaient des meurtres (1), des vols (2), des tortures (3), et des violences de tout genre, dont le comte s’était rendu coupable (4).
(1) Hist. des Conférences , p . 6 , no I ; p . 12, no XVI ; p. 24 , etc...
( 2) Id . , p. 10 à 13, nos VI , VII, VIII, IX, XVI , XVII et XX.
(3) Id. , p. 12, no XV, et p. 23, nos XVIII et XIX.
(4) Contre des femmes Hist. des Conférences, p. 30 ; contre les propriétés , p. 8 , 10 et 13 ; contre des individus inoffensifs , violentés par haine religieuse , p. 16 et 17 ; sans motifs connus, p. 22 ; par des menaces, p. 11, no XII ; p. 12, nos XIV, XV, XVI ; par des injures, p, 9, no II ; p. 10, no IV, etc.
Ce dernier répondit à ces divers chefs, que les meurtres dont on l'accusait (5) avaient été commis, soit par accident, soit par vengeances particulières, et que si l’on avait tué d’autres personnes, ce ne pouvait être que des gens mis hors la loi, et que nul n’était tenu de respecter. Enfin , ajoutait-il, si les meurtres n’ont pas été commis sur la personne des bannis mêmes, ce ne pouvait être que sur quelques-uns de leurs amis ou de leurs proches (6).
(5) Par un mémoire justificatif, et non de bouche.
(6) Conférences, de la p. 49 à la p. 52 ; et la p. 54.
Cette singulière défense pouvait difficilement parvenir à mettre sa délicatesse au-dessus du soupçon.
Quant aux autres points, poursuit-il, s’il y a eu des maisons forcées, des violations de demeures, comme on l’avance, ce n’étaient là que des visites domiciliaires, faites dans le but de s’assurer qu’il ne s’y trouvait caché aucun des bannis (1). Du reste, ajoute sa défense, après le 25 juin, il est arrivé d’autres gens de guerre dans les Vallées; de sorte que l’accusé ne peut répondre des excès qui s’y seraient commis (2).
(1) Voir Conférences de la p. 49 à la p. 52 ; et la p. 54.
(2) Id., p. 57.
Il nie formellement les injures et les menaces (3) qu’on lui impute ; mais il avoue qu’il a eu, à son service, une bande de ravageurs, destinée à s’opposer à ceux des vallées (4). Enfin, dit en terminant le mémoire présenté en son nom , « le sieur de Bagnol à tâché, avec toute sorte de douceur et avec un soin particulier, de tenir les Vallées en pair et de les séparer du commerce des bandits qui les ont précipitées dans une si inexcusable rébellion. »
(3) ld., p. 56.
(4) Id., p. 58.
Ces derniers mots étaient une insinuation destinée à aggraver d’avance la position des Vaudois ; mais l’on peut juger des soins tout particuliers qu’il avait pris de leur repos par la troupe de ravageurs à gages, qu’il avoue avoir stipendiée pour les piller et les dévaliser.
Les Vaudois ensuite sont accusés formellement d’une foule de contraventions ; et l’on voit avec peine des questions de forme et d'étiquette mises en balance, contre de pauvres montagnards, avec des crimes avérés commis de la manière la plus révoltante par les magistrats chargés de les prévenir!
Voici le résumé de ces accusations :
— Vous deviez recourir à la justice contre les violences dont vous vous plaignez ; ne l’ayant pas fait, vous avez manqué à toutes les règles du droit.—Nous avons recouru à la justice, répondent-ils (1); mais on a refusé de donner suite à nos plaintes. — Il fallait le faire plus tôt ; car, alors les délits dénoncés ne pouvaient plus être poursuivis. — Nous les avions faits connaître précédemment ; mais on ne nous a pas répondu. — Il fallait recourir au conseil du souverain.— Nous l’avons fait, en demandant que l’on constatât et qu’on réprimât les violences dont nous étions victimes. — Ce n’est pas ainsi que vous deviez vous y prendre; cela ne regarde pas le conseil, vous avez manqué à toutes les formes du droit, à toutes les règles de la légalité.—Tel est le sommaire de la discussion sur ce point.
(1) Ils l'avaient fait le 26 de mai 1663.
A l’égard du culte public, célébré à Saint-Jean contrairement aux ordres du souverain, les Vaudois soutiennent que ces ordres eux-mêmes sont contraires à leurs privilèges. — Ils prouvent, par des édits antérieurs, qu’ils sont autorisés à célébrer ce culte, et à ce sujet s’entame une nouvelle discussion sur la valeur de ces édits, sur la portée de ces privilèges, sur les limites des lieux où les exercices religieux ont été autorisés, sur les usages (il solito) qui y présidaient; et toutes ces questions sont longuement débattues.
Voilà pourtant à quelles arguties on en était réduit, pour dérouter dans la chicane le simple et droit bon sens des pauvres persécutés. — Ah! certes, si l’on avait pu leur reprocher un crime, un attentat, un délit, on n’y eût pas manqué!
On essaya bien de le faire ; mais leurs réponses, à cet égard, étaient trop préremptoires pour rien laisser subsister de l’accusation.
On leur reproche, par exemple, d’avoir formé un camp au Pra , et attaqué la citadelle de La Tour. Mais après examen, il fut reconnu : 1° que ce prétendu camp n’était qu’un parc de bergers; 2° que des enfants ayant fait rouler des pierres du haut de la colline de La Tour, ces pierres étaient venues heurter les remparts de la citadelle, et qu'à cela seulement se bornait l’attaque dont on les accusait.
Est-il possible que de pareilles puérilités aient pu être l'objet de graves conférences, et qu’elles aient servi de prétexte à tant de cruautés?
Enfin, le principal grief élevé contre les Vaudois, était d’avoir prêté secours aux bannis.
Doit-on s’étonner, répondirent-ils, de ce qu’un si grand nombre de gens condamnés à mort se soient réunis pour défendre leur vie ? Et, s’ils ont obtenu quelque secours de leurs familles, s’ils ont trouvé un asile chez des parents ou des amis, faut-il en faire peser la responsabilité sur tout le corps des Vallées ?
Tel est le résumé sincère de ces longues et fastidieuses conférences. Les commissaires du gouvernement conclurent néanmoins en disant que les Vaudois n’avaient eu aucun motif de mécontentement, et que s’ils avaient pris les armes, c’était « pour se faire molester, afin qu’on les plaignît à l’étranger et qu’on leur envoyât d’abondantes collectes (1). »
(1) Conférences, p. 82.
Mais si une telle allégation n’est que ridicule, on ne pourra disconvenir que ce dont il nous reste à parler ne soit vraiment odieux.
Pendant que les commissaires ducaux insultaient ainsi, à Turin, au bon sens et à la fidélité des Vaudois; pendant ces conférences qui entraînaient de plein droit la suspension des hostilités ; pendant que nos pauvres montagnards espéraient une issue favorable, la Propagande tramait leur perte, en marchant par la perfidie à leur sanglante extermination.
La seconde séance des conférences de Turin n’avait pas encore eu lieu, que déjà le plan de cette trahison était tout arrêté (2).
(2) La seconde séance se tint le 21 décembre 1663 ; et il existe un ordre daté du 20 , qui est intitulé : Distribuzione delle trupe per li 4 attachi che si devonofare dimani, 21 decembre , alli ribelli delle valli di Luserna e San Martino ( Turin, archives d'État) . On peut prouver qu'il ne s'agissait pas seulement d'attaquer, sous ce nom de rebelles , la petite troupe des bannis , en rappelant seulement que les forces dirigées contre les Vallées étaient alors de 5,135 fantassins et de 200 chevaux. Léger et Boyer disent 18 mille hommes. (Léger, p. 305 ; Boyer, p. 188.- Ils placent aussi cette attaque au 25 décembre. Mais comme les rapports qu'ils en donnent coincident avec les dispositions des troupes, dont j'ai le tableau sous les yeux, et que ce tableau indique l'attaque pour le 21 , je crois que cette dernière date doit être préférée . —Léger d'ailleurs n'était pas sur les lieux , et Boyer n'a fait que le reproduire. )
Dès le 21 décembre au matin, le comte de Saint-Damian marchait sur Prarusting, par la costière de Saint-Segont, à la tête de 1655 fantassins et de 50 chevaux.
Le marquis de Parelles montait vers Angrogne, par la Garsinéra, avec 1576 fantassins et 50 chevaux.
Le comte Genèle, côtoyant les collines des Portes et de Saint-Germain, s’avançait sur le même point par le côté opposé, avec un bataillon de 786 hommes.
Le capitaine Cagnolo tenait la plaine de Saint-Jean, à la tête de cent chevaux, pour se porter où les circonstances l’exigeraient; et enfin le gouverneur de La Tour, le même qui protestait de tant de sollicitude pour le repos des Vaudois, le même qui périt sur l’échafaud quelques années après, le comte de Bagnol, devait attaquer par les Copiers et Sainte-Marguerite, en conduisant 1118 hommes contre les protestants.
C’est là que commença l’attaque. Les Vaudois furent successivement repoussés de Sainte-Marguerite aux Copiers, et des Copiers sur les hauteurs du Taillaret.
Maïs là ils s’arrêtèrent et purent tenir quelques temps, retranchés derrière les rochers. Croyant être seuls assaillis, ils firent demander du secours à leurs frères d’Angrogne ; ils pensaient que cette attaque n’était qu’un nouvel esclandre du comte de Bagnol : mais ils furent bientôt détrompés. Ils virent, dans l’armée ennemie, une troupe bien plus nombreuse que celle dont disposai! ordinairement le gouverneur de La Tour. Déjà leurs retranchements étaient débordés, ils songeaient à 8e retirer; ils allaient peut-être périr sous des forces dix fois supérieures aux leurs, lorsqu’une voix se fait entendre : Courage, tenez ferme ! Nous voici! Dieu vous aide! Ces derniers mots sont une expression usuelle dans le langage vaudois (1). Ceux, qui les faisaient entendre étaient tes habitants d’Angrogne venus au secours des assaillis, dont la valeur redoubla par l’espoir du succès.
(1) Dio ajutaci ! Diou v's' agiutou ! (Dieu vous aide!) Telles sont les paroles qui se foot entendre le plus souvent encore dans les montagnes vaudoises à propos d'un départ, d'un voyage, d'une maladie, d’un projet, ou d'un labeur quelconque: Dieu nous aide! Quel meilleur vœu, et quel langage plus chrétien ?
L’ennemi, croyant déjà les avoir vaincus, s’étonne de cette résistance. Le courage des Vaudois se ressent de ces nouvelles forces, leur ardeur s’augmente du ralentissement de l'attaque.
Le comte de Bagnol, pressé plus vigoureusement, perd de son courage; il faiblit au lieu de se raffermir. Vainqueur naguère, il lutte maintenant, il cédera bientôt.
Les Vaudois en effet prennent à leur tour l’offensive. Ils font une impétueuse sortie sur le front de l’armée assaillante; le détachement d’Angrogne arrive et la prend par le flanc. Cette terreur superstitieuse, que la présence des Vaudois avait si souvent fait naître au sein de leurs adversaires, s’y manifeste encore. Le désordre s’empare des esprits et passe dans les rangs; les catholiques se débandent, la vaillance des montagnards achève de les dérouter; et, comme un torrent débordé qui renverse tout devant lui, les Vaudois triomphants poursuivent leurs ennemis jusque dans la plaine de La Tour.
Du côté d’Angrogne, où le capitaine Prionel défendait à la fois la Vachère, Rochemanant et le Chiabas, trois points éloignés l’un de l’autre de plusieurs kilomètres, le marquis de Parelles n’eut aucun avantage.
Du côté de Saint-Germain, au contraire, où le comte de Genèle ne s’était avancé qu’avec un seul bataillon, les Vaudois furent complètement battus. L’ennemi dévasta leurs champs, leurs vignes, leurs récoltes et mit le feu aux maisons qui s’étendaient sur les collines de Saint-Germain, à Rocheplate.
Dans ce dernier hameau, une pauvre femme impotente et presque centenaire fut brûlée vivante dans sa demeure. A Saint-Germain, une femme plus jeune avait été mise en lambeaux sans être mise à mort. Plusieurs vieillards furent également mutilés. Voilà comment le papisme usait de sa victoire !
Mais, quoique battus, les Vaudois n’en firent pas moins subir à leurs adversaires, sur le champ de bataille, des pertes bien plus nombreuses que les leurs; n’ayant perdu eux-mêmes que six hommes, ils en tuèrent une centaine aux ennemis, et dans le nombre, se trouvait le comte de la Trinité, descendant en ligne directe de celui qui avait si cruellement persécuté leurs pères, un siècle auparavant. Il s’y trouvait aussi le jeune comte de Saint-Frons, descendant des anciens persécuteurs de l'Eglise vaudoise de Praviglelm. Ce jeune homme était héritier d’une grande fortune et marié depuis peu de jours à une personne qu'il adorait. Mais ni l’or ni l’amour ne protègent dans le combat, et c’est avec plus de certitude qu’on peut dire que les iniquités des pères sont punies sur les enfants.
Parmi les combattants tués par les Vaudois, on comptait enfin d’autres grands personnages, tels que le capitaine Biala et M. de Grand-Maison.
A peine les ambassadeurs suisses eurent-ils appris, à Turin, ces désastreux événements, qu’ils se plaignirent amèrement aux ministres de la cour ducale de cette infatigable et outrageuse violation de l'armistice conclu à l'ouverture des conférences.
On leur répondit que les troupes de Son Altesse Royale manquaient de vivres et avaient simplement pris quelques dispositions pour s’élargir dans les Vallées (1).
(1) L’ordre, jusqu’ici méconnu, du 20 décembre, inntre quelle valeur on doit attacher à ces allégations, et quelles dispositions avaient véritablement été prises par les troupes de Charles-Emmanuel.
— Comment rendre compte dès lors des incendies et des massacres qui ont eu lieu?
— Les Vaudois s’étant opposés aux mouvements de nos troupes, il y a en quelques collisions et quelques maisons brûlées par inadvertance.
On mit en avant beaucoup d’autres excès commis sur les Vaudois, et la cour répondit que la faute en était aux Vaudois eux-mêmes, qui avaient tellement opprimé, vexé et molesté leurs voisins catholiques que ces derniers avaient saisi cette occasion d'en tirer une légère vengeance.
Laissons à ce langage toute sa fausseté, et abordons la fin des négociations.
Il fut convenu que les bases d'un arrangement seraient présentées aux Vaudois sous le titre de Patentes de grâce; car le duc de Savoie ne pouvait consentir, du haut de sa dignité souveraine, à traiter d’égal à égal avec ces misérables hérétiques.
Il était résolu à n’accorder quoi que ce fût, que comme une grâce, et cette grâce accordée aux Vaudois, et acceptée par eux, devait les amener nécessairement à reconnaître qu’il y avait eu rébellion de leur part: ce qui, au rapport des ambassadeurs, était fort loin d’exister (1).
(1) Rapport du 2 juillet 1664.
Les Vaudois firent quelques difficultés d’accepter de telles propositions; mais leurs protecteurs eux-mêmes les engagèrent à ne pas insister sur des questions de langage qui n’avaient d’importance que pour la vanité; et c’est à l’hôtel de l’ambassade que fut arrêtée la capitulation suivante (1).
(1) Arrêtée le 3 février 1664 ; ratifiée le 13 par les députés vaudois ; signée le 14, par le duc de Savoie, et entérinée à la cour des comptes le 17. — Raccolta dagl'Editti, p. 137-141.
« Une amnistie générale sera accordée aux Vaudois , sauf à ceux qui avaient été précédemment condamnés. (Ces derniers étaient les bannis mentionnée dans l’édit du 25 juin 1663. — A leur tète se trouvaient Léger et Janavel. — Le premier était déjà en sûreté en Hollande, où il s’occupait d’écrire l’histoire des Vaudois; le second se retira à Genève, où il rendit encore les plus grands services à ses compatriotes, en leur traçant, en 1689, la marche qu’ils devaient suivre pour rentrer dans leur patrie, d’où ils furent totalement expulsés en 1687.)
Par le second article de ces stipulations, Charles-Emmanuel ratifie les Patentes de grâce, accordées à Pignerol, le 18 août 1655; mais il se réserve de demander aux Vaudois des garanties pour l’avenir, et des satisfactions convenables pour le présent, s’en rapportant pour cela à l’arbitrage de la France.
Cet arbitrage dont les conclusions furent prononcées au nom de Louis XIV (1), devint la source de mille difficultés.
(1) Le 18 janvier 1667. Elles out été imprimées en an volume in-folio.
Le roi très chrétien avait décidé que nos malheureuses vallées déjà ruinées par la guerre, épuisées par les déprédations du comte de Bagnol, dévastées par l’incendie et les brigandages de toute sorte qu’elles avaient subis, payeraient pour frais de guerre, au duc de Savoie, une indemnité de cinquante mille francs, et lui céderaient leurs plus riches terrains (le quartier des vignes de Luserne), en compensation des pertes que lui avait causées la prétendue rébellion des Vaudois. Et ces derniers ne pouvaient pas se plaindre; car ils avaient implicitement reconnu la réalité de cette rébellion, en acceptant l’armistice comme une grâce.
Telle fut, entre des mains habiles et avides, la conséquence du conseil désintéressé que la loyauté des ambassadeurs suisses avait donné aux Vaudois, en leur faisant accepter ces termes humiliants comme un simple sacrifice de dignité conventionnelle, destiné à satisfaire l’orgueil des cours.
La troisième partie des Patentes de grâce de 1664, est relative aux exercices religieux à Saint-Jean. — Le culte public y est interdit. Un pasteur de la vallée pourra s’y rendre deux fois l'année, pour y visiter les fidèles; mais il ne pourra résider dans cette paroisse, ni même y passer la nuit, hors le cas d’absolue nécessité. Il lui sera permis de visiter les malades; mais non d’y tenir aucune réunion religieuse, ni même d’instruire ses catéchumènes dans les limites de cette commune.
(Cet article devint la source des contrariétés les plus fréquentes et les plus prolongées, des accusa-lions les plus faciles à élever et les plus difficiles à détruite, lors même qu’elles ne fussent pas fondées. Le narré de ce que les Vaudois souffrirent à ce sujet occuperait un volume tout entier.)
Les dernières conditions renfermées dans l’édit du 14 février 1664 étaient (art. VI) que les pasteurs des Eglises vaudoises devraient être désormais originaires du pays. — Cette condition ne leur fut point nuisible, et fortifia au contraire leur individualité évangélique, qui courait grand risque de s’altérer sous la direction trop prolongée de pasteurs étrangers.
(Art. VII.) Les chapelles et les églises catholiques, détruites dans cette dernière, guerre seront relevées aux frais des Vaudois. — Toujours des charges pour les opprimés!
(Art. VIII.) Les prisonniers, des deux parts, seront relâchés. — Une convention de désarmement respectif suivit immédiatement (1) la promulgation de cette pièce, et le duc de Savoie écrivit à la Suisse, par le retour de ses ambassadeurs, qu’il se conformerait en tout à ces dispositions (2).
(1) Elle eut lieu le 18 février 1664.
(2) La lettre est datée du 28 février.
Après tant d’agitations cruelles, les vallées vaudoises commençaient donc à jouir de quelque repos, lorsque tout à coup elles reçurent ordre d’envoyer à Turin des délégués munis d’une procuration qui les autorisât à traiter au nom de tout le peuple (3).
(3) Cette assignation est du 18 d’avril 1664.
Chaque commune était obligée d’envoyer un représentant, et tous ces délégués devaient être réunis à Turin le 17 de mai 1664.
C’était pour prendre connaissance des garanties et des indemnités réclamées par Charles-Emmanuel, en vertu de l’article II du dernier édit.
Le duc de Savoie voulait que les Vaudois payassent plus d’un demi-million (531,000 francs), pour frais de guerre et, en outre, 330,367 fr. pour indemniser les bourgades catholiques qui avaient eu à souffrir des derniers événements. — Hélas ! qui donc avait le plus souffert? Etaient-ce les catholiques qui s’étaient vus obligés d’abandonner leurs biens et leurs demeures, de fuir dans les montagnes, de sacrifier leurs troupeaux pour entretenir misérablement une vie persécutée? Etaient-ce les catholiques qui avaient vu leurs récoltes dévastées et leurs maisons incendiées, qui avaient dû disputer leurs jours au fer, au feu et à la faim î Non ; mais on voulait enlever aux persécutés les derniers débris de leur fortune, pour payer les barbaries de leurs persécuteurs (1). — Quant aux garanties réclamées pour l’avenir, Charles-Emmanuel demandait que l’on élevât, à l’entrée de chaque vallée et aux frais des Vaudois, un poste fortifié dont la garnison serait entretenue à leurs dépens. Il exigeait encore qu’ils ne pussent plus tenir de synode sans la présence d’un de ses officiers; que les communes des Vallées ne fussent plus solidaires entre elles, mais que chacune traitât désormais isolément de ses affaires particulières, sans consulter les autres. C’était se réserver de détruire les Vaudois en détail, en les privant de toute vie commune. D’autres conditions étaient encore demandées; mais elles furent toutes rejetées.
(1) Outre ces sommes énormes, on réclamait aux Vaudois 50,000 francs, pour les murailles de Luserne; 40,000 pour les douanes; 25,000 pour les gabelles; plus, la somme nécessaire à réparer les fortifications de La Tour et de Mirabouc; le pris des vivres et des munitions consommés par les soldats durant la guerre; la solde des troupes pendant le même temps, et beaucoup d'autres frais dont on n'avait pas encore des comptes exacts. — Voir Léger, p. 313.
On dressa procès-verbal du refus des Vaudois, et cette pièce fut envoyée à Louis XIV pour qu'il jugeât en dernier ressort.
Nous avons fait connaître sa décision, et l’on doit avouer que, en face des prétentions exorbitantes du duc de Savoie, il s’était montré d'une grande modération à cet égard.
Plusieurs puissances étrangères lui écrivirent, du reste, en faveur des Vaudois. Son arbitrage ne fut terminé qu’en 1667, et, dans l’intervalle, d’abondants et nombreux secours avaient été recueillis, au sein des Eglises protestantes de l’étranger, pour apporter quelque soulagement à leur sœur opprimée des Alpes du Piémont. Les précautions les plus sévères furent prises par les distributeurs de ces collectes, afin de prévenir contre eux tout soupçon de détournement.
De 1667 à 1672, de nombreuses difficultés retardèrent encore l'accomplissement des conditions arbitrées par Louis XIV ; car la décision de ce monarque portait, non-seulement que les Vaudois payeraient cinquante mille francs et abandonneraient les vignes de Luserne au domaine privé de Charles-Emmanuel II, mais encore qu’ils lui feraient une déclaration par laquelle eux et leurs successeurs se soumettraient d’avance à la perte de tous leurs biens et à l'abolition de tous leurs privilèges, s'il leur arrivait encore de prendre les armes contre leur souverain.
Les habitants des Vallées refusaient, avec raison, de s’engager pour leurs successeurs.
Ils disaient aussi qu’on ne pouvait savoir, d’une manière précise, quels étaient les domaines désignés par cette expression vague des vignes de Luserne ; et enfin ils demandaient du temps pour payer.
Les choses traînèrent en longueur.
Le duc ordonna, en 1670 (1), à l'intendant de justice, Louis Beccaria, de forcer les Vaudois à remplir les conditions qui leur avaient été imposées. Celui-ci écrivit aux Vallées dans ce sens, mais avec beaucoup de modération (2) ; et les Vaudois se soumirent enfin de bonne grâce (3).
(1) Le 10 février.
(2) La lettre est du 15 février 1670, et se trouve dans Borelli.
(3) L'acte par lequel ils s'obligent à payer 50,000 francs en dix ans, et à ne plus prendre les armes contre le service de S. A. R., forme un volume in-folio . La prise de possession des vignes de Luserne eu forme un autre , et les actes d'achat partiels, les quittances, transactions, remises , procédures, procurations, etc. , relatifs aux divers domaines qui y étaient situés, forment une liasse de papiers considérable. - Toutes ces pièces se trouvent aux archives de la cour de Turin, et sont de l'année 1670. Mais il ne paraît pas que le payement de 50,000 francs ait été effectué d'une manière intégrale ; car on ne trouve , en déduction de compte, que trois quittances, l'une de 4,079 francs 45 c . , à la date du 18 décembre 1679 ; la seconde de 750 francs , en date du 23 du même mois ; et la troisième de 2,250 francs , datée du 23 novembre 1680.- Archives de la cour des comptes à Turin, Regio Controrolo, Finanze , no 168, fol. 24 et 33 ; et no 171, fol. 120, verso. (Communication de M. Cibrario. )
Les dispositions de la cour de Savoie s’adoucirent alors à leur égard, et de nouvelles faveurs leur furent accordées (1).
(1) Exemptions de charges : le 24 mai 1670. — Liberté de commerce et d'industrie, 22 de mai 1672. — Autorisations de port d'armes, 9 juillet même année. — Nouvelles exemptions, 30 novembre 1674.
Les soldats des Vallées se distinguèrent au siège de Gènes, et le souverain leur écrivit une lettre flatteuse en témoignage de sa satisfaction (2).
(2) Cette lettre se trouve dans l'Histoire de la dissipation des Eglises Vaudoises , en 1686, p . 36. Elle y est donnée sous la date du 5 novembre 1678, et avec la signature de Charles- Emmanuel ; mais il doit y avoir erreur, ou dans la date ou dans la signature. " La voici textuellement : « Comme nous avons pris à gré le zèle et la « promptitude avec laquelle vous avez pourvu les hommes qui nous ont servi à notre entière satisfaction, dans les affaires que nous avons eues depuis peu contre les Gênois : ainsi , nous avons bien voulu vous en témoigner, par la présente, notre agrément, et vous assurer que nous en a conserverons un particulier souvenir. Pour vous faire ressentir, en toute rencontre, les effets de notre protection royale, comme vous le fera entendre plus particulièrement le comte Beccaria, à qui nous avons donné quoiqu'il n'ait pas été surnommé le Grand, comme charge de vous exprimer, plus à plein , nos sentiments ; et de prendre « aussi note des officiers et soldats, tant morts que demeurés prisonniers, « pour nous en faire le rapport, afin que nous puissions y avoir les égards a convenables. Cependant la présente vous servira d'un témoignage assuré de notre satisfaction et agrément ; et nous prierons Dieu qu'il vous « préserve de mal. » Cette lettre était accompagnée d'instructions conformes, adressées à l'intendant de justice Beccaria.
