Histoire des Vaudois depuis leur origine jusqu’à l’époque où ils furent circonscrits dans les seules Vallées du Piémont.
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CHAPITRE PREMIER
(Pour les faits historiques de l’an 290 (1) à l'an 1209.).
SouRCES. Anciens manuscrits vaudois en langue romane, déposés aux Bibliothèques : de Lyon, n° 60; de Grenoble, n° 488 (anciennes tablettes 8,595); de Généré, nos· 43, 206, 207, 208, 209; et de Dublin : Colleg. Trio., Class. A, Tab. IV, n· 13 ; Class. C, Tab. V, n*· 18, 21 et 22, Tab. IV, (Class. C.) n°· 17 et 18.
Les Vaudois des Alpes sont, selon nous, des chrétiens primitifs ou des héritiers de l'Eglise primitive, conservés dans ces vallées à l’abri des altérations successivement introduites par l'Eglise romaine dans le culte évangélique.
Ce n’est pas eux qui se sont séparés du catholicisme, mais le catholicisme qui s’est séparé d’eux, en modifiant le culte primitif (2).
(1) Voir à la page 31.
(2) Voir la note à la fin du chapitre.
De là l'impossibilité d’assigner une date précise à leurs commencements. L’Eglise de Rome qui, dans ses commencements aussi, faisait partie de l'Eglise primitive, ne se modifia pas tout à coup; mais à mesure qu’elle devint puissante, elle prit, avec le sceptre, le faste, l’orgueil et l’esprit de domination qui accompagnent ordinairement la puissance ; tandis qu’au sein des vallées vaudoises, cette Eglise première réduite à vivre sans éclat, demeura libre dans son isolement et moins portée dès lors à abandonner la pure simplicité de son berceau. L’indépendance du diocèse de Milan, dont ces chrétiens des Alpes firent d’abord partie, et celle dont fit preuve le siège épiscopal de Turin, en s’opposant dans le IXe siècle au culte des images (1), ont dû contribuer à les maintenir dans cette position.
(1) Voir en particulier la vie de Claude de Turin, qui conserva son siège épiscopal plus de vingt ans encore, après s'être déclaré contre ces innovations. (Basnage. Histoire de l'Eglise, T. II, p. 1308.)
On a dit que les Vaudois devaient leur origine à Valdo de Lyon ; et il est incontestable que ce réformateur a eu des disciples auxquels il légua le nom de Vaudois; mais cela ne suffit pas à prouver que les Vaudois des Alpes soient descendus de lui. De nombreuses circonstances, au contraire, semblent devoir établir qu’ils lui étaient antérieurs (1) ; et peut-être est-ce à ces derniers qu’il a dû le nom que nous lui connaissons (2)־.
(1) Eberhard ou Evrard de Béthune, qui vécut dam la première moitié du XIIe siècle, parle des Vaudois sans parler de Valdo. On pourrait eu iuduire qu’il ne connaissait pas encore ce dernier, probablement moins Agé que lui, et que les Vaudois dont il parle étaient par conséquent antérieurs à Valdo. — Bernard de Fontcaud, qui a écrit : Contra Valdenset et Arianoe, a, dit-on, dédié son livre au pape Luce II. Or, ce pape mourut en 1145, c’est-à-dire plus de trente ans avant l’apparition des disciples de Valdo. Il n’est du reste pas question de Valdo dans cet ouvrage. Les Vaudois y sont mis en parallèle avec les Ariens, mais non pas confondus avec eux. — Voir dans la Bibliographie, les articles indiqués en tête de l'Avertissement, et la note préliminaire qui précède ce chapitre.
(2) Par suite de ses relations probables avec les vallées vaudoises, car il était marchand forain, et son nom était PIERRE.
Les vallées vaudoises ne pouvaient conserver toujours cette indépendance ignorée, qui les garantissait. Le catholicisme, graduellement revêtu d’un nouveau culte, inconnu des apôtres, rendait de jour en jour plus saillant le contraste de ses fastueuses innovations avec l’antique simplicité des Vaudois.
Pour les réduire alors à l’unité despotique de Rome, on envoya contre eux les agents d’un ministère, également inconnu aux temps apostoliques. C’étaient les inquisiteurs (3). Par suite de la résistance qu’ils rencontrèrent dans ces montagnes reculées, la vallée de Luzerne fut mise à l’interdit (4). Mais cette mesure ne fit qu’établir plus ostensiblement la ligne de démarcation qui s’étendait entre les deux Eglises ; car, bien que les Vaudois ne se fussent pas séparés schismatiquement de l'Eglise catholique, dont les formes extérieures les abritaient encore, ils avaient leur clergé particulier, leur culte et leurs paroisses.
(3) Repoussés de la vallée d’Angrogne, en 1368, ils reparurent dans celle de Luzerne en 1332. (Bref de Jean XXII, du 23 juillet 1332.)
(4) En 1453, par Nicolas V. (Voir le dernier chap, de la Bibliographie.)
Leurs pasteurs se nommaient Barbes (1). C’était dans la solitude presque inaccessible d’une gorge profonde, où la nature recueillie n’envoyait à leur âme que d’austères inspirations, qu’ils avaient leur école (2). On leur faisait apprendre par cœur les Evangiles de saint Matthieu et de saint Jean ; les épitres catholiques, et une partie de celles de saint Paul. On les instruisait en outre pendant deux ou trois ans en hiver. Ils s’exerçaient à parler le latin, la langue romane et l’italien. Après cela, ils passaient quelques années dans la retraite ; puis on les consacrait au ministère par l'administration de la sainte cène et par l’imposition des mains.
(1) Titre de déférence ; et textuellement oncle, dans l'idiome vaudois.
(2) Cette gorge, située dans Val-Angrogne, se nomme Pra-du-Tour.
Ils étaient entretenus par les subventions volontaires du peuple. La répartition en était faite chaque année dans un synode général. Une partie était donnée aux ministres, l’autre aux pauvres, et la troisième réservée aux missionnaires de l'Eglise.
Ces missionnaires allaient toujours deux par deux : savoir, un jeune homme et un vieillard. Ce dernier était appelé le Régidor, et son compagnon, le Coadjuteur. Ils parcouraient l’Italie, où ils avaient des stations organisées sur plusieurs points , et dans presque toutes les villes des adhérents secrets. A Venise, on en comptait 6,000 (1) ; à Gènes, ils n’étaient pas moins nombreux. Vignaux parle d’un pasteur de la vallée de Luzerne qui s’y retira pendant sept ans (2). Le Barba Jacob, en revenait en 1492, lorsqu’il fut arrêté par les troupes de Cattanée, sur le col de Coste-Plane, pendant qu’il se rendait de la vallée de Pragela dans celle de Frayssinières (3) ; et les enquêtes juridiques dirigées contre les Vaudois de 1350 à 1500 (4), et si souvent citées par Bossuet (5), mentionnent également la circonstance caractéristique de ces voyages habituels.
(1) Gilles, p. 30.
(2) Cité par Perrin, p. 941.
(3) Perrin, p. 241, note marginale, n. 4.
(4) Ces Enquêtes faisaient jadis partie de la bibliothèque particulière de Colbert ; elles passèrent ensuite dans celle du marquis de Seignelay. Bonnet et Lelong les citent dans leurs vocabulaires. On ignore où elles sont aujourd'hui. Un manuscrit in-folio de la bibliothèque du petit séminaire de Gap en renferme de nombreux fragments, qui ont été consultés.
(5) Hist. des Var., liv. XI, § ci et suiv.
Ce devait être pour ces chrétiens épars une fête bien douce que la venue du pasteur missionnaire, attendu pendant toute l’année avec la certitude d’un retour régulier, comme celui d’une saison de plus! Saison rapide, mais bénie, dans laquelle les fruits de l’âme et les moissons du Seigneur s’avançaient vers leur maturité.
Chaque pasteur devait être missionnaire à son tour. Les plus jeunes s’initiaient ainsi aux devoirs délicats de l’évangélisation : chacun d’eux étant sous la conduite expérimentée d’un vieillard que la discipline établissait son supérieur, et auquel il devait obéir en toute chose autant par devoir que par déférence.
Le vieillard de son côté se préparait ainsi au repos, en formant pour l'Eglise des successeurs dignes d’elle et de lui. Sa tâche étant finie, il pouvait mourir en paix avec la consolante assurance d’avoir transmis le saint dépôt de l’Evangile à des mains prudentes et zélées.
Outre cela, les Barbes recevaient une instruction professionnelle qui les mettait à même de pourvoir à leurs besoins. Quelques-uns étaient colporteurs, d’autres artisans, la plupart médecins ou chirurgiens ; tous enfin connaissaient la culture des terres et l’entretien des troupeaux aux soins desquels ils avaient été voués dans leur enfance.
Très peu d’entre eux étaient mariés, et leurs perpétuelles missions, leur indigence, leurs voyages, leur vie toujours militante et toujours menacée, font comprendre aisément la raison de ce célibat.
Dans le synode annuel, qui se tenait aux vallées, on examinait la vie de ces pasteurs et l’on réglait leurs mutations de résidence. Les Barbes en exercice étaient échangés tous les trois ans, et toujours deux à deux, à l’exception des vieillards, qu’on ne déplaçait plus. Un directeur général d’Eglise était nommé à chaque synode, avec le titre de Président ou de Modérateur. Ce dernier titre a prévalu et se conserve encore aujourd’hui.
Les Barbes vaudois devaient se rendre auprès des malades , y qu’ils fussent ou non appelés. Ils nommaient des arbitres dans les différends; ils admonestaient ceux qui se conduisaient mal, et si les remontrances devenaient inutiles ils allaient jusqu’à l’ex-communication : ce qui était fort rare.
Leurs prédications, leurs catéchèses et les autres exercices d’enseignement ou de piété étaient généralement semblables à ceux des églises réformées, sauf que les fidèles prononçaient à voix basse la prière qui précède et celle qui suit le sermon. Les Vaudois avaient aussi des cantiques, mais ils ne les chantaient qu’en particulier; ce qui est encore conforme à ce que nous savons des habitudes de l'Eglise primitive.
Leurs doctrines présentent également une analogie, et même une parité frappante, avec celles des temps apostoliques ou des premiers Pères de l'Eglise.
L’autorité absolue de la Bible et son inspiration (1), la trinité en Dieu (2), l’état de péché en l'homme (3), et
le salut gratuit par Jésus-Christ (1); mais surtout la foi agissante par la charité (2), les résument en peu de mots.
On sera surpris peut-être d’apprendre qu’avant la reformation, les Vaudois n’avaient pas contesté à l’Eglise romaine, le nombre des sacrements qu’elle avait admis (3). Ils se contentent en effet d'observer que
Jésus-Christ n’en a institué que deux; et comme l'Evangile, sur lequel ils se fondent toujours, n’avait pas indiqué formellement ce nombre, ni même prononcé le nom de sacrement, il est tout naturel qu’ils s’en soient rapportés sur cela à la décision de l'Eglise, comme ils s’en sont rapportés plus tard à celle des réformateurs (1).
(1) Les passages des écrits vaudois en langue romane déjà publiés, qui tendraient à faire prévaloir une opinion différente, soit sur cette question, soit sur les suivantes, ont dû être modifiés dans les copies qui ont servi de base à ces publications, car ils ne correspondent pas au texte primitif des plus anciens manuscrits.
On pourrait en donner des preuves très nombreuses, mais cela n’entre point dans le cadre de ce travail. Il me suffit de pouvoir garantir l’exactitude de mes propres citations, qui ont toutes été prises sur les manuscrits originaux.
Ils admettaient la confession (2), mais voici dans quelles circonstances. La confession, disent-ils, est de deux natures : la première doit être faite à Dieu du fond du cœur; sans elle aucun ne se peut sauver (1). La seconde est celle qui se fait de vive voix au prêtre, pour prendre conseil de lui; et cette confession est bonne lorsque celle du cœur l’a précédée. Mais hélas ! plusieurs ne se confient qu’en celle-ci, et ils tombent en perdition (2).
(2) Voir Mac. de Dublin, n. 22, fol. 243 et suiv. Mac. de Genève, n. 209, fol. 17, n. 207, traité final de la Penitencia, fol. antepenult.; et sur l’absotulion qu’ils n’admettent pas: (Dublin, n. 22,*fol. 383.)
(1) (voir pdf) Al repentent se conven la confession, lacal es ea dui modo. La pro« noiera es interior, czo es de cor al Segnor dio.... E tenez* aquella con-fession, alcun non se po salvar. (Genève, Mac. n. 307, traité final, article Quart amen l.}
(2) (voir pdf) La seconda confession ·s vocal, czo es al preyre, per pilbar conselh de luy, c *quest* confession e* bona, cun *quell* premier*... sere devant anna. Maoylas! moti home despreczan aquesta interior... e solament 8e confidan a la vocal, e aquella creon que lor sia abastant a salu... e cagic en despercion. (Suite du même morceau. Voyez de plus Mac. de Genève, n. 209, traité de la Penitencia, avec quelques modifications dans les termes. Ce même traité se retrouve dan* le I. VI des manuicrit* de Dublin, *r-tide 37.)
Ils admettaient la pénitence, mais voici dans quelles dispositions. « C’est une grande chose, et qui convient à tout pécheur, de faire pénitence ; mais c’est l’horreur du péché et la douleur d’en avoir commis qui doivent la produire. Autrement c’est une pénitence fausse; et autant la vraie pénitence rapproche de Dieu, autant la fausse en éloigne (3). »
(3) Tel est le sens général de ce traité sur la Penitence. (Dublin, n. 22. Genève, n. 207, à la fin, et 209 au commencement.)