Ces sentiments de bienveillance et de tardive justice dont les Vaudois étaient l’objet ne pouvaient être soupçonnés de manquer de sincérité; car le duc de Savoie écrivait, à cette époque, au nonce apostolique : « Si je ne consultais que les conseils d’une saine politique, je devrais désirer que les Vaudois se multipliassent au lieu de s’amoindrir; car ils sont fidèles, laborieux, bien disposés, utiles au pays (1), etc. "
(1) Copia di littera scritta a Monsignor Nuncio Mosti rimessagli dal « conte di Buttigliera d'ordine di S. A. R. » Janvier 1677. Il y est question de démarches faites pour la conversion des Vaudois ; et il y est dit : « S'ha- « vesse risguardo alla sola politica , e all' interesse temporale, non sarreb- « bero necessarie tante fatiche e spese e tornerebbe a canto a queste Al- « tezze Reale ; il lasciare diffundere e multiplicare gli huomini d'elle Valli che sono fedeli , ben affetti, la boriosi, utili al paese etc... (Archives de cour , Turin, no de série, 437.)
Charles-Emmanuel II était mort en 1675 (2); et, quoiqu’il n’ait pas été surnommé le Grand, comme son prédécesseur de nom, il avait un esprit noble et élevé. Il favorisa les arts et les sciences; c’est lui qui fit construire, à Turin, le palais que les rois occupent aujourd’hui. La partie moderne de cette capitale est aussi son ouvrage. En ouvrant la magnifique route des Echelles, qui lie la France à la Savoie, il a réalisé une entreprise que les Romains semblent avoir inutilement tentée; enfin, des réformes importantes ont aussi été introduites par ce prince dans la plupart des administrations publiques.
(2) Le 12 juin, par suite du saisissement qu'il éprouva en voyant son fils tomber de cheval. — Boyer, p. 192, place sa mort en 1678. — J’ai dû m’en rapporter de préférence à l'Art da vérifier les dates, sur lequel du reste j’ai revu avec soin toutes les dates que ce savant ouvrage me permettait de vérifer, dans le courant de ce travail.
Son fils, Victor-Amédée II, lui succéda sous la régence de sa mère; car il n’était âgé que de neuf ans lorsque la couronne ducale fut placée sur son front, où elle devait devenir une couronne de roi.
La régente écrivit, en 1679 (1), aux cantons suisses pour les assurer du soin qu’elle mettrait à faire respecter tous les privilèges des Vaudois, qui, à cette époque, firent preuve encore de leur fidélité vaillante et généreuse, en prenant la défense de la couronne dans une révolte qui eut lieu à Mondovi.
(1) Le 28 janvier. Cette lettre se trouve dans l'Histoire des négociations de 1686.
L’oncle du jeune roi, don Gabriel de Savoie, mentionna ce fait d’une manière très honorable, dans un ordre du jour de 1680, et écrivit lui-même aux Vaudois pour les en remercier (1). Ces derniers, à leur tour, demandèrent la ratification de tous leurs anciens privilèges, et l’obtinrent de Victor-Amédée II, fils de Charles-Emmanuel II (2).
(1) Cette lettre est du 29 septembre 1681 , et se trouve dans l'Histoire de la dissipation des Eglises Vaudoises en 1686, p . 36.
(2) La requête des Vaudois est du 16 d'octobre 1680. Elle demande la confirmation des patentes du 24 novembre 1582, du 3 janvier 1584, du 26 février 1635, du 8 mai 1643 et du 11 septembre 1663. L'intendant de justice , Béraudo, appuya cette demande par une lettre du 28 novembre 1681 ; et Victor-Amédée II ratifia ces patentes et ces priviléges le 4 décembre 1681. Cette ratification fut entérinée le 31 janvier 1682 ; et le tout a été publié en un petit volume de 16 pages. Confirmazione de privilegii , etc. Chez Sinibaldo, Turin 1682.
Cet événement semblait devoir consolider pour toujours l’indépendance et le repos des Eglises vaudoises; mais les voies de Dieu ne sont pas nos voies, et ces pauvres Eglises, déjà si éprouvées, étaient alors plus près que jamais d’être annéanties, par une catastrophe extraordinaire que le ciel leur réservait dans ses mystérieux desseins.
RÉVOCATION DE l’ÉDIT DE NANTES. PRÉLIMINAIRES d’UNE QUATRIÈME PERSÉCUTION.
(De 1680 à 1685.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - Historiens précédemment cités . - - BENOIST. Hist. de l'Edit de Nantes, vol . VI . — Réponse pour les Eglises des vallées du Piémont... Genève, 1679, in- 40 de plus de 600 p. · Archives diplomatiques de la France. Dépêches échangées entre Louis XIV et son ambassadeur à Turin. (Communiquées par M. Guizot . ) — Archives d'Etat , à Turin. ves de Berne et de Genève. Arch. de la vén. comp. des Pasteurs, de cette dernière ville.- Communications partic. , etc.
Janavel ayant été excepté de l’amnistie par laquelle s’était terminée la guerre des bannis, dut chercher un asile en pays étranger.
Il se retira à Genève.
Là, vivant isolé, il ne cessait de s’occuper des Vallées. L’héroïque vieillard, malgré tant de traverses, avait conservé toute l’énergie de son patriotisme et de sa foi. Dans la solitude de sa gloire, proscrite mais non pas oubliée, il consacrait ses derniers jours à prier pour le pays qu’il avait si vaillamment défendu ; et, dans les prévisions de sa haute expérience, il suivait avec anxiété les indices croissants d'un orage nouveau qu’il voyait se former sur l’avenir de sa chère patrie.
La France était alors, de tous les Etats de l’Europe, celui qui pesait le plus dans la balance de leurs destinées respectives ; mais en raison même de sa grandeur, Louis XIV avait de grandes faiblesses.
Noble et résolu devant les puissances terrestres, il subissait le pouvoir de la superstition, et fléchissait avec la crédule terreur de l’ignorance, devant ces puissances mystérieuses que son Eglise lui montrait dans le demi-jour redoutable de son domaine spirituel.
Sa vie dissolue, entrecoupée d’accès de dévotion, son cœur hautain, ses habitudes égoïstes ne pouvaient être dominées que par la puissance accommodante et ambitieuse du papisme. Ce dernier, à sou tour, ne voulait s’en prévaloir que pour écraser la liberté ; et comme le plus grand ennemi de la superstition est la Bible, quiconque en appelait à l’autorité de ce livre divin était poursuivi par la haine du catholicisme.
Les confesseurs de Louis XIV persuadèrent donc à ce monarque qu’il pouvait travailler à la fois à sa renommée et à son salut par l'extermination des protestants : à la gloire de son règne en relevant, dans son impérieuse et majestueuse unité, le corps chancelant, mais inflexible, de l'Eglise romaine: à son propre salut en offrant comme une sorte d’expiation pour ses fautes personnelles, la conversion des hérétiques, en holocauste, aux pieds des autels apaisés, de cette Eglise où tout s’achète, où tout se vend, où tout devient trafic.
Comme ce n’était là qu’une sorte de rançon à se procurer, on employa d’abord l’argent pour obtenir des catholisations. Ce mobile d’apostasies ne faisait qu’épurer l'Eglise protestante de toutes les âmes vénales, de toutes les consciences tarées.
Un compte courant des dépenses et des recettes, les premières en argent, les secondes en conversions, était dressé avec soin, et régulièrement soumis à la conscience rassurée du Roi Très-Chrétien; car tel était le titre que depuis Louis XI, qui le mérita si bien, prenaient les rois de France en montant sur le trône.
On vit alors des bandes de mendiants, se disant protestants, abjurer en niasse dans une ville; se faire payer, puis se rendre dans une autre ville, pour abjurer encore ; retirer un nouveau salaire, et poursuivre d'un bout à l'autre de la France cette scandaleuse comédie.
Aussi la ressource des apostasies vénales fut-elle bientôt abandonnée. Mais le royal conjoint de Marie-Thérèse ne pouvait aussi facilement abandonner ses vices. Il venait de commettre un nouvel adultère (1); et se trouvait dès lors plus vivement pressé des soins de son salut.
(1) Vers 1670 Mme de Montespan, en 1679 Mme de Fontanges.
Le culte protestant s’en ressentit bientôt cruellement. Vingt et un temples furent démolis, en 1680, dans le Vivarais. Les proscriptions se multiplièrent ; l'exercice des fonctions publiques et même des professions civiles (2) fut interdit aux réformés. Les persécutions dont ils étaient victimes allaient en augmentant , comme les plaisirs criminels du monarque.
(2) L’ordonnance du 2 décembre 1681 interdirait aux notaires, médecins, imprimeurs etc., appartenant à l'Eglise réformée, d’exercer dorénavant leur profession.
On en vint aux dragonnades. Louvois, déjà chargé des désastres et des incendies qui s’étaient commis dans le Palatinat, sous son commandement, écrivait à Louis XIV, en parlant du Vivarais : « II faut faire une telle désolation dans ce pays, que l’exemple s’y fasse à jamais sentir. »
Ce n’était point assez! Pour frapper le protestantisme tout entier, l'édit de Nantes fut révoqué, le 18 octobre 1685. L’effet de cette révocation fut soudain et terrible. Un grand nombre de protestants français portèrent à l’étranger leurs lumières et leurs vertus, leur fortune acquise ou à acquérir. Cet acte seul affaiblit la France plus que toutes les victoires de Louis XIV ne l’avaient fortifiée.
Mais en interdisant le culte réformé, il n’avait pas encore interdit les croyances. On voulut aller jusque-là. La mort civile fut prononcée sur tous les protestants.
En conséquence , tous leurs actes , les mariage mêmes furent déclarés nuls, et les enfants nés ou à naître de ces unions, réputés illégitimes. Enfin quiconque, ayant abjuré ou paru abjurer le protestantisme, refusait à son lit de mort les sacrements de l'Eglise catholique, était traîné sur la claie, et jeté à la voirie en cas de décès, ou condamné aux galères en cas de guérison; mais, qu’il guérit ou qu’il mourût, ses biens devaient être confisqués au profit du roi.
Ce roi, vieilli dans l’orgueil et l’impudicité, avait perdu jusqu’à la dignité de sa gloire passée. De puériles terreurs le jetaient, impuissant et servile, aux pieds de son confesseur. Letellier lui fit enfin signer un édit tout imprégné du fiel et de la déloyauté du jésuitisme. Par cet inqualifiable édit, tous les protestants étaient déclarés convertis au catholicisme; et ceux d’entre eux qui refusaient de se conformer aux pratiques de cette communion devaient être traités comme des relaps, c’est-à-dire traînés sur la claie après leur mort, ou jetés aux galères de leur vivant.
Jamais d’aussi révoltantes iniquités n’ont souillé l’histoire des ducs de Savoie. Victor-Amédée lui-même en témoigna sa désapprobation. Tous les cœurs généreux en furent indignés. Plusieurs catholiques illustres, tels que le cardinal de Noailles, Fléchier et Fénélon, protestèrent contre le tort qui en résulterait pour la France. Vauban, le célèbre architecte qui munit de fortifications tant de villes de guerre, rédigea un mémoire dans lequel il présentait comme une calamité politique et sociale cet exil volontaire de cent mille Français. Il montrait la révocation de l’édit de Nantes, et les mesures subséquentes, entraînant la ruine du commerce et de l’industrie, mettant le désordre dans les familles, fortifiant les flottes ennemies de neuf mille matelots, et les armées étrangères de six cents officiers et de douze mille soldats des plus aguerris.
Alors, que fit le roi? Il ordonna que quiconque s’expatrierait serait condamné à mort et à la confiscation des biens.— C’était dire à ses sujets protestants: « Vous serez massacrés dans mon royaume, et exterminés si vous tentez d’en sortir! »
Est-il possible qu’on ait pu conserver le titre de grand à ce despote immoral et cruel qui, dans sa dignité factice de potentat, ignorait si profondément le sens de la dignité humaine !
Nous avons dû rappeler ces rigueurs, parce qu’elles eurent toutes leur application dans les vallées de Pérouse et de Pragela qui appartenaient à la France ; puis aussi à cause de l'ébranlement qui en résulta dans les autres vallées vaudoises ; car le contre-coup de cette mesure, retentissant en Piémont, détermina pour l’Israël des Alpes le plus terrible orage qui jamais ait menacé son existence.
Janavel le pressentait avec tristesse, mais avec courage, dans la sollicitude lointaine de son patriotisme. Connaissant les relations qui existaient entre Louis XIV et Victor-Amédée, il vit bien que le duc de Savoie ne pourrait être que le vassal du roi de France.
En effet, dès le 12 d’octobre 1685, ce dernier écrivait au marquis d’Arcy, son ambassadeur à Turin :
«J'ai donné l’ordre au sieur d’Harleville (1) d’essayer de convertir les vallées qui sont de son gouvernement (2) par le logement de mes troupes (3), et comme ces vallées sont limitrophes de celles du Piémont, qui sont sujettes du duc de Savoie, et dans lesquelles ses prédécesseurs ont toujours témoigné souffrir avec peine l'exercice de la religion protestante, je désire que vous donniez part à ce prince de ce que je vous écris , et que vous l’exhortiez de ma part à se servir dés mêmes mesures dans ses Etats, ne doutant pas qu’elles n’aient le même succès (4). »
(1) Lieutenant du roi à Pignerol.
(2) Pérouse, Pragela, Cezane, Usseaux, Méane, Exiles , Traverses, Salabertrans et Bardonnèche.
( 3) Par le moyen des dragonnades. Les protestants inconvertis et opiniâtres dans leur hérésie étaient obligés de loger , nourrir et défrayer les soldats , qui avaient pour consigne de tourmenter autant que possible les personnes chez lesquelles ils étaient installés ,
(4) Cette pièce et les suivantes jusqu'au 26 janvier 1686 , sont extraite des Archives diplomatiques de la France , et m'ont été communiquées par l'obligeance d'un illustre historien , M. Guizot , alors ministre des affaires étrangères ( en 1844).
Quinze jours après, le marquis d’Arcy répondait à son souverain ; «Je me suis, acquitté de l’ordre qu’il a plu à Votre Majesté de me donner par sa dépêche du 12 de ce mois... J’en, ai pris, occasion d’çxbortej־ le duc de Savoie à profiter de l’heureuse conjoncture quo lui offre le voisinage des troupes de Votrçe Majesté, pour obliger les gens de la religion prétendue réfor-mée à se convertir, et pour ramener dé U SW"te ses peuplea à une même croyance, qu’ont tant souhaitée ses prédécesseurs, sans avoir jamais eu upe occasion aussi favorable d’y réussir que dans ce moment.
Quinze jours après, le marquis d'Arcy répondait à son souverain ; « Je me suis acquitté de l'ordre qu'il a plu à Votre Majesté de me donner par sa dépêche du 12 de ce mois... J'en ai pris occasion d'exhorter le due de Savoie à profiter de l'heureuse conjoncture que lui offre le voisinage des troupes de Votre Majesté, pour obliger les gens de la religion prétendue réformée à se convertir, et pour ramener de la sorte ses peuples à une même croyance, qu'ont tant souhaitée ses prédécesseurs , sans avoir jamais eu une occasion aussi favorable d'y réussir que dans ce moment.
« M, le duc de Savoie m’a témoigné qu’il recevait avec tous les sentiments possibles de respect et de reconnaissance les conseils de Votre Majesté.... Mais qu’il devait examiner mûrement les choses, car plusieurs de ses prédécesseurs avaient tenté inutilement de le faire, et avaient même porté de grands désordres dans ce pays-ci par de telles entreprises,.
« Je lui répondis que ses prédécesseurs n’avaient point trouvé pour cela les facilités que lui offrait Votre Majesté, et que de longtemps il n’en trouverait d’aussi favorables. Puis je parus l’y laisser songer, comme à une chose où l’on ne s’intéressait que pour ses avantages.
« Le marquis de Saint-Thomas et le président Truchi sont ceux qui goûtent le mieux les conseils de Votre Majesté; mais ce dernier particulièrement se persuade qu’il est, à cette heure, aussi facile que glorieux de les suivre.. (1), etc. "
(1) La dépêche est beaucoup plus longue, mais je l'ai extraite fidèlement et aussi textuellement que possible.
Cette dépêche est datée du 27 octobre 1685; elle ouvre une négociation qui devait avoir les suites les plus graves pour les Vaudois, et même pour la maison de Savoie. J’emprunterai à la suite de cette correspondance ses propres expressions, pour faire connaître les préludes mystérieux de la persécution accomplie en 1686. Les textes, mieux que l'analyse, dévoileront cette influence impérieuse de Louis XIV, dont tant d’événements ont porté l’empreinte dans notre histoire.
Le roi de France répondit à son ambassadeur (2) dans les termes suivants :
(2) De Versailles, le 10 novembre 1685.
" II parait que le duc de Savoie n’a pas encore pris la ferme résolution de travailler efficacement à cette grande affaire, qui ne réussira jamais par de légères tentatives, telles que je vois bien qu’il se le propose (1) ; mais il faut lui faire entendre que sa gloire est intéressée à ce qu’il ramène ses sujets, à quelque prix que ce soit, aux genoux de l'Eglise. — Et si le duc de Savoie n’avait pas assez de troupes de ce côté-là (ajoute Louis XIV dans une dépêche du 16 novembre), vous pouvez l’assurer qu’il sera assisté des miennes, et que je lui donnerai tout le secours dont il aura besoin pour exécuter un si pieux dessein."
(1) Une autre dépêche du marquis d'Arcy, datée du 2 novembre 1685 , avait prévenu Louis XIV que le duc de Savoie , ne croyant pas qu'il lui appartienne (la cititation est} littérale) de faire dans ses États ce que Votre Majesté n'a pu faire dans les siens , avait envoyé dans les Vallées l'intendant Marousse, pour voir quel biais il y aurait à prendre.
Dans sa réponse, du 24 novembre 1685, le marquis d'Arcy commence par dire qu’il a rappelé, d’une manière plus pressante, au duc de Savoie les offres de Sa Majesté Très-Chrétienne pour la conversion des Vaudois: « ce à quoi je lui ai fait voir, dit-il, qu’il serait puissamment aidé par l’appréhension que leur causerait l'approche de vos troupes.
« M. le duc de Savoie, qui est un prince fort réservé, s’est borné à me réitérer ses remerciements pour l’intérêt que Votre Majesté porte à ses affaires.
« M. le marquis de Saint-Thomas m’a assuré que son maître était disposé à profiter de l’exemple et des secours de Votre Majesté.
« Il m’a dit que plusieurs des sujets calvinistes de Victor-Amédée donnaient bonne espérance pour l’avenir; mais je lui ai répondu qu’on n’en viendrait jamais à bout sans employer la force, comme Votre Majesté l’a fait; et qu’il ne fallait pas que le duc attendit à s’en servir que vos troupes fussent éloignées de ses États.
« M. le président de Truchi, de son côté, m’a fait entendre qu’il était difficile de savoir les intentions du duc à cet égard, car il est d’un caractère fort indépendant et caché; et qu’on pourrait douter qu’il voulût véritablement travailler à la conversion des Vaudois comme Votre Majesté le lui conseille, parce que, lorsque ses ministres se sont hasardés à lui en parler, il ne les avait presque pas voulu écouter. »
L’original de cette dépêche est beaucoup plus étendu. Il était indispensable de l’abréger; mais le sens et les expressions les plus saillantes ont été exactement conservés. Cette observation s’applique également à la réponse suivante de Louis XIV (1) :
(1) Datée de Versailles, 7 décembre 1685.
« Je vois que vos instances auprès du duc ont été sans effet; et quoique ses ministres reconnaissent que rien ne serait plus agréable à Dieu et plus utile aux Etats de Savoie que d’en bannir entièrement l’hérésie, ils pensent que ce prince refusera de profiter des conjonctures présentes, pour n’avoir obligation à personne ni du conseil ni de l’exécution.
« Vous devez néanmoins lui faire entendre que, tant qu'il laissera subsister des huguenots sur la frontière de mes Etals, son autorité ne sera point assez grande pour empêcher la désertion de mes sujets calvinistes; et comme il peut bien juger que je ne le souffrirai pas, et que l’insolence de ces hérétiques me donnerait du mécontentement, il pourrait bien arriver que je ne pourrais plus avoir pour lui les mêmes sentiments d’amitié que je lui ai témoignés jusqu’à présent.
" Je m’assure, dit-il en terminant, qu’il fera sur ce sujet de plus sérieuses réflexions. »
Ce langage annonçait, de la part de Louis XIV, des vues trop arrêtées pour qu’il eût reculé devant les hésitations du duc de Savoie ; et, lorsqu'il parle de l'insolence des pauvres persécutés, on sent combien, à plus juste titre, on devait en trouver dans son propre langage, dont les insinuations hautaines annonçaient, à Victor-Amédée tme alliance toute remplie de menaces.
Le marquis d’Arcy répondit, le 1er décembre 1685, qu’il avait renouvelé ses instances auprès du duc de Savoie et de ses ministres. « Je leur ai représenté combien il leur serait facile de forcer les Vaudois à changer de religion, au moyen des troupes de la France; que c’était une affaire honorable pour ce prince, qui convenait fort au repos et au bien de ses Etats, et qui pouvait même lui être d’un grand mérite auprès du pape pour obtenir l’investiture de la principauté de Masseray (1) que Sa Sainteté lui refuse jusqu’à cette heure.
(1) Récemment achetée par Victor-Amédée au prix d’une pension de 87,000 livres.
« A ces offres, à ces conseils et à ces représentations, on me répond, Sire, par beaucoup d'honnêtetés, de remerciements et de témoignages de reconnaissance; mais je ne vois pas qu’on se mette en mesure de rien faire d’efficace. »
A la fin de cette dépêche, il ajoute que les ministres paraissent toujours disposés à exiger la conversion des Vaudois par tous les moyens possibles. Dans sa réponse, datée du 14 décembre, Louis XIV lui dit: Il n’y a pas de temps à perdre pour pouvoir réussir facilement, et je serais bien aise que le marquis de Saint-Thomas (1) me marquât le temps dans lequel il voudrait agir, et que vous me le fissiez savoir au plus tôt. »
(1) Premier ministre de Victor-Amédée.
« Sire, répond l'ambassadeur (2), j’ai pris avant-hier une audience de M. le duc de Savoie, pour savoir si ses ministres lui avaient fidèlement rendu compte de ce que je leur avais fait connaître de la part de Votre Majesté. »
(2) A la date du 5 janvier 1686.
La relation est assez longue; il en résulte que Victor-Amédée a commencé par promettre de révoquer tous les anciens édits favorables aux Vaudois, et qu’il espère engager leurs ministres à se catholiser, en leur offrant le double de ce qu’ils recevaient dans leur Eglise, en qualité de pasteurs.
Ce prince a ajouté, dit l’ambassadeur, que, a s'il était un peu long, il fallait l’excuser sur l'envie qu’il avait de connaître et de faire les choses par lui-même, afin de se rendre un jour plus capable de servir ses amis et ses alliés. »
« Je vois avec plaisir, répond Louis XIV (1), que le duc de Savoie est disposé à employer, sans plus de retardement, toute son autorité et même ses forces pour la conversion de ses sujets calvinistes; mais je crains qu’il ne se contente de vous faire part de ses projets sans les exécuter. C’est pourquoi vous devez lui représenter fortement que tous les ménagements qu’il aurait pour ces gens-là ne serviraient qu’à les rendre plus opiniâtres. Il doit, tout d’un coup, leur retirer les grâces et les permissions qui leur ont été octroyées par ses prédécesseurs; ordonner la démolition de leurs temples ; leur défendre de faire aucun exercice de religion et, dans le même temps, charger du logement de ses troupes ceux qui seront les plus opiniâtres..... et il réussira d’autant plus facilement, par cette fermeté de conduite, que ces misérables n’espéreront aucun secours, et que, quand même ils pourraient résister aux forces du duc, ils jugeront bien qu’il sera toujours appuyé des miennes pour l’exécution de ce dessein. »
(1) Par dépêche datée de Versailles , 17 janvier 1686. Dans l'intervalle une nouvelle dépêche lui avait été envoyée de Turin , par le marquis d'Arcy, sous la date du 12. L'ambassadeur y disait : Je ne suis pas peu surpris et chagrin de le voir ( le duc de Savoie) différer toujours l'exécution de ce dessein que je continue cependant à presser de tout mon possible.
Le 25 janvier, Louis XIV écrit encore au marquis d’Arcy dans ce sens (1) ; mais déjà une partie de ses vœux était réalisée, car, sous la date du 26, ce dernier lui envoyait la relation suivante :
(1) Eu réponse à la dépêche du 12.
« J’ai craint qu’on ne voulût se sauver par des longueurs, et j’ai insisté pour qu’on me marquât un jour précis d'exécution.
« De sorte, Sire, qu’on m’a promis que, mercredi prochain (2), M. le duc de Savoie donnerait à connaître la résolution qu'il avait prise de ne plus souffrir dans leur religion ces huguenots des vallées de Luserne; car c’est là qu’ils se sont presque tous retirés.
(2) Ce devait être le 30 janvier. L’édit de Victor-Amédée, qui proscrivait le protestantisme des Vallées, fut rendu le 31.
« Le prince ne s’ouvre pas encore clairement à aucun de ses ministres, suivant (en cela) sa manière d’agir avec eux; mais je continue à faire si bien connaître ici la résolution ou vous êtes de ne point souffrir si près de vos Etats une retraite semblable, que, nonobstant toute la mauvaise grâce (1) et la lenteur qu’on apporte dans cette entreprise, je ne puis croire qu’on s'empêche de la terminer à la satisfaction de Votre Majesté. "
(1) Cette correspondance diplomatique met hors de doute la répugnance avec laquelle le duc de Savoie consentit à l'expulsion des Vaudois, sous la pression d'une politique dont la grandeur ne saurait être admise sans réserve.
La Propagande et le nonce pressaient, de leur côté, l’exécution de ce dessein. Le duc de Savoie avait espéré peut-être y parvenir par des voies moins cruelles; par des captations qui eussent paru laisser aux apostasies l’apparence d’un acte volontaire; et, depuis quelques années, il avait multiplié dans ce but tous les moyens d’action (2), tous les appâts de récompense (1); mais, comme le présumait son royal suzerain, depuis longtemps expert en fait de persécution, l'Eglise réformée ne peut être détruite que par la force (2).
(2) En 1679, fondation à Pignerol, de l'Opera del rifugio ed ospizio pè catholisali e catholizandi , établissement destiné à recevoir , à nourrir et à doter les protestants catholisés ou qui voudraient se catholiser. C'est là que furent conduits provisoirement, à partir de cette époque, tous les enfants enlevés dans les vallées vaudoises. Ces enfants étaient quelquefois achetés ou donnés. Peu d'années auparavant , un établissement semblable avait été fondé au Perrier, dans la vallée de Saint-Martin, sous le titre de Monte-Dominicale ; mais il ne dura que peu de temps. Celui de Pignerol, au contraire, a subsisté jusqu'à nos jours. En 1634 une nouvelle mission catholique fut établie à Saint- Barthélemy.
(1) Exemption de charges et autres faveurs, accordées aux Vaudois catholisés : 8 octobre 1677. — 28 janvier 1678. 15 mars 1682 etc.
(2) Louis XIV au marquis d’Arcy. Dépêche» du 10 novembre 1685, et du 17 janvier 1686.
Il fallut donc y recourir.
Du fond de son exil, Janavel avait prévu cette catastrophe. Avant qu’elle eût éclaté, il l’annonça à ses compatriotes, leur disant de quelle manière ils 8e-raient attaqués et de quelle manière ils devraient se défendre. La sûreté de ses appréciations, justifiées avec une si cruelle exactitude par les événements, donne plus de prix à la lettre qui les renferme (3).
(3) Elle n'est pas datée , mais se rapporte évidemment à 1685. Elle se trouve déposée aux archives de Turin, où elle sera parvenue à la suite du même incident qui y fit parvenir le journal de la rentrée des Vaudois en 1689. Voyez Arnaud, première édition, p. 175.
« Ces peu (4) de mots, dit-il à ses concitoyens, sont pour vous saluer de tout mon cœur, et vous donner des témoignages de l’amour que je vous porte.
(4) Je cite textuellement. Tout ce qui est entre guillemets est dit par Janavel.
« Vous ne serez pas fâchés de savoir mes sentiments sur plusieurs choses qui voue regardent. C’est que si Dieu voulait mettre votre foi à l'épreuve, comme on le dit et comme on le croit, je vous prie de prendre en bonne part le contenu de la présente.
« Quoique je ne doute point de voire prudence ni de votre conduite, la première chose que vous aurez à faire, c'est d'être bien unis . Il faut que MM. les pasteurs soient obligés de suivre leurs peuples jour et nuit, afin d'en être honorés et respectés comme il convient aux serviteurs de Dieu . Ils ne se mêleront que des devoirs de leurs charge ; pour consoler les mourants, mettre en sûreté les pauvres familles, et donner courage aux combattants par leurs prières.
« Ceux qui auront asses de zèle et de capacité pour entrer au conseil de guerre, pourront y être reçus, pourvu qu’ils n’appréhendent pas le sang.
« Leur premier devoir, ajoute-t-il ensuite, sera de réunir tout le peuple, grands et petits; et après les avoir exhortés, selon la Parole de Dieu, de leur faire jurer fidélité à l'Eglise et « la patrie, la main levée vers le ciel, quand même il s'agirait de la mort. Et ainsi faisant, vous verrez que l’épée de l'Eternel sera à votre côté.
« Si les choses tournent à la guerre, la première chose que j’ai à vous dire, c’est d’adresser des requêtes bien humbles à votre souverain ; et cependant ne laissez pas d’avoir déjà deux hommes en campagne, l’an pour aller et Vautre pour venir, afin que vous ne soyez par surpris.
« En cas que l'on veuille cantonner des troupes dans les Vallées, dit-il ensuite, les syndics des communes devront représenter à S. A. R. que le peuple en prendrait ombrage, et comme s’ils craignaient qu’il n'arrivât quelque déplaisir aux soldats ou aux officiers, prier d’en être dispensés, en offrant toutefois de payer leur portion en argent.
« Vous êtes priés au nom de Dieu de n’en accepter aucun, sous quelque prétexte que ce soit, ni sous quelque couleur que ce puisse être, autrement, c’est votre perte assurée. Souvenez-vous des massacres de 1655 et de toutes les perfidies dont on se sert aujourd'hui : tout cela vous doit servir d’exemples. Si par malheur vous êtes attaqués, il faudra se défendre : le premier jour sans officiers ; et après cela, vous travaillerez nuit et jour à mettre parmi vous la conduite nécessaire. »
Il leur donne ensuite des instructions fort étendues pour ce dernier objet.— Les compagnies ne doivent être que de dix-huit à vingt hommes.—Point de lieutenants, afin de ne pas marcher de pair avec les grands du monde." Vous aurez un conseil secret, composé d’un homme de chaque vallée, fidèle et craignant Dieu, ainsi que d’un ou de deux pasteurs qui aient du cœur; et un commandant général par-dessus tous les peuples des Vallées. «Toutes ces nominations se feront à voix de peuple et avec bon ordre; et si Dieu vous donne du temps, poursuit-t-il, vous aurez soin d’acheter un peu de blé, et de le retirer par les montagnes, afin qu’il serve à secourir les plus misérables, et à entretenir les compagnies volantes. »
Viennent ensuite de nombreux détails sur les positions les plus importantes des Vallées: celles qu’il faut fortifier comme points de défense ; celles qu’il convient de munir comme lieux de refuge ; sur les retranchements qu’il faudra élever et sur les postes qu’on devra détruire.
« Pour Angrogne, dit-il, il faut barricader fortement Revengier, parce que c’est un lieu de grande importance : lequel, bien gardé, garantit Rocheplate, Saint-Germain et Pramol, avec Rioclaret et Saint-Martin. »
Il renonce à défendre la commune de Rora, dont les habitants devront se retirer à Bobi.
« Vous êtes tous hommes de force et de travail, continue-t-il : n’épargnez donc pas vos soins ni vos peines, pour faire des barricades partout où vous le jugerez à propos ; coupant les chemins et abattant les arbres, pour empêcher le passage aux ennemis. »
Après cela il indique aux Vaudois la manière de combattre avec le plus d’avantage , les armes dont ils devront se servir, l’ordre dans lequel il leur convient de se ranger.
Il leur recommande de ne jamais faire battre la retraite les premiers. « Parce que, dit-il, cela fait perdre courage à vos gens et l’augmente à vos ennemis. Quand vous poursuivez ces derniers, faites-le en deux bandes, l’une par flanc, l’autre par pointe, afin de vous garantir des embûches. — Il faudra en avertir tous les capitaines, afin qu’ils n’exposent pas leurs soldats, car en les conservant on garde l'Eglise de Dieu. — Pour ce qui est des munitions, ne vous mettez pas en peine qu’elles manquent ; je vous en dirai quelque chose à la première commodité assurée. »
Il est probable que ce grand capitaine en avait mis en réserve dans quelques-unes des profondes cavernes qui lui servaient jadis d’asile, de magasin et de redoutes ; et cela, dans la prévision de nouveaux malheurs que l’avenir pouvait réserver à sa triste patrie.
Conformément à ses avis, les Vaudois commencèrent par envoyer une députation à Turin ; mais elle ne fut pas reçue (1). L’intendant Marousse venait de parcourir les Vallées, afin d’étudier leurs côtés faibles, leurs moyens de résistance et les dispositions de leurs habitants. Son rapport était tout favorable aux tentatives de prosélytisme armé, que fomentait Louis XIV et qu’adoptait l'Eglise.
(1) Le marquis d’Arcy en parle dans sa dépêche du 16 janvier 1686.
Puis M. de la Roche avait été nommé gouverneur de la province et s’était rendu à Luserne pour faire fortifier les divers postes des environs, entre autres La Tour et Mirabouc.
Enfin tous les officiers du régiment des gardes venaient d’être rappelés sous les drapeaux. Tous ceux du régiment de la Croix-Blanche, lesquels étaient sans exception des Chevaliers de Malte, avaient reçu l’ordre de se munir de chevaux. Les uns et les autres devaient se tenir prêts à marcher; ainsi, partout s’élevaient les signes précurseurs d’une nouvelle persécution.
Pour la réaliser, la Propagande se donnait plus de mouvement que jamais. Elle avait des conseils organisés à Turin, à Pignerol, à Grenoble et à Briançon. Ces conseils combinaient leurs efforts, et l’on doit reconnaître que souvent les intentions et le zèle d’une véritable charité ont animé plusieurs d’entre les personnes qui en faisaient partie. Les sacrifices qu’elles faisaient pour la conversion des hérétiques attestent leur générosité ; mais les moyens employés prouvent leur ignorance.
Le premier prétexte que l’on saisit pour attenter au repos des Vaudois fut amené par le grand nombre de réfugiés français, qui s’étaient retirés dans les Vallées après la révocation de l’Edit de Nantes.
Louis XIV, aveuglé par l’orgueil qui donnait sur lui tant de prise aux flatteries ambitieuses et rampantes du parti catholique, dont il était devenu l’instrument sans volonté, déployait sa puissance au service de ces intrigues subalternes, et s’engageait de plus en plus dans cette politique, indigne du siècle auquel on a donné son nom. Voulant à la fois opprimer les citoyens dans ses Etats et les empêcher d’en sortir, il avait obtenu de Victor-Amédée qu’il fermerait ses frontières aux Français fugitifs.
Dès la fin de l’année 1685, le duc de Savoie avait donc, sur les instances de son redoutable allié, promulgué un édit par lequel il était défendu aux Vaudois , de recevoir aucun de leurs coreligionnaires réfugiés. Il ordonnait à ces derniers de sortir du Piémont ou d’abjurer dans l’espace de huit jours, sous peine d’incarcération (1).
(1) Cet édit est du 4 novembre 1685. Il se trouve dam Dubois, t. II, p. 239.
En même temps les propagandistes poursuivaient, avec une insistance d’intention et une fécondité de moyens dignes d’une meilleure cause, l’application de toutes les anciennes mesures de répression applicables au culte protestant. Ces mesures frappaient les vallées de Luserne et de Saint-Martin, qui appartenaient au Piémont, pendant que le conseil royal de Pignerol et le parlement de Grenoble poursuivaient la même œuvre dans les vallées du Cluson et de la Doire, qui appartenaient à la France.
C’est dans ces circonstances qu’on arriva au commencement de l’année 1686, et que l’ambassadeur de France put écrire à son maître dès le 26 janvier : « C’est mercredi prochain que le duc de Savoie m’a promis de faire connaître les mesures qu’il allait prendre pour entrer dans les vues de Votre Majesté. »
Nous touchons donc à une époque décisive dans l'histoire des Vaudois; la catastrophe est imminente; la lutte sera terrible; mais l’Israël des Alpes devait voir ses plus étonnants prodiges sortir du sein des plus désastreuses calamités.
GÉNÉRALE DANS LES VALLÉES
(1686, de janvier à la fin d’avril.)
SOURCES ET AUTORITÉS. — Hist. de la perséc. des vallées de Piémont ; contenant ce qui s'est passé dans la dissipation des Eglises et des habitants de ces vallées, arrivé en l'an 1686. Rotterdam . M.D.CLXXXIX in-4º de 36 p. Il existe une traduction allemande de cet ouvrage , imprimée en 1690 ; un vol. in-18 de 155 p. sous ce titre : Hist . de la perséc. vaudoise dans le Piémont. (Bibl. de Berne.) Un autre ouvrage en allemand , sur ce sujet, est intitulé : Le palmier de la vérité chrétienne , c'est - à- dire les persécutions des protestants et des Vaudois. Nuremberg, 1690.— Hist . de la négociation des ambassadeurs envoyés au duc de Savoie par les cantons évangéliques ( de la Suisse) , année 1686. Imprimé en 1690. Un vol . in-32, de 172 p . Le feu de la reconnaissance et de la joie , pour la glorieuse victoire remportée sur les hérétiques vaudois , dans les vallées de Luserne , par S. A. R. Victor Amé II, duc de Savoye, prince de Piémont , roy de Chypre , donné dans la ville de Rumilly par le comte de Saint-Joyre, etc... le 14 mai 1686, jour de la naissance de sadite A. R. Chambéry 1686. Sans pagination. ·Rélation de la guerre contre les religionnaires nommés Barbels. (Citée dans le premier des ouvrages ci- indiqués , p . 15.) C'est un opuscule que je n'ai pu me procurer; peut-être son titre n'indique- t- il que l'ouvrage suivant : Rélation de la guerre de 1686, contre ceux des Vallées etc... in- 40 de 8 P., sans lieu d'impression. A la fin se trouve Suite de la rélation de la défaite des sujets rebelles de S. A. R. , etc. D'entre les ouvrages récents , il en est un qui se rapporte spécialement à ce sujet : The exiles of Lucerna or the sufferings of the Waldenses, during the persecution of 1686. Edimburgh 1841 , in- 8º de 195 p. avec des lithographies à deux teintes , représentant divers sites des vallées vaudoises. Les Archives de la cour de Turin sont très riches en documents sur cette époque, ainsi que les Archives de la cour des comptes. Il existe aussi des manuscrits et mémoires particuliers, parmi lesquels on doit distinguer les Memorie di me , Bartolomeo Salvajot , di 1686 al 1688. Enfin , Archives diplomatiqnes de la France ; correspondance de Louis XIV, avec le marquis d'Arcy, son ambassadeur à Turin. ( Communic. de M. Guizot) . Voir les pièces du chap. précédent.
Le jeudi 31 janvier 1686, parut l’édit fatal qui causa tant de malheurs dans les Vallées, et put faire croire, pendant quelques années, à la disparition complète de l'Eglise vaudoise. Cette pièce est trop importante pour ne pas la faire connaître dans toute son étendue (1).
(1) Cet édit a été publié en substance dans l'Hist. de la négociation de 1686. (Genève 1690 , in-32) . Il se trouve en entier dans les Archives de la cour des comptes de Turin, Regio controrollo , Finanze , da 1678 in 1687; no 165, fol . 224. Verso. Je crois qu'il manque dans les grandes collections de Borelli et de Duboin.
« L’hérésie, y est-il dit, est passée du centre de la vallée de Luserne jusques au cœur du Piémont. Nos ancêtres ont souvent entrepris de l’extirper; mais, par suite des secours que les religionnaires ont reçus des pays étrangers, le saint ouvrage de leur retour à l’Eglise Romaine n’ai pu être achevé , et puisqu’à présent la principale raison que l'on avait de les tolérer vient de disparaître, par le zèle et par la piété du glorieux monarque de France, qui a ramené à la véritable foi les hérétiques voisins des vallées vaudoises, nous estimons qu’il pourrait nous accuser d’ingratitude pour ses grâces signalées, dont nous jouissons encore, si nous laissions échapper l’occasion d’exécuter cet important dessein, suivant l’intention qu’en ont toujours eue nos glorieux prédécesseurs. »
Tel est le résumé succinct, mais fidèle, des préliminaires de l’édit.
Ces paroles pouvaient être habiles au point de vue politique; mais lorsque l’on se rappelle le langage plein de hauteur que Louis XIV avait tenu à Victor-Amédée pour l’obliger à détruire ses plus fidèles sujets, on ne peut s’empêcher de trouver chez ce dernier bien peu de dignité, quand il donne ainsi le nom de grâces signalées au honteux vasselage que lui faisait subir la France. Voici maintenant le dispositif de l’édit qui; s'annonçait d’une manière si étrange.
« Par les motifs précédents et par d'autres pressantes raisons (1), nous avons, de notre pleine autorité, certaine science, bon plaisir, et puissance absolue, arrêté ce qui suit :
(1) Le duc sentait que celles qu'il venait d'indiquer n'étaient pas suffisantes ; mais peut-on baser des mesures aussi cruelles sur des raisons qu'on ne dit pas ? Tel est du reste le fatal dilemme de la tyrannie toujours suspendue entre ces deux termes : le servilisme et l'oppression.
I. Les Vaudois auront à cesser immédiatement et pour toujours tous les exercices de leur religion.
Il. il leur est défendu de former des réunions religieuses, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens.
III. Tous leurs anciens privilèges sont abolis (1).
(1 ) On doit se rappeler que Victor-Amédée avait solennellement ratifié ces mêmes privilèges le 4 décembre 1681 ; et se jouer ainsi du droit et du sang des humains , le papisme l'appelait une sainte piété!
IV. Tous les temples , lieux de prières, édifices consacrés au culte doivent être rasés. .
V. Tous les pasteurs et les maîtres d'école des vallées seront tenus d'embrasser le catholicisme ou de quitter le pays dans l'espace de quinze jours, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens.
VI. Tous les enfants nés et à naître de parents protestants seront forcément élevés catholiques.
En conséquence, les parents auxquels naîtra un enfant , devront , dans les huit jours qui suivront sa naissance, le présenter au curé de leur paroisse , sous peine, pour la mère, d'être publiquement battue de verges ; et pour le père, de cinq ans de galères.
VII . Les pasteurs vaudois qui abjureront la doctrine qu'ils ont prêchée jusqu'ici , recevront une pension d'un tiers plus forte que celle dont ils jouissaient auparavant. La moitié de cette rente sera réversible à leur veuve.
VIII. Il est ordonné à tous les étrangers protestants, établis en Piémont , de se catholiser ou de partir , dans l'espace de quinze jours .
IX. Par un acte spécial de sa haute et paternelle clémence, le souverain leur permettra de vendre dans cet intervalle les biens qu’ils auraient acquis en Piémont, pourvu que ce ne soit qu’à des acquéreurs catholiques.
Il faut se rapporter à cette époque si éloignée de nous , pour ne pas voir, dans ces prétentions à la clémence , un langage dérisoire et cruel, par lequel la tyrannie aggravait ses révoltantes injustices . L'Etat , c'est moi ! disaient alors les souverains ; l'Etat , c'est nous ! s'écrient aujourd'hui les peuples . Puisse la main de Dieu leur aider jusqu'au bout à s'affranchir ! Mais , dit la Bible , ce n'est que si Christ vous affranchit que vous serez véritablement libres : —or, aussi longtemps que l'esprit du papisme, luttant contre la Bible, fera peser son joug d'énervement et de superstitions sur les peuples dégradés ; aussi longtemps qu’ils consentiront à la tyrannie des consciences et à l’oppression de la pensée, c’est de leur part que sera dérisoire toute prétention à la liberté.
Comment l’homme peut-il être libre quand sa pensée est asservie? — Les Vaudois, qui surent garder l’intégrité de leur foi au prix de leur patrie tyrannisée, portaient en eux plus d’indépendance que n’en aurait un peuple exempt d’oppression, mais sans énergie morale, sans véritable liberté.
Il serait impossible de peindre la profonde consternation, les scènes d’indignation et de carnage, les larmes de douleur et d’angoisse qui remplirent alors les vallées vaudoises.
Toutes les paroisses furent invitées à nommer immédiatement des délégués, qui se réuniraient à Angrogne, pour aviser à la défense des intérêts communs.
« Votre premier soin, avait dit Janavel à ses compatriotes, devra être d’adresser des requêtes à votre souverain. » Ils se souvinrent de ce conseil. Une supplique est dressée ; mais elle reste sans réponse. Trois fois encore ils renouvellent leur requête, qui se perd dans un silence de mort. A peine obtinrent-ils quelques délais à l'accomplissement de l'édit dont ils demandaient la révocation.
En même temps, ils écrivirent en Suisse pour solliciter les conseils, l'intervention, les sympathies, de cette généreuse nation, dont le gouvernement avait toujours été l'un des plus actifs protecteurs de leur peuple.
La première lettre que le gouvernement helvétique adressa à la cour de Turin en faveur des Vaudois, demeura également sans réponse. Alors se réunirent à Baden, en assemblée extraordinaire, tous les députés des cantons protestants de ce noble pays (1). Ils résolurent d’envoyer sans retard en Piémont des mandataires, chargés de suivre avec activité toutes les démarches possibles pour sauver d’une ruine complète l’Israël des Alpes, si cruellement menacé.
1) Cette assemblée eut lieu le 26 février 1686.
Ces ambassadeurs extraordinaires furent Gaspard et Bernard de Murat, l’un et l’autre conseillers d’Etat. Ils arrivèrent à Turin au commencement du mois de mars, et sollicitèrent immédiatement de Victor-Amédée une audience qui leur fut refusée.
Mais le temps pressait ; les instances de l’ambassadeur de France, du nonce et de la Propagande ne laissaient point de repos au duc ; les délais qu’il avait accordés aux Vaudois étaient près d'expirer. Cette ardeur persécutrice, qui semblait s’être alors emparée de l’esprit public , comme une sorte de vertige, avait déjà poussé quelques petits corps de volontaires catholiques à commencer les hostilités contre les habitants des Vallées. Les troupes françaises, cantonnées à Pignerol, attendaient le signal avec impatience. « On ne parle ici que de tout exterminer et de tout détruire; de faire pendre les grands et les petits, » écrivait de Pignerol un officier français, peu peu de jours avant cette époque (1).
(1) La lettre est datée du 26 janvier. — Archives de Berne, onglet D.
Dans ces rencontres partielles, les montagnards avaient eu l’avantage. Mais il se trouvait des traitres parmi eux ; un réfugié français, nommé Desmoulin, faisait connaître journellement au commandant de La Tour (2) les plans et les dispositions de ceux qui lui avaient donné asile. « Ils sont fort impatients d’en venir aux mains, » écrit-il à la date du 4 mars. « Les prisonniers du Villar ont été amenés partie à Bobi et partie à Angrogne(3). — On fait état de trois mille combattants, et l’on attend beaucoup d’étrangers. »
(2) C’était le major Vercelli. Les lettres de l'espion sont aux Arch. de Turin.
(3) L'existence des prisonniers prouve que l’on s’était déjà battu.
Pour augmenter leur force par une puissante organisation militaire, les Vaudois coordonnèrent les instructions que Janavel leur avait envoyées, en une sorte de discipline dont voici les principales dispositions (1):
(1) Voici le titre exact de cette pièce : Règlement à observer dans le corps de garde et généralement dans tous les exercices et fonctions de la guerre faicte contre ceux des vallées du Piémont au sujet de leur religion. Cette expression ceux des vallées , semblerait faire supposer que ce règlement, qui reproduit toutes les instructions de Janavel, a été composé hors des Vallées et probablement par Janavel lui- même. La date précise ne peut être indiquée.
Article IV. —Il est défendu, sous peines rigoureuses, de s’injurier les uns les autres, de blasphémer le saint nom de Dieu et d’insulter l’ennemi par des paroles outrageantes ou des cris inutiles.
Art. V. — La débauche , le larcin, et autres semblables actions contraires à la loi de Dieu sont sévèrement défendues. (Le conseil de guerre était juge des peines encourues et de leur application.)
Art. IX. — On aura soin de prendre garde à ceux qui seront lâches dans le combat, ou qui ne voudront pas obéir à leurs officiers, afin qu’ils soient châtiés selon leur désobéissance.
Art. XIII.—Personne ne tirera de coups de fusil sans nécessité, pour épargner les munitions.
Art. XIV. — Les soldats entre lesquels s’élèvera quelque sujet de dispute devront se rendre devant leurs officiers et s’en rapporter à leur décision.
Art. XV. Chaque officier sera obligé do répondre, devant le conseil de guerre, de ses soldats. .
Art. XX. — Les femmes et les filles se tiendront sur les lieux de combat pour emporter les malades et les blessés, ainsi que pour rouler des pierres quand il sera besoin.
Il est dit, en outre , qu’on établira des signaux pour s’avertir mutuellement. — Les frondes et les faux sont mises au nombre des armes recommandées.—Tous les soldats doivent se réunir, une heure avant le jour, pour assister en armes à la prière du matin.
La simplicité presque naïve de ces dispositions met en saillie le caractère mâle et religieux de ce peuple des Alpes; la courageuse ferveur des sentiments qui y respirent rappelle bien le héros de Rora, Janavel, qui savait unir la calme intrépidité du guerrier à l’austère humilité du chrétien.
La préoccupation rigide du devoir et le sentiment profond des misères de l’homme éclatent surtout dans ces quelques lignes, mises en tête du règlement.
« Puisque la guerre que l’on intente contre nous « est un effet delà haine contre notre religion, et que « nos péchés en sont la cause, il faut que chacun « s’amende, et que les officiers aient soin de faire lire « de bons livres, dans les corps de garde, à ceux qui « demeurent en repos, et de faire faire la prière soir « et matin, selon qu’il est dit à la fin de ces articles.»
N’est-il pas remarquable de voir la lecture des bons livres, la prière, la réserve et la modération, mises à l’ordre du jour dans une armée près de combattre ?
L’oraison quotidienne qui devait être prononcée matin et soir, dans le camp des Vaudois, est pleine aussi d’une foi humble et courageuse, telle qu’il convient à des gens dont le plus sûr recours est dans le bras de Dieu.
Nous la ferons connaître lorsque la suite des événements nous conduira dans les camps héroïques de l’Israël des Alpes.
Mais avant d’en venir aux mains, les Vaudois voulaient épuiser tous les moyens de conciliation. Déjà cernés par les troupes ducales et françaises, ils ignoraient que la Suisse eût envoyé des ambassadeurs pour défendre leur cause. Ces ambassadeurs eux-mêmes, n’ayant pu aborder Victor-Amédée, rédigèrent un mémoire plein de force, dans lequel, rappelant au jeune prince les édits qui garantissaient aux Vaudois la liberté de conscience, ils lui représentaient que la fidélité aux traités constitue la force des Etats et peul seule assurer leur repos ; que s’il n’était plus permis de compter sur la parole des rois, les princes protestants pourraient traiter leurs sujets catholiques comme il traitait lui-même ses sujets protestants; et que sa propre gloire, l’humanité, la justice, la prospérité du Piémont, étaient intéressées à ce qu’il ne se fit pas Lui-même le destructeur et le bourreau d’un peuple fidèle, dont il devait être le protecteur, auquel il avait promis de servir de père.
Le marquis de Saint-Thomas, l’un des ministres du duc de Savoie, fut chargé de répondre à ce mémoire.
— Les habitants des Vallées, dit-il aux ambassadeurs, se sont rendus coupables d’avoir pris les armes contre leur souverain et ne peuvent plus ' être protégés par les édits que vous invoquez.