Telle est celle qui repose sur de vaines satisfactions (1), car que ferez-vous de bien que vous ne deviez le faire ? et si vous ne le faites pas, par quoi le remplacerez-vous? Le monde tout entier ne pourrait pas nous délivrer de nos péchés; mais celui-là seul y a satisfait qui est créateur et créature en même temps, savoir Christ (2).
Aussi ajoutent-ils avec raison qu’il n’y a pas d’autre cause
d'idolâtrie que ces fausses opinions par lesquelles l'Antéchrist retire à Dieu la grâce, la vérité, l’autorité, l’invocation et l’intercession, pour les attribuer au ministère et aux œuvres de ses mains, savoir aux saints et au purgatoire (1).
(1) Non es alcuna srttra causa didoiatria sinon falsa opinion de gratia, de venta, de authorita, d’envocation, d’entrepellacion (inter onoion), laquai el meseyme Antéchrist départie de dio e en Li menestier e en las authoritas e en las obros de las soas mans, e a li sanct e al purgatori; e aquesta enequita de antechrist es dreitament contra de la fe, e contra 10 premier comandament de la ley. (Livre vaudois de VAnlechristf cité par Perrin, p. 287, Léger, p. 81, et Momstier, p. 355.)
Les Vaudois cependant ne cessent de recommander l'aumône (1) comme moyen de combattre le péché, par le renoncement à ces richesses qui peuvent lui servir d’instrument, et par le secours des prières du pauvre ainsi sollicitées (2). C’est dans le même but qu’ils recommandent le jeûne, par lequel on s’humilie (3) ; mais le jeûne sans la charité est comme une lampe sans huile : elle fume et ne brille pas (4). La prière est pour eux inhérente à l’amour (5); et la patience, ajoutent-ils , le support, la douceur,
la résignation, la charité, sont le sceau du chrétien(1).
Quant à ceux qui se reposeraient sur les autres du soin de leur salut, recherchant les prières des prêtres et des moines, les messes, les indulgences, les neuvaines, etc., ils oublient la parole de Dieu qui a déclaré que chacun porterait son propre fardeau (2).
Ils recommandent, il est vrai, de s’adresser à des
prêtres qui ijient le pouvoir de lier et de délier (1); mais voici comment ils l’entendent : cela veut dire, qui sachent bien conseiller pour faire sortir l’homme des liens du péché (2).
Non qu’ils attendent aucune absolution de leur part, puisqu’ils la nomment une chose trompeuse (3), mais parce que, disent-ils, de même que le malade cherche le meilleur médecin qui puisse aider en lui la nature à se débarrasser de la maladie, de même le pécheur doit chercher le meilleur conseiller pour se sortir du péché (4); et ce sentiment de culpabilité, dont l’énergie
atteste la délicatesse dans l’âme qui l’éprouve, est si pressant chez ces rustiques et anciens Vaudois, qu’ils ne cessent d’en reproduire l’expression dans leurs divers ouvrages. — Nous avons dévié de la route de la vérité. La lumière de justice ne brille point en-nous. — Le soleil d’entendement est voilé; l’iniquité nous enlace de ses liens (1). — Je suis faible pour le bien et hardi pour le mal (2). — Au nom de
Dieu, mes frères, abandonnez le siècle pour suivre le Seigneur (1). — Les œuvres humaines profitent peu pour le salut (2). Telles sont leurs représentations.
Aussi ajoutent-ils qu’il est impossible à l’homme d’accomplir ses devoirs sans la foi. — Oui, je sais que tu ne pourras le faire par toi-même; mais appelle à ton secours le Seigneur et il t’exaucera (3).
Observons enfin que les Vaudois ont fait usage, comme les catholiques, de la distinction rejetée par les protestants, entre les péchés mortels et les péchés
véniels (1), mais qu’ils étaient loin d'entendre atténuer par ces termes la gravité d’aucun péché, puisqu’ils disent, dans un sens général : « Le péché annihile l’homme, et le fait déchoir de ce qu’il doit être (2). » Ces termes, du reste, qui remontent très-haut dans les annales de l'Eglise, pouvaient être appuyés sur ce passage de saint Jean : « Toute iniquité est péché, mais il y a tel péché qui ne va point à la mort (3). »
Les Vaudois avaient aussi des maisons de retraite particulières(4). Au nombre des trente-deux propositions
Ces notions exprimées d'une manière si précise viennent encore à l’appui de ce que nous avons dit précédemment. — On trouve une partie de ces détails dans Scultetus, Annale» Evangelii renoua(·, et dans Ruchat, Hü· foire de la réformation en Swiw, tome III.
qui leur étaient imputées, et qui furent affichées sur les portes de la cathédrale d'Embrun, en 1489, se trouvait celle-ci : « Ils nient que le chrétien doive jamais prêter serment. » On ne peut dire cependant qu’ils se soient nulle part prononcés d’une manière aussi absolue à cet égard; mais il est certain qu’ils considéraient comme un fruit de la perfection, que la vérité parvint à n’avoir jamais besoin, sur les lèvres de l’homme, de la garantie d’aucun serment. L’homme parfait, disent-ils, ne devrait pas jurer (1) ; et ces paroles impliquent au contraire la licité du serment, par l’absence même de la perfection, car nul n’est parfait ici-bas.
Leur opposition à l'Eglise romaine était toujours basée sur la Bible; (2)le caractère du chrétien était pour eux dans la vie chrétienne, et la vie chrétienne un don de la grâce de Dieu.
Enfin, les Barbes se rendaient chaque année au sein des divers hameaux de leur paroisse (3) pour entendre chaque personne isolément, dans une confession privée. Mais cette confession n’avait pour but que d’obtenir des conseils salutaires d’expérience chrétienne , et non pas une trompeuse absolution.
(1) Neun perfect non deoria hasar de jurement. Chap. XVI du Farpwr do conoolacion, Genève, Mac. 209, et Dublin, class. C, tab. IV, n. 17.
(2) Dans aucun écrit polémique du temps, on ne trouve an aussi grand nombre de citations bibliques que dans ceux des Vaudois. Plusieurs d'entre les passages qu’ils citent sont aujourd’hui différemment compris; mais nulle part l’autorité de la Bible n’a été plus respectée.
(3) Piebeculam nostram semel singulis annis, quia per diversos vicos ha· bitant, adimus, ipsamque personam in confessione clandestine audimus.
Exposé des usages de l'Eglise vaudoise, fait par ses députée (George Morel et Pierre Masson) aux Réformateurs. (Citation 4e Scultstus , An-nalM Eoangelii rénovait, p. 299.) On peut présumer que les Examen» de quartier, en vigueur aujourd’hui dans l'Eglise vaudoise, sont un reste de cet usage. — Tout pasteur, chaque année, est tenu de se rendre dans les principaux bameaut ou quartiers de 1a paroisse, pour y célébrer un ser-rice religieux particulier; y recevoir des communications et donner des codmü· plus iaümes, selon les ciroonataecfes. A. M.
Tel était, à grands traits, l’état de l’Eglise vaudoise au moyen âge. Dans un poème en langue romane , intitulé la Noble Leyczon, et qui date de la fin du onzième siècle, ou du commencement du douzième, il est dit que les Vaudois étaient déjà persécutés à raison de leurs mœurs et de leurs doctrines : on conçoit cette guerre d’un monde corrompu contre un peuple, dont la sévère pureté condamnait à la fois ses déréglemente et ses superstitions. «Si quelqu’un y est-il dit, ne veut ni médire, ni jurer, ni mentir, ni commettre des injustices et des larcins, ni se livrer à la dissolution, ni se venger de ses ennemis, on l’appelle Vaudois, et on crie : A mort! sur lui (1). »
(1) Voici le texte de ce passage d’après les différentes versions : ............. e nos 0 poen ver
Que si n’i a alcun bon que ame a terne Jeshu Xrist
Que non volha maudire, ni jurar, ni mentir
Ni avoutrar, ni aucir, ni penre de l’autruy,
Ni venjar se de li seo enemis
llh dion qu’es Vaudes e degne de punir.
(Raynouabd, Choix des poesies originales du Troubadourl' t. II, p. 73-103, vers 367372־ du poème.) — Cette version est conforme à celle du manuscrit de Genève, n. 207. Celle du ma a user! t de Cambridge, publiée par Morland, p. 99120־, portait le texte suivant, dans lequel nous avons mis eu regard et en italiques les variantes de la version publiée parLsasK, p. 26-30 ;
............e nos 0 poen veyr
MoilaMd : Que sel a ma alcun bon quel vollia amar Dio e temer Jeshu Xrist Lien : (Que sel se troba alcun bon que vollia omar Dio e Ismer Jeshu Xrist)
Que non vollia maudire °; ni mentir ni jura
Ni avoutrar, ni ni peore de l'autruy
Ni venter se de li lio eoemic
Illi J.CI0n quel e8I?u*J? e degne de PUüî.r· duon י Vaudes uc wwnr.
Le texte de la Noka Lbiook publié par M. Habn (Geschiohle der Waldenser und verwandler Sekten, Stutgard, 1848) est conforme à celui de · Raynouard.
Mais ce n’étaient là sans doute que les résultats individuels et isolés de cette inimitié que l’esprit du mal excite toujours dans le cœur des mondains et des pécheurs impénitents, contre les fruits visibles de la sanctification évangélique.
Les premières mesures d’ensemble, prises par l’autorité séculière, pour détruire les Vaudois, ne paraissent pas devoir remonter au delà de l’année 1209. A cette époque, en effet, l’empereur d’Occident, nommé Othon IV, venait d’être élu à Cologne , et couronné à Aix-la-Chapelle, par une partie de l’Empire. Cette cérémonie avait eu lieu en 1198; mais en 1206, il fut défait par Philippe de Souabe, son compétiteur, et il se retira en Angleterre, auprès du roi Jean, son oncle. Il en revint deux ans après , ayant appris la mort de son rival. Alors, il fut reconnu par la diète de Francfort; et l’année suivante, il se rendit à Rome, pour se faire sacrer empereur, par le pape Innocent III, qui l’avait toujours favorisé contre Philippe.
Dans ce voyage, il passa en Piémont; mais le comte de Savoie, nommé Thomas, qui y régnait alors, avait pris parti contre lui, dans ses différends avec Philippe ; aussi ce dernier lui avait-il donné, en récompense de son attachement, les villes de Quiers, de Testone et de Modon. Othon IV, irrité contre l’ancien partisan de son rival, voulut se venger de lui en l’affaiblissant dans ses propres Etats, et pour cela il donna à l’archevêque de Turin, qui était prince de l'Empire (1), le droit de détruire les Vaudois par les armes. De sorte que cette longue carrière de persécutions qu’ils ont dû parcourir, n’a pas été ouverte par la maison de Savoie, mais par ses ennemis; et lorsque plus tard la maison de Savoie dut entrer elle-même dans ces voies de rigueur et de dépopulation, ce ne fut jamais de son propre mouvement, mais sous des influences étrangères, dont la plus acharnée était celle de la cour de Rome.
(1) Le titre de prince de l'Empire avait été donné en 1160 aux évêques de Turin, de Maurienne et de Tarantaise, par Frédéric 1er dans le but déjà d'affaiblir la maison de Savoie, qui avait abandonné son parti pour suivre la politique du pape, Adrien IV. La papauté a été funeste même à ses défenseurs.
La branche des comtes de Piémont régna cent soixante-seize ans, et les quatre derniers portèrent le titre de princes d’Achaïe. Leur résidence était à Pignerol; et nous ne voyons pas, dit le marquis de Beauregard dans ses Mémoires historiques (t. II, p. 5), que ces princes, qui demeuraient si près des Vaudois, ni que le premiers marquis de Saluces les aient persécutés. On a même cru que quelques-uns des comtes de Luzerne (1), vassaux immédiats de l’empire, et principaux seigneurs de ces vallées, avaient partagé très anciennement leur croyance.
Ainsi l'Eglise primitive s’est conservée dans les Alpes jusqu’à l’époque de la réformation. Les Vaudois sont la chaîne qui relie les églises réformées aux premiers disciples du Sauveur. C’est en vain que le papisme, renégat des vérités évangéliques, a mille fois cherché de la briser; elle a résisté à toutes les secousses : des empires ont croulé, des dynasties sont tombées, mais cette chaîne du témoignage biblique n’a pas été rompue : c’est que sa force ne venait pas des hommes, mais de Dieu.
(1) on a écrit que les armoiries des comtes de Luzerne portaient, comme le sceau des Eglises vaudoises, un flambeau (lucerna) entouré de sept étoiles; c’est une erreur : l’écu de cette famille porte d’argent à trois bandes de gueules. Ce blason est du reste empreint sur le titre des Memorie istoriche de Rorengo, à l'appui de son titre de conti di Luzerna.
SUR LA DESCENDANCE APOSTOLIQUE DES VAUDOIS.
Saint Pierre et saint Jacques , en adressant leurs Épîtres à l'Eglise catholique, nous montrent qu’elle était bien différente du catholicisme. Ils entendaient par Eglise catholique l'ensemble de tous les chrétiens d’alors, et les chrétiens d’alors étaient apostoliques. Or les Vaudois, dans leurs plus anciens ouvrages, écrits en langue romane, à l’époque des sectes schismatiques, aujourd’hui disparues, s'expriment toujours comme étant unis à l'Eglise catholique (1), et con-
damnent ceux qui s’en séparent (1); mais en même temps, les doctrines qu’ils exposent dans ces ouvrages ne sont que celles de l'Eglise catholique primitive, et point du tout celles du catholicisme ultérieur. Les altérations successives qui le constituèrent graduellement, s’établissaient peu à peu partout, et ne parvinrent que fort tard au seuil de leurs vallons écartés.