— Les Vaudois n’ont pris les armes que lorsqu’ils se sont vus attaqués, et, à cet égard, c’est Son Altesse elle-même qui a manqué la première à ses engagements, répondirent les ambassadeurs.
— D’autres engagements puissants avec le roi de France nous ont dicté notre conduite, reprenait le ministre.
— Ne dites donc pas alors que les Vaudois sont coupables, et cessez de les persécuter.
— Les choses sont trop avancées maintenant pour que l’on puisse reculer. Cependant, ajouta le marquis de Saint-Thomas, si les Vaudois veulent sauver les apparences et se conformer extérieurement aux dispositions de l’édit du 31 janvier, les choses pourront peut-être s’arranger.
Ces termes étaient trop vagues; en les acceptant, les Vaudois se fussent placés dans une position tout aussi incertaine et beaucoup moins honorable. Les ambassadeurs en jugèrent ainsi et repoussèrent avec dignité cette ouverture de temporisation et de faux semblants.
D’ailleurs, quelle assurance aurait-on eue que cette parole, cette espérance donnée sans garantie, n’eût pas été trompée, lorsque des édits solennels avaient été violés ?
Les ambassadeurs résolurent de se rendre eux-mêmes dans les Vallées. Un sauf-conduit leur fut accordé à cet effet.
L’électeur de Brandebourg, la Hollande et l'Angleterre venaient d’adresser à Victor-Amédée de nouvelles représentations au sujet des Vaudois : on pouvait espérer que ces circonstances réunies exerceraient une heureuse influence en leur faveur.
Les mandataires suisses arrivèrent aux Vallées, le 22 de mars, et prièrent immédiatement les représentants de toutes les communes vaudoises de vouloir bien se réunir le lendemain.
Cette réunion se tint au Chiabas. La séance fut ouverte par une fervente prière, prononcée par le pasteur Arnaud.
Les messieurs de Morat exposèrent ensuite toutes les démarches qu’ils avaient faites depuis leur arrivée à Turin, et demandèrent aux Vaudois quelle était leur résolution.
Veuillez nous conseiller vous-mêmes, répondirent-ils.
Consentiriez-vous à quitter votre patrie, si nous obtenions de Victor-Amédée qu’il vous laissât disposer de vos biens et sortir de ses Etats avec vos familles?
La stupeur dont fut saisie l’assemblée à cette proposition ne saurait se dépeindre; les Vaudois demandaient du secours, s’attendaient à la lutte, espéraient la victoire, et, avant même qu’ils eussent combattu, on leur parlait d’accepter toutes les conséquences de la défaite. Encore une défaite peut-elle se réparer; mais l’exil entraînait pour eux la perte de la patrie, la ruine de leur Eglise, l’anéantissement du peuple tout entier.
Alors les ambassadeurs représentèrent avec énergie l’impossibilité où ils étaient de leur porter secours autrement que par des négociations.
« Vos vallées sont enclavées dans les Etats de vos ennemis; tous les passages sont gardés; aucune nation n’est en mesure de faire la guerre à la France dans votre seul intérêt ; nulle armée ne pourrait même pénétrer jusqu’ici, et vous seuls, enfin, vous avez à peine trois mille combattants; vous devrez néanmoins nourrir plus de douze mille bouches ; on observe toutes vos démarches; les troupes réglées n’attendent que le signal du massacre : comment pourrez-vous résister? »
Mais l’amour de la patrie luttait encore, dans l’esprit des Vaudois, contre la lumière désolante que ces paroles y faisaient pénétrer.
Ce serait une lâcheté, s’écriaient-ils, de perdre courage devant Dieu, qui a si souvent délivré nos pères, et qui a sauvé de tant de périls le peuple d’Israël.
« Ce serait une folie, répondaient les prudents diplomates, de compter aujourd’hui sur des événements miraculeux. Il vous est impossible de lutter de vive force contre vos ennemis; il vous est impossible d’être secourus! Réfléchissez à votre position. Une issue vous reste pour en sortir. Ne vaut-il pas mieux transporter ailleurs le flambeau de l’Evangile, dont vous êtes dépositaires, que de le laisser ici s’éteindre dans le sang? »
A la suite de ces paroles, l’assemblée se trouva divisée et répondit qu’elle ne pourrait s'engager, sur un objet aussi grave, sans avoir consulté tout le peuple(1).
(1) Moser (Geschichte der Waldenser... § 25) , prétend que , dans cette circonstance, Victor- Amédée avait envoyé aux Vallées le chancelier Vercelli; que les Vaudois s'en emparèrent et le retinrent comme otage. ( Peut-être eussent- ils bien fait . ) Mais je n'ai trouvé nulle part la preuve de ce fait ; je n'ai rencontré que le major du fort de La Tour , et non un chancelier, qui portât le nom de Vercelli . Moser ne dit pas sur quelle autorité il s'appuie. Le reste de sa narration est souvent inexact, et toujours incomplet. J'ai donc cru ne pas devoir ici m'arrêter à son témoignage.
Lee ambassadeurs ne pouvaient attendre cette décision et retournèrent à Turin. Ils demandèrent un sauf-conduit pour que des députés vaudois pussent leur apporter la réponse du peuple; mais cela fut refusé. Leur secrétaire alors alla la chercher dans les Vallées. Il y arriva le 28 de mars. L’assemblée des communes était en permanence à Angrogne ; il la trouva dans une grande agitation.
« Votre cause, leur dit-il, empire de jour en jour. Louis XIV jette feu et flammes, par l’organe de son ambassadeur, contre les retards du duc de Savoie. Le nonce promet à ce dernier l’investiture du Masseran, dès qu’il aura agi ; la Propagande travaille dans l’armée et dam le peuple: hâtez-vous de quitter ce pays pendant que vous le pouvez encore. »
« Qui nous assure, répondaient les Vaudois, qu’oâ ne cherchera pas à nous détruire en nous dirigeant par groupes isolés hors du pays! On n’a pas respecté les édits qui nous garantissaient le séjour de cas vallées: respectera-t-on mieux l’engagement par lequel on nous permettra d’en sortir! »
Un mémoire renfermant toutes ces objections fut adressé par l’assemblée aux ambassadeurs. Les Vaudois ajoutaient, par une lettre particulière, qu'ils 6’en remettraient à leur décision. Cette lettre était signée par neuf ministres et huit laïques.
Les ambassadeurs dirent alors au marquis de Saint-Thomas, ministre des affaires étrangères, qu’ils espéraient pouvoir décider les Vaudois à quitter leur patrie, pourvu qu’on leur garantit toute sûreté dans le voyage d’émigration. Victor-Amédée répondit à cette ouverture, par l'intermédiaire du comte de Marsenas, que les Vaudois, ayant déjà pris les armes contre lui, avaient mérité les plus rigoureux supplices; mais que, s’ils voulaient envoyer des députés pour demander grâce au nom de tout le peuple, on verrait ce qu’il y aurait à faire.
Les messieurs de Morat témoignèrent leur étonnement de ce qu’après avoir si obstinément refusé jusque-là de recevoir les Vaudois à Turin, on exigeait maintenant leur présence dans cette capitale. N’était-ce pas que, en les forçant de venir demander grâce, on voulait qu’ils se reconnussent coupables et qu'on pût dès lors les traiter comme tels?
Mais il n’y avait pas à hésiter, et ils conseillèrent aux Vaudois de témoigner leur déférence an souverain, en se conformant à ses désirs, plutôt que de l’irriter davantage par un refus.
Un sauf-conduit fut alors accordé pour les députés des Vallées. Le secrétaire d’ambassade le leur apporta lui-même. Mais l’assemblée des communes, toujours en permanence, n’avait pu se résoudre encore à prendre une détermination.
La plupart des pasteurs étaient d’avis de se soumettre; le peuple préférait se défendre. Les débats se prolongèrent sans résultat pendant une journée entière. Le lendemain, une partie des communes vaudoises résolut de passer soumission (1) et d’envoyer des députés à Turin; les autres persistèrent dans leur refus (2).
(1) Ces communes étaient celles de la Pérouse et de Saint-Martin , de Prarusting et de Rocheplate, de Rora, du Villar et de La Tour, cette dernière n'adhérant pas à l'unanimité.
(2) Ce furent les communes de Bobi , de Saint- Jean et d'Angrogne, avec les dissidents de celle de La Tour.
Elles envoyèrent cependant aussi un député, mais chargé seulement de remercier l’ambassade suisse de sa bienveillante entreprise, en lui déclarant qu’on était résolu à se défendre jusqu'au dernier soupir.
Les ennemis des Vaudois triomphaient de cette division; et, pour en recueillir tout de suite les fruits, ils firent signer à Victor-Amédée l’édit du 9 avril, qui traitait de l’émigration des Vaudois comme d’une affaire décidée (3).
(3) Dans l'intervalle , les ambassadeurs suisses avaient envoyé aux Vallées le député de Bobi , avec une lettre par laquelle ils exhortaient le parti de la résistance à joindre sa soumission à celle de ses concitoyens , pour ne pas diviser la cause de leurs Eglises. Chacune des trois communes résolues à combattre nomma des députés chargés de répondre en leur nom. - -Cette réponse fut rédigée le 4 d'avril . Elle est signée de Jean Muston et de Michel Parise, députés de Saint-Jean , Négrin Danne et Bertin, députés de Bobi , et Jean Buffa, député d'Angrogne. Ils témoignèrent le regret de se voir forcés de résister aux instances des ambassadeurs, et renouvelaient la déclaration d'une défense désespérée. Pendant ce temps , le marquis de Saint-Thomas pressait vivement les cinq députés soumissionnaires , qui étaient restés à Turin , de faire leur soumission. Mais ils renvoyèrent toujours pour attendre celui de Bobi. Ces longueurs impatientèrent la cour, et surtout l'ambassadeur de France, qui pressait Victor-Amédée, son édit à la main et presque la menace à la bouche , de faire exécuter enfin les mesures exigées par Louis XIV. — Sur ces entrefaites, on apprit que deux Français avaient été tués , et ce meurtre fut imputé aux Vaudois . Le marquis de Grancy en témoigna une violente irritation. C'est alors que, pour éviter le massacre des Vaudois et dans des vues d'humanité , VictorAmédée rendit le décret du 9 avril , qui réglait leur sortie du pays , comme si c'était déjà une chose convenue. — D'après ce décret , les habitants de la vallée de Luserne devaient se réunir à La Tour le 21 d'avril ; ceux d'Angrogne, de Prarusting et de Rocheplate devaient se réunir à Saint- Segont, le 22, et ceux de la vallée de Saint- Martin à Miradol , le 23 , pour s'éloiguer ainsi en trois détachements. Ils avaient dix jours pour vendre leurs biens ; ils devaient poser les armes immédiatement, et démolir tous leurs temples, de leurs propres mains, avant leur départ. Cet édit, signé le 9, fut entériné le 10, et publié dans les Vallées le 11. Il renferme encore d'autres dispositions. On peut le voir dans Duboin , t . II , p. 243, et dans l'Histoire des négociations de 1686, p. 42.
Il fut publié dans les Vallées le 11 d’avril, et ne fit d’abord qu'augmenter l'agitation qui y régnait déjà.
Trois jours après, les délégués des communes se réunirent à Rocheplate pour en délibérer, et furent d’avis que les conditions imposées par cet édit étaient inadmissibles. En conséquence ils décidèrent à l’unanimité de résister jusqu’au bout, de s’en remettre à la Providence et de défendre vaillamment leurs toits et leurs autels, comme avaient fait leurs pères.
Ainsi cette mesure, qui avait été prise pour les désunir, produisit un effet contraire.
Les pasteurs cependant n’approuvaient pas celte décision; ils écrivirent aux messieurs de Morat qu’ils déploraient l’aveuglement de leurs troupeaux, dont la résistance allait s’engager dans une voie désespérée, mais qu’ils étaient résolus en même temps à ne point les abandonner.
Les ambassadeurs, désolés de voir s’écrouler en un instant les résultats si péniblement obtenus de toutes leurs démarches, firent une dernière tentative , adressèrent un dernier appel à l’Israël des Alpes, par une lettre des plus pressantes, qui fut lue du haut de la chaire dans toutes les paroisses vaudoises.
" Sans doute, leur disaient-ils, la patrie a de grands charmes ! mais les biens du ciel sont préférables à ceux de la terre. Vous pouvez encore sortir de ce pays, qui vous est à la fois si cher et si funeste ; vous pouvez emmener vos familles, conserver votre religion, éviter de répandre le sang : au nom du ciel, ne vous obstinez pas dans une résistance inutile ! Ne vous fermez pas la dernière issue qui vous reste pour éviter une totale destruction ! »
Qu’on juge de l’effet que ces paroles durent produire sur un auditoire mêlé de personnes timides, de vieillards, de femmes et d’enfants! Tous les temples de nos vallées retentissaient de larmes et de sanglots. Mais bientôt les graves accents de la prière s’élevèrent seuls au-dessus de ces lamentations. On implora l'assistance et les conseils de Dieu. Les cœurs furent calmes, les âmes fortifiées : la confiance reprit le dessus dans les esprits agités.
Une assemblée solennelle de tous les délégués des Vallées se tint à Rocheplate, le 19 avril; elle renouvela sa déclaration du 14, par laquelle, au nom delà justice de leur cause, les Vaudois s’engageaient à défendre leur patrie et leur religion jusqu’à la mort.
C’était le vendredi saint. « Seigneur Jésus, dit le pasteur Arnaud, toi qui as tant souffert et qui es mort pour nous, accorde-nous la grâce de pouvoir souffrir aussi et de sacrifier notre vie pour toi ! Ceux qui persévéreront jusqu’à la fin seront sauvés; que chacun de nous s’écrie avec l'Apôtre : Je puis tout par Christ qui me fortifie ! »
On décida que d’universelles exhortations à la repentance et à l’amendement seraient adressées au peuple des Vallées, pour qu’il reçût avec humilité les épreuves par lesquelles il devait passer, et que la main divine daignât en modérer la rigueur.
Puis, dans chaque paroisse devait se célébrer au dimanche suivant, jour de Pâques, une solennelle communion de tous les enfants de ces montagnes, héroïques disciples de l’Evangile, résolus à se défendre contre d’indignes oppresseurs.
Dans quelques communes l'affluence du peuple se trouva si nombreuse à cette solennité, que la sainte-cène fut célébrée en plein air. Auguste et touchante cérémonie ! sublime et douloureuse communion ! En participant ainsi au sacrifice de leur Sauveur, les Vaudois s’engageaient à braver la torture et à répandre leur propre sang pour défendre son culte. Ils s’unissaient aux pieds de l'Eternel dans le même dévouement, dans la même affection, dans les mêmes prières.
Hélas! ce fut pour la plupart d’entre eux l’hostie du mourant qu’ils reçurent en cette circonstance. Ce devait être pour le peuple tout entier la dernière communion à laquelle il pût assister avant la terrible catastrophe que nous allons raconter, et qui entraîna la dispersion totale de ce peuple héroïque.
Alors on put le croire anéanti. Mais, comme les deux témoins de l’Apocalypse qui sont appelés les chandeliers du Seigneur sur la terre, et desquels il est dit qu'après avoir été renversés pendant trois jours et demi ils se relevèrent avec l’esprit de vie (1), les Vaudois, ces antiques dépositaires de l'Ancien et du Nouveau Testament, ces deux témoins célestes, après trois ans d’exil et de mort apparente, devaient reconquérir leur patrie, reparaître dans leurs montagnes, et redresser pour jamais le chandelier symbolique de l’éternelle vérité sur le théâtre, ensanglanté mais béni, de tant d'atroces persécutions.
(1) Apoc. XI, 3,4,7,9, 11...
(1686. D'avril à mai.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - Les mêmes qu'au chapitre précédent.
Les généreux ambassadeurs de la Suisse, voyant avec douleur que leur médiation toute désintéressée ne pouvait satisfaire aucun des deux partis , qu’elle était écartée à la fois par les Vaudois et par le duc de Savoie, et que toute nouvelle tentative d’accommodement demeurerait forcément inutile, résolurent de quitter le Piémont, ayant le cœur plein d’amertume et de regrets.
Mais prévoyant l’inévitable et prochaine destruction de cette Eglise vaudoise qui leur était si chère, ils écrivirent à Fréderic-Guillaume, grand électeur du Brandebourg, pour s’informer auprès de lui, des terres disponibles qu’il y aurait dans ses Etats afin de recevoir une colonie de Vaudois, s’ils devaient être expatriés. L’électeur répondit avec le plus généreux empressement que rien ne lui coûterait pour leur donner un asile. Tous ces écrits dénotent les craintes universelles qu’inspirait alors l’état précaire de l’Israël des Alpes. Ces lugubres et croissantes appréhensions ne furent que trop justifiées.
Déjà les forces réunies de la France et du Piémont se rapprochaient en bon ordre des vallées vaudoises. Victor-Amédée II passa la revue de ses troupes dans la plaine de Saint-Segont. Son armée se composait de 2,588 hommes, tirés des divers régiments(1) de la milice de Mondovi, de Barges et de Bagnol ; d’un corps d’infanterie piémontaise et d’un corps de cavalerie. Elle était suivie de 50 mulets chargés de munitions de guerre, et de 85 portant des provisions de bouche (2) ; 16 mulets devaient en outre charrier des pelles et des haches, ainsi que des sacs vides destinés à être remplis de terre, sur les lieux, pour garantir les soldats des balles ennemies ; d’autres enfin portaient divers engins, propres aux fortifications et aux retranchements. La vieille réputation de bravoure des montagnards vaudois avait dicté ces précautions.
(1) Les regiments de Nice et de Montferrat étaient logés à Bubiane; cens de Savoie et de la Croix-Blanche, à La Tour; ceux d'Aoste et de Saluces, à Luserne ; celui de la marine, à Fenil; le corps de la gendarmerie, à Garsiliane, et les gardes du corps, le régiment des gardes et la cavalerie étaient à Briquerai.
(2) 70 mulets étaient chargés de vin ; 15, portaient 150 rups de viande chaque jours.
Les troupes françaises étaient formées de plusieurs régiments de cavalerie et de dragons ; de sept ou huit bataillons d’infanterie venus du Dauphiné, ainsi que d’une partie des garnisons de Pignerol et de Casai.
Des volontaires et des fourrageurs accouraient au butin, comme des oiseaux de proie à la suite des deux armées.
De nouvelles Pâques piémontaises se préparaient. Les Vaudois venaient de communier; les catholiques accouraient au carnage. Le signal devait être donné le lundi de Pâques 22 avril, par trois coups de canon, tirés au petit point du jour (1), du haut de la colline de Briquéras. Une attaque générale des deux vallées devait suivre immédiatement : le duc de Savoie assaillant celle de Luserne, et Catinat, général en chef des troupes françaises, envahissant celle de Saint-Martin. Ce général partit de Pignerol au milieu de la nuit du dimanche au lundi de Pâques 1686. Il marcha pendant deux heures à la clarté des torches et des flambeaux, devant laquelle semblaient reculer les masses noires et grandissantes de nos montagnes. Bientôt une clarté plus douce tomba du ciel sur les plus hautes cimes ; la neige des glaciers rougit au premier rayon du matin ; les massacreurs éteignirent leurs torches ; ils étaient arrivés en face du village de Saint-Germain.
(1) Ce sont les termes de l'ordre écrit d'après le plan arrêté en conseil de guerre.
Catinat y envoya un détachement d’infanterie (1), commandé par le lieutenant-colonel Villevieille qui s’empara du bourg et chassa les Vaudois de leurs premiers retranchements ; mais les Vaudois, s’étant retires plus haut et se voyant encore poursuivis, firent volte-face et repoussèrent à leur tour les agresseurs. Catinat envoya alors un détachement de cavalerie et de dragons pour soutenir son infanterie. Le combat s’engagea sur toute la ligne, et le feu dura dix heures consécutives.
(1) Relatione del succeduto al primo attaco fatto dai Francesi nella valle di San Martino. ( Turin, Archives de cour , Valdesi , nº de série 300. ) Cette pièce est écrite en français , quoique l'inscription dorsale soit en italien ; elle commence ainsi : « Hier matin 22, M. de Catinat fit un détachement du " régiment Limosin et du Plessis ..... Ce régiment poussa les Barbets un peu trop loin et se retint presque au pied du fort de ces huguenots. Les dragons de La Lande poussèrent sur la droite et s'embarrassèrent dans des rochers, où ils perdirent quelque monde. Le capitaine qui le commandait fut blessé au bras , etc ... » On lit plus loin : « Le major de Provence fut blessé à mort ; M. de Brienne fut blessé à la tête , M. de Gontaudau bras, etc...
L’infanterie française commençait à se lasser ; la cavalerie ne pouvait manœuvrer sur les pentes cou» vertes dé broussailles, où nos braves montagnards résistaient avec tant de vigueur ; voyant tomber le feu de Fermée assaillante, ils firent tout à coup une sortie si impétueuse, que tes Français, surpris et renversés, furent mis en déroute et chassés du territoire de Saint-Germain, jusque sur la rive gauche du Cluson.
Il y eut dans cette affaire plus de cinq cents Français tués ou blessés , et deux Vaudois seulement qui perdirent la vie (1).
(1) Dissipation des Eglises Vaudoises en 1686, p. 15.
Le village de Saint-Germain était donc dégagé, sauf pourtant un petit corps de troupes qui s’était jeté avec le valeureux lieutenant - colonel Villevieille , dans le temple des Vaudois où il tint ferme jusqu’au soir (2).
(2) Voici comment le bulletin cité plus haut raconte cette affaire. « Le « chevalier de Villevieille fut attaqué par une troupe nombreuse qui était « cachée dans un ravin, sur sa gauche, et par ceux du fort qui sortirent « en même temps pour le charger. Il perdit du monde en se retirant.....et « tout ce qu’il put faire fut de gagner une maison, avec trente hommes seulement, dans laquelle il a été attaqué pendant plus de quatre heures par « 500 hommes, qui lui proposèrent de lui faire bon quartier pour l’obliger « à se rendre, à quoi il ne répondit qu’à coups de mousquet.. "
Henri Arnaud, originaire des environs de Die en Dauphiné, avait quitté cette province avec les protestants fugitifs qui s’étaient réfugiés dans les vallées du Piémont, pour se soustraire aux persécutions iniques de Louis XIV.
De pasteur français il était devenu pasteur vaudois; et de pasteur il devint capitaine en face des révoltantes agressions dont les Vallées allaient être victimes.
Apprenant que le lieutenant-colonel Villevieille s'était fait une redoute du temple de Saint-Germain, il accourut avec un petit détachement d'hommes déterminés à s’en rendre maîtres. Mais une mousqueterie formidable, dirigée en éventail de la porte du temple sur l'esplanade qui s’étendait en face, balayait les abords de cette forteresse improvisée, avec une puissance trop meurtrière pour les assiégeants et trop avantageuse pour les assiégés. Il fallut renoncer à l’attaquer par là. Arnaud commanda à ses hommes de prendre le temple par derrière (1), d’escalader les murs, de couper la charpente du toit et d'écraser l’ennemi sous le poids des ardoises pesantes dont elle était couverte, pendant qu’une autre partie de ses hommes creuseraient des canaux à l’entour des murailles, afin de remplir d’eau le temple, et d’y noyer Villevieille, s’il refusait de se rendre. Mais la nuit vint interrompre ces travaux; le gouverneur de Pignerol envoya des troupes fraîches, et Villevieille fut dégagé à son tour de la position dangereuse qu’avait acceptée sa bravoure.
(1) Arnaud. Glorieuse rentrée , rapporte ce fait p. 49 de la préface. Les bulletins n’en font aucune mention.
Sans revenir sur Saint-Germain, Catinat poursuivi sa route vers la Pérouse. Là il partagea ses forces en deux divisions: la première, commandée par Mélac, tourna les hauteurs du Pomaret, en pénétrant dans la vallée de Pragéla, du côté de Salvage ; la seconde, conduite par Catinat lui-même, fut dirigée sur les Clots; et le lendemain, 23 avril, ce général attaqua Rioclaret, situé en face de la position qu’il avait prise.
Les habitants de toute la vallée de Saint-Martin avaient déclaré, quatre jours auparavant, vouloir profiter des dispositions de l’édit du 9 d’avril, et ne point prendre les armes. Mais leur résolution ne fut connue de Victor-Amédée que l’avant-veille de l’attaque ; il refusa de l’accepter en déclarant qu’il était trop tard. Ses troupes occupaient déjà les abords des Vallées ; le mandataire envoyé par celle de Saint-Martin ne put y rentrer; les habitants de celte contrée ignoraient la réponse du duc; ils se fiaient aux dispositions de l'édit, et, ne comptant pas être attaqués, ils n’avaient fait aucun préparatif de défense. L’armée de Catinat les surprit donc à l'improviste et les tailla en pièces.
Ils avaient manqué à l’union jurée entre tous les Vaudois, et cette lâcheté leur coûta plus cher que n’eussent fait les efforts, même désespérés, d’un généreux courage.
Les troupes ennemies se répandirent sans résistance dans la vallée, pillant, tuant, saccageant tout.
Six familles, faites prisonnières et envoyées à la Pérouse, y furent lâchement massacrées.
Deux jeunes filles de Ville-Sèche furent tuées pour avoir résisté aux outrages des soldats, qui assouvirent sur leurs cadavres la brutalité sauvage dont ils n’avaient pu les rendre victimes pendant leur vie.
Jean Rihet, de Macel, eut tous les membres brûlés l'un après l’autre, à la suite des refus successifs qu’il opposait aux menaces et aux instances que, dans l’intervalle de ses tortures, on faisait auprès de lui pour obtenir son abjuration.
Au hameau des Fontaines, près de Rodoret, quatre femmes furent saisies au moment où elles fuyaient en emportant leurs enfants. Ces innocentes créatures furent égorgées sous les yeux de leurs mères, et celles-ci massacrées sur les cadavres de leurs nourrissons.
Les horreurs de 1655 se renouvelèrent partout dans ce malheureux pays; et comme si ce n’avait pas été assez de l’épée et des bûchers pour martyriser les Vaudois, les plus cruels supplices furent employés contre eux. Les uns furent attachés à leur charrue et mis en pièces dans la terre entrouverte qui devait recevoir le grain nourricier.