Lorsqu’elles y furent connues, les Vaudois s’élevèrent avec courage contre cette variété des choses inventées (1), appelant cela une horrible hérésie (2), et les signalant hautement, comme étant cause de ce que l'Eglise romaine s’était départie de la foi primitive (3).
Ils ne donnent plus alors au papisme le nom d'Eglise catholique, mais ils l’appellent Eglise romaine: alors aussi ils s’en séparent ouvertement (4), car ce n’était plus là l'Eglise primitive, telle que la leur avaient léguée leurs pères, mais une Eglise corrompue, se repaissant de vaines superstitions.
(1) Circa la varieta de las cotas emergent. (Msc. vaudois de Dublin, bibl. du collège de la Trinité, clas. C, tab. V, n. 22, fol. 180, et Msc. de Genève, n. 208, fol. 14.)
(2) La horrenda hereticstion. (Ibid )
(3) Ayczo es la cansa del departiment de la Gleyta romans. (Msc. vau-dois de Dublio, class. C, tab. V, n. 25.) C’eet ici la came dec deviation* de l’Eglite romaine. Sur des copies récentes, et dans les ouvrages imprimés depuis la réformation, on trouve ce titre ainsi indiqué : Ayczo et la cama dbl K08TB0 detparlimenl de la Gleyea romana, c’est-à-dire : C’etl ici la caute de noire séparation d'avec l’Eglise romaine, et l’ouvrage, en effet, a pour but de rompre toute solidarité avec elle ; de sorte qu’on peut sans violenter le texte, adopter l’une ou l’autre de ces variantes.
(4) Voici les premières lignes de cet ouvrage, d’après le manuscrit de Dublin, class. C, tab. V, d. 25. (Je dois cette communication à l’obligeance du docte M. Gilly, auteur de tant d’ouvrages remarquables sur les Vaudois, et qui vient de publier, d’après les manuscrits originaux, leur ancienne traduction en langue romane de l'Evangile selon Saint Jean»)
C’est là, disons-nous, une des preuves intrinsèques les plus fortes de la descendance apostolique des Vaudois ; car l'Eglise de Rome était aussi, dans son origine, l'Eglise apostolique, puisqu’elle a été dirigée par saint Paul; et si les Vaudois avaient été séparés d’elle dès le commencement, ils n’auraient pas été apostoliques eux-mêmes ; s’ils s’en étaient séparés plus tard sans avoir eu d’existence propre auparavant, leur existence ne daterait que de cette séparation. Mais au contraire, ils ont existé dès le commencement de la vie commune; cette vie s’est maintenue dans leurs montagnes; ils pouvaient croire qu’elle se maintenait aussi ailleurs, et lorsque ses altérations devinrent si frappantes que le primitif caractère apostolique de l'Eglise de Rome en fut complètement effacé, ils lui refusèrent le nom de catholique , montrant en quoi elle s’était départie de la vraie catholicité.
Dira-t-on que du temps des apôtres il n’y avait pas encore de chrétiens dans les Alpes ? Mais l'Eglise apostolique n’a pas péri avec les apôtres; et dès l’année 290, les vallées vaudoiees ont déjà leurs martyrs, puisque le nom de Saint-Segont, l’un des villages qui s’y trouvent, (entre la vallée de Luzerne et celle de Saint-Martin) vient d’un martyr qui y périt dans ce temps-là (GillY, Valdenses, Valdo and Vigilantius, p 16).
Le rit ambroisien que les Vaudois sont accusés d’avoir conservé, lorsqu’ailleurs il était aboli (voy. Four-nier, Hist.de» Alpe», etc., Msc. de Gap., page 263), ne s'est institué qu’au quatrième siècle; et l’épitre de saint Paul aux Laodicéens, qui n’a eu cours que jusqu’à cette même époque , a plus tard été maintenue par les Vaudois au nombre des livres canoniques (la preuve en est dans le manuscrit très ancien de la Biblioth. publ. de Lyon, n° 6, intitulé : Bible vaudoise (1) ). Or , si ce canon, quoique erroné, n’a eu cours dans l'Eglise que jusqu’au quatrième siècle, et s’il s’est transmis chez les Vaudois jusqu’au treizième, l’origine de cette transmission, et, par conséquent, leur existence comme Eglise doit au moins remonter au quatrième siècle.
(1) Sur vélin, écrit à 2 col. (caractère antérieur au gothique) en langue romane ; locutions encore fort rapprochées du latin ; ne contient que les livres du Nouveau Testament.
Elle doit même remonter plus haut; car, à cette époque, ils eussent retranché cette épître au lieu de la garder. Enfin les Vaudois semblent faire remonter à la même date l’existence suivie des traditions de l'Eglise primitive dent ils étaient dépositaires, en disant dans la Nobla LeYczon : Tous les papes qui ont été depuis Sylvestre (1), (or Sylvestre fut élu en 314).
Les Vaudois ne sont donc pas des schismatiques, mais des héritiers permanents de l'Eglise fondée par les apôtres. Cette Eglise portait alors le nom de catholique, et alors elle était persécutée par les païens. Plus tard, devenue puissante et persécutrice à son tour, elle se dénatura dans le catholicisme, tandis qu’elle se conserva dans les vallées vaudoises, simple, libre et pure, comme au temps de la persécution.
Aussi le nom de Vaudois, dans son acception originaire, ne doit pas désigner une secte particulière, mais seulement les chrétiens des vallées.
Quand ce nom fut devenu un terme de réprobation parmi les papistes, l’ignorance du moyen âge le rendit Le synonyme de celui de sorcier, ou de mécréant; (2) mais les Vaudois, par eux-mêmes, ne se donnaient que le nom de chrétiens, et surtout ils s’attachaient à le mériter.
(1) Ver» 409 du poème.
(2) Voy. Jacques Duclerc, Mémoire», sur la Vaudoiserie d'Arras (Minute. 'ϊ^θ de Fane. bibl. de !*Abbaye de Saint-Waast, à Arras, coté G.) Jeanne d’Arc elle-même a été condamnée comme vaudoise (Voy. Mézeray, Michelet . etc.)
Ce qui fait donc que les Vaudois, malgré leur petit nombre sont demeurés les représentante de l'Eglise universelle, les précurseurs et non les disciples de la réformation, c’est la parole de Dieu, c’est l’Evangile de Christ. Ils ont pu ne pas le comprendre toujours comme les Réformateurs, ils ont pu partager quelques-unes des formes religieuses de l'Eglise romaine ; ils ont pu même admettre des formules dogmatiques que nous n’admettons pas aujourd’hui (la distinction par exemple entre les péchés mortels et les péchés véniels) : ce n’est pas leur infaillibilité que nous voulons défendre; mais ce qui a fait leur force, leur intégrité, leur permanence évangélique , en un mot, leur individualité comme Eglise , et comme Eglise catholique devant la Bible , en même temps que comme Eglise protestante devant le catholicisme :
C’est l’autorité absolue de la parole de Dieu, c’est le salut par Jésus-Christ.
Leur histoire n’est qu’un fragment de la grande histoire des martyrs; leur existence ressort de siècle en siècle avec plus d’éclat du sein même des malheurs qui les ont frappés. Leur importance, toute religieuse, ne réclame pour eux aucune place dans les fastes politiques des nations; mais telle qu’elle est, la place de ce petit peuple est assez belle dans les fastes de la pensée humaine, pour que l’on puisse parcourir avec intérêt la route lente et agitée qu’il a suivi jusqu’ici.
Son existence exeptionnelle sous une législation oppressive ou violente est maintenant terminée. L’histoire de son passé est close depuis peu; mais si l'ère du peuple martyr a été fermée par les mains de la liberté moderne, une nouvelle carrière s’ouvre au progrès et à l’avenir des Vaudois. Puisse le véritable esprit du christianisme, les y accompagner toujours!
PREMIÈRE PERSÉCUTION.
(De 1300 à 1500).
Souces. Léger, Gilles, Perrin. Mémoires d'Albert Cattanée, renfermé· dans les preuves de l'Hist. de Charles VIII, par CoBavaor. Pari* 1684, io-fol., p. 277 A 300. De vita Emmanueli» Phüiberti... At»ÿ. Taur. 1596, in-fol., Mémoire» pour tervir à l’hût. du Dauphine... Pari■ 1711, in-fol., (par Valbonays.) Cbobibb, ek.
Au commencement du quatorzième siècle (vers 1308 à peu près), les inquisiteurs s’étant rendus dans la vallée d’Angrogne, où se tenaient déjà des synodes de cinq cents délégués ( 1 ) furent repoussés à main armée par les Vaudois (2). On dit même que le prieur catholique du lieu perdit la vie dans cette collision (3)
Nous avons peu de détails sur ces événements dont la portée ne parait pas s’être fort étendue.
(1) Frequente! congregation«l' per modum cap i tu H... in quibu» ali* qaindo quingenti valdenae! fuerunt congregiti. Bref de Jean XXII, du 23 juillet 1332.
(2) Manu insurrexerunt ami la. Id.
(3) Locoûit.
Ce fut une étrangère, la sœur de Louis XI, qui se signala la première dans la voie des persécutions sanglantes dirigées contre les Vaudois, comme pour faire à la fois leur gloire et leur martyre.
Elle se nommait Yolande, et avait épousé Amédée IX, l’un des ducs de Savoie les plus doux et les plus charitables qui aient honoré sa dynastie. Devenue veuve en 1472, et nommée régente de ses Etats, elle fut appelée Violante, soit par une altération d’orthographe introduite dans les actes du temps, soit par allusion à son caractère cruel et vindicatif.
Le 23 janvier 1476, en effet, sans élever aucun grief contre les Vaudois, sans leur adresser le moindre reproche, sans alléguer d’autre motif à ses rigueurs que leur croyance, elle ordonna aux seigneurs de Pignerol et de Cavour de les ramener, à tout prix, au giron de l'Eglise romaine : les Vaudois demandèrent qu’on ramenât cette Eglise elle-même à l’Evangile. La duchesse convoqua ses grands vassaux pour aviser aux moyens de réduire au silence ces hardis protestants, s’il est permis d'employer ce terme un siècle avant la réforme. Mais elle n’eut pas le temps de donner suite à ses projets, car bientôt après, elle fut enlevée par ordre du duc de Bourgogne, qui était en guerre avec Louis XI, auquel il craignait qu’elle ne portât secours.
Les Vaudois cependant avaient refusé d’abjurer leur évangélique hérésie ; et le second fils de Yolande, Charles Ier, étant monté sur le trône, donna des ordres pour qu’il fût fait une enquête sur cette résistance (1485). Le résultat de cette enquête, qui mettait à nu pour la première fois, d’une manière officielle, la profonde dissidence qui s’était établie par le laps des temps entre les Vaudois, toujours fidèles au culte primitif, et l’Eglise romaine de plus en plus dégénérée, fut déféré au saint-siège en 1486.
L’année d’après, Innocent VIII fulmina contre eux une bulle d’extermination par laquelle il enjoignait à toutes les puissances temporelles de s’armer pour les détruire. Il invitait tous les catholiques à se croiser contre eux, « absolvant d’avance de toute peine ecclésiastique, tant générale que particulière, ceux qui se croiseraient ; les déliant des vœux qu’ils auraient formés; légitimant les biens qu’ils auraient mal acquis, et promettant enfin la rémission de tous leurs péchés à ceux qui mettraient à mort quelqu’un des hérétiques. Il annulait en outre tous les contrats souscrits en faveur des Vaudois, ordonnant à leurs domestiques de les abandonner, défendant à toute personne de leur porter secours, et autorisant chacun à s’emparer de leurs biens (1). »
Aussitôt plusieurs milliers de volontaires, d’ambitieux, de vagabonds, de fanatiques, de gens sans aveu, de coureurs d'aventures, de pillards de tout genre, de voleurs et d’assassins sans pitié, se réunirent de tous les points de l'Italie pour exécuter les volontés du prétendu successeur de saint Pierre.
Cette horde de déprédateurs et de brigands, digne armée d’un pontife sans mœurs (2), marchait sur les vallées à la suite de dix-huit mille hommes de troupes réglées, fournies en commua par le roi de France et par le souverain du Piémont.
De quels attentats, extraordinaires avait-on donc pu charger les malheureux Vaudois, aux yeux de ce pontife? Lui-même ne les accuse d’aucun crime; il reconnaît au contraire , dans sa bulle exterminatrice, que leur principal moyen de séduction est une grande apparence de sainteté. Vouloir massacrer des chrétiens, parce que leur bonne conduite leur attire l’estime et les sympathies de leurs alentours ! cette pensée ne pouvait naître qu’au sein de ce pouvoir orgueilleux et impitoyable, qu’eux-mêmes osaient déjà appeler l’Antéchrist. Mais comment une aussi faible peuplade résistera-t-elle à des forces aussi formidables que celles qui vont l’assaillir? Dès le début de leur histoire, les Vaudois semblent devoir être écrasés, anéantis pour jamais! Oui : si la main de Dieu ne s’était pas chargée de leur défense. C’est lui qui souffla un esprit de vertige dans les rangs de leurs ennemis, et un esprit de courage au cœur de ses enfants.
(1) On peut voir cette bulle danj Leger, t. II, ch. I, p. 8-20.
(2) Innocent VIII était père de huit enfant· ;.de là ce distique de l’époque :·
..... Oclo nocent genuil tolidemque puellas;
Hune merilo poterit ditere Raina patrem.