D'autres furent précipités dans les rochers, ou écartélés par des chevaux. Les arbres de la route servaient de gibet pour d’autres victimes, et des mutilations abominables étaient subies par ces nouveaux martyrs.
Après avoir ainsi ravagé la vallée de Saint-Martin, Catinat y laissa quelques troupes et marcha sur Pramol.
Mélac ne tarda pas de l’y joindre, après avoir corn-mis les mêmes horreurs au Pomaret. Il poussa même plus loin la barbarie et l'impudeur. Ignorant les sentiers qu’il devait suivre dans la montagne, il se fit guider pendant quelque temps par les femmes et les filles vaudoises qu’il y avait saisies, et qu’il obligeait à coups d’épée de marcher toutes nues à la tête de son armée.
Les troupes réunies de Mélac et de Catinat campèrent dans le bassin de Pramol, au hameau de La Rua, situé en face de celui de Pœmian. Les Vaudois s’étaient retirés dans ce dernier village au nombre de plus de quinze cents. Leurs frères de Saint-Germain, qui avaient repoussé avec tant de succès la première attaque des ennemis, vinrent se joindre à eux ; ils étaient donc en mesure de résister encore, et probablement qu’ils l’eussent fait avec un pareil avantage.
On songea à les vaincre par la trahison. Ces héritiers de la primitive Eglise étaient toujours vulnérables de ce côté, car ils croyaient à la foi de leurs ennemis.
Catinat leur fit dire que les habitants de la vallée de Luserne avaient posé les armes et s’étaient rendus à Victor-Amédée, qui leur avait fait grâce. Il les exhortait à suivre cet exemple pour jouir des mêmes bienfaits.
Les Vaudois envoyèrent au général français deux députés pour recevoir de sa propre bouche la confirmation de cette nouvelle et de ces promesses.
L’honneur militaire ne se révolta pas dans le cœur de cet homme de guerre, et il certifia le mensonge avec l’assurance de la vérité.
«Posez les armes, ajouta-t-il, et tout est pardonné.» — Mais, général, ajoutèrent les députés, bien que nous ne doutions nullement de votre parole, nous craignons les excès de ces mêmes soldats qui viennent d’ensanglanter la vallée de Saint-Martin.
« Par la sambleu ! repartit Catinat, toute mon armée traverserait vos maisons qu’elle n’y toucherait pas seulement une poule. »
Pouvait-on soupçonner, dans le héros de tant de batailles, les basses perfidies si familières à l'esprit du système papal ? Non : les Vaudois ne s’en doutèrent pas; et ils lui laissèrent un de leurs députés en otage, pendant que les autres allaient engager leurs coreligionnaires à poser les armes et à réunir leurs familles dispersées.
Catinat triomphait déjà du succès de son artifice. Ces montagnards, pour lui, n’étaient que des hérétiques, des gens voués à l’enfer et au carnage, dont la tuerie sans résistance épargnait le sang de ses braves et loyaux compagnons d’armes qui eussent péri dans le combat. Tel est l’esprit du papisme : orgueil et tyrannie pour lui, dédain et cruauté pour les autres.
Dans la soirée du même jour, Catinat envoya un courrier à Gabriel de Savoie, oncle de Victor-Amédée, qui avait envahi la vallée de Luserne et qui se trouvait campé à la Vachère. Ce courrier passa par Pœmian, et dit aux Vaudois qu’il allait avertir le prince de la paix proposée, lue lendemain il revint et dit que la paix était conclue.
Les Vaudois se croyaient donc assurés d’un paisible avenir ; c'était leur perte qu’on venait de décider.
Les troupes françaises entrèrent à Paemian. On les reçut sans armes et sans défiance. Le chef qui les commandait (1) renouvela aux Vaudois les assurances de son général, se fit présenter les chefs de familles, sépara les hommes d’avec les femmes, et dit aux premiers qu’il allait les faire conduire au duc de Savoie, pour qu’ils fissent leur soumission devant lui.
(1) C’était le capitaine Saint-Pierre.
Ayant ainsi privé ces malheureuses familles de tous leurs défenseurs, n’ayant plus devant eux que des femmes, des enfants et des vieillards, les soldats de Catinat se ruèrent comme des bêtes sauvages sur cette multitude inoffensive et si lâchement abusée; massacrèrent les uns, torturèrent les autres, les dépouillèrent de tout ce qu’ils avaient de précieux ; s’emparèrent des femmes et des filles pour les brutaliser ; assouvirent sur elles les passions les plus infâmes, et leur firent subir toutes les horreurs de l’outrage et de l’assassinat.
Il y en eut qui résistèrent avec tant de courage, que l’insulte de leurs bourreaux ne put en avoir raison qu'après les avoir mutilées des quatre membres , ne laissant plus ainsi qu’un torse ensanglanté en proie à ces démons.
D’autres ne furent vaincues que clouées au sol par une épée qui traversait leur poitrine.
Il y en eut que l’on ne put forcer et qu’on enterra vivantes ; d’autres, les plus heureuses, furent tuées, fuyantes dans le bois, et abattues comme un gibier timide par le plomb de leurs persécuteurs.
Quant aux enfants, ils furent enlevés et dispersés en Piémont, soit dans les couvents, soit au sein de diverses familles catholiques. Quelle éducation chrétienne y pouvaient-ils recevoir ?
Leurs pères qui avaient été envoyés au camp de Victor-Amédée pour faire leur soumission à ce monarque, furent jetés dans les prisons de Luserne, de Cavour et de Villefranche, où plusieurs périrent de maladie et de chagrin.
Mais le papisme triomphait; la trahison l’avait servi; la moitié du peuple des Vallées était massacrée ou prisonnière ; le carnage avait fait son œuvre , et ce qui restait de l’Israël des Alpes ne pouvait longtemps subsister. Les Te Deum de la Saint-Barthélemy allaient de nouveau retentir !
Victor-Amédée s’était tenu dans la plaine que forme l’ouverture de la vallée de Luserne, du côté de La Tour et de Rora. C’est là que plus tard, après la merveilleuse rentrée des Vaudois dans leur patrie, ce prince, vaincu et fugitif à son tour, vint chercher un asile auprès de ces mêmes montagnards qu’il voulait maintenant détruire ou disperser.
Son oncle, Gabriel de Savoie, général en chef des troupes ducales, s’était dirigé vers les hauteurs d’Angrogne. Sa ligne d’opérations s’étendait de Briquéras à Saint-Jean. Les Vaudois occupaient, sur le sommet des collines de la Costière, une série de petits postes situés dans une zone supérieure, mais parallèle à son front de bataille.
Le 22 d’avril don Gabriel fit attaquer ces postes par tous les points à la fois. Les Vaudois combattirent tout le jour, et, fidèles à la tactique de Janavel, concentrèrent leurs forces en élevant leur front de résistance sur les retraits supérieurs de la montagne, se resserrant ainsi entre des points moins nombreux et de plus en plus rapprochés.
La nuit venue, les feux du bivouac s’allumèrent des deux côtés. Cette ceinture lumineuse coupait la montagne vers le tiers de sa hauteur. Les Serres et Castelluz appartenaient aux ennemis; Rochemanant et les portes d’Angrogne étaient au pouvoir des Vaudois.
Dans le camp piémontais, le culte ridicule des reliques se mêlait aux plaisanteries grossières des soldats, et l’invocation de la Vierge aux récits indécents des atrocités commises déjà dans les Vallées.
Dans le camp des persécutés la prière du soir s’élevait fervente et humble au milieu du recueillement, de la tristesse et de la résignation. On se souvient que cette prière avait été mise à l’ordre du jour de toutes les compagnies vaudoises, et qu’elle se trouve inscrite au bas de leur règlement militaire qui nous a été conservé.
La voici :
« Seigneur, notre grand Dieu et Père de miséricorde, nous nous humilions devant ta face, pour te « demander le pardon de tous nos péchés, au nom « de Jésus-Christ notre Sauveur, afin que par ses mérites ton ire (1) soit apaisée envers nous, qui t’avons tant offensé par notre vie perverse et corrompue.
(1) Ta colère.
« Nous te rendons aussi nos très humbles actions « de grâce, de ce qu’il t’a plu nous avoir conservé « jusqu’à présent contre toute sorte de dangers et de « malheurs : et te supplions humblement de nous « continuer à l’advenir ta sainte protection et bonne « sauve-garde contre tous nos ennemis, de la main « desquels nous te prions aussi de nous délivrer et « garantir.
« Et puisqu’ils attaquent la Vérité pour la combattre, bénis nos armes pour la soutenir et la défendre ! Sois toi-même notre force et notre adresse « dans tous nos combats, afin que nous en sortions « victorieux. Et s’il arrivait à quelqu’un d’entre nous a de mourir, dans cette cause, reçois-le, Seigneur, en « ta grâce, en lui pardonnant tous ses péchés, et fais « que son âme soit recueillie dans ton paradis éternel !
« Seigneur, exauce! Seigneur, pardonne! pour l’amour de ton Fils bien-aimé Jésus-Christ, notre Sauveur, au nom duquel nous te prions en disant : « Notre Père qui es aux cieux... (etc. jusqu’à la fin de « l'Oraison dominicale.)
« Seigneur, augmente-nous la foi, et nous accorde « la grâce de t’en faire de cœur et de bouche une franche confession, jusqu’à la fin de notre vie. Je crois « en Dieu.... (et ainsi de suite jusqu’à la fin du Symbole des Apôtres.)
« La sainte paix et bénédiction de Dieu notre Père, « l’amour et la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, a la conduite, consolation et assistance du Saint-Esprit, nous soient données et multipliées, dès maintenant et à tout jamais !
« Ainsi soit-il ! »
Ces dernières paroles étaient prononcées, au nom de tous les assistants, par le pasteur ou l'officier qui avait présidé à ce modeste culte.
Telle est cette prière que nous avons cru ne pas de־ voir retrancher, même d’un résumé historique, et qui était faite soir et matin dans le camp des Vaudois.
Le 23 d’avril l’attaque recommença contre eux. Ils se replièrent encore vers les crêtes de la montagne,
mais en bon ordre et sans cesser de combattre durant toute la journée.
Vers le soir ils se réunirent en un seul camp au pied de la Vachère, et fortifièrent cette position avantageuse par des retranchements en terre et en rocaille, promptement élevés par leur intrépide vigueur dès longtemps habituée au travail.
Le lendemain matin, Gabriel de Savoie eut connaissance de la reddition des Vaudois de Pramol, qui s’étaient livrés avec confiance aux mains de leurs ennemis et dont les familles ensuite avaient été massacrées sans défense.
Il résolut d’employer le même moyen contre ses adversaires, et leur fit dire à son tour que, leurs coreligionnaires du val Saint-Martin ayant posé les armes et obtenu leur grâce, ii leur conseillait de suivre cet exemple pour éviter de plus grands malheurs; car, s’ils ne se rendaient pas, les troupes françaises qui occupaient la vallée de Saint-Martin et le vallon de Pramol viendraient les prendre par derrière, et qu’alors ils seraient infailliblement écrasés.
Les Vaudois du Val Luserne, retranchés au pied de la Vachère, ne pouvaient croire à cette nouvelle. Janavel, dans les recommandations qu’il leur avait adressées, avait mis en première ligne la nécessité pour tous les enfants des Vallées de demeurer constamment unis : comment se pouvait-il que la moitié des leurs eût traité avec l’ennemi, sans leur avoir fait part de cette résolution?
Ils envoyèrent, à leur tour aussi, des mandataires à Gabriel de Savoie qui confirma cette nouvelle et leur remit un billet, signé de sa propre main, dans lequel il était dit : « N’hésitez pas à poser les armes, et « soyez certaine qu’en vous remettant à la clémence « de S. A. R. il vous sera fait grâce, et que l’on ne « touchera ni à vos personnes ni à celles de vos femmes et de vos enfants. »
Devant une promesse aussi formelle, signée d’une main royale, il n’y avait pas à hésiter. Mais cette main auguste était une main catholique, instruite à signer sans frémir les plus coupables trahisons.
Peut-être aussi l’oncle du souverain était-il sincère dans ses promesses, je voudrais le croire ; mais il connaissait la perfidie de Catinat : lui-même avait contribué, la veille, à la captivité déloyale des Vaudois de Pramol, et il osait dire qu’on leur avait fait grâce ! La mauvaise foi me parait évidente; or, si le jugement de l’histoire doit être sévère pour tout ce qui dégrade la dignité humaine, il ne saurait frapper d’une réprobation trop rigoureuse des actions si basses venues de si haut.
D'ailleurs, on pourra juger du caractère de cet engagement par les fruits qu’il ne tarda pas à produire. Les Vaudois de la Vachère ouvrirent leurs retranchements à Gabriel de Savoie, et se portèrent eux-mêmes, sans armes et sans défiance, au-devant de ses troupes.
Elles se mêlèrent à eux sous les dehors les plus pacifiques , les environnèrent, puisse saisirent d’eux, et les ayant garrottés comme des forçats, les menèrent prisonniers à Luserne , où ils furent jetés dans les cachots, jonchés déjà de leurs frères trahis.
Oh ! combien les conseils de Janavel durent alors 8e présenter à eux dans toute leur puissance ! Mais il était trop tard.
L’ennemi s’était emparé, presque sans coup férir, de ces redoutables Vallées où les Vaudois avaient des postes si avantageux, dit un contemporain, et des retranchements si forts, qu'on eut pu y rester dix ans (1).
(1) Lettre écrite; de Pignerol, le 26 d’avril 1686. Archives de Berne. C. Il, a.
Les défenseurs de cet antique sanctuaire de l'Evangile étaient chargés de fers; leurs enfants enlevés et disséminés dans les contrées catholiques; leurs femmes et leurs filles outragées, massacrées ou captives.
Quant à ceux qui restaient encore, quant à tout ce que l’ennemi put saisir , ce fut une proie dévouée au carnage, à la spoliation, à l’incendie, à des excès que l’on ne peut raconter, à des violences qn’on ne saurait dépeindre.
Joseph David, étant blessé, fut porté par les soldats dans une maison voisine, où ils le firent brûler vivant ; la mère de Daniel Fourneron , âgée de quatre-vingts ans, fut roulée dans un précipice, parce qu’elle ne marchait pas assez vite; Suzanne Olviette et Marguerite Baline, ayant voulu défendre leur honneur, perdirent la vie dans la lutte , et ne livrèrent qu’un cadavre à la soldatesque effrénée ; Marie Romain, fiancée depuis peu de jours, se laissa massacrer plutôt que de se rendre.
Pendant que ces choses se passaient à Angrogne, Victor-Amédée avait poursuivi sa marche dans la vallée de Luserne.
Les Vaudois y occupaient encore deux postes importants : l’un au hameau des Geymets, et l’autre à Champ-la-Rama. Ils couvraient ainsi l’entrée du Pra-du-Tour d'un côté, et le chemin du Villar de l’autre.
Ces deux postes, étant attaqués à la fois, tinrent ferme pendant toute une journée. L’ennemi ne put gagner un pouce de terrain , et perdit beaucoup de monde, entre autres le commandant de la milice de Mondovi. Les Vaudois n’eurent que six morte et autant de blessés.
Vers le soir, les assaillants, dont les munitions étaient épuisées , parurent songer à la retraite ; mais dans la crainte d’être poursuivis , ils tentèrent à tout hasard d’abuser leurs adversaires par quelque promesse illusoire, et sous le nom de ruse de guerre, de les rendre victimes de quelque perfidie , comme cela avait déjà si bien réussi à la Vachère et à Pœmian.
Plusieurs officiers piémontais, ayant mis leurs armes et leur chapeau à terre , s’approchèrent des retranchements que les Vaudois avaient élevés à Champ-la-Rama; ils faisaient flotter un mouchoir blanc au bout d’un bâton et dirent qu’ils apportaient la paix.
On les laissa avancer. Ils déployèrent un papier, disant que c’était une lettre du Victor-Amédée, qui avait fait grâce à tous ses sujets; qu’il ordonnait à ses troupes de se retirer, et engageait les Vaudois à en faire de même.
Le podestat de Luserne , nommé Prat, magistrat fort connu des Vaudois, accompagnait ces officiers, et attesta la vérité de leur déclaration, assurant ces pauvres montagnards qu’ils auraient la vie et la liberté, à condition que les hostilités cesseraient à l’instant.
Les Vaudois eussent pu, par une sortie vigoureuse, mettre en déroute ces troupes épuisées, ou du moins s’emparer de leurs officiers. Mais se confiant en leur parole, ils ne tirèrent plus, laissèrent l’ennemi se replier en paix, et allèrent eux-mêmes chercher quelque repos.
A peine s’étaient-ils retirés, que les soldats catholiques revinrent sur leurs pas avec de nouveaux renforts, et s’emparèrent du poste abandonné.
Ceux qui se défendaient encore au hameau des Geymets, moins élevé que Champ-la-Rama, se voyant dominés par l’ennemi, abandonnèrent aussi leur poste et se retirèrent au Villar.
Il semblerait que tant de perfidies réitérées eussent dû épuiser la mesure de la déloyauté catholique et de la trop facile confiance des Vaudois : il n’en fut pas ainsi.
Les troupes ennemies , après avoir poursuivi les montagnards qui se repliaient sur la combe du Villar, s’arrêtèrent au hameau des Bonnets et y demeurèrent deux jours sans oser en venir aux mains. Mais pendant ce temps, ils envoyèrent aux Vaudois plusieurs émissaires successifs pour leur assurer, au nom des choses les plus sacrées, que ceux qui se rendraient obtiendraient leur grâce, tandis que les châtiments les plus sévères atteindraient les récalcitrants.
Plusieurs se rendirent et furent jetés en prison. Ainsi le nombre des Vaudois diminuait de jour en jour. Ils pouvaient être encore cinq à six cents hommes. Cette troupe eût suffi à Janavel pour faire des prodiges ; mais l’illustre proscrit, banni depuis trente ans de sa patrie, ne pouvait plus la servir que de ses conseils, et ses conseils n’avaient pas été suivis. L’intrépide Capitaine n’avait rien perdu de son courage, mais les infirmités de l’âge avaient brisé ses forces sans fléchir son grand cœur.
Au bout de quelque temps, les Vaudois du Villar se voyant décimés par la surprise ou par la trahison, affaiblis par les intrigues d'un ennemi sans loyauté et sans courage , abandonnèrent encore le poste qu’ils occupaient et se replièrent sur Bobi, dernier Village important de la vallée.
Ainsi se passa le mois d’avril. Le 4 de mai, Gabriel de Savoie fit marcher toutes ses troupes contre eux. Cette attaque fut repoussée. Les Vaudois, retranchés sur les hauteurs de Subiasc, lui tuèrent quelques officiers et beaucoup de soldats.
Le 12 de mai l’armée française, s’étant jointe à celle de Victor-Amédée, renouvela l’attaque, qui fut encore repoussée par les Vaudois avec un grand succès. Mais le lendemain, le marquis de Parelles, qui avait remonté la vallée de Saint-Martin avec un détachement des troupes de Catinat, traversa le col Julian et vint attaquer par derrière les valeureux défenseurs de Bobi.
Se voyant pris entre deux feux, les Vaudois abandonnèrent une position impossible à conserver et se dispersèrent sur les montagnes latérales de la Sarcena et de Garin.
On leur expédia de nouveaux émissaires, pour leur promettre la liberté, s'ils voulaient se rendre à leur souverain. Plusieurs se rendirent encore, et comme les précédents ils furent jetés en prison.
Le cœur se révolte au règne prolongé d’une fourberie toujours puissante et toujours désastreuse! Le triomphe de ce qui est honteux ravale la nature humaine.
Cependant les plus sanglantes horreurs ne cessaient de se commettre de toute part sur cette terre désolée.
Deux sœurs, Anne et Madeleine Vittoria, furent brûlées vives sur la paille du hangard où s’était accomplie la défaite de leur honneur.
Daniel Pellenc fut écorché vivant, et comme les soldats ne pouvaient parvenir à faire remonter la peau de son corps par-dessus ses épaules, ils le mirent à terre, jetèrent une grosse pierre sur son corps déchiré, mais palpitant encore, et le laissèrent expirer dans cet état.
Vingt-deux personnes furent précipitées dans les ravins du Cruel, des hauteurs de Bariound et de Garneyreugna. Plusieurs d’entre elles, suspendues aux arêtes des rochers, ayant les os brisés et les chairs en lambeaux, restèrent encore vivantes pendant quelques jours.
Une jeune mère, qui fuyait, emportant son enfant dans ses bras, et qui en portait un autre dans son sein, fut atteinte par les massacreurs. Ils lui enlevèrent son nourrisson, le prirent par les pieds et lui fracassèrent la tête contre les rochers. Puis, s'élançant l’épée à la main sur la mère évanouie, ils firent encore deux meurtres d’un seul coup.
Une autre fut mise nue, avec son enfant dans ses bras, et les soldats s’amusaient de loin à lancer leurs poignards, les uns contre la mère, d’autres contre l’enfant. Cette malheureuse femme se nommait Marguerite Salvajot.
Une autre femme s’était retirée dans une caverne avec son enfant et une chèvre. La chèvre, broutant l’herbe dans les broussailles, nourrissait de son lait la pauvre mère, qui à son tour allaitait son enfant.
Des soldats les surprirent. L’enfant fut jeté dans un gouffre, comme on jette à la voirie la progéniture trop abondante des bêtes dont on veut se défaire. La mère fut conduite devant le marquis de Bénil, colonel du régiment de Savoie. On voulut savoir d’elle où s’étaient retirés ses coreligionnaires qui avaient disparu. Elle n’en savait rien. Pour la faire parler, on lui écrasa les doigts entre des barres de fer; mais ce fut inutilement. Alors, les défenseurs, les héros, les soutiens de la foi catholique, lui brisèrent les jambes; et, lui ayant lié la tête aux talons, la firent rouler dans le même gouffre où ils avaient jeté son enfant.
Pourquoi raconter ces atrocités? 8’écriera plus d’une voix émue. - Pour inspirer l’horreur des principes odieux qui les ont produites !
Ah ! vous croyez que le compte du sang répandu ne sera pas redemandé ! Non : ces vils oppresseurs des peuples, tyrans par le glaive, tyrans par la fourberie, tyrans par la cupidité; ces héros de la superstition et de l'intolérance, qui auraient mille fois, étouffé le christianisme, s’il avait pu périr; non, les auteurs de tant de plaies, encore saignantes dans la mande, doivent subir l’histoire jusqu’au bout ; leurs œuvres sont leur condamnation.
Le marquis de Patelles lui-même était indigné de rencontrer des bandes de ses soldats portant à leurs chapeaux les trophées hideux des diverses mutilations qu’ils avaient fait subir aux malheureux Vaudois.
Daniel Mondon, l’un des anciens de la paroisse de Rora, fut le témoin désespéré et impuissant du meurtre de ses deux fils, décapités à coups de sabre, puis, de sa belle-fille, à qui on ouvrit le corps depuis le ventre jusqu’au sein. Les quatre petits enfants de cette malheureuse furent également égorgés sous les yeux de leur mère. On réserva le vieillard pour le contraindre à porter sur ses épaules les têtes de ses deux fils et les débris sanglants de sa famille massacrée. il fut obligé de marcher ainsi de Rora à Luserne. Arrivé dans cette dernière ville, il fut pendu à un gibet.
«Toutes les Vallées sont exterminées, les habitants tués, pendus ou massacrés : " tels sont les termes dans lesquels un officier français annonçait à l’étranger le résultat de cette lutte fratricide, par une lettre du 26 mai 1686.
Sous la même date, Victor-Amédée rendit un décret par lequel tous les Vaudois, sans exception, étaient déclarés coupables du crime de lèse-majesté (1), pour n’avoir pas déposé les armes à la première sommation, et tous leurs biens confisqués au profit du domaine royal (2).
(1) Quelle majesté y a-t-il dans un pouvoir injuste?
(2) Turin , Archives de la cour des comptes. Ordini , 1685-1686, no 103, fol. 33, et 104, fol . 6. Se trouve aussi dans les Archives de cour : portefeuille des édits de S. A. R. , de 1686 à 1698.
Le peu de Vaudois échappés au carnage ou aux prisons, erraient misérablement dans les montagnes. Ceux qui se trouvaient encore dans leurs demeures écartées reçurent l’ordre de ne pas en sortir (3).
(3) Le 28 d'avril . (Dubois, t . II , p . 243.)
Ainsi la destruction de ces Eglises vaudoises, si longtemps éprouvées, paraissait alors inévitable ; leur abaissement semblait être complet.
Plusieurs de leurs enfants luttaient encore dans cette extrémité ; les uns par leur courage, d’autres par leur martyre.
Le pasteur de Pral, nommé Leydet, s’était retiré dans une caverne pour échapper aux massacreurs. Au bout de deux jours, il crut que les troupes s’étaient retirées, et rendait grâces à Dieu, en chantant à demi-voix un cantique de délivrance. Mais ces accents pieux, sortant des fentes du rocher, trahirent sa retraite. Les soldats l’entendirent, accoururent dans la caverne, s’emparèrent du pasteur, et le conduisirent à Luserne, où il fut présenté à Victor-Amédée, comme une capture d’importance. On lui promit la liberté et une pension de deux milles livres, s’il voulait consentir à changer de religion. Il refusa. Alors il fut emprisonné dans une tour, ayant les jambes pressées entre deux poutres réunies par un écrou.
Il y demeura longtemps, réduit au pain et à l’eau, et sans pouvoir se coucher à cause des ceps dans lesquels ses jambes endolories étaient retenues.
Dans cette triste position, il avait à soutenir chaque jour de longues discussions théologiques avec les prêtres et Les moines qu’on envoyait pour le convertir.
Comme une vermine éclose autour de toutes tes tortures, cette engeance de mort se retrouve partout : depuis les cachots de l’inquisition espagnole, jusques à ceux du saint-office de Rome et de Turin. Leur saint-office, on le connaît; mais l’Evangiie l’a-t-il jamais connu?
Enfin, ne pouvant convaincre leur prisonnier, les prêtres lui dirent qu’on allait le faire mourir.
— Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! répondit-il avec tranquillité.
— Vous pouvez sauver votre vie en vous faisant catholique.
— Ce ne serait pas la volonté de Dieu.
De nouvelles discussions recommençaient encore; et, pour dernier argument, on finissait derechef par lui annoncer son supplice.