Le légat du pape, chargé de veiller à l’exécution de ces ordres sanguinaires, était un archidiacre de Crémone, nommé Albert Cattanée, et vulgairement, de Capïtaneis. Il s’établit à Pignerol, dans le couvent de Saint-Laurent, et envoya des moines prêcheurs pour essayer de convertir les Vaudois avant de les attaquer par les armes. Ces missionnaires n’eurent aucun succès. Alors il s’avança lui-même dans les vallées. Les habitants lui déléguèrent deux députés (1) qui lui parlèrent ainsi : « Ne nous condamnez pas sans nous entendre, car nous sommes des chrétiens et des sujets fidèles: et nos Barbes sont prêts à prouver, soit en public soit en particulier , que nos doctrines sont conformes à la parole de Dieu, ce qui les rend plutôt dignes d’éloges que de blâme. Il est vrai que nous n’avons pas voulu suivre les transgresseurs de la loi évangélique, qui ont brisé depuis si longtemps avec la tradition des apôtres; nous n’avons pas voulu nous conformer à leurs préceptes corrompus, ni reconnaître d’autre autorité que celle de la Bible ; mais nous trouvons notre bonheur dans une vie simple et pure, par laquelle seule s’enracine et grandit la foi chrétienne. Nous méprisons l’amour des richesses et la soif de dominer, dont nous voyons nos persécuteurs dévorés. Notre espérance en Dieu est du reste plus grande que notre désir de plaire aux hommes. Prenez garde de ne pas attirer sur vous-mêmes sa colère en nous persécutant, et sachez que si Dieu le veut toutes les forces que vous avez réunies contre nous ne pourront rien. »
(1) Ces députés se nommaient Jean Campe et Jean Desidère. Les détails suivants sort tirés des mémoires d’Albert Cattanée, conservés dans les preuves de l'histoire de Charles VIII.
Cette sainte assurance ne fut pas trompée ; Dieu le voulut, et cette armée d’envahisseurs s’évanouit autour des montagnes vaudoises, comme des eaux de pluie dans le sable des déserts.
Les habitants s’étaient concentrés sur les points les plus inaccessibles; l’ennemi, au contraire, s’étendait dans la plaine, et soit par incapacité stratégique, soit par l’orgueilleux désir d’étaler un grand déploiement de forces militaires, Cattanée voulut les attaquer sur tous les points à la fois; de sorte que, depuis le village des Biolets, situé dans le marquisat de Saluces, jusques à celui de Sezanne , qui faisait partie du Dauphiné, ses lignes, sans profondeur, tenaient tout le pays. Il voulut étouffer d’un seul coup l’hydre de l’hérésie. D’un seul coup aussi sa force fut brisée, car ses lignes affaiblies furent partout rompues, ses bataillons repoussés dans une fuite précipitée, et assaillis sur leurs derrières par ceux qu’ils venaient assaillir.
On ne combattait qu’avec des piques, des épées et des flèches. Les Vaudois s’étaient fait à la hâte de grands boucliers, et même des cuirasses, avec des peaux de bêtes, recouvertes d’épaisses écorces de châtaigniers, dans lesquelles les traits ennemis s’arrêtaient sans leur faire de mal. Ces traits, ralentis par la distance et tirés de bas en haut, pénétraient dans ces écorces d’arbre sans avoir la force de les traverser; les Vaudois, au contraire, pleins d’adresse et de vigueur, surtout pleins de confiance en Dieu, et mieux postés pour se défendre, tiraient de haut en bas avec un avantage victorieux. Il y eut cependant un poste où, malgré l’énergie de leur défense, l’ennemi parut près de forcer le passage. C'était le point central de cette grande ligne d’opérations, sur les hauteurs de Saint-Jean, aboutissantes aux montagnes d’Angrogne, à un endroit nommé Rochemanant.
Les croisés avaient envahi les costières par le bas, et montaient de gradins en gradins, en resserrant leurs rangs autour de ce boulevard naturel, derrière lequel les Vaudois avaient abrité leurs familles. Voyant plier leurs défenseurs, ces familles éplorées se jettent à genoux, et les femmes, les enfants, les vieillards, s’écrient tous ensemble avec ferveur : 0 Dio aijutaci! O Seigneur, aide-les! 0 mon Dieu ! sauvez-nous. Tel était le seul cri, le cri de leur prière, qui de ces cœurs brisés s’échappa vers le ciel. Mais les ennemis s’en raillaient, et voyant cette troupe à genoux, ils précipitèrent leur marche. « Les miens, les miens vont vous faire réponse! » s’écrie un de leurs chefs, surnommé le Noir de Mondovi, à cause de son teint basané; et aussitôt, joignant la jactance à l’insulte, il lève la visière de son casque pour montrer qu’il ne craignait pas de braver ces pauvres gens qu’il insultait; au même instant une flèche acérée , décochée par un jeune homme d’Angrogne, nommé Pierre Revel, vint frapper ce nouveau Goliath, avec tant de violence, qu’elle pénétra dans le crâne, entre les deux yeux, et le renversa mort. Sa troupe, frappée d’épouvante, recule en désordre; une terreur panique s’en empare ; les Vaudois saisissent ce moment, font une sortie impétueuse, les renversent devant eux, s’élancent à leur poursuite et les balayent jusque dans la plaine, où ils les laissent vaincus et dispersés.
Puis ils remontent auprès de leurs familles si miraculeusement délivrées, se jettent à genoux à leur tour, et rendent grâces tous ensemble au Dieu des armées, de la victoire qu’ils viennent de remporter.
" 0 Dieu de mon salut, Dieu de ma délivrance ! » eussent-ils pu chanter alors si ce beau cantique eût été connu. Mais ils en avaient dans le cœur toutes les inspirations. C’est la confiance en Dieu qui fait la force des hommes ; l’humble Israël des Alpes était alors invincible, comme le peuple de Moïse sous l’épée de Josué.
Une nouvelle expédition fût tentée le lendemain pour s’emparer du poste redoutable, où la force victorieuse d’en haut semblait siéger avec ces héroïques montagnards. Les ennemis prirent une route différente ; ils suivirent le bas de la vallée d’Angrogne pour pénétrer jusques au Pra-du-Tour, d’où remontant par la Vachère, ils auraient été maîtres de tout le pays. Mais un brouillard chargé d’obscurité et de périls, tel qu’il en surgit quelquefois inopinément dans les Alpes, vint s’abattre sur eux, précisément lorsqu’ils s’étaient déjà engagés dans les sentiers les plus dangereux et les plus difficiles. Ignorant la disposition des lieux, marchant avec défiance, incertains de la route qu’ils devaient tenir, et ne pouvant s’avancer qu’isolément sur ces rochers bordés de précipices, ils plièrent à la première attaque des Vaudois ; et comme ils ne pouvaient se ranger en bataille, ils furent aisément défaits.
Les premiers qui sont repoussés reculent avec précipitation, ils renversent ceux qui les suivent; le trouble se propage, le désordre se met partout; la retraite devint une fuite, la fuite une catastrophe, car ceux qui rétrogradaient, glissent sur ces rochers humides, dont les brouillards leur dérobaient le bord. Les autres, croyant trouver dans ces sinuosités une issue libératrice, se précipitent à leur tour dans les abîmes où les premiers se sont déjà engloutis.
Bien peu parvinrent à se sauver ; la plupart s’égarèrent dans les profondeurs des ravins ou sur les crêtes des rochers.
Cette décisive déroute, due à la volonté de Dieu bien plus qu’aux armes des Vaudois, acheva la délivrance de cette vallée, dans laquelle les troupes de Cattanée ne reparurent plus. Le détachement qui venait d’être détruit d’une manière si complète et si inattendue, fut le dernier que les rives de l’Angrogne virent passer avant l’époque de la réformation. Le capitaine qui le commandait 8e nommait Saguet de Planghère, et le gouffre dans lequel il tomba 8e nomme encore aujourd’hui, à quatre siècles de distance, le toumpi de Saguet (gouffre de Saguet).
Sur la montagne de Roderie, dans la vallée de Pra-gela, les Vaudois, dit Cattanée, favorisés par la nature des lieux, mirent en fuite les croisés en faisant rouler sur eux des avalanches de rochers; après quoi ils descendirent, les attaquèrent corps à corps et prolongèrent le combat jusqu’au soir. Quelques-uns cependant furent faits prisonniers et conduite à Mentoules pour y subir toutes les cérémonies d’une vaine abjuration.
Le légat exterminateur se rendit ensuite en Dauphiné, dans la vallée de Vallouise, dont nous allons parler; mais avant de terminer ce chapitre, il convient de dire qu’un batallion ennemi fort de sept cents hommes étant venu de cette vallée dans celle de Saint-Martin, par le col d’Abriès, fut aperçu, en dessus de Pral, se dirigeant vers le village des Pommiers. Les Vaudois allèrent l’y attendre.
Ces soldats, enorgueillis du massacre qu’ils venaient de faire en Dauphiné, entrèrent en désordre dans le hameau, ne songeant qu’au pillage et se croyant vainqueurs. Mais attaqués soudain de toutes parts, ils ne purent se défendre et furent tous massacrés ou mis en fuite. Ceux qui échappèrent aux premiers coups ne tardèrent pas à périr dans ces montagnes inconnues, toutes peuplées de courageux défenseurs. Le porte-enseigne lui seul se cacha dans un ravin où il resta deux jours ; après quoi le froid et la faim l’en firent sortir, et il vint demander asile aux Vaudois qui lui accordèrent tout ce dont il avait besoin , avec ce généreux oubli des offenses reçues, que le Christ inspire à ses fidèles serviteurs.
Ayant repris des forces, il rejoignit les siens, et put leur faire connaître la défaite totale de ses compagnons.
Ainsi fut dissipée cette armée qui était réellement formidable pour un si petit peuple. Mais c’est à lui qu’il était dit : Ne crains rien, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume (Luc XII, 32); et, comme ils le disaient eux-mêmes, si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?
A la suite de ces expéditions sans profit et sans gloire, le duc de Savoie retira ses troupes, congédia le légat, sous prétexte que sa mission était terminée, et envoya un évêque auprès des Vaudois, pour les engager à faire les premières démarches dans le but d’obtenir une paix qui leur était assurée.
L’entrevue de cet envoyé avec les chrétiens évangéliques des Alpes, eut lieu au hameau de Prasuyt, situé sur la limite des communes d’Angrogne et de Saint-Jean. Il fut décidé que les Vaudois enverraient un représentant de chacune de leurs Eglises auprès de leur prince, qui se rendrait pour cela à Pignerol. C’est pendant les conférences qui s’y tinrent que ce prince demanda à voir quelques-uns de leurs enfants, pour s’assurer par lui-même s’il était vrai qu’ils naquissent avec la gorge noire, des dents velues et des pieds de bouc, ainsi que les catholiques le prétendaient.
Est-il possible! s’écria-t-il, lorsqu’il en eut plusieurs sous les yeux, que ce soient là des enfants d’hérétiques? Quelles charmantes créatures! ce sont bien les plus beaux enfants que j’aie jamais vus.
Ainsi tombait une prévention ridicule, mais qui devait être puissante dans une époque assez peu éclairée pour lui donner accès, au point qu’un prince même osât la partager.
La superstition qui obscurcit le sens moral et religieux, jette également ses ténèbres sur toutes les autres parties de l'intelligence humaine; comme aussi les lumières de l’Evangile, en illuminant l’âme qui s’y est ouverte, élèvent, agrandissent, purifient au contraire toutes les forces de l’esprit. Les Vaudois eux-mêmes en sont une preuve, car ils étaient placés, depuis trois siècles, à la tête de la littérature moderne, ayant été les premiers qui aient écrit en langue vulgaire. C’était alors la langue romane dont les monuments primitifs sont tous dus aux Vaudois, et c’est de cette langue que se sont formés le français et l’italien. Les poèmes religieux des Vaudois demeurent encore les compositions les plus parfaites qui aient été écrites à cette époque; ce sont aussi celles où les rayons de l’Evangile brillent avec le plus d’éclat.
Aussi l’ombre colossale de l’empire romain à son couchant, et celle du pontificat non moins redoutable, dont l’ambition succédait à la sienne, couvraient encore l’Italie, lorsque déjà les sommets des Alpes s’éclairaient d’une aurore nouvelle, que la réformation devait plus tard étendre sur le monde entier. Ce n’est donc pas parce que les Vaudois ont été les précurseurs de la réformation qu’on les rattache à l'Eglise primitive, mais parce qu’ils étaient des chrétiens primitifs, qu’ils ont tracé la voie à la réformation.
Toutes les âmes sont appelées à l’avenir évangélique que nous révèle leur
passé, mais aucune n’aura de plus rudes épreuves à traverser que celles de ces
peuples martyrs, dont la gloire, comme celle du Christ, ressort de la
souffrance, des outrages et de l'abaissement.
HISTOIRE DES VAUDOIS DU VAL-LOUISE
DEPUIS LEUR ORIGINE JUSQU'A LEUR EXTINCTION.
(De 1300 à 1500.)
Sources et Autorités. Gilles. Perrin. — Lettres sur la Vallouise, par le P. Rossignol. Turin, 1804, in-80. — Mémoires de Cattanéè, dam Gode-froy. Hist. de Ch. VIII. — Recueil des octet, pièces et procédure» cancer-nant 1'emphitéose perpétuelle det dîmes du Briançonnais... etc., in-24,1754. — Les Transactions d’Imbert, dauphin du Viennois, prince du Briançon-nais, et marquis de Sezane... etc, in-fol.. 1645. — Chorier, Hist. gén. du Dauphiné, in-fol. — Thuanui, H is tor. sui temporis... (lib. XXVII.) Mé-moires pour servir à l’Hist. du Dauph. (Paris, 1711.) in-fol. (Valbonays.) — MSC. Hist. gén. des Alpes... et partie, d’ Embrun leur métropolitaine, in-fol., trad, par Juvénis. Gap., Bibl. du pet. sém. (L’orig. à Paris, une copie à Lyon.) — Inventaire des archives de la Cour des comptes, à Gre-noble. 34 vol. in-fol. ( Reg. du Briançonnais et de l’Embrunois.) — Ay-mari Rivallii, de Allobrogibus. in-40· Bibl. nat. Paris, no 6014. — De Epis-copie Ebredunensibus. Bibl. Lyon, carton 119. Collectanea hist., fol. 900. — Voir aussi le M S C. 735 dans la même bibl., ainsi que Gallia Chris-liana, t. III, p. 1052 à 1100, et aux preuves, p. 177. — Pièces concernant l'archevêché d’Embrun. Bibl. Paris, vol. 517, 518, du fonds Fontanieu, et fonds Gaignières, portefeuilles A, 134, 154. — Mémoires sur l’Egl. métrop. d’Embrun. Bibl. Grenoble, do 439. MSC. in-40. — Mémoires sur le Dauphiné. Bibl. Valence. MSC. nos 162 et 2125, in-fol.
Ces chrétiens primitifs, qui ont reçu le nom de Vaudois, n’habitaient pas seulement dans les vallées du Piémont, mais aussi dans celles de la France. Que leur importaient les frontières de ces deux Etats? Leur seul désir était de vivre tranquilles et rapprochés les uns des autres.
On les retrouve dans les profondes retraites du Briançonnais, depuis un tempe immémorial, ainsi que dans les Alpes d’Italie.
Les vallées qu’ils paraissent avoir habitées le plus anciennement sont, du côté de la France, celles de Freyssinières, de Vallouise et de Barcelonnette; du côté du Piémont, celles du Pô, de Luzerne et d’Angrogne, ainsi que celles de Pragela et de Saint-Martin.
Vallouise est une gorge profonde et froide, qui descend du mont Pelvoux jusque dans le bassin de la Du-rance. Elle était appelée autrefois Val-Gyron (1), du nom du Gyr, torrent qui la traverse. Plus tard on la nomma Val-Pute, en latin Vallis Putœa, à cause du grand nombre de hauteurs ou de puyts dont elle est remplie ( comme l’atteste le nom de ses villages : Puy-Saint-Vincent, Puy-Saint-Eusèbe et Puy-Saint-Martin); et dans le patois du pays, on appelle encore puya une montée. Quant au nom de Val-Louise, il lui fut donné, dit-on, par Louis XII, le père du peuple, en souvenir des bienfaits dont il avait jugé dignes ses habitants(1b).
(1) Elle est désignée ainsi Vallis Gyrontona dans une bulle d'Urbain II, rendue en 1096,
(1b) Ce nom se trouve cependant déjà en usage sous Louis XI, comme on le voit par ses lettres datées d’Arras, 18 mai 1478.
Ils commencèrent d’être persécutés de 1238 à 1243 (2); puis, cent ans plus tard, en 1335, nous trouvons dans les comptes courants du baillif d’Embrun ce singulier article: Item, pour persécuter les Vaudois, huit sols et trente deniers d’or (3); comme si les persécutions étaient alors devenues contre ces chrétiens des Alpes une partie régulière du service public, une tâche permanente et toujours poursuivie. Hélas ! elles n’étaient que l’expression de la haine continuelle et croissante, que le papisme, fondé sur la tyrannie, a toujours ressentie contre l’Evangile, source de toutes les libertés.
(2) Chorier, L. XII, ch. V.
(3) Raynaldi annales, n. 69.
Un des frères vaudois de la vallée de Luzerne (4) avait acheté, depuis plus de cinq cents ans, du dauphin Jean II, une belle maison en Vallouise, dont il avait fait cadeau aux frères de ce pays, pour qu’ils y pussent tenir dignement leurs assemblées religieuses; mais l’archevêque d’Embrun la fît détruire en 1348, en excommuniant d’avance quiconque tenterait de la rebâtir; et douze malheureux Vaudois qui furent saisis à cette occasion, durent subir toutes les tortures de la superstition et de la cruauté. Conduits à Embrun, en face de la cathédrale, au milieu d’un grand concours de peuple, entourés de moines fanatiques, revêtus d’une robe jaune, sur laquelle étaient peintes en rouge des flammes symboliques de celles de l’enfer, auxquelles on les croyait voués; on prononça anathème sur eux, on leur rasa la tête, on leur mit les pieds nus, on leur passa une corde autour du cou; puis, au bruit des cloches qui sonnaient des glas funèbres, le clergé catholique entonna un chant d’exécration et de mort. Les pauvres captifs furent alors menés, les uns après les autres, sur un bûcher, entouré de bourreaux. O saintes âmes, non captives mais affranchies, vous que l’esprit du Seigneur remplissait d’un courage si puissant et si doux, ces images de flammes dont vos tuniques étaient couvertes n’étaient que le symbole de celles qui allaient vous dévorer ! Ah ! du sein de la mort, c’est dans la bienheureuse sérénité du ciel promis aux serviteurs fidèles, et non dans les tourments promis aux esclaves du mal, que vous êtes passées, sur les ailes de votre foi et des prières de vos amis !
(4) Il se nommait Chabert. Voy. Inventaires des Archives de la Cour des comptes à Grenoble, vol. du Briançonnais.
Le feu fut mis au bûcher des martyrs; car s’ils avaient vécu comme les chrétiens primitifs, ils savaient aussi mourir comme eux. Les bourreaux les étranglèrent à la hâte; leur corps revint à la cendre d’où il avait été tiré, et leur esprit remonta au Dieu d’où il était venu.
Ah! lorsqu’une Eglise est persécutée, c’est un signe qu’elle est vivante ; alors ses progrès dans la sanctification, froissent, inquiètent, irritent et arment contre elle les passions égoïstes des méchants. Les Inquisiteurs firent même déterrer de leur tombe les cadavres de ceux qui leur avaient été signalés comme étant morts sans avoir reçu les secours de l'Eglise parce que le Rédempteur leur suffisait ; et ces cadavres exhumés, après avoir été maudits dans leur mémoire, furent jetés aux flammes. On dispersa leur cendre aux quatre vents; et comme le fanatisme s’est toujours uni, dans l'Eglise romaine, aux passions les plus sordidement intéressées, on confisqua tous les biens qu’ils avaient laissés à leurs héritiers ; de sorte que les aliénations mêmes qui avaient eu lieu depuis leur décès, au préjudice du fisc archiépiscopal, furent déclarées nulles. On conçoit quels troubles, quels désordres, quelles désolations de pareilles animosités devaient jeter dans les familles ; mais leurs biens les plus chers n’étaient pas ceux qu’on leur enlevait ainsi; et si l’amour des richesses amène au crime, celui des trésors du ciel amène à la sainteté. Tout ce qu’on put faire néanmoins pour ébranler les âmes simples et courageuses fut tenté dans cette occasion. A ces cérémonies sacrilèges des tombes violées, des cercueils brisés et de leurs dépouilles brûlées publiquement, tout le peuple avait été convoqué au nom de la redoutable Eglise qui poursuivait ainsi ses victimes jusque dans la mort; et pour frapper plus fortement les esprits par cet appareil de terreur, toutes les personnes présentes furent adjurées avec imprécations d’avoir en horreur les doctrines pour lesquelles ces cadavres étaient privés du repos de la tombe ; mais elles demeurèrent fidèles à leur foi en face des ossements dispersés de leurs pères. Cette fidélité devait bientôt être mise à de plus rudes épreuves.
Un jeune Inquisiteur nommé François Borelli, obtint du pape Grégoire XI des lettres pressantes adressées au roi de France, au comte de Savoie et au gouverneur du Dauphiné, pour que toutes ces puissances réunissent leurs forces dans le but d’extirper des Alpes cette hérésie invétérée. Mais elle fut plus forte encore que les rois, car c'était la parole de Dieu, l’Evangile des premiers temps, l'éternité parlée. L’inquisiteur de la foi se chargea de conduire les armes temporelles qui lui étaient confiées, et les persécutions dirigées par Borelli ne laissèrent pas un recoin de village sans l’atteindre de leur réseau. Comme la robe fabuleuse du Centaure, qui dévorait le corps sur lequel elle était jetée, il saisit des familles entières, des populations en masse, des révoltés partout, et les prisons ne furent bientôt plus assez spacieuses dans ces vastes provinces pour suffire à la multitude des prisonniers.
On construisit pour eux de nouveaux cachots, mais avec une telle hâte qu’ils étaient dépourvus de toute autre chose que de ce qu’il fallait pour faire souffrir les captifs.
La vallée de la Durance, avec ses ramifications du Queyras, de Freyssinières et de Vallouise, fut surtout épouvantablement décimée. On eût dit que la peste y avait passé : ce n’étaient que les inquisiteurs !
Borelli commença par faire citer devant lui tous les habitants de ces vallées. Ils ne comparurent pas, et il les condamna pour n’avoir pas comparu. Dès lors, toujours exposés à être surpris par ses sicaires, ils Bouffiraient doublement de leurs propres périls et des angoisses de leurs familles.
L’un était saisi en voyage, l’autre au champ, l’autre dans sa demeure. Nul ne savait, en embrassant son père au culte du matin, s’il le reverrait à la prière du soir; et le père qui envoyait ses enfants à la moisson ne pouvait s’assurer qu’ils mangeraient du pain qu’ils allaient récolter.
Qu’on se figure les douloureuses anxiétés qui remplaçaient alors, sous le toit domestique, la paix des anciens temps ! Pendant quinze ans entiers celle œuvre de dépopulation, d’angoisse et de sang, se poursuivit dans ces montagnes au nom de la foi catholique. Le souffle de mort qui faisait tomber tant de têtes, qui déchirait tant de familles, qui désolait tant de cœurs, c’était celui du Vatican. Sommité redoutable, qui n’a gardé de l'Olympe que ses faux dieux, du Sinaï que ses foudres et du Calvaire que le sang.
Enfin le 22 mai 1393, toutes les Eglises d’Embrun se pavoisèrent comme pour une grande solennité ; l'Eglise romaine était en fête : c’est que le sang allait couler. Les images païennes qui chargent ses autels de leur insensibilité dorée, rappellent ces idoles au pied desquelles on immolait des victimes humaines. Tout le clergé, couvert de ses ornements de théâtre, se groupe dans le chœur. Une double haie de soldats contient le peuple dans la nef et environne une troupe de prisonniers. Quels sont-ils? — Des soldats de Christ qui vont combattre pour la foi.—Leur crime ? — Cette foi elle-même.—Combien sont-ils? — Ecoutez ! on va lire leurs noms et prononcer la sentence. — Quelle est-elle ? — La même pour tous : condamnés à être brûlés vils. — La liste est lue ; quatre-vingts personnes des vallées de Freyssinières et d’Argentière sont déjà dévouées au bûcher. Mais nul habitant de Vallouise n’a encore été désigné; cette paisible retraite ouverte dans les rochers comme un nid de colombes, serait-elle épargnée? Non, le papisme n'oublie pas; son souvenir fut le supplice; avec lai, il faut être brûlé vif sur la terre, si on lui résiste, ou aller eu enfer si on veut le servir.
Les Vaudois ont préféré lui résister; et une nouvelle série de cent cinquante noms, qui tous appartiennent à Vallouise, se fait entendre sous les voûtes de cette église qui n’est plus la maison de Dieu, mais plutôt un antre d'infamie, une caverne de bourreaux ; et après chaque nom retentit, comme un glas funèbre, cette formule fatale qui les couronne tous condamné à être brûlé vif! C’était la moitié de la population de cette malheureuse vallée; et dans ces listes si exécrables pour nous, mais si naturelles pour l'Eglise romaine, on voit figurer quelquefois, les uns après les autres, tous les membres de la même famille. Horreur ! deux cent trente victimes, furent au nom du Dieu de l’Evangile, dévouées à la fois au bûcher; et pourquoi? Pour avoir été fidèles à l’Evangile.
Mais le secret de ces nombreuses condamnations est plus honteux encore que leur cruauté elle-même : on confisquait au profit de l’évêque et des inquisiteurs les biens des condamnés. Les dépouilles de ces pauvres gens allaient servir à la ripaille du clergé.
Ah ! sans doute, l’unité de foi dut faire alors de grands progrès dans ce triste pays; la solitude dans les déserts, voilà ce que virent pendant longtemps ces montagnes dépeuplées, que les inquisiteurs disaient avoir réduites à la paix de l'Eglise, c’est-à-dire au silence de la tombe. — Mais tout se lasse ici-bas, même le fanatisme; comme les loups abandonnent un charnier épuisé, l’inquisition se retira de ces vallées appauvries.
La France était alors sous le poids de ses guerres arec les Anglais; le Dauphiné était une des dernières provinces qui restaient au faible Charles VII. Il fallut qu’une jeune fille, Jeanne d’Arc, vint lui rouvrir les portes de Reims, et le chemin de la victoire.
Pendant ce temps, les Eglises vaudoises se relevèrent peu à peu; comme les fleurs de leurs rochers fortifiées par les orages, leur énergie grandit au milieu des dangers; et de même que les vents portent au loin les parfums de la fleur, le souffle de la persécution propageait leur foi évangélique : aussi l’influence de ces Eglises s’accrut-elle en raison de leurs malheurs.
L’animosité orgueilleuse et brutale du paganisme papiste s’accrut pareillement. C’est ainsi que l’on arriva à la fin du quinzième siècle, à cette époque où Innocent VIII ouvrit contre les Vaudois une croisade d’extermination, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent.
C’était au mois de juin 1488; le légat du pape, Albert Cattanée, ayant inutilement essayé de subjuguer les vallées du Piémont, venait de passer en France par le mont Genèvre, où il fit étrangler dix-huit de ces pauvres gens qu’il avait faits prisonniers. Il descendit à Briançon, ville qu’on lui avait signalée comme étant alors fort infestée d’hérésie; de là il marcha vers Freyssinières, dont les habitants peu nombreux et mal armés se retirèrent sur le rocher qui domine l’église ; mais des troupes l'environnèrent et ils furent faits prisonniers.