Mais rien ne l’ébranla. Alors on le condamna à mort, et pour trouver un prétexte à cette condamnation , le jugement porta qu’il avait été pris les armes à la main.
La veille et le jour même de son exécution, les moines l’assaillirent encore, pour le faire abjurer; ils espéraient que l’émotion toujours inséparable de ces instants suprêmes aurait brisé sa fermeté ou troublé ses esprits. Mais il demeura calme, serein, convaincu et résigné.
En sortant de prison pour aller au dernier supplice, il dit aux exécuteurs : C’est pour moi une double délivrance dont mon âme et mon corps doivent se réjouir.
Puis, étant monté sur l’échafaud, il ne prononça que ces paroles sans ostentation : " mon Dieu, je remets mon âme entre tes mains !
MÉMOIRES D'UN PRISONNIER. CAPTIVITÉ ET DISPERSION DES VAUDOIS EN DIVERSES VILLES.
(1686. De mai à septembre.)
SOURCES ET AUTORITÉS : Les mêmes qu'au chapitre XV. Y joindre les préliminaires et la préface de la glorieuse rentrée des Vaudois , par HENRI ARNAUD.
Il ne restait plus, dans les vallées vaudoises, de tant de courageux, mais trop crédules défenseurs, qu’une petite troupe de combattants, qui luttait encore sur la montagne de Vandalin.
Le dernier espoir de la patrie abattue, le dernier rayon de la liberté mourante, reposait sur leurs nobles efforts.
Mais un esprit de perdition semblait avoir soufflé sur toutes ces contrées.
Un vertige fatal jetait les plus mâles courages dans le piège grossier de ces promesses illusoires dont on avait déjà tant abusé.
Le gouverneur de la province, (c’était M. de La Roche), après avoir dirigé plusieurs attaques inutiles contre ce groupe de héros, recourut à la trahison, afin d’enlever à leur vaillance ce glorieux drapeau de liberté qu’ils faisaient encore flotter sur les Vallées.
Il leur écrivit pour leur promettre comme magistrat, comme citoyen et comme homme d’honneur, la grâce de leurs familles et leur propre liberté, si, conformément aux dispositions de l’édit du 28 mai, ils consentaient à se retirer dans leurs demeures respectives. Les Vaudois avaient trop oublié qu’à la simplicité de la colombe, ils devaient joindre la prudence du serpent. Ils crurent à ces paroles perfides, se retirèrent; et immédiatement après, le loyal gouverneur fit occuper le poste retranché qu’ils venaient d’abandonner, arracha à leurs mains le billet qu’il leur avait écrit, et les fit jeter dans les prisons déjà remplies de leurs frères.
« Dans la vallée de Saint-Martin , dit Brez (1),
« quelques hommes, s’étant encore ralliés, avaient « pris la résolution de défendre le sol natal jusqu’à a la dernière extrémité.
« Les persécuteurs ne pouvaient être indifférents à « ces faibles restes , qu'il était moins facile de dompter par la force que par la ruse ; et comme il y « avait parmi les prisonniers beaucoup de Vaudois « qui jouissaient de la confiance de leurs concitoyens , « le marquis de Parelles les fit marcher à la tête de « son armée pour s'avancer contre leurs frères ; puis « il les força , le pistolet sur la gorge , d'écrire plusieurs billets par lesquels ils exhortaient leurs compatriotes à poser les armes pour s'en remettre à la « clémence du souverain, dont la grâce , disaient-ils , « était offerte à tous ceux qui voudraient en profiter.
« A la vue de ces caractères bien connus , les Vaudois, exténués de fatigue , de faim et de misère , se « rendirent presque tous, et , loin d'obtenir leur grâce, « augmentèrent soudain le nombre des captifs. »
(1) La partie imprimée de l'Histoire des Vaudois par BREZ ( quoiqu'elle ne porte pas son nom) ne va que jusqu'aux événements de 1655. La suite de ce travail est inédite. Mon vénérable ami , feu M. Appia , originaire des vallées vaudoises et pasteur à Francfort sur- le-Mein , a eu la bonté de m'en procurer une copie. C'est du chapitre VIII de cette seconde partie de l'ouvrage de Brez que sont extraites les ligues que je cite ici , non comme autorité, mais comme narration ; car, sous le rapport scientifique, ce travail ne contient aucun fait nouveau , aucune recherche approfondie. Quelques expressions, enflées ou inexactes , ont même été modifiées dans cette citation.
Ainsi, après avoir massacré plus de mille personnes, fait par surprise plus de six mille prisonniers et dispersé deux mille enfants protestants dans toutes les directions ; après avoir déclaré coupables de lèse-majesté tous les Vaudois qui restaient encore dans les Vallées, et prononcé la confiscation universelle de leurs biens, il semblait qu’on n’eût plus rien à faire dans ce malheureux pays que d’abandonner à son propre silence la tombe des Eglises vaudoises et de laisser pour jamais s’étendre sur elles les solitudes de la désolation.
Mais, qui l’eût dit? c’est alors an contraire que les Vaudois reprirent courage, et puisèrent une nouvelle énergie dans l’excès de leur désespoir. L’esprit de force souffle où il veut ; ils n’avaient plus ni temples, ni foyers, ni patrie ; aucune perspective de clémence ne pouvait désormais les tromper ; ils ne devaient attendre leur salut que d’eux-mêmes et de Dieu :et c’est alors qu’ils reparurent animés d’une confiance plus invincible qu’auparavant.
Les troupes françaises s’étaient retirées. La milice de Mondovi venait de rentrer dans ses foyers. Ainsi avaient disparu les principaux adversaires des Vaudois; les premiers par leur nombre, les seconds par leur férocité : car, en 1681 , les révoltés de Mondovi avaient été vaincus par la milice vaudoise, et l'esprit de vengeance s’était joint chez eux aux excitations du fanatisme et des camps, pour augmenter, en 1686, la cruauté des représailles qu’ils nous firent subir.
L’armée piémontaise commençait aussi d’abandonner cette terre appauvrie, sanglante et dépeuplée. Déjà de riches Savoyards venaient examiner les biens qu’ils se proposaient d’acquérir dans ces lieux dévastés. Le duc de Savoie voulait les repeupler, comme pour défendre, même au désert, d’y conserver le souvenir d’un peuple disparu.
Alors, du fond des bois, du creux des ravins, des fentes des rochers, du haut des cimes escarpées, sortirent des hommes amaigris, des patriotes à moitié nus, des proscrits battus par l’orage, aguerris au danger, familiers aux fatigues et à la faim : qui, pour échapper à la persécution, s’étaient nourris, pendant des mois entiers, de l’herbe des montagnes, de la chair des chamois, ou même de la sauvage géniture des loups, vaguant pour dévorer les corps laissés sans sépulture.
Peu à peu ces rudes montagnards se rapprochèrent, se réunirent, s’organisèrent, et s’étant comptés dans la vallée de Luserne, sur les hauteurs ombragées du Becès, ils se trouvèrent en tout quarante-deux hommes, quelques femmes et quelques enfants.
Un nombre à peu près égal surgit de la reliée de Saint-Martin.
Quels étaient leurs noms? qui fut leur chef? quels actes d’héroïsme et de valeur extraordinaire accomplirent-ils depuis lors pour affranchir, à eux seuls, Leur patrie opprimée, tirer de prison leurs compatriotes trahis, regagner tous leurs biens confisqués et obtenir, avec armes et bagages, pour eux et pour leur peuple, une glorieuse retraite en pays étranger?
. C’est ce que l’on ignore. Nul n’a écrit Les annales de ces enfants perdus, mais victorieux, des montagnes vaudoises. Leurs expéditions se jugent par les résultats.
Ah ! si toutes les forces d’un tel peuple s'étalent trouvées dès l’abord bien unies et bien dirigées ! si Janavel avait été écouté ! s'il s’était trouvé là !...
Mais son esprit, du moins, paraît avoir animé ces derniers défenseurs des Vallées. Poussés par la main de Dieu, ils tombèrent comme la foudre sur les persécuteurs qui les croyaient anéantis, défirent successivement les garnisons du Villar, de La Tour, de Luserne et de Saint-Segont, enlevèrent des convois de ravitaillement qui se rendaient à Pignerol, refirent ainsi leur équipement, leurs munitions et leurs vivres. Puis, rentrant dans ces montagnes invaincues dont eux seuls connaissaient les détours, ils multiplièrent leur nombre par leur activité, leurs forces par leur valeur, leur pouvoir par la crainte qu’ils inspiraient, et leurs chances de salut par les pertes réitérées qu’ils faisaient subir à leurs ennemis.
Imprévus dans l’attaque, insaisissables dans la fuite, ils tombaient à l'improviste sur un poste négligé, sur un cantonnement endormi, mettaient tout à feu et à sang et s’étaient retirés avant qu’on eut eu le temps de se reconnaître autour d’eux.
D’autres fois, au milieu de la nuit, ils venaient surprendre un des villages de la plaine, mettaient le feu aux deux bouts, et menaçaient de l’incendier tout entier s’il refusait de payer une forte contribution.
Le marquis de Parelles se remit en mouvement du côté de Rocheplate et de la Vachère; Gabriel de Savoie remonta vers Luserne et Rora : car ce n’était jamais par le bas des Vallées, mais par les caps avancés des montagnes intermédiaires, que ces hardis flibustiers faisaient leurs incursions. Comme des corsaires des Alpes, traités en ennemis par tous leurs alentours, ces montagnards désespérés causèrent une terreur qui croissait avec leurs victoires.
Les troupes qui marchaient contre eux furent deux fois repoussées. Le marquis de Parelles occupa les hauteurs de Saint-Germain et d’Angrogne, qui séparent la vallée de Luserne de celle de Saint-Martin, afin d’empêcher la jonction des deux petits corps de troupes volantes qui occupaient ces vallées.
Mais quoique divisés de terrain, ils ne le furent pas de sentiments. On leur fit offrir isolément de traiter avec chacun d eux, aux conditions les plus avantageuses; mais chacun d’eux refusa.
On leur fit offrir, aux uns et aux autres, des sauf-conduits pour qu’ils pussent se retirer librement en pays étranger; mais ils exigèrent que la même liberté fût accordée à tous leurs compatriotes prisonniers.
On parut disposé à entrer en négociations sur cette base; mais ils ne voulurent capituler qu’en ayant des otages.
La négociation leur était favorable, mais on faisait des réserves pour les prisonniers. Ils la rompirent brusquement, en disant qu’ils mourraient tous dans les Vallées, ou n'en sortiraient qu’accompagnés de leurs compatriotes.
Enfin, la retraite de tous les Vaudois survivants fut accordée. Les montagnards stipulèrent qu’un officier de la garde royale accompagnerait chaque division d’exilés pour lui servir d’otage; ils demandèrent, en outre, et obtinrent que leur voyage, jusqu’aux frontières des Etats de Savoie, s’effectuerait aux frais ce Victor-Amédée.
Ils devaient partir en deux brigades, après quoi on ferait parti? successivement, de la même manière, tous les autres prisonniers. Chacun d’eux serait, libre de faire l’usage qu’il voudrait de ses biens.
Mais, hélas ! tout avait été la proie du pillage ou de l’incendie; et de ces affreuses prisons, où leurs frères avaient été entassés, combien ne ressortirent pas!
Il en périt alors un plus grand nombre eu peu de jours, dans les longues souffrances de la captivité, qu’il n’en avait péri dans les combats depuis trois siècles, à travers toutes les persécutions (1).
(1) Il en mourut , dit ARNAUD , jusques à onze mille . ( Rentrée : 1re édit. fol. 25.) On lit aussi dans une lettre écrite de Genève au ministre des affaires étrangères à Turin ( marquis de Saint-Thomas ) : Les Vaudois sont arrivés en Suisse, au nombre de 2,600, misérable reste de 15,000 qui existaient il y a une année. Datée du 19 mars 1687. Archives de Berne , onglet C. (Communiqué par M. Monastier.)
Le courage a toujours eu moins de danger que la faiblesse.
Un journal, écrit en italien par un de ces malheureux, nous permet d’initier le lecteur à une partie de leurs souffrances.
« Le vingt-trois avril, dit-il (1), a commencé la désolation de nos vallées. Le vingt-six, je me relirai dans les montagnes de Rora; car ailleurs on ne pouvait dormir nulle part, et tout avait été tellement saccagé qu’on ne trouvait plus rien pour vivre.
(1) Voici le titre de ce manuscrit : Memorie di me Bartolomeo Salvajot, nelli anni 1686 , 1687 e 1688. L'auteur fut au nombre des Vaudois dont parlent ERMAN et ROCLAM ( t . VI) , qui allèrent en Brandebourg en 1688 et revinrent en 1690 ; car on trouve dans ces mémoires l'itineraire qu'il a suivi jusqu'à Stendal , et on le retrouve lui-même assistant au synode de La Tour, comme député laïque de Rora , le 15 septembre 1693. -
Son manuscrit, qui a été longtemps ignoré, commence au 23 d'avril 1686, et finit au mois d'août 1688.- Il a 64 pages. - M. Torn, instituteur des vallées vaudoises , a eu la bonté de m'en transmettre une copie. Salvajot était un ancien capitaine des milices vaudoises, né aux Bonnets, habitant à Rora, ayant épousé une femme de la Baudeina , près de Bobi , en 1678.
« Bientôt je ne sus plus que devenir; mais je pensai que Dieu ne m’abandonnerait pas, si je lui restais fidèle (2) ; aussi m’envoya-t-il un homme sur lequel je pouvais me fier (3). Il demeurait à Lusernette, et me dit que. si je voulais aller avec lui, je n’aurais rien à craindre.
(2) Voici les termes du manuscrit : di modo che non sapeva io che divenire; e diceva, con il profeta , che megli mi sarebbe la morte che la vita. Ma Iddio, per la sua grande misericordia , non lascia cadere un solo capello della nostra testa , senza la sua volontà : porchè se li siamo veramente fidele, misalvera miracolosamente.
(3) Et cet homme , cet ami était un catholique. Il se nommait Martina. Il est consolant de voir , au milieu de tant de crimes commis au nom de la religion , un pauvre homme qui demeure fidèle à la sainte humanité. Le protestant se confiait au catholique , comme autrefois les catholiques s'étaient fiés aux protestants en leur remettant la garde de leurs filles . Les peuples valent toujours mieux que ceux qui les dirigent.
« Nous descendîmes de la montagne, et, vers la nuit, étant arrivés au hameau des Bonnets, où était ma maison, il me demanda s’il y avait du vin pour se rafraîchir. Je lui en montrai d’une qualité inférieure ; mais je lui dis que j’en avais aussi d’une autre qualité, qui était du meilleur que produisît la Giovanèra de Saint-Jean (1). »
(1) Qu'on nous pardonne de citer ces détails. Ils montrent la vie dans ce qu'elle est, avec ses besoins et ses préoccupations vulgaires ( sans le soin desquels, après tout, on ne pourrait pas subsister) ; et le caractère abstrait des événements historiques ne saurait toujours les remplacer. E poi, dit Salvajot, tiremo fuori un di quei bottali e bevemo bene.
Etant arrivés à Lusernette, Salvajot remit ses armes à son ami, qui les cacha et qui fit ensuite coucher le fugitif dans un grenier, afin que les voisins ne s’aperçussent pas de sa présence ; cas il était défendu, sous de très grandes peines, de donner asile à aucun Vaudois.
Il demeura dans ce galetas trois jours et trois nuits, après quoi il dit à Martina d’aller trouver le seigneur de Rora, dont il était féal, et qui demeurait à Campillon, pour le prier de lui accorder quelque emploi.
« Je lui avais , dit-il, écrit un billet de ma propre main; mais dès qu’il l’eut vu, il se mit à jurer et le déchira, disant qu’il ne pouvait rien faire pour moi.
« Je ne savais quel parti prendre, et j’hésitais à retourner dans les montagnes , lorsque Martina alla , sans m’en rien dire, parler à Luserne au préfet de La Tour, qui se rendit immédiatement auprès de S. A. R. pour obtenir ma grâce. Je passai tout le jour fort inquiet. Mon ami n’arriva qu’à deux heures après minuit et me réjouit fort le cœur en me disant que je pouvais m'en retourner sans danger pour ma vie.
« Je rendis grâce à Dieu, et le lendemain, 4 de mai, j’allai à Luserne en compagnie du curé de Lusernette et de Martina. Ils m’escortèrent jusqu’au couvent du Pin, où l’on me fit beaucoup d’accueil (grande carezze), pensant que je voulusse changer de religion. Mais je dis aux moines que, pour le moment, j’avais bien autre chose en tête; que ma femme et ma petite fille étaient encore par les montagnes, et que je les priais de m’aider à les en retirer, afin que les soldate ne les tuassent pas.
« Aussitôt ils allèrent parler au président Palavicino, qui se rendit avec bonté (della sua grazzia) vers S. A. R., et me fit dire que tous ceux des nôtres qui voudraient se rendre vers le prince, le pourraient. » Salvajot ignorait encore le sort qu’avaient Subis ceux qui s’étaient rendus; car les défenseurs de Pomian, trahis par Catinat , étaient déjà emprisonnés. Lui-même le fut bientôt, dans les caves de ce même couvent, dès qu’on eut reconnu l'impossibilité d’obtenir son apostasie.
Il continue ainsi :
« J’envoyai donc deux enfants pouf faire venir ma femme: car je ne voulais pas écrire un billet qui eût pu faire croire aux nôtres que je les avais abandonnés. Ces enfants furent accompagnés jusqu’au Villar parleurs propres pères, qui apportaient au comte de Massel l’écrit de Palavicino, ordonnant de les laisser passer et revenir avec ma famille.
«De là, ces enfants allèrent seuls à la recherche de ma femme, jusqu’à la Baudeina, où ils la trouvèrent faisant du pain. Avant de descendre, elle voulut aller chercher sa fille qui était au fourest ; mais l’ennemi arriva, et ils furent tous obligés de se cacher pendant dix jours (1).
(1) Si riscrarono in Barma d'Hant, e così scamparono la loro vita . Ma molti altri, che il nemico ricontrava, gli amazzavano, e gli impicavano agli alberi ; violavano le donne ; saccheggiarono tutto , e brucciavano in molti luoghi , talmente che..... da tutte le parte, non si sentiva altro che grida, spavento . che faceva orrore ! Je ne cite pas ces paroles pour accroître l'horreur des scènes que j'ai décrites, mais pour montrer qu'elles n'ont point été exagérées ; et si j'avais voulu multiplier d'épouvantables détails , les documents n'étaient pas épuisés.
« Ma femme arriva enfin à Luserne avec notre enfant; on la pressa de se catholiser, mais elle dit qu’elle ne ferait rien sans en parler à son mari.
« Le père président (1) la conduisit à ma prison et me dit de lui laisser croire que j’étais déjà catholique (2) ; mais cela me fut impossible.
(1) Le Supérieur de la mission établie au couvent du Pin.
(2) Ce qui prouve qu’on avait affirmé à sa femme qu’il l’était catholisé. Que penser d'un système qui prétend amener à la vérité, et qui emploie le mensonge ?
« Elle voulait entrer dans la prison, avec ma fille qu’elle tenait par la main, mais le Père leur dit : « Prenez garde, pauvres femmes, car si vous entrez là-dedans , vous n’en sortirez plus. » Mais j’étais si joyeux de les revoir, et elles si heureuses d’être près de moi, que nous ne pûmes nous résoudre à nous éparer. Elles entrèrent, et passèrent cette nuit à mes côtés, au milieu des autres prisonniers.
« Elles dormirent sur la terre , sans paille, sans couverture et sans souper ; car bienheureux était celui qui appuyait sa tête sur une pierre : les ministres aussi bien que les autres (1).
(1) E beato era colui che poteva aver una pietra sotto il capo : gli ministri, come gli altri.
« Chacun tirait à soi tout ce qu’il pouvait, et plusieurs d’entre ceux qui avaient été amis, devinrent ennemis. » Tant la faim est un cruel démon !
« Le lendemain ma femme voulut sortir pour aller chercher quelque chose à Luserne, chez notre ami Martina; mais il fallut avoir recours au major et payer due crosasi au capitaine des gardes, afin de pouvoir sortir.
« J’indiquai alors à ma femme un endroit où j’avais laissé tomber un chaudron en cuivre dans le torrent de Laigha, et lui dis de l’apporter chez Martina; car il m’avait coûté una doppia d'Italia (2), et il était presque neuf.
(2) La doppia ou double livre ducale valait , avant 1755 , 41 fr. 7 c.; après cette époque , sur un édit rendu à ce sujet, la doppia ne valut plus que 30 fr. 2 c.
« Elle devait aussi lui remettre une soirime de cent francs, que j’avais en écus et en petite monnaie; ainsi que vingt livres de sel et dix-huit livres de lard qui nous restaient encore.
« Martina lui promit de garder toutes ces choses, et de me les rendre quand je les ferais réclamer.
Ces détails peuvent paraître minutieux ; mais la préoccupation des soins ordinaires de la vie ne saurait être retranchée, même des plus graves événements. Ils ne sont pas inutiles, d’ailleurs, pour faire connaître l’esprit d’ordre, d’économie et d’équité qui animait nos pauvres montagnards.
Beaucoup d’autres détails du même genre se trouvent encore dans le mémoire d’où nous tirons ceux-ci.
« Dans les premiers jours de ma captivité je vis arriver quatre cents personnes de Pral, tant femmes qu’enfants et vieillards; et tous dans un état si déplorable, si malheureux, que les prisonniers même en étaient affligés.
« Ces pauvres gens avaient conduit avec eux quelques ânes et quelques mulets; mais les soldats s’emparèrent de ces montures, et en jetaient bas ces pauvres enfants et ces pauvres femmes si brutalement, que c’était une véritable compassion. Deux d’entre elles, qui étaient enceintes, accouchèrent sur le coup, et on les mena dans un autre cachot.
« Un jour le président Palavicino me fit appeler dans le jardin du couvent et me demanda si je savais le chemin du col Julian et de Barma d’Hant; mais je lui dis que je n’étais jamais allé de ces côtés-là.
« Puis il signor Glaudi Brianza, me prenant à part, vint me dire : —A présent, Salvajot, il vous faut faire en sorte que les autres habitants des Vallées se rendent, parce qu’alors on vous mettra en liberté.
— Ah ! monsieur, je ne puis absolument rien en cela.
— Prenez garde ! Si vous faites le récalcitrant, vous aurez à vous en repentir.
« Deux jours après, le président vint me demander si je voulais voir nos ministres. — Bien volontiers, lui dis-je.
— Eh bien, venez avec moi.
« Il me fit alors sortir du couvent des missionnaires; nous passâmes devant le palais du marquis, où je vis le duc de Savoie à la fenêtre, et bientôt nous arrivâmes à la prison des ministres. En entrant je saluai; et, voyant leur misérable état, je demandai s’ils n’avaient rien pour dormir, car il n’y avait que le pavé. Ils me répondirent que non.
« Alors le major de Luserne, qui était entré, me dit en ricanant : — Eh bien, monsieur le capitaine Salvajot, comment trouvez vous cela? Mais nous ne sommes pas au bout ; et vous verrez, vous verrez comment nous traiterons tout ça ! — Il paria même de me pendre, sur ce que je ne voulais pas abjurer, et dégueula (1 ) de la sorte assez longtemps.
(1) Fece grandissima goula.
« Je voulais m’en retourner avec lui, mais il me dit de rester là jusqu’au soir ; et on m’y laissa deux semaines.
« Or, tous les jours on amenait de nouvelles bandes de prisonniers. Il y avait quelquefois des familles entières; mais les soldats arrachaient les petits enfants d’entre les bras de leurs mères, avec tant de violence que plusieurs de ces faibles créatures furent étranglées du coup et restèrent mortes entre leurs mains.
« Il n’y avait point d’humanité dans ces gens-là! " observe Salvajot avec une laconique simplicité.
« Nous demeurâmes si longtemps sans paille, ajoute-t-il, que la vermine couvrait les murs; et l’on ne pouvait sortir de la salle, parce qu’à la porte était le corps-de-garde. On ne pouvait pas non plus avoir de l’eau pour se laver, ni même pour boire; et l’on avait aussi bien peu à manger.
« Enfin on nous mena dans un nouveau cachot, sous les voûtes d’une maison qui était anciennement del signor Bastero. Mais là ce fut encore pis ! Heureusement qu’on ne nous y laissa que deux ou trois jours.
« Un soir le chevalier Morosa vint nous voir, et dit à MM. les ministres :—C’est vous qui avez causé cette rébellion ! vous eussiez mieux fait d’obéir.
— Vous savez, répondirent-ils, que nous avons fait notre possible pour l’empêcher; car nous voulions que nos gens profitassent des ordres de Son Altesse, pour sortir du pays; mais nous n’avons jamais pu leur faire entendre raison;
— Vous dites cela pour vous excuser, reprit-il; mais je sais bien ce qui s’est passé dans vos assemblées.
« Toutefois il n’insista pas là-dessus, et en se retirant il leur dit : Bon soir, messieurs, et les ministres répondirent : Bon soir à Votre Seigneurie.
« C’est le 16 de mai que l’ordre arriva de nous faire partir. Je pris ma fille par la main ; ma femme alla déposer chez diverses personnes des objets que nous ne pouvions emporter (1) ; nous étions environ tient soixante personnes. Les hommes étaient attachés deux à deux; il y avait vingt-sept couples, rattachés encore les uns aux autres par une longue corde.
(1) Je supprime ici des détails inutiles .
« Quand nous sortîmes de Luserne, il y avait là beaucoup de peuple rassemblé ; et ce peuple nous disait de mauvaises paroles.— « Satanés hérétiques, on va voir votre fin, etc.» — Et quand nous prîmes la route de Turin :— « Regardez encore une fois vos montagnes, car vous ne les verrez plus !»— Il y en avait plusieurs parmi nous qui pleuraient.
« Des soldats se tenaient à droite et à gauche de notre ligne enchaînée ; et nous allâmes ainsi jusques à Briquéras.
" Là on s’arrêta un peu sous la halle, et ceux qui avaient de l’argent achetèrent du pain. Puis on nous remit en route, et nous allâmes dormir à Osasco. Ceux qui avaient les mains liées et qui en outre étaient attachés les uns aux autres étaient fort gênés, car lorsqu’il fallait passer les rivières sur de petites planches, si l’un d’eux faisait un faux pas, ils risquaient tous de tomber; et lorsqu’ils avaient soif, ils ne pouvaient boire, à moins que quelqu’un ne leur donnât de l’eau.