Ce succès donnant du courage, ou plutôt de la férocité à ses soldats fanatiques, ils envahirent à grands cris la gorge profonde de Vallouise. Les Vaudois effrayés, sentant qu’ils ne pourraient résister à des forces vingt fois supérieures, abandonnent leurs misérables habitations, déposent à la hâte, sur des montures rustiques, les vieillards et les enfants, chassent leurs troupeaux devant eux, se chargent de provisions et d’ustensiles domestiques, disent un dernier adieu à leur foyer natal, et se retirent en priant Dieu et en chantant des cantiques, sur les lianes escarpés du mont Pelvoux. Ce géant des Alpes, que l’on a nommé le Visol du Briançonnais, s’élève à plus de six mille pieds au-dessus de leur vallée. Vers le tiers de cette hauteur s’ouvre dans la montagne une immense caverne , nommée Aigue-Fraide, ou Ailfrède, à cause des sources d’eau vive, alimentées par les neiges, qui en découlent perpétuellement. Une espèce de plate-forme, à laquelle on ne peut monter que par des précipices affreux, s’étend à l’ouverture de la caverne, dont la voûte majestueuse se rétrécit bientôt en un couloir étroit, pour s’agrandir ensuite en une salle immense et irrégulière. Tel est l’asile que les Vaudois avaient choisi. Ils placèrent dans le fond de la grotte les femmes, les enfants et les vieillards ; les troupeaux furent relégués dans les enfoncements latéraux du rocher, et les hommes valides se tinrent à l’entrée; après quoi ils murèrent l’issue qui les y avaient conduits, remplirent de roches le sentier qui y aboutissait, et s’abandonnèrent à la garde de Dieu. Cattanée dit qu’ils avaient apporté avec eux assez de vivres pour pouvoir subsister, eux et leurs familles, pendant plus de deux ans. Toutes leurs précautions étaient prises, leurs retranchements ne pouvaient être forcés : qu’avaient-ils donc à craindre?
Ils avaient à craindre l’assurance même que leur donnaient ces précautions humaines. Se reposant avec sécurité sur ces moyens de défense dus à leurs propres forces, ils oublièrent trop que la foi seule transporte les montagnes, et délivre des plus grands dangers.
Cattanée avait avec lui un chef de troupes hardi et expérimenté qui se nommait La Palud. Ce capitaine ayant reconnu l'impossibilité de forcer l’entrée de la grotte, du côté par lequel les Vaudois y étaient arrivés, à cause des retranchements qu’ils y avaient établis, redescendit dans la vallée, se procura toutes les cordes qu’il put trouver, et remonta sur le Pelvoux, en promettant une victoire signalée à ses soldats. Ceux-ci tournèrent les rochers, gravirent sur les hauteurs et, attachant les cordes au-dessus de l’ouverture de la caverne, se laissèrent glisser tout armés, en face des Vaudois. Si ces derniers avaient mis plus de confiance en la protection de Dieu qu’en celle de leurs retranchements, la frayeur ne les eût pas saisis lorsqu’ils les eurent vus inutiles. Rien n’était plus simple et plus naturel que de couper Les cordes par lesquelles ils voyaient descendre leurs ennemis; ou de les tuer à mesure qu’ils arrivaient à portée de leurs armes ; ou de les précipiter dans les abîmes par lesquels la plate-forme était bordée, avant qu’ils eussent eu le temps de prendre l’offensive. Mais une terreur panique s’empara des malheureux Vaudois, et dans leur égarement ils se précipitèrent eux-mêmes dans les rochers. La Palud fit un carnage affreux de ceux qui essayaient de lui résister, et n'osant s’engager dans les profondeurs de l’antre dont il voyait sortir ces hommes effarés, il entassa à l’entrée tout le bois que l’on put trouver; les croisés y mirent le feu, et tous ceux qui cherchaient à sortir furent consumés par les flammes ou passés au fil de l’épée. Lorsque le feu fut éteint, on trouva, dit Chorier, sous les voûtes de cette grotte, quatre cents petits enfants étouffés dans leurs berceaux ou entre les bras de leurs mères. Il périt, dit-il encore, dans cette circonstance plus de trois mille Vaudois. C’était toute la population de Vallouise. Cattanée distribua les biens de ces malheureux aux vagabonds qui l’avaient accompagné ; et jamais depuis lors l'Eglise vaudoise ne s’est relevée dans ces vallons ensanglantés.
Ainsi, les mêmes hommes que la prière rendait vainqueurs dans les moments les plus critiques, furent anéantis, dans la position la plus favorable, pour s’être trop assurés en eux-mêmes.
Combien de chutes encore ne voit-on pas s’opérer chaque jour, par suite de ce manque de défiance en soi-même, qui est un manque de confiance en Dieu!
Ce
grand exemple donné aux autres Eglises vaudoises, les plongea dans le deuil et
dans la prière ; mais leur âme s’y retrempa, et si quelques-unes encore ont
péri sous les palmes du martyre, l'Eglise-mère a résisté en maintenant
l’étendard de la croix.
HISTOIRE DES VAUDOIS DE BARCELONNETTE, DU QUEYRAS ET DE FREYSSINIèRES.
(De 1300 à 1650).
Sources et Autorités. Lei mêmes qu'au chap, précédent ; plus : Hisl. géogr. ecclés. et civile du diocète d’Etnbrun, par M***... 1783. 2 vol. in-80. (L’auteur de cet oavr. est le P. Albert. C’est à lui que répondent les Cinq lettre! par un Vaudois des Gaules cisalpines. L’aut. de ce dern. ouvr. est Paul Appia. Il est aussi à consulter.) —Ladoucette, Statistique des Hautes-Alpes, in ׳- 80־- Félix Neff, Mémoires, Biographies. — Et enfin, diverses pièces des archive* de Gap, d’Embrun, de Briançon, de Pignerol et de Turin, qu’il serait trop long de détailler.
Puisque nous sommes en Dauphiné, nous allons poursuivre le récit des vicissitudes que les anciens Vaudois ont éprouvées tout autour des vallées vaudoises actuelles, avant de reprendre la série des événements qui se sont poursuivis dans ces dernières jusqu’à nos jours.
Ainsi les Vaudois ont été anéantis non-seulement en Vallouise, mais à Barcelonnette, à Saluces, dans la Provence et en Calabre, où ils s’étaient anciennement établis. Ils ont aussi été exterminés dans la vallée de Pragela, mais plus tard.
La vallée de Barcelonnette est un enfoncement fermé de tous côtés par des montagnes presque inaccessibles. Elle appartenait autrefois au Piémont, puis elle appartint à la France de 1538 à 1559, après quoi elle revint au Piémont jusqu’en 1713, où elle fut définitivement cédée à la France , en échange des deux petites vallées de Sexare et de Bardonèche, situées du côté de Briançon.
Le bassin de Barcelonnette, et les petits vallons latéraux qui y aboutissent, portaient autrefois le nom de Terres-Neuves, probablement parce qu’elles avaient été récemment découvertes. On ignore l’époque à laquelle les Vaudois s’y seraient introduits. Farel vint y prêcher en 1519. Le temple était aux Josiers; la population, empressée et réjouie à la voix du réformateur, s’applaudit de voir les doctrines de ses pères, dans toute l’intégrité évangélique, proclamées publiquement; mais cette publicité attira sur ceux qui les professaient la redoutable attention de l'Eglise romaine. Les féroces inquisiteurs montèrent jusqu’à cette paisible retraite de pauvreté et de prière. C’était en 1560, l'année même où furent aussi saccagées les vallées de Méane, de Suze et de Pragela.
" La persécution, dit Gilles, s’embrasa si fortement alors contre les fidèles de ces contrées, qu’ils étaient tous appréhendés ou obligés de fuir; de sorte qu’ils furent longtemps vagabonds par ces rudes montagnes, en grande disette d’aliments et d’abri. On envoya aux galères ceux qui furent saisie et qui refusérent d’abjurer. Quant aux apostats, leur condition ne s’en trouva pas meilleure; car, outre les remords de leur conscience, desquels ils étaient continuellement travaillés, ils devinrent un objet de méfiance et de mépris, de sorte qu’une partie d’entre eux s’en retourna au bon chemin. »
On donnait le nom de relaps à ces derniers, c’est-à-dire aux catholisés qui revenaient plus tard à l'Evangile. Les peines les plus sévères furent prononcées contre eux; mais les catholiques eux-mêmes avaient peu d’estime pour des gens qui se convertissaient le couteau sur la gorge : comment pouvaient-ils même estimer des doctrines qui en étaient réduites à se faire accepter par de pareils moyens?
Cependant, peu d’années après (en 1366), un ordre rigoureux enjoignit à tous les Vaudois de Barcelonnette d'embrasser le catholicisme, ou de sortir des États de Savoie dans l’espace d’un mois, sous peine de mort et de la confiscation des biens.
La plupart d’entre eux résolurent de se retirer dans la vallée de Freyssinières, qui appartenait à la France; maison était alors aux fêtes de Noël, c’est-à-dire aux temps les plus rigoureux de l’année; les femmes et les enfants ralentissaient la marche ; les montagnes, couvertes de neiges, augmentaient la fatigue et les dangers de la route ; avant d’atteindre à leur cime la nuit était venue, de sorte que la tribu proscrite fut obligée de coucher sur un lit de frimas : le froid les saisit pendant ce sommeil qu’il transforma pour plusieurs en un sommeil de mort. Ceux qui périrent étaient du moins au terme de leurs souffrances ; mais qu’elles durent être vives pour les survivants qui, le matin, eurent la douleur de voir seize de leurs enfants, asphyxiés et raidis par le gel entre les bras de leurs mères désespérées !
Les survivants atteignirent à grand’peine l’asile fraternel qui leur était ouvert.
Le gouverneur de Barcelonnette voulut alors distribuer aux catholiques les biens abandonnés par ces malheureux fugitifs ; mais un fait honorable pour la population de ces montagnes, c’est que personne ne consentit à les accepter. Ces catholiques-là étaient bien retardés dans le chemin qu’avait parcouru leur Eglise.
Les Vaudois purent donc rentrer dans leurs demeures et reprendre leurs possessions. L’autorité ferma les yeux sur leur retour, sans lequel ces champs fussent restés déserts et ces montagnes dépeuplées ; mais pour exercer publiquement leur culte, il fallait qu’ils traversassent de nouveau les glaciers et se rendissent à Vars, sur les terres de France. Eh bien, ces modestes chrétiens, déjà si cruellement éprouvés, ne craignaient pas de franchir cette grande et pénible distance, plusieurs fois dans l’année, pour jouir du bonheur de s’édifier en commun et de recevoir la bénédiction d’un pasteur. Quelle leçon pour les chrétiens de nos jours !
Mais un demi-siècle après (en 1623), les rigueurs recommencèrent. Un moine dominicain, nommé Bouvetti, obtint du duc de Savoie l’autorisation de poursuivre les Vaudois de Barcelonnette, auxquels il apporta un nouvel ordre d’abjuration ou d’exil. L’exécution en fut impitoyablement poursuivie par le gouverneur de la vallée, nommé François Dreux; de sorte qu’après beaucoup d’efforts et de requêtes inutiles pour obtenir quelque adoucissement à leur sort, les Vaudois, inébranlables dans la foi de leurs pères, durent de nouveau, et maintenant sans retour, abandonner la terre natale, s’expatrier sans avenir, et demander asile à des pays moins tourmentés.
Les uns se retirèrent dans le Queyras et dans le Gapençois, d’autres à Orange ou à Lyon; quelques-uns se rendirent à Genève, et plusieurs dans les vallées vaudoises du Piémont, qui étaient comme leur mère-patrie.
Ainsi demeura dépeuplée et silencieuse cette retraite qui ne fut heureuse que lorsqu’elle était oubliée, et qui, dans son oubli, retentissait en paix de la parole évangélique.
L’Eglise persécutrice s’applaudit de cette destruction comme d’un triomphe. Ainsi les passions humaines se font un piédestal même des vices qui les servent, et devant les erreurs de son siècle, le puissant érige en mérites ses excès et ses égarements.
Les habitants de Freyssinières, dont l’illustre et malheureux de Thou a peint avec les plus vives couleurs les habitudes laborieuses et les mœurs pures, résistèrent à la persécution ; Louis XII avait dit, après une enquête juridique sur leur compte : ces braves gens sont de meilleurs chrétiens que nous. Mais ils l’étaient par l’Evangile, et Rome n’en voulait pas. Depuis le commencement du treizième siècle, jusqu'à la fin du dix-huitième, on ne cessa de les poursuivre ; et depuis l’année 1056 à l’année 1290, cinq bulles de divers papes demandèrent leur extermination. Les inquisiteurs firent leur proie de ces tristes vallées, dès l’année 1238; et pour reconnaître si un prévenu était réellement coupable, on raconte que ces défenseurs officiels de la foi catholique lui appliquaient un fer rouge ; si le fer le brûlait, c’était un signe d’hérésie, et on le condamnait. — Quels temps, et quelles mœurs ! Plût à Dieu que l’incertitude des documents nous permît de ne pas y croire !
En 1344, dit un vieux manuscrit, la plupart des gens de Freyssinières étant persécutés s’enfuirent dans les vallées du Piémont; mais ils revinrent avec les Barbes, résistèrent aux inquisiteurs et furent bientôt plus forts qu’auparavant(1).
(1) Mémoires M S C de Raymond Juvénis, Bibl. de Grenoble et de Carpentras.
Il fallut les cruautés inconcevables de Borelli et de Veyletti pour les affaiblir de nouveau. Louis XI mit fin aux poursuites de ces agents du saint office en 1478. Ils furent remplacés par François Ployéri, qu'y laissa Cattanée, après l’extermination qu’il avait faite de tous les Vaudois de Vallouise.
Cet inquisiteur ordonna aux habitants de Freyssinières de comparaître devant lui, à Embrun. Ils savaient que c'était pour obtenir d’eux une abjuration de leur foi; cette course était donc inutile: aucun ne s’y rendit. Alors ils furent, par contumace, condamnés à mort comme rebelles, hérétiques et relaps; puis, selon l’ordinaire, les biens de tous ces pauvres gens forent confisqués au profit de l'Eglise. C’était pour elle la partie intéressante et l’attrait excitateur de ces condamnations. Qu’importaient à ses moines les douleurs, les angoisses inexprimables, les misères de nos familles, pourvu qu’ils fissent bonne chère et se livrassent luxueusement à leur cléricale sensualité !
Tous ceux d’entre les malheureux Vaudois que l'on put saisir forent donc envoyés au feu sans autre formalité ; car le moyen le plus sûr de s’emparer des terres confisquées était d’en massacrer les propriétaires, et quiconque osait intercéder pour les condamnés, fût-ce un fils pour sa mère, ou un père pour son enfant, était immédiatement incarcéré, jugé et souvent condamné comme fauteur d'hérésie.
Les Vaudois n’eurent de repos qu’après la mort du faible Charles VIII, arrivée en 1498.
Des délégués, de presque toutes les provinces du royaume, se rendirent alors à Paris, pour assister au sacre de Louis XII. Les habitants de Freyssmères s’y étaient aussi fait représenter par un procureur, chargé d’exposer leurs plaintes au nouveau souverain.
Louis XII renvoya cette affaire à son conseil; on en écrivit au pape, et des commissaires, à la fois apostoliques et royaux, c’est-à-dire représentants du pouvoir pontifical et de l'autorité royale, furent nommés pour aller prendre, sur les lieux, de plus précises informations.
Etant arrivés à Embrun, ils se firent remettre tous les dossiers des procédures intentées aux Vaudois per les inquisiteurs, tancèrent l’évêque, et annulèrent toutes les condamnations prononcées par contumace contre les habitants de Freyssinières. Mais l’évêque ne voulut pas souscrire à ces conditions, qui entraînaient pour son clergé la perte des biens si odieusement confisqués. Il basa sa protestation sut ce que l’un des commissaires aurait dit publiquement, dans l’hôtellerie de l'Ange, où ils avaient été loger : Plût à Dieu que je fusse aussi bon chrétien que le pire de ces gens là ! D’où le prélat concluait que ce juge avait dû favoriser les hérétiques aux dépens du bon droit. Cependant Louis XII ratifia les conclusions de ces commissaires (par lettres datées de Lyon, 12 octobre 1501), et ces derniers obtinrent du pape un bref qui rendit la décision du roi obligatoire pour le clergé. Ce pape était Alexandre V (, et le bref fut obtenu par l'intermédiaire de son fils César Borgia, qui était venu en France, pour apporter à Louis XII une bulle de divorce en échange de laquelle il reçut, avec le titre de Duc de Valentinois, la partie du Dauphiné dans laquelle se trouvait précisément comprise la vallée de Freyssinière.
Borgia et Alexandre VI avaient bien autre chose à faire que de s’occuper des doctrines qu’on y professait! Les habitants s’étaient rendus contumaces devant un tribunal ecclésiastique; il fallait une absolution de ce fait pour détruire les procédures dont le roi demandait l’annulation; on n’avait rien à refuser au roi, et Alexandre VI était généreux en fait d’absolutions. Mais l’objet pour lequel on en demandait une lui parut être trop peu de chose pour d’aussi longues écritures. N’être que contumaces : la belle peccadille ! et pour faire quelque chose qui en valût la peine, il accorda aux Vaudois une large absolution, non-seulement pour ce fait qui leur était reproché, mais encore pour toute sorte de fraudes, usures, larcins, simonie, adultères, meurtres et empoisonnements; parce que, sans doute, ces choses étaient si habituelles à Rome, qu’il était tout naturel alors de les croire fort communes partout.
La vie simple et austère des Vaudois dédaigna ces indulgences corruptrices, et le mal qui résultait de leur emploi resta tout entier dans l'Eglise qui en faisait usage.
Un demi-siècle après, au fort des guerres qui remplirent le seizième siècle, une tentative armée eut lieu contre les Vaudois de Freyssinières et du Queyras, par le commandant militaire d’Embrun, qui marcha contre eux à la tête de douze cents hommes de l’Embrunois et du Briançonnais. Mais Lesdiguières, à peine âgé de vingt-quatre ans, accourut en hâte, par le Champsaur, pour défendre ses coreligionnaires. Il rencontra les ennemis à Saint-Crespin et les tailla en pièces.
Les protestants à leur tour voulurent s’emparer d’Embrun, Un piège avait été dressé pour cela. Il devait s’exécuter le jour de la fête de la Conception, en décembre 1573; mais il fut déjoué, et son auteur, le capitaine La Bréoule, étant tombé aux mains des catholiques, fut étranglé, traîné sur la claie, puis mis en quatre quartiers et suspendu à quatre fourches devant les portes de la ville. Douze ans après, Lesdiguières s’empara de cette place. Il attaqua d’abord le bourg de Charges qui était fortifié. Lee habitants et les soldais se fiant aux fortifications, ne faisaient que causer et se divertir. Lesdiguières s’avança par des chemins couverts, mit des échelles contre les murs et entra dans la place. Nous venons danser avec vous, dit-il, en se montrant. La garnison était prisonnière; elle voulut se défendre; on la passa au fil de l’épée. Un régiment de 500 arquebusiers vint d’Embru» pour reprendre ce poste ; mais il tomba dans une embuscade que lui avait tendue Lesdiguières, à la montée de la Coulche, où il furent taillés en pièces. Le chef victorieux fit ensuite reconnaître les aborda de la place d’Embrun, dont il s’empara le 17 novembre 1586, Une partie des soldats qui la défendaient se retira dans une sorte de forteresse centrale, dont il reste encore la Tour-Brune, attenante à l’ancien évêché. On y mit le feu, et c’est dans cet incendie qu’on jeta par les fenêtres les papiers des archives épiscopales afin de les sauver. Il s’y trouvait les enquêtes dirigées contre les Vaudois; un soldat s’en empara, les vendit, et de main en main, elles sont arrivées entre celles de nos historiens.
La cathédrale d’Embrun devint alors une église protestante, car l’évêque avait pris la fuite, dès le début du siège, avec tout son clergé.
Deux jours après cet exploit, Lesdiguières vint assiéger Guillestre, qui fut prise, et dont il rasa les murailles qui ne furent jamais rebâties. Il remonta ensuite le cours difficultueux du Guill et vint prendre Château-Queyras. La résistance qu’il éprouva sur ce point augmenta l'irritation des troupes et l’effervescence qui régnait déjà dans la vallée. Les protestants victorieux s’y rendirent coupables de représailles sanglantes contre les catholiques qui les avaient si longtemps opprimés.
Depuis quelques années surtout, des troupes de fanatiques avaient fréquemment assailli leurs demeures, parcouru leurs villages, semé partout la désolation et la mort. Les capitaines de Mures et de La Cazette étaient ordinairement les instigateurs de ces violences.
En 1583, les réformés du Queyras, menacés d’une attaque prochaine, appelèrent à leur secours leurs coreligionnaires du Piémont : car des forces considérables se préparaient à les attaquer. Les Vaudois de la vallée de Luzerne arrivèrent les premiers pour les défendre. Ils s’emparèrent d’Abriès; l’ennemi était maître de Ville-Vieille, située à deux heures plus bas. Un traître, nommé le capitaine Vallon, quitta les troupes catholiques, vint à Abriès et dit aux protestants : Je suis un de vos frères; j’ai été fait prisonnier, on m’a fait jurer de ne pas reprendre les armes, mais j’ai obtenu la permission de sortir du camp, et je viens vous prévenir que si vous ne vous retirez, vous serez tous taillés en pièces. — Espion ! lui cria un Vaudois, si tu ne veux être taillé en pièces le premier, retire-toi d’abord. — Le traître disparut, et les armées ennemies s’avancèrent. La cavalerie suivit le bas de la vallée, et deux corps de troupes les flancs latéraux des montagnes. Les Vaudois furent intimidés à l’aspect de forces tellement supérieures aux leurs. Eh quoi! avez-vous peur? s’écria le capitaine Pellenc du Villar. Que cent hommes me suivent, et Dieu sera pour nous! Tous le suivirent. Le capitaine Frache, qui déjà avait délivré les Vaudois d’Exiles des armes de La Gazette, s’élança le premier contre les ennemis.
Il fait plier leur centre ; mais leurs deux ailes se rapprochent, la petite troupe vaudoise va être enveloppée. Us battent en retraite sur les hauteurs de Valpréveyre ; là ils rencontrent leurs frères de la vallée de Saint-Martin, qui accouraient aussi; alors ils reprennent l,offensive avec impétuosité ; ils avaient l'avantage de la position; les avalanches de pierres qu'ils font rouler devant eux enfoncent les premiers rangs des catholiques. Ils s’élancent dans la trouée, frappent, dispersent, culbutent, balaient les agresseurs et les poursuivent jusqu’à Château-Queyras. Les escarmouches qui eurent lieu ensuite furent terminées par la victoire de Lesdiguières, qui s’empara de toute la vallée, où des cruautés et des spoliations indignes furent alors exercées par les protestants. Lesdiguières y maintint son protectorat jusqu'à l’édit de Nantes. A cette époque les Vaudois purent exercer librement leur culte. Pendant le dix-septième siècle ils eurent des pasteurs à Ristolas, Abriès, Château-Queyras, Arvieux , Moline et Saint-Véran. Ces pasteurs étaient envoyés par le synode des vallées du Piémont, comme autrefois les Barbes, qui entretenaient avec tant de soin le feu sacré de la foi primitive dans des Eglises bien plus éloignées encore.
La révocation de l’édit de Nantes vint détruire leurs temples et les proscrire encore. On sait combien de protestants français s’exilèrent. Ceux du Queyras rentrèrent dans les vallées du Piémont avec les Vaudois qu’on en avait aussi expulsés.
Sous le règne de Louis XV, le culte réformé étant encore interdit, les Eglises protestantes du Dauphiné eurent leur culte du désert comme celles du Gard et des Cévennes.
Une assemblée devait-elle avoir lieu quelque part, on voyait des villageois disséminés descendre par divers sentiers , la bêche sur l’épaule comme s'ils allaient aux champs, et se réunir dans une retraite isolée, où les psaumes étaient tirés de la veste du laboureur. Des familles entières franchissaient de grandes distances, pour s’y trouver. On partait le soir, on voyageait toute la nuit. Aux abords des villages, les hommes enlevaient leurs chaussures et marchaient à pieds nus, sur le pavé endormi, pour que le retentissement de leurs souliers ferrés n’y trahît pas leur passage. Les pieds de la mouture chargée de la femme et des enfants étaient enveloppés d’un linge qui les rendait muets; et la caravane, fatiguée mais joyeuse, arrivait tout émue au rendez-vous furtif de prière et d’édification. Quelquefois, il est vrai, les soldats de la gendarmerie, qu’on appelait alors la maréchaussée, se montraient tout à coup au milieu du recueillement universel, et venaient au nom du roi arrêter le pasteur. Des collisions sanglantes eurent lieu. Les balles du papisme déchirèrent plus d’une fois l’Evangile de Christ; mais les assemblées du désert, dissoutes d’un côté, se ralliaient de l’autre. Là où les exemplaires de la Bible étaient devenus trop rares pour suffire aux besoins de chacun par suite des confiscations incessantes dont elles étaient l’objet, il s’était formé des sociétés de jeunes gens, dans le but de l’apprendre par cœur, et de la sauver ainsi, dans leur mémoire , de la perte dont elle était menacée. Chacun des membres de ces associations pieuses avait pour mission d’en conserver ponctuellement un certain nombre de chapitres; et lorsque l’assemblée du désert se trouvait réunie, ces lévites nouveaux, entourant le ministre en face des fidèles, suppléaient à la lecture des pages interdites, en récitant successivement, et chacun à son tour, tous les chapitres du livre indiqué par le pasteur pour l’édification commune.
C’est ainsi que les Eglises protestantes de France traversèrent ces temps d’orage. Dans les vallées du Dauphiné, qui furent aussi autrefois des vallées vaudoises, les descendants de ces glorieux martyrs ont survécu à leurs malheurs et subsistent encore à Freyssinières, à Vars, Dormihouse, Arvieux, Molines et Saint-Véran.
Un apostolat récent, digne, comme celui des anciens Vaudois, de la ferveur qui animait l'Eglise primitive, a rattaché à ces contrées la nom de Félix Neff, que l’histoire a déjà rapproché de celui d'Oberlin, qui a fait tant de bien dans les Vosges. Le jeûna missionnaire et le vieux patriarche avaient la même ardeur. C’est que les âmes n’ont point d’âge, et nos années que sont-elles en face de l'Eternité?
Les siècles eux-mêmes se réduisent à rien. Heureuses ces Eglises d’avoir lutté pendant des siècles pour une cause impérissable dont les luttes et les triomphes retentissent dans l’immortalité !
Les chapitres suivants nous montreront en d’autres lieux, mais partout les mêmes, ses héroïques et patients défenseurs.
HISTOIRE DES VAUDOIS DE PROVENCE.
MÉRINDOL ET CARRIÈRE.