« Le lendemain nous arrivâmes de bonne heure à Turin. A l’entrée de la ville on fit une halte pour attendre les charrettes qui étaient encore en arrière, chargées de malades, de femmes et d’enfants.
« A peine entrés dans Turin, il nous fallait une grande surveillance pour qu’on ne nous enlevât pas nos enfants. On s’était déjà saisi de ma petite fille, et on l’emportait à la hâte, lorsque la femme de Barthélemi Ruetto, s’en étant aperçue, courut après le ravisseur et me la ramena. Mais la foule était si pressée et la poussière si épaisse qu’on ne pouvait presque pas se voir.
« Nous arrivâmes à la citadelle vers dix heures du soir,
« On fit l’appel des prisonniers et l’on envoya les ministres dans un endroit séparé; puis ceux qui étaient liés ensemble furent poussés dans une chambre, mais si étroite qu’ils ne pouvaient s’y remuer et s’étouffaient de chaleur.
« Quant à moi, je restai avec ceux de Rora (1).
(1) Je supprime encore des détails. Salvajot donne le nom de tous ses coprisonniers : ils étaient quinze. Les prisonniers détenus à Turin étaient alors au nombre de 222. Mais il y en avait dans beaucoup d'autres villes ; et les souffrances multipliées dont ils furent victimes sont attestées par le chiffre énorme de leur mortalité. Les sept dixièmes des Vaudois périrent en prison.
On nous mit dans une tour où il y avait des matelas, et nous étions mieux traités qu'à Luserne.
« De temps en temps nous recevions quelques aumônes: on nous donnait de la soupe, du linge, un peu de vin; ce qui faisait beaucoup de bien à chacun, mais principalement aux malades et à ceux qui n'avaient point d’argent.
« Il y avait encore des personnes de la ville qui nous faisaient de grandes charités (1).
(1) ...E vi erano ancora molte persone che facevano carità grande. J'insiste avec plaisir sur ces détails , n'omettant aucun des faits qui peuvent adoucir le tableau des cruautés que j'ai dû raconter.
« Par intervalles on nous laissait sortir et promener sur les bastions. Mais cela n’eut lieu que depuis le retour des gardes royales (2) ; car auparavant la citadelle était confiée à des citoyens de Turin, et nous étions moins bien traités par eux que par les soldats. Avec ces derniers on pouvait au moins aller chercher de l’eau, laver son linge, et jouir de quelque liberté.
(2) Régiment qu'on avait fait marcher sur les Vallées.
« Cela dura jusqu’au 26 de juillet qu’arriva l’ordre de S. A. R. de nous faire partir pour Verceil; car il fallait faire place à d'autres.
« Le signer Blaygna, qui· veillait sur nous lorsque le comte Santus était forcé de s'absenter , établit Bastie et moi pour veiller sur les autres (1) .
(1) Il signor Bastia ne aveva 60 da tener conto, ed io 43.
« Je le priai de m’accorder une petite place partilière pour ma femme, qui était sur le point d’accoucher.—Ne savez-vous pas, me dit-il, que vous devez partir demain ? — Et en effet, le lendemain matin, on fit sortir du donjon tous ceux qui s’y trouvaient, à la réserve des ministres (2). Plusieurs étaient malades et gémissaient; mais il fallait avoir patience, puisque tel était l'ordre de Son Altesse (3).
(2) Ils étaient au nombre de neuf, ayant chacun leur famille. Quatre autres familles étaient jointes aux leurs ces familles étaient celles de MM. Moudon , Malanot, Goante et Gauthier.
(3) E vi era gran pianto e lamento ; ma bisognò aver pazzienza, perchè « così era l'ordine di S. A. R.
« A peine fûmes-nous dehors que M. Blaygna me dit : —Salvajot, venez ici. — Et, me tirant à part, il ajouta : — Prenez votre femme et votre petite fille, et rentrez. — Ainsi fîmes-nous ; et il fit encore rentrer M. Paul Gonin avec son fils.
(4) Les autres partirent, et furent envoyés à... ( le nom est illisible dans le manuscrit) où ils moururent tous , à l'exception d'un seul , nommé Daniel Rivoire.
« Puis on mit ensemble ceux qui ne voulaient pas changer de religion et ceux qui avaient abjuré. On traita ces derniers un peu mieux; on les conduisait à la messe, et chaque jour des prêtres venaient pour les instruire dans les nouvelles doctrines.
« Au commencement, ils reçurent beaucoup plus d’aumônes que nous ; mais, par la suite, les secours qui nous étaient destinés furent répartis également entre tous. Les premiers en étaient offensés et disaient que nous étions la cause de ce qu’ils étaient encore retenus en prison, parce que lions ne voulions pas abjurer.
« Huit jours après, ma femme accoucha d’une fille, et le comte Santus vint me dire : — Il faut la faire baptiser. — Je fus fort étonné de cela, parce que je pensais qu’il ignorait encore sa naissance. — L’enfant se porte bien , lui dis-je, et on pourra la baptiser plus tard.— Du tout, répliqua-t-il, il faut que cela se fasse tout de suite. Voilà M. de Rocheneuve et Mme la baronne de Palavicino qui lui serviront de parrain et de marraine , et qui feront votre fortune.
« Alors je n’osai plus rien dire, et on apporta la nouveau-née dans la chapelle du fort, où je suivis le cortège avec Mademoiselle Jahier de Rocheplate, qui manqua tomber évanouie envoyant toutes les cérémonies que l’on faisait (1).
(1) Je n’aurais pas reproduit ces détails, non plus que beaucoup d'autres, si j’avais dû les extraire de diverses pièces remises à la disposition de l’historien, pour en tirer, sous sa propre responsabilité et à son choix, les matériaux également assortis d’une partie de son ouvrage; mais comme il s’agit ici d’un ouvrage original, j’ai cru devoir en conserver autant que possible les nuances et les dispositions, même lorsqu’elles ne sont pas d’un intérêt général : parce que le caractère particulier de ce récit fait ressortir les traits généraux de toute la scène dont il n’est qu'un épisode et, pour ainsi dire, un échantillon d’autant plus précieux qu’il est moins apprêté.
« On donna à mon enfant les noms de Louise-Caroline, qui étaient ceux du parrain et de la marraine. Le lendemain on apporta à l’accouchée une chemise et deux draps blancs qu’avait fait donner le père Valfrédo, confesseur de S. A. R., et l’on nous offrit d’aller habiter une pièce séparée ; mais ma femme refusa, dans la crainte que ce ne fût pour nous engager à une apostasie.
« Le gouverneur du fort me dit une heure après : — Pourquoi n’avez-vous pas voulu sortir de ce donjon? — Je lui répondis que l’accouchée était encore trop faible pour cela. — Tu es un vrai coquin ! s’écria-t-il ; mais tu la payeras. Et s’adressant aux ministres : — C’est vous qui êtes cause de ce qu’ils ne se catholisent pas ; mais prenez garde à vous ! »
L’auteur des mémoires inédits que nous venons de citer raconte ensuite que sa femme mourut au bout de quelques jours, et qu’il se servit de l’un des draps qu'on leur avait donnés pour l’ensevelir.
Un mois après, l’enfant qu’elle avait mis au monde dans la prison expira aussi. Salvajot resta seul avec sa petite Marie, alors âgée de cinq ans et demi.
Beaucoup d’autres femmes enceintes, qui accouchèrent dans les prisons, perdirent leurs enfants ; et elles-mêmes moururent presque toutes. «Enfin, ajoute le captif, il n’y avait peut-être pas un seul d’entre nous qui ne souffrît de quelque maladie. Par la grâce de Dieu, j’ai été épargné dans ces épreuves; mais aussi nous étions mieux traités que les autres prisonniers.
« Les malades étaient soignés par des médecins ; on leur fournissait les médicaments nécessaires, et le père Valfrédo ainsi que le père Morand les visitaient avec empressement. S’il yen avait qui n’eussent point d’argent, ils leur en donnaient quelque peu, faisaient distribuer des bouillons aux plus faibles, et généralement nous fournissaient de tout ce dont nous avions besoin.»
C’est avec bonheur que je relève ces détails. Autant la mauvaise foi et l’inhumanité causent d’indignation, autant ces soins et ces prévenances méritent d’approbation chrétienne.
«Et ce qu’il y a de remarquable, ajoute Salvajot en parlant de ses bienfaiteurs, c’est qu’ils n’établissaient aucune différence entre ceux qui s’étaient catholisés et ceux qui demeuraient fidèles à leur religion. Ils semblaient même avoir plus d’égards et de respect pour ces derniers. »
Je voudrais terminer ce chapitre par le trait que l'on vient de lire, et qui est aussi un hommage rendu à la dignité des convictions. Mais quelques paroles sont encore nécessaires pour rappeler que tous les prisonniers vaudois n’avaient pas été transportés à Turin , et qu’il en périt un grand nombre par les rigueurs de la faim, des maladies ou de l’angoisse, dans les fossés, les prisons, les citadelles ou les basses fosses de Queyras que, de Mondovi, de Rével, d’Asti, de Carmagnole, de Fossan, de Villefranche et de Saluces (1).
(1) Il y en avait encore en d'autres prisons. — J’ai vu une lettre écrite par les pasteurs Jahier et Malanol, du château de Nice, le 1er mai 1686 ; et une autre écrite par les pasteurs Giraud, Chauvie et Jahier (cousin du précédent), du château de Miolene (près de Montmellian, en Savoie), le 20 juin de la même année. L’une et l’autre de ces lettres attestent la profonde misère de leurs auteurs, et ont pour but de réclamer quelques secours. L'histoire de la persécution de 1686 , imprimée à Rotterdam en 1689, dit que les Vaudois prisonniers avaient été répartis en quatorze prisons ou châteaux-forts du Piémont.
« Enfin, dit notre narrateur, on commença à par-1er de notre prochaine sortie du pays. Déjà on laissait quelques-unes de nos femmes passer les portes de la citadelle et aller en ville pour faire leurs provisions; puis on permit aussi à quelques hommes de sortir, pourvu qu’ils fussent accompagnés par deux sergents; plus tard ils purent aller seuls; et ainsi, observe-t-il, s’acheminaient les choses vers notre liberté, » c’est-à-dire vers leur exil !
DÉPORTÉS A VERCEIL, OU CONDUITS EN EXIL.
(De septembre 1686 à septembre 1687.)
SOURCES ET AUTORITÉS. - La dernière partie des sources indiquées au chap. XV ; plus MOSER , Hist . des Vaudois et de leur admission dans le duché de Wurtemberg, tirée des actes les plus authentiques ; Zurich, 1798; un vol. petit in- 80 de 558 p. (en allemand. ) DIETERICI , Histoire de l'introduction des Vaudois dans le Brandeburg ; Berlin 1831 ; un vol. in - 80 de XX et 414 p. ( en allemand) . Mémoires divers, par Erman et Réclam t. VI ; Lamberty, Keller, etc. (Tous, auteurs allemands) . - Extraits des registres du conseil d'Etat de Genève, depuis février 1687 à décembre 1690, concernant tout ce qui est relatif aux Vaudois dans cette époque. Un MSC in-40 transmis par M. Le Fort. Divers extraits des Archives de Berne , communiqués par M. Monastier. - Autres, des Archives de Stutgart , de Zurich et de Darmstadt. Enfin , les journaux du temps : Gazettes de France , de Leyde, d'Angleterre, etc. -Et pour ce qui est relatif à l'état des Vaudois en Piémont, Archives d'Etat et de la cour des comptes à Turin.
Pendant le cours des événements que nous venons de rappeler, un grand nombre de lettres avaient été écrites en Suisse, en Hollande , et en Prusse (alors le Brandebourg), ainsi qu’en Wurtemberg, pour éveiller en faveur des Vaudois la sollicitude des puissances protestantes, qui eussent pu les secourir par leur intercession, leurs aumônes ou leur hospitalité.
L’expression des sympathies les plus généreuses répondit à cet appel. Dès le commencement de la persécution, l’Avoyer de Berne avait adressé dans toutes les paroisses du canton, et probablement aussi dans les autres cantons protestants de la Suisse (1), une circulaire pressante pour recommander la célébration d’un jeûne public, accompagné de collectes universelles en faveur des Vaudois. Cette circulaire commençait ainsi : « Comme dans ces temps douloureux, nos frères de Piémont, poursuivis par le fer « et par le feu, tués, faits prisonniers, et bannis de « leurs pays, sont fugitifs et à l’état le plus déplorable, etc.... (2); » d'où, il résulte qu’à cette époque déjà, un certain nombre de Vaudois avaient été bannis de leurs pays et se trouvaient fugitifs. Dès le commencement de l’année, il paraît même que l’idée d’un inévitable et prochain exil s’était répandue aux Vallées, puisqu’on s’y préoccupait déjà d’assurer à leurs habitants un asile en pays étranger (1).
(1) Ce qui paraît résulter des termes suivants de cette circulaire : Tous les pays confédérés et alliés sont invités, etc...
(2) Cette circulaire est datée du 14 mai 1686 ; et le jeûne qu'elle indique devait avoir lieu le 24 du même mois. Archives de Berne. Communication de M. Monastier.
(1) Lettres écrites dans ce but, en janvier 1686, par les députés vaudois : 1° au grand électeur de Brandebourg ( Fréderic- Guillaume) ; 2° au duc de Wurtemberg ; 3° à l'électeur du Palatinat ; 4° au comte de Waldeck. Réponse favorable de l'électeur de Brandebourg, le 31 janvier ; autre lettre du même aux cantons suisses, du 12 mars, pour leur recommander les Vaudois , et du 3 juin , pour demander des renseignements sur leur nombre, leur fortune, leurs industries, etc ... (Citées par Dieterici. )
On sait comment ils furent décimés par le massacre et les prisons. L’héroïque résistance des derniers défenseurs de ces montagnes dépeuplées prépara la délivrance des captifs qui s’étaient rendus. Les combattants ne consentirent à terminer la lutte qu’à la condition de pouvoir se retirer librement avec leurs frères prisonniers ; et ils se hâtèrent d’en donner connaissance aux cantons évangéliques. Victor-Amédée, sans paraître accepter nulle condition delà part de ses sujets rebelles, comme on les appelait, ratifia implicitement cette clause, en disant de ses prisonniers : « Je souhaite que la résolution que je prendrai à leur égard vous soit agréable (2). » Huit jours après la réception de cette lettre, les cantons protestants de la Suisse nommèrent des députés, qui se réunirent à Aran (1) » pour conférer sur la sortie projetée des Vaudois, et l’asile qu’on pouvait leur offrir. Ayant pris connaissance de tous les documente, cette assemblée remit à deux mandataires, nommés par elle, le soin de s’entendre à cet égard avec le comte Gavon, chargé d’affaires du Piémont près le gouvernement helvétique. Ils se rendirent à Luserne, où il résidait; et leurs négociations ne firent qu’arrêter (Time manière officielle les bases de l'accord sur lequel les derniers combattants des Vallées avaient posé les armes.
(2) Lettre aux cantons évangéliques , du 17 d'août 1686. (Archives de cour, Turin. )
(1) En septembre 1686. Introduction de la Rentrée, par Arnaud
Quant à la route que les Vaudois devraient suivre pour sortir des Etats de Savoie, Victor-Amédée avait d’abord désigné celles du Saint-Bernard et du Valais; mais comme ils n’eussent pu traverser ce dernier territoire sans l’assentiment préalable de l'évêque de Sion, les délégués des cantons protestants qui étaient demeurés à Luserne, auprès de l’ambassadeur piémontais, demandèrent que les proscrits Vaudois fussent dirigés sur la Suisse par la route du mont Cenis. Le comte Gavon écrivit à Turin dans ce sens, et cette direction fut adoptée.
Alors aussi commencèrent d’arriver à Genève tes deux détachements vaudois qui avaient lutté avec tant de courage dans les vallées de Luserne et de Saint-Martin, et dont la glorieuse capitulation avait déterminé la délivrance de leurs frères. Ils étaient les premiers à en jouir, comme ils avaient été les derniers à se rendre ; et n’ayant point passé par les prisons, ils avaient aussi moins souffert : car les maladies des cachots sont plus meurtrières que les blessures du combat. Les magistrats de Genève n’avaient pas même encore connaissance de leur départ des Vallées, lorsqu’ils entrèrent dans cette ville avec armes et bagages, le 25 novembre 1686.
Ils étaient quatre-vingts personnes , tant hommes que femmes et enfants. Le conseil d’Etat décida que leurs armes seraient déposées sous les balles pour leur être rendues au sortir de la cité (1).
(1) Registres du conseil d’Etat de Genève, séance du 26 novembre 1686.
Bientôt on reçut avis que le duc de Savoie avait élargi une partie des prisonniers (2). C'était ceux de Turin. Salvajot, dont on connaît les mémoires, faisait partie de ce premier départ ; mais ce n’était pas encore là une mesure générale. Les mandataires suisses renouvelèrent leurs instances, et le 3 de janvier 1687 parut enfin un édit par lequel il était accordé aux Vaudois non catholisés d’être mis en liberté, quel que fût le motif pour lequel ils fussent détenus, à condition qu’ils sortiraient immédiatement des Etats de Savoie , sans s’écarter , sous peine de la vie, de la route qui leur serait désignée.
(2) Id. séance du 8 décembre.
Mais ils ne partirent pas sans éprouver de nouvelles peines.
La Propagande voyait avec regret un si grand nombre d’hérétiques échapper , même par l’exil , à ses tentatives de conversion.
On sait combien d’éminents personnages et de grandes familles s’étaient intéressées à son œuvre avec une ferveur mal éclairée, sans doute , mais peut-être sincère. Leur prosélytisme avait d’abord été du zèle; il devint ensuite de l’ambition.
Les faveurs de la cour et du clergé avaient récompensé le dévouement des premières personnes qui s’étaient généreusement chargées de l’entretien et de l'éducation de quelques enfants vaudois. Ce fut un moyen de parvenir; chacun voulut avoir son converti. Le beau monde fit une mode de cet empressement , et l’on écrivait de Turin : « On voit rarement passer « un carrosse qui n’ait son Barbet (1) derrière lui ; il a y en a même quelquefois jusqu’à deux, distingués par « leur bonnet à la dragonne (2). »
(1) Terme de mépris par lequel on avait désigné les Vaudois, en raison du nom de Barbes qu’ils donnaient anciennement à leurs pasteurs.
(2) Lettre des commissaires suisses à leurs seigneurs de Berne, 24 mars 1687. (Archives de Berne, onglet C.)
Mais, comme tout ce qui est une affaire de mode, cet engouement passa vite, et ces pauvres enfants tombèrent dans l’oubli, souvent dans la misère, parfois dans la dégradation.
Lors du départ de leurs familles, on cherchait encore à s’emparer de quelques-uns d’entre eux.
« Les prisonniers de ma brigade, écrivait le directeur de l’une d’elles, m’ont dit qu’à leur sortie de la citadelle de Turin le major leur avait enlevé plusieurs enfants par force (3). »
(3) Lettre à M. Panchaud, 12 mars. (Archives de Berne, C.)
Les Vaudois qui avaient abjuré dans les Vallées ou dans les prisons, étaient aussi fort nombreux (4). On conçoit l’entraînement, ou plutôt le vertige, qui, pour les esprits faibles, avait dû multiplier de tels moments d’oubli dans la terreur de la persécution. Plusieurs des convertis n’avaient d'ailleurs abandonné leur Eglise qu’avec l’espoir de demeurer dans leur pairie ; mais ils en furent bien cruellement punis. Pour les empêcher de se joindre à ceux qui se rendaient en Suisse, on ne les laissa sortir de prison qu’après le départ du dernier de leurs frères. La vogue des convertis était alors passée; les Vaudois fidèles avaient conquis les égards et l’admiration , même de leurs ennemis ; les apostats demeuraient suspects, même à leurs nouveaux coreligionnaires ; et enfin, au lieu de pouvoir rentrer dans leurs Alpes natales, ils se virent relégués dans les plaines marécageuses de Verceil (1), avec défense d’en sortir, sous peine de dix ans de galères. Leur vie y fut très misérable; plusieurs d’entre eux moururent des fièvres typhoïdes qu’ils contractèrent dans ces climats, si différents des leurs.
(4) Leur recensement donne le chiffre 2,226. (Archives d'Etat, Turin, pièces diverses.)
(1) L’ordre de les y diriger arriva le 3 mare 1687. Un premier départ de 650 personnes, toutes de la vallée de Saint-Martin, eut lieu le 8. Elles furent embarquées sur le Pô. Un second convoi partit le 15. D'après un dénombrement fait à Cigliano, le 17, il se composait de 792 hommes, 260 femmes! 501 infirmes et 23 enfants. Ce petit nombre d'enfante s’explique par les nombreux enlèvements dont ils avaient été l’objet. Les chiffres qui précèdent sont tirés d’une pièce intitulée : Distribuzione delle cattolizati delle valli di Luzerna, nella città e terre della provincia di Vercelli . (Archives de cour. ) Un autre tableau , où le peuple vaudois est groupé par familles, porte à 1973 le nombre des familles qui existaient dans les Vallées avant 1686, et à 424 le nombre de celles qui se sont catholisées. (Même source, Ristretto degli abitanti delle Valli etc...
Leurs compatriotes, qui avaient préféré l’exil à l’apostasie, étaient libres de choisir un asile en pays étranger, tandis que, pareils aux descendants de Jacob en Egypte, les malheureux déportés se virent retenus comme des esclaves dans les rizières méphitiques de Verceil. Une peine de dix ans de galères était prononcée contre tout habitant qui, hors de cette province, aurait reçu chez lui un des Vaudois catholisés. Ils ne pouvaient s’en éloigner, même momentanément, sans une autorisation formelle du gouvernement, étant tenus, eu outre, de produire à leur retour des attestations d’exactitude aux offices de l'Eglise romaine, signées par les curés de toutes les paroisses dans lesquelles ils auraient séjourné. N’a-t-on pas raison de dire qu’au lieu de la dignité de l’exil, ils avaient choisi la honte de la servitude?
Enfin, il leur était interdit de la manière la plus rigoureuse de jamais remettre le pied dans les vallées vaudoises , pour quelque motif (1) et avec quelque autorisation que ce fût. Quiconque y eût été surpris devait être puni de mort ; et deux mille francs de récompense (2) étaient assurés à celui qui arrêterait un tel contrevenant.
(1) Sotto qualsivoglio pretesto imaginabile.
(2) E promesso, E SARA REALMENTE SBORZATO ( insistance qui prouve le peu de foi qu'on mettait et qu'on ajoutait alors aux promesses même les plus authentiques : ce caractère apparaît partout où le catholicisme a été triomphant) ; il premio di doppie cinquanta , etc ... Somme exacte : 203 fr, 50 cent.
On voit que ces malheureux déportés, qui avaient espéré un sort plus doux par leur apostasie, furent au contraire bien moins favorablement traités que leurs compatriotes fidèles et proscrits. Ces derniers, après être sortis sans bassesse des Etats de Savoie, furent accueillis par l’estime, l’affection, les sympathies universelles des pays étrangers, et parvinrent plus tard à rentrer dans leur patrie, qu’ils ne quittèrent plus; tandis que les misérables catholisés, objet de défiance et de mépris pour tout le monde, abandonnés de leur propre estime, languissant loin de leurs montagnes, et sans perspective d'y rentrer jamais, traînèrent dans l’oubli les derniers restes d’une existence pénible et dédaignée. Quelles hautes leçons ressortent de ce profond abaissement !
Avant l’arrivée de ces tristes colons, Verceil déjà avait eu des Vaudois dans ses murs; mais comme ils n’étaient que prisonniers et non catholisés, ils furent appelés à s’expatrier avec leurs fidèles coreligionnaires et partirent en même temps que les prisonniers de Turin.
C’était dans l’hiver de 1686 à 1687. Ces montagnards, autrefois si vigoureux, étaient maintenant pâles, débiles, sans habits, sans souliers, atteints de fièvres et de dysenteries (1). La mort avait éclairci leurs rangs dans une longue réclusion (2) ; les rigueurs de l’hiver menaçaient maintenant ces existences affaiblies à peine échappées aux rigueurs des cachots (3).
(1) Rapports sur la prochaine arrivée des premières bandes de proscrits vaudois, dressés par les commissaires qui avaient été envoyés à leur rencontre. (Registres du conseil d'Etat de Genève , séances du 14, du 15 , du 24 et du 31 janvier 1687.)
(2) ... Quei di Torino e di Vercelli erano pochi ; il motivo è, che erano quasi tutti morti. (Mémoires de Salvajot. )
(3) Il en mourut plusieurs en route. ( Lettres et rapports des commissaires. )
Ils arrivèrent à Turin; là des scènes plus tristes encore les attendaient. A cause du mauvais temps, sans doute, on avait donné l’ordre de ne pas laisser partir les enfants au-dessous de douze ans ; mais on avait promis à leurs parents de les leur renvoyer au retour de la belle saison (4). Ces pauvres gens, déjà si souvent trompés, ne virent là qu’une ruse par laquelle on voulait les priver de leurs enfants, les retenir loin d’eux, les faire catholiques et les leur enlever pour jamais.
(4) « Si era ordine di non lasciar andare nessun figliuoli minori di dodeci « anni ; e dicevano che gli manderebbero nel bel tempo ; e che i signori « che ne vorebbe ne pigliassen . » (Mémoires de Salvajot.)
Les cris, les larmes et les gémissements remplissaient toutes les prisons (1) ; les mères surtout étaient désolées; plusieurs d’entre elles eussent préféré voir leurs enfants sans vie que livrés à leurs persécuteurs (2). Au premier acte d’enlèvement que l’on voulut tenter en vertu de cet ordre, il y eut du sang répandu (3); la résistance fut si vive qu’on renonça à faire exécuter cette mesure (4), dont l’humanité eût approuvé l’exécution si le souvenir des perfidies passées n’eût trop permis d’en suspecter le but. Non-seulement les enfants que ces familles émigrantes gardaient avec elles leur furent donc laissés, mais encore plusieurs de ceux qui leur avaient été précédemment enlevés, apprenant que leurs parents allaient partir, quittèrent les grandes maisons dans lesquelles ils avaient été placés et se sauvèrent pour venir se joindre au cortège des exilés (5).
(1) « Era un gran pianto in quel giorno, fra i padri e le madre. » (Id.)
(2) Molte madre erano risolte, se venivano per pigliar i loro fanciuoli, di tirarli un cotello nel ventre. » (ld.)
(3) « Comminciarono a pigliar una figlia di Davide Gonino di San Gio- « vanni , e la batevano, e gli fece molto sangue. Il padre volendo difenderla lo misse in prigione, per qualche giorni. » ( Id . ) ་
(4) « Ma, per la volonta di Dio, quel ordine ne durò che quel giorno. » (Id.)
(5) Dissipation des Eglises vaudoises , p. 29.
Mais la plupart de ces pauvres enfants se virent poursuivis, atteints et ramenés des bras de leur famille proscrite dans les palais qui leur servaient de prisons. En traversant la Savoie, quelques-uns de ceux qui avaient pu partir furent encore enlevés : ici par des religieux (1), là par des gentilshommes (2), ailleurs par des soldats (3).
(1) A Aiguebelle.
(2) A Suze, à Saint-Jean de Maurienne, à Annecy.
(3) A Frangy, à Saint-Julien.
Il faut néanmoins observer que la plupart de ces enfants furent plus tard rendus (4).
(4) « Toutes les personnes enlevées depuis le mont Cenis ont été rendues, quoiqu'avec assez de peine, à la réserve d'une jeune fille, qu'un gentilhomme de Saint- Jean-de-Maurienne , nommé M. Galaffre , n'a pas « voulu rendre, malgré mes instances et celles du commissaire de S. A. R. » (Lettre du 1er mars, Archives de Berne, C. D.) »
Mais combien de peines de tout genre ajoutées aux souffrances de leurs parents! « Ces misérables, dit Arnaud (5), étaient accablés d’infirmités et de langueur : les uns rongés par la vermine, d’autres épuisés par leurs blessures ; couverts de plaies et de haillons, ils ressemblaient à des ombres plutôt qu'à des êtres humains. »
(5) Rentrée, p. 4.
Tel est l’état dans lequel les premiers détachements de ce peuple expatrié parurent sous les murs de Genève.
« Enfin, les voici qui arrivent, ces braves gens, ces « généreux confesseurs de notre Seigneur Jésus-Christ ! » s’écriait un témoin oculaire de leur entrée dans cette ville.
« Nous n’avons encore que la première brigade, « composée de soixante-dix personnes, de tout sexe « et de tout âge, arrivées par un froid qui a gelé le « Rhône jusque dans son fond. Ils sont le reste de « plus de mille qui étaient emprisonnés en deux lieux « différents, et ont encore laissé une vingtaine des « leurs sur les chemins où ils ont achevé d’expirer de « froid, de faim et de misère. Leurs conducteurs n’ont « pas voulu leur permettre de les secourir. Peut-être « était-ce un père qui laissait son enfant; une mère, sa « fille; des enfants, les auteurs de leurs jours (1). »
(1) JURIEU , Lettres pastorales ; édition de Rotterdam, 1688, t. I , p. 287.
Ils arrivèrent en divers temps et en diverses brigades, au nombre d’environ trois mille personnes (2). Mais ils étaient presque tous dans un tel état de dé-nûment que la plupart d’entre eux n’eussent pu atteindre les frontières de la Savoie sans de nombreux secours. Les uns, courbés par l’âge et par la maladie, ne possédaient rien pour se vêtir; d’autres, percés de blessures qui s’étaient agrandies et envenimées dans l’oubli des cachots, avaient à peine du linge pour les panser; plusieurs étaient perclus de leurs membres, gelés en route, et ne pouvaient se servir de leurs mains même pour recevoir ou porter à leur bouche les aliments qu’on leur offrait ; il y en avait dont l’estomac souffrant ne pouvait digérer sans des douleurs cuisantes la moindre nourriture. Les plus malades avaient été entassés sur des charrettes ou des montures; les uns chancelaient sous le poids d’une extrême langueur; d’autres étaient si transis qu’ils n’avaient pas la force de parler ; plusieurs enfin étaient tellement accablés de peines morales qu’ils eussent préféré mourir. Il y en eut qui rendirent le dernier soupir sur la frontière comme s’ils n’avaient pu survivre à la perte de leur cruelle patrie; d’autres moururent en arrivant à Genève, entre les deux portes de la ville, trouvant ainsi la fin de leurs maux au moment où ils eussent pu en être soulagés.
(2) Voici sur quelles bases ce chiffre est établi : Sont arrivées le 25 novembre 1686 : 80 personnes. ( Le 10 décembre, même année, le conseil d'Etat de Genève est averti que prochainement devaient arriver encore quatre brigades , de mille personnes chacune. ) Nouveaux proscrits arrivés le 14 janvier 1687 , au nombre de 70. Le 24 du même mois, 208 ; le 26, item , 340. A partir de cette époque , je ne trouve plus d'évaluation précise, jusqu'au 31 d'août 1687, où arrivèrent à Genève de nouvelles troupes d'exilés, au nombre de 800 personnes, la plupart de la vallée de Pragela Tous ces chiffres réunis donnent le nombre 1640. Mais les groupes auxquels ils se rapportent n'ont certainement pas été les seuls ; il doit y avoir eu des convois plus forts et plus nombreux. Nous savons , par les mémoires de Salvajot , que celui dont il faisait partie arriva à Genève le 10 février 1687 ; et il ajoute qu'il était des premiers. De février au mois d'août, plusieurs autres caravanes d'exilés ont dû se succéder à Genève. Un grand nombre de pièces en font foi . Dans les registres du conseil d'Etat de cette ville, à la date du 13 d'août (par conséquent avant l'arrivée de la plus forte brigade mentionnée dans cette liste, nous trouvons la distribution suivante des Vaudois déjà expatriés : en Brandebourg, 700; en Wurtemberg, 700 ; dans le Palatinat, 800 ; dans les cantons de Zurich et de Berne, 150 ; à Genève ( d'après une note mentionnée au procès- verbal de la séance du 1er juin 1687) , 150 ; total : 2,500 ; et , en ajoutant le chiffre de la brigade du 31 d'août , on obtient le nombre de 3,300 . Le mémoire présenté en juin 1687 à l'électeur de Brandebourg par le délégué suisse David Holzhalb, de Zurich , donne ainsi le recensement des Vaudois recueillis à cette époque dans la confédération helvétique : 1,001 hommes, 891 femmes , 764 enfants au-dessous de quinze ans ; total : 2,656 personnes.
Tous ces détails sont tirés des relations du temps ; et il n’en est pas un seul, qui ne s’appuie sur quelque témoignage contemporain.
Les habitants de Genève furent admirables de dévouement, de générosité, de sympathies délicates et empressés pour secourir d’aussi grandes infortunes.
C’est avec une sorte d’enthousiasme qu’ils accueil-firent les proscrits. La moitié de la population s’était portée à leur rencontre jusque sur les bords de l’Arve qui servait de limite à leur noble pays, si restreint sur la carte, mais si grand dans le monde.
« Les Genevois s’entrebattaient, dit un contemporain, pour recueillir les plus misérables de ces pauvres Vaudois. C’était à qui les aurait plus tôt conduits dans sa demeure. Il y en eut qui les portèrent entre leurs bras depuis les frontières jusqu’à la ville.»
Cet empressement à les accueillir était si grand que, pour éviter l’encombrement des routes et la surcharge des maisons, le conseil d’Etat de Genève se vit obligé de rendre un arrêté par lequel il fut prescrit à chaque citoyen d’attendre, pour recevoir les nouveaux venus, la distribution de leurs billets de logement (1).
(1) Séance du 2 février 1687.
Mais quelle douleur pour les uns et les autres, lorsque, se cherchant dans la foule, les membres de la même famille ne se retrouvaient pas! Les Vaudois qui étaient arrivés les premiers, et à qui la généreuse hospitalité de cette ville chrétienne avait rendu quelques forces, accouraient à leur tour à la rencontre des nouvelles brigades dont on annonçait l’arrivée, pour s’informer des parents ou des amis qui leur manquaient.
« Un père demandait son enfant, et un enfant son père; un mari cherchait sa femme, et une femme son mari (2). » Ces recherches n’étaient souvent suivies que des plus tristes déceptions. « Cela produisait un spectacle si triste et si lugubre, que tous les assistants fondaient en larmes, pendant que ces malheureux, oppressés et abattus par l’excès de leur douleur, n’avaient ni la force de pleurer ni de se plaindre (1). »
(2) B0yer, p. 281.
(1) Dissipation, etc. p. 34.
Janavel fut un des premiers à sortir de Genève pour aller au-devant de ses compatriotes. Ses tristes prévisions s’étaient réalisées; ses conseils n'avaient pu prévenir une aussi grande catastrophe, et lui qui, depuis trente-deux ans, avait mangé du pain de l’exil, eût voulu d’autant plus en éviter l’amertume aux enfants des montagnes vaudoises, ah ! s’il avait pu quelquefois regretter d’en être séparé, qui dira si maintenant le bonheur de revoir les familles qu’il avait chéries, le peuple qu’il avait défendu, ne combattait pas dans son patriotisme la douleur de cette nouvelle proscription ! Mais au pénible tableau de tant de misères, errantes et sans patrie : à chaque débris de ce grand naufrage qui jetait sous les murs de Genève les déplorables restes de tout un peuple expatrié : cette ville généreuse, aussi vaillante dans la charité que Janavel l’avait été dans les combats, répondait aux proscrits par de nouveaux secours.
D’ailleurs, il se trouvait encore, parmi les exilés, des bandes épargnées et courageuses, des familles privilégiées, qui excitaient l’admiration en même temps que la pitié.
On citait, parmi les Vaudois, un de leurs Barbes, âgé de quatre-vingt-dix ans, qui menait avec lui une tribu de soixante et douze enfants ou petits enfants (1).
(1) Cette famille faisait partie de la troisième bande des exilés . Il en est question dans un manuscrit de l'époque qui m'a été communiqué par M. Lombard-Odier de Genève. Ce MS . dit que les Vaudois étaient déjà sous la conduite d'Arnaud pasteur de leur nation. Mais ces derniers mots ne suffisent pas à établir qu'Arnaud fût d'origine vaudoise, surtout en présence des preuves qui le présentent comme un Français réfugié aux Vallées.
Ces dignes débris de l'Eglise vaudoise semblaient faire revivre au milieu des peuples modernes les imposantes images des émigrations patriarcales, dont la Bible avait rendu le souvenir familier à tous les protestants.
Ces exilés arrivèrent à Genève en chantant, d’une voix grave et triste, ce psaume d’Israël fugitif, que Théodore de Bèze avait traduit dans la langue de Calvin :
« Faut-il, grand Dieu, que nous soyons épars (2) ! et dans lequel, en parlant des ennemis du peuple de Dieu, le psalmiste a introduit des détails qui se rapportaient si fidèlement aux excès commis dans les Vallées par les persécuteurs de l'Israël des Alpes.
Pillons, brûlons, ont dit ces furieux ;
Et trop cruels dans cette injuste guerre,
Ils out partout ravagé notre terre,
Et par le feu (Seigneur!) consumé tes saints lieux.
(2) C'est le psaume 74e, du recueil en usage dans les Eglises réformées.
Mais les malheurs de la guerre n’avaient été que le prélude de plus longues et plus grièves souffrances que les Vaudois avaient subies dans les prisons. Ils y étaient entrés au nombre d'environ douze mille, et n’en ressortirent que trois mille cinq cents (1). Dans quelques-uns de ces lieux de captivité, on ne leur donnait à boire que de l’eau corrompue; ailleurs ils n’avaient pour se nourrir que d'insuffisants et mauvais aliments. A Queyrasque et à Asti, ils furent entassés dans les fossés de la ville, exposés à toutes les intempéries des saisons ; ailleurs, couchés sur le pavé ou sur la terre nue, et quelquefois si serrés dans une enceinte étroite, qu’ils avaient de la peine à se remuer. La chaleur de l’été en 1686 avait, disent les relations du temps, engendré une telle quantité de poux, que les captifs ne pouvaient dormir; il y avait même de gros vers qui déchiraient la peau (1); on a vu plusieurs de ces pauvres malades tellement rongés, que leur chair s’en allait en pièces. On a compté jusqu'a soixante et quinze malades dans une seule chambrée, et lorsqu’ils sortirent de là, au milieu de l’hiver, sans transition de la captivité au voyage, dénués de forces et de vêtements (2), il y en eut plusieurs qui ne marchèrent qu’à la mort.
(1) C'est le chiffre approximatif ; mais à un petit nombre d'unités près, je crois pouvoir le donner comme exact. Il avait été dit , dans la séance du 10 décembre 1686 du conseil d'Etat de Genève : Il en doit venir au plus tôt mille, et puis trois autres bandes chacune d'autant. Il eut un plus grand nombre de bandes , mais chacune d'entre elles était composée d'un moins grand nombre d'émigrants.
(1) Probablement des larves de divers insectes.
(2) « Ces pauvres gens des Vallées sont la plupart très mal vêtus ou nus. » (Registres du conseil d'Etat de Genève ; séance du 2 janvier 1687. )
A Mondovi, l’ordre de laisser partir les Vaudois ne leur fut communiqué que la veille du jour de Noël, à cinq heures du soir (3) ; et l’on dit en même temps aux prisonniers que, s’ils n’en profitaient pas tout de suite, ils ne pourraient plus sortir le lendemain. Aussitôt les prisons se vidèrent; tous ces malheureux se précipitèrent, malgré la nuit et les neiges, au milieu des grands chemins glacés; ils firent cinq lieues sans s’arrêter; mais cent cinquante des leurs moururent en route. Quelle barbarie de la part de ceux qui les avaient trompés et qui célébrèrent, le lendemain, la fête de Noël, sans embarras dans leur église !
(3) A Luserne, l'ordre fut d'abord affiché dans les rues, sans être communiqué aux prisonniers qu'il concernait exclusivement.
A Fossan, on les fit partir pour le mont Cenis au milieu d’un violent orage; quatre-vingt-six de ces malheureux proscrits périrent dans les neiges, et beaucoup d’autres eurent les pieds ou les mains gelés (1).
(1) Avis d'un grand malheur arrivé aux Vaudois sur le mont Cenis. Note adressée au conseil d'Etat de Genève, par les commissaires suisses envoyés à la rencontre des exilés . Elle est datée du 3 février. Une lettre de Me Truchet, écrite d'Annecy à M. le colonel Perdriol à Genève, sous la date du 14, donne des détails sur cette catastrophe. (Archives de Berne, Cet D.) La troupe vaudoise était de 320 personnes ; elle fut réduite à 230 , nonseulement par cet accident, mais encore par divers enlèvements qui eurent lieu à travers la Savoie. Ainsi Marie Sarrette de Prarusting, Marie Cardon d'Angrogne, Jean Pasquet , Jacques Pascal, Paul et Jean Cardon furent enlevés à Saint- Jean de Maurienne. Les trois filles de Jean Pasquet avaient été précédemment enlevées à Rivoli , etc... -Si le cadre de ce travail me l'avait permis, j'aurais donné, sur ce point et sur bien d'autres, des détails beaucoup plus étendus.
La brigade suivante, qui traversa le mont Cenis vers la fin de février (2), put encore reconnaître sur la neige les cadavres de ceux qui avaient péri en janvier. Mais les réclamations adressées par le gouvernement suisse à la cour de Turin , sur le peu d’égards témoignés aux Vaudois, et le dénûment dans lequel ils étaient laissés, malgré l’article des stipulations par lequel Victor-Amédée s’était chargé de pourvoir à leurs besoins jusqu’aux frontières de Savoie ; l’indignation que l’on ressentit à la vue de tant de malheurs, la voix même de l’humanité, décidèrent le duc de Savoie à prendre des mesures plus efficaces pour . leur conservation. Il fit transporter à la Novalèze, au pied du mont Cenis, quinze balles de casaques en gros drap noir, destinées aux convois ultérieurs. Celui qui traversa cette montagne un mois après la catastrophe qui l’avait couverte de deuil, était composé de deux bandes de prisonniers, venues l’une de Luserne et l’autre de Turin, niais réunies à Saint-Ambroise, au nombre de deux cents deux personnes. Une quarantaine de ces capotes de laine, envoyées par Victor-Amédée, leur furent distribuées. Le chevalier de Parelles les avait accompagnés jusques au pont de Frèlerive, et le capitaine Carrel, son frère, les conduisit de là jusques aux frontières de Genève. Ils se louèrent beaucoup des soins qu’on avait eus pour eux pendant ce voyage, et donnèrent une attestation dans ce sens au capitaine qui la leur avait demandée. Cette dernière circonstance prouve que le duc de Savoie avait enfin pris à cœur de veiller sincèrement au soin des malheureux proscrits (1).
(2) Elle arriva à Genève le 1er de mars. (Lettre de Me Paschaud , conseiller d'Etat, à L. L. E. E. de Berne. )
(1) Dans tout ce qui s’est passé de pénible à l’égard des Vaudois, on doit moins accuser les intentions de leur souverain, que les menées de leurs ennemis. Il est même des choses qui prouveraient que ces derniers se dé־ fiaient encore des bonnes dispositions de Victor-Amédée à l’égard des Vaudois. Salvajot raconte dans ses mémoires que ce prince venait souvent passer des revues dans la citadelle dé Turin ; mais qu’on défendait alors aux prisonniers vaudois de sortir des bâtiments dans lesquels ils étaient renfermés, et même de se montrer aux fenêtres; et que l’on mettait en prison, in un crottone, quiconque faisait la moindre tentative pour demander grâce à S. A. R.
Ils ne laissaient pas néanmoins d’avoir encore à subir de grandes privations. «Ils sont dans un pitoyable état, » écrivait un des commissaires suisses envoyés à leur rencontre (2). « Presque tous sont malades, et sans nos secours, la moitié seraient morts en chemin. J’ai pu ravoir la fille qui avait été enlevée à Lanslebourg, et un joli garçon que le maître de La Ramassa avait gardé au mont Cenis. J’ai écrit au commissaire de Son Altesse Royale pour faire rendre les enfants retenus à Saint-Jean et à Aiguebelles; on en a renvoyé quatre; il en reste encore cinq, qu’on a promis de faire prendre avec les treize malades qui sont restés en route. »
(2) Lettre du commissaire CORNILLET, datée d'Annecy.... Mars 1687. ( Archives de Berne, onglet D.) J'en abrége quelques expressions.
« Ces gens ont bien souffert. Cependant ils sont patients et contents, et remercient Dieu aux larmes, en vous faisant d’actuelles (1) bénédictions de voir les soins qu’on prend pour les secourir. » Ces dernières paroles sont extraites textuellement de la lettre que nous avons citée.
(1) De continuelles.
Voici maintenant les détails que donne Salvajot sur la marche de ce convoi dont il faisait partie.
« Après nous avoir fait beaucoup de promesses pour nous engager à embrasser le catholicisme, on nous laissa partir le 27 février 1687 (2). Le départ se fit en bon ordre. On mit sur des charrettes les enfants et les personnes qui ne pouvaient marcher. Lorsque la route était trop mauvaise pour les voitures, on nous donnait des mulets, des ânes et des chevaux. Nous traversâmes presque toute la Savoie à cheval, et quand les Savoyards ne faisaient pas leur devoir, le sergent leur donnait des coups de bâton. מ On voit que les mœurs de ce temps n’étaient guère plus douces à l’égard des sujets catholiques, que des proscrits protestants, ils n’étaient les uns et les autres, pour l’entourage des souverains, que des manants, corvéables et taillables selon leur bon plaisir.)
(2) Voici l'indication de leurs étapes, de Turin à Genève : 1° Saint- Ambroise; 2° Bussolino ; 3° la Novalèze, où ils arrivèrent le 1er de mars ; 4° Lanslebourg ; 5° Modane ; 6° Saint-Jean de Maurienne ; 7° Aiguebelles ; 8º Grisy ; 9° Favergie ; 10° Annecy ; 11° Crusiglia ; et après douze jours de marche, ils arrivèrent le 10 de mars à Genève, où ils séjournèrent jusques au 24.
« Nos sergents étaient très bons, ajoute Salvajot. Ils avaient soin qu’on ne nous fit aucun tort. » (Par crainte, sans doute, des châtiments corporels qui les eussent attendus eux-mêmes, en suite des nouvelles dispositions d’esprit qu’avaient produites les accidents survenus par la dureté des premiers conducteurs. )
A Genève, dit la relation de 1689, « les Vaudois furent reçus, non-seulement comme des frères, mais comme des personnes qui portaient avec elles, la paix et la bénédiction dans les familles (1).
(1) Dissipation.... p. 34.
On leur prépara des places réservées dans le temple de Saint-Pierre, derrière celles des syndics de la ville (2).
(2) Conseil d’Etat de Genève, séance du 5 février 1657.
On avait fait disposer pour eux l’hospice Plain-Palais (3); mais presque tous les proscrits, même ceux qui étaient malades, fûrent logés et soignés par les habitants de Genève.
(3) Registres du conseil d’Etal. Séance du 15 janvier.
Les autres villes protestantes de la Suisse s’empressèrent de concourir à ce généreux accueil. Celle de Berne avait offert aux magistrats de Genève, de faire vêtir les Vaudois à ses frais (1); mais on y avait déjà pourvu (2).
(1) Même source. Séance du 2 février.
(2) Plusieurs sources de secoure y contribuèrent; 1° le gouvernement (séance du conseil d'Etat, du 2 février) ; 2° la bourse italienne (séance du 8 février) 3° les particuliers; (séances du 19 février, du 12 mars art.)
Cependant, toutes ces bandes successives d’émigrants ne pouvaient s’entasser dans une seule ville. De fréquents couriers étaient échangés entre tous les cantons protestants de la Suisse, pour arriver à y répartir le plus avantageusement possible un aussi grand nombre d’exilés.
Une partie d’entre eux fut dirigée en Wurtemberg et en Brandebourg dans le courant de l’année 1687; mais la plupart hivernèrent en Suisse, en attendant qu’une station définitive leur fût été assignée.
Quelques-uns allèrent en Hollande, et de là en Amérique ; le plus grand nombre cependant répugnait à s’éloigner des vallées vaudoises. Les pauvres bannis espéraient encore pouvoir y rentrer quelque jours, et retardaient autant que possible la fixation d’un établissement qui les eût enchaînés sur la terre étrangère.
Janavel nourrissait ces sentiments de patriotisme dans leur cœur. Ils avaient d’ailleurs laissé une partie de leurs compatriotes en Piémont; car, indépendamment de ceux qui se trouvaient à Verceil, tous les Vaudois qui, durant la guerre de 1686, avaient été pris les armes à la main, loin de se voir relâchés avec les autres prisonniers, furent condamnés aux galères, et plus tard, employés aux travaux des fortifications (1).
(1) Lettre du comte de Gavon à M. de Murat, lue au conseil d’Etat de Genève, séance du 7 février 1687. Voy. Registres du conseil.
Enfin tous les pasteurs vaudois, à l'exception d’Arnaud et de Montoux, étaient retenus, malgré les fréquentes et vives représentations de la Suisse, à qui l’on répondait que Victor-Amédée s’était réservé de prononcer sur leur sort, au retour d’un voyage qu’il venait de faire à Venise (2).
(2) Même source.
« Deux jours avant notre départ de Turin, raconte Salvajot, on mit tous nos ministres avec leurs familles dans une chambre séparée ; des gardes furent placés à la porte, afin que nul ne pût en sortir, et ainsi nos pauvres ministres restèrent en prison, eux qui croyaient devoir être les premiers à partir (3). » Mais Victor-Amédée ne se hâta pas de statuer sur leur sort ; car on lit dans un ouvrage publié en 1690 : « Les pasteurs vaudois sont toujours prisonniers ; on à essayé tour à tour dés promesses et des menaces pour les faire abjurer ; et à présent encore, ils gémissent dispersés et retenus dans trois châteaux-forts, 0ù ils sont exposés à beaucoup d’incommodités et de misères, sans qu’on voie encore aucune apparence à leur délivrance» (1).
(3) « Gli fecero mettere tutti con le loro famiglie in una camera... E gli « dissero che prima era per il saluto dell' anima sua ; e poi che S. A. R... « gli darebbe qualche intretorie ; ma che per le Valle, non pensassero più « ad andargli ! E i nostri poveri ministri restarono in prigione, e credevano a d'essere i primi a partire. »
(1) Hist. de la dissip. des Egl. vaud. , p. [35. Ces pasteurs étaient au nombre de neuf. ( Mémoire de DAVID HOLZHALB au grand électeur de Brandebourg. Sur l'état des Vaudois juin 1687. Archives de Berlin. ) Six autres, savoir : MM. Arnaud, Montoux, Bayle père et fils, Dumas etc. , Ja- vel, avaient pu sortir du pays. Un seul avait abjuré : c'était J. P. Danne. On fit un jeu de mots sur son nom en disant qu'll suffisait d'un accent aigu sur la dernière lettre pour indiquer ce qu'il était devenu. Cet homme qu'il est plus facile de croire égaré que convaincu , écrivit quelques ouvrages en faveur de l'Eglise romaine.
Ils ne furent élargis qu’en juin 1690 (2), lorsque les Vaudois victorieux eurent reconquis leurs vallées, et que Victor-Amédée eut intérêt à se les rattacher par suite de la rupture politique qui venait d’éclater entre le Piémont et la France.
(2) Mercure historique, t, VII, p . 667.
Le secret de la puissance des rois est d’avoir su opprimer les hommes les uns par les autres; leurs armées sont tirées du peuple et dirigées contre le peuple.
Les guerres qui surgissent entre les nations ne sont jamais dans l'intérêt des nations : c’est l’ambition des dynasties qui les produit et en profite.
Aussi, tout peuple opprimé est le complice du tyran qu’il subit ; car, s’il était isolé, nul tyran ne pourrait prévaloir contre un peuple tout entier.
Mais Dieu a permis cette tutelle rigoureuse des sociétés humaines, afin de leur faire sentir le prix de l’émancipation ; et pour avoir la liberté, il faut en être digne.
Une âme indépendante, même dans l’oppression, même dans le martyre, est plus libre encore qu’une âme servile privée de ses maîtres.
Terminons par ces paroles de l’Evangile : « Si Christ vous affranchit, vous serez véritablement libres.»
FIN DU TOME SECOND.