(De 1350 à 1550.)
Sources et Autorités. Histoire de V exécution de Cabrières, de Mérindol, el d'autres lieux de Provence; ensemble une re la lien partie, de ce qui 8e pwa aux cinquante audiences de la cause de Mérindol,· par !״oui» Auber y de Mauriez. Paris, 1645, in-40. — Camerarius : De excidio reliq. Valden-sium... lugubrie narratie. Heidelberg, 1606. (Edité trente ans après la naort de l’auteur, par soa neveu Louis Caœérarius. ) — Hist· mémor, de la portée. el saccagemenl du peuple de Mérindol, Cabrières, et autres cir-oonvoieine. 1556, io->3. (Attribuée b Dubelhy, seigneur de Lange«, dhargé par François 1er de faire, en 1541, uuc enquête sur les Vaudois de Pro-vence.) — La percée, de ceux de Mér. et Cabr., peuples fidèles en Provence. Crespio, Hist, de» Martyr», édit, de 1619, jp-foL, du fol* 133 à 159, et du fol. 182 au 186. — Les Vaudois de Provence, par Louis Frossard. 1148, in-80 de W p. — Essai histor. sur les Vaudois de Provence... par Paulin Homan. in-|0* Strasbourg, 1839.— Obsnv. sur (es préliminaires de l'exécution de Cabrières el de Mér., par Nicolay. Dan» l’Hist. de P Acad, des Inscript, et Belles-Lettres, t. XVIII. p. 377. (ouvrage superficiel.) ~ Dreux de Radier: Articles critiques sur l'exéc. de Cabr. et de Mér., dans le Jour-aai de Verdun. Septembre 1753, p. 189. — Revue du Comtal. N06 de février et mars 1839, et», $ur les débats judiciaires qui eurent lieu devant la chambre du roi, en 1450: Jacobi Auberii, parisiensis adoocali, pro Me· rindolis et Caprariensibus aclio... A Lyon, 1619, in-fol. — Quelques-uns des plaidoyers contraires out aussi été publiés. — Voir entre autres çelui du défenseur de Menier (l'avocat Robert), etc. On & publié, d’après le plaidoyer d’Aubery, plusieurs petites brochures. — De Thou parle de ces événements dans son li▼. V, Histor. — La Vie du baron d’Oppède et du baron de la Garde, qui y ont joué uo rôle, a été publiée à part.
MaNUSCRits. Plaidoyers et autres actes intervenus en la cause de ceux de Mérindol et de Cabrières, depuis 1540 jusque s en 1554., in-fol. de plus de 1000 pages. Paris, Bibl. Nat., 00 204. (C'est sur ce MS C. que je me suis principalement dirigé pour ce travail.) — Pièces concernant {,affaire de Mérindol en 1540. Bibl. d’Aix, no 718. — Enquête contre Jean de Roma, en 1520. Paris. (Archives de la rép., section Hist.) Discours des guerres de la conte de Venayssin et de la Provence... par Loys de Perussiis, in-40. (Bibl. d’Avignon.) — Hist, de la ville d’Apt, par Remer ville. (Bibl.de Carpentras.) — Hist, de la ville de Pemes.... avec ce qui s’est passé de plus intéressant״. etc. (L'auteur de ce M S C. est le Dr Giberti.) Même Bibl· nos 606 et 607. — De Cambis Velleron, Annales d’Avignon, t. 1er. (Bibl. d'Avignon.) — M S C. de Peyresk. Reg. XXXI, vol? II, au fol. 361, etc. (Bibl. de Carpentras.)
Les Vaudois s’établirent en Provence sous le règne de Charles II, qui possédait à la fois de vastes seigneuries des deux côtés des Alpes, et qui prit à cause de cela le titre de comte de Piémont et de Provence. C’était sur la fin du treizième siècle. Au commencement du siècle suivant, les persécutions intentées aux Vaudois du Dauphiné amenèrent plusieurs d’entre eux auprès de leurs coreligionnaires des bords de la Durance.
Après la guerre de dix ans qui eut lieu entre Louis II, le comte de Provence, et Raymond de Toulouse(1), ce pays se trouva dépeuplé, et comme Louis II avait été obligé d’en vendre une partie pour subvenir aux frais de cette guerre, les seigneurs de Boulier-Cental et de Rocca-Sparviera lui achetèrent alors la vallée d’Aigues, qui s’étend du nord au sud, sur les pentes adoucies du Leberon. Mais ces seigneurs avaient déjà, dans le marquisat de Saluces, de grandes propriétés, cultivées par les Vaudois. Ils engagèrent donc ces derniers à venir également cultiver leurs nouvelles possessions, et ces terres leur furent cédées par emphytéose, c’est-à-dire à bail perpétuel.
(1) De 1389 à 1400.
Du fond de la Calabre, où d’autres Vaudois s’étaient aussi établis, plusieurs revinrent dans les vallées dont ils étaient originaires, et passèrent de là en Provence ; comme aussi de Provence il y en eut qui allèrent se fixer en Calabre : tant était grande alors la fraternité qui existait entre toutes les communautés, ou les paroisses dispersées de cette Eglise si unie.
« Au lieu de prêtres et de curés, dit un auteur catholique de ce pays (1), ils avaient des ministres qui, sous le nom de Barbes, présidaient aux exercices de religion qu’ils faisaient en secret. Toutefois, comme on les voyait tranquilles et réservés, qu’ils payaient fidèlement les impôts, la dime et les redevances seigneuriales, et que d’ailleurs ils étaient fort laborieux, on ne les inquiétait point au sujet de leurs habitudes et de leurs doctrines. »
(1) Histoires des Guerres excitées dans te comtat Venaissin, par les Calvinistes du XVle siècle, t. 1, p. 39. Cet ouvrage publié sans nom d’auteur, est écrit par le P. Justin, moine capucin de Honteux, près de Carpentras.
Mais les réformateurs d’Allemagne, auxquels ils avaient envoyé une députation, de concert avec leurs frères du Piémont, les engagèrent vivement à sortir de cette réserve, en leur reprochant comme une dissimulation, de ne faire leur culte qu’en secret.
A peine eurent-ils fait éclater plus ostensiblement leur séparation d’avec l'Eglise romaine, que des inquisiteurs furent envoyés contre eux. L’un d’eux , nommé Jean de Roma, commit de nombreux brigandages, pendant plus de dix ans qu’il passa dans ce pays (1).
(1) De 1521 à 1532.
Le roi le fit enfin emprisonner, et une enquête volumineuse, conservée jusqu’à nos jours (2), fut dressée contre ses exactions et ses cruautés.
(2) Aux Archives nationales de Paris. (Michelet, lettre du 20 avril 1839).
Les poursuites qu'il avait commencées furent néanmoins continuées. En 1534, dit Gilles, les évêques de Sisteron, Apt, Cavaillon et autres, firent rechercher les Vaudois, chacun en son diocèse, et en remplirent leurs prisons. Ayant reconnu que ces hérétiques étaient originaires du Piémont, ils en écrivirent à l’archevêque de Turin ; celui-ci nomma un commissaire, qui écrivit en Provence, de suspendre ces poursuites, jusqu’à plus amples informations de sa part.
Mais l'évêque de Cavaillon lui répondit, le 29 de mars 1535, que treize de ces prisonniers étaient déjà condamnés à être brûlés vifs.
De leur nombre était Antoine Pasquet de Saint-Ségont. La tradition du martyr qui donna son nom à ce village ne s’était pas perdue.
D’autres étaient morts en prison; il citait Pierre Chalvet, de Rocheplate. Ainsi, l’intervention du commissaire, qui lui-même était de Rocheplate, fut inutile devant le zèle de ces prélats et surtout du parlement de Provence, plus avides à ce qu’il semble de condamnations que de justice.
Clément VIII, une année avant sa mort, promit des indulgences plénières, à tout Vaudois qui rentrerait dans le sein du papisme. Aucun n’en profita.
Le Pape se plaignit au roi de France, qui en écrivit au parlement d’Aix; et le parlement ordonna aux seigneurs des terres occupées par les Vaudois, d’obliger leurs vassaux à abjurer ou à quitter le pays.
Comme ils s’y refusaient, on essaya de les vaincre par intimidation. Quelques-uns d’entre eux avaient été cités à comparaître devant la cour d’Aix, pour s'expliquent sur les causes de leur refus ; ils s’abstinrent, et par défaut la cour les condamna à être brûlés vifs.
Alors leurs frères prennent les armes; un nommé Eustache Maron se met à leur tête, et ils vont délivrer les prisonniers.
Les autorités s’émeuvent, l’effervescence se propage, une guerre civile va éclater dans le pays. Le roi en est informé; et François Ier, croyant tout pacifier, fit publier, en juillet 1535, une amnistie générale, à condition que les hérétiques abjureraient dans l’espace de six mois.
Le calme se rétablit; les 6ix mois se passèrent. Nul n’avait abjuré; et chacun d’entre les seigneurs, ou magistrats, de ces contrées, s’arrogea le droit d’exiger arbitrairement cette abjuration, ou de punir à son gré les Vaudois par la confiscation et l’emprisonnement. Ce dernier procédé obtint, on peut le dire, un vrai succès de vogue. On savait que le chrétien cèderait plutôt sa fortune que ses croyances, et on lui prenait sa fortune pour le punir de conserver sa foi. Ce fut un nouveau moyen de s’enrichir. Plusieurs en usèrent largement; Ménier d’Oppède en abusa. Il était pauvre, issu d’une famille juive, d'une probité douteuse, d’un égoïsme certain, infatué de lui-même comme tous les esprits médiocres, et dédaignant le menu peuple avec une morgue d’autant plus hautaine, qu’il n’était qu’un misérable parvenu. L’apostasie de son aïeul semblait l’irriter davantage contre la fidélité religieuse des Vaudois; la dureté de son caractère ne le faisait reculer devant aucun moyen; son ambition les légitimait tous.
Marchant avec une troupe d’hommes armée, il saisissait les Vaudois dans leurs champs. — Invoque les saints pour ta délivrance! leur disait-il. — Il n'y a d’autre médiateur entre Dieu et l’homme, répondait le Vaudois, que celui qui est Dieu et homme, savoir Christ. — Tu es un hérétique; abjure tes erreurs.
Le Vaudois refusait. Alors on le jetait dans les caves du château d'Oppède, qui servait de prison, et on ne l’en laissait sortir qu’au prix d’une forte rançon, ou, s’il y mourait, on confisquait ses biens.
Ces révoltantes déprédations furent surtout nombreuses en 1536. L’année d’après, le procureur général du parlement de Provence, sollicité à la fois par le clergé fanatique et par des spoliateurs intéressés, fit un rapport dans lequel il exposait que les Vaudois s’accroissaient tous les jours. Sur ce rapport, le roi mande à la cour de réprimer les rebelles ; et, l’année suivante (juin 1539), il l’autorise à connaître des délits d’hérésie. Dès le mois d’octobre de cette même année, la cour requiert prise de corps, contre cent cinquante-quatre personnes, dénoncées comme hérétiques, par deux apostats.
On conçoit la fermentation excessive que de pareilles mesures devaient causer dans le pays ; et quoique nous ne fassions ici qu’un résumé, nous pouvons dire que nul historien n’a réuni tous ces détails, dont la connaissance est néanmoins nécessaire pour comprendre la marche des événements. En de pareilles circonstances, une étincelle peut amener un incendie. C’est ce qui arriva, et voici par quelles particularités.
Le moulin du Plan d’Apt faisait envie au juge de cette ville. II dénonça le meunier Pellenc comme hérétique. Pellenc fut brûlé vif, et son moulin confisqué au profit du dénonciateur. Quelques jeunes gens de Mérindol, dont les veines provençales bouillonnaient encore du sang italien, ne purent contenir l’indignation que soulevaient en eux de pareilles iniquités ; et, dans leur ignorance des formes légales, auxquelles du reste il n’y aurait eu pour eux aucun recours, ils se firent justice comme l’exécute le peuple, comme la conçoivent les enfants; ils allèrent briser, pendant la nuit, ce moulin si injustement possédé, au prix du sang de leur frère, par celui qui venait d’être son bourreau.
Le juge d’Apt fit son rapport à la cour d’Aix, et désigna les personnes qu'il soupçonnait d’avoir pris part à ce coup de main. La cour, quoique en vacances, (on était en juillet 1540), se réunit extraordinairement et décréta prise de corps contre dix-huit prévenus.
L’huissier chargé d’aller leur signifier l'arrêt se rend à Mérindol; il en trouve les maisons désertes. — Où sont les habitants de ce village? demande-t-il à un pauvre, rencontré sur la route. — Ils se sont sauvés dans les bois, car on disait que les troupes du comte de Tende (1) allaient venir pour les tuer.— Va les chercher, reprend l’huissier, et dis-leur qu’il ne leur sera fait aucun mal. Quelques Vaudois arrivent, et l'huissier les ajourne à comparaître devant la cour, dans le délai de deux mois.
(1) Alors gouverneur de la Provence, août 1540.
Le 2 de septembre, ils se réunissent tous et adressent à la cour une requête dans laquelle ils protestent de leur soumission à ses ordres, et de leur fidélité au roi : en la suppliant de ne pas prêter l’oreille à leurs ennemis qui pourraient égarer sa justice; car, disent-ils, dans l’assignation qui nous a été donnée, se trouvent nommées, pour comparaître devant vous, des personnes qui sont mortes, d’autres qui n’ont jamais existé, et des enfants d’un âge si tendre qu’ils ne marchent pas même encore.
La cour, blessée de voir de simples campagnards relever dans ses arrêts de pareilles méprises, leur répond qu’ils aient à comparaître sans se mêler des morte. Les Vaudois consultent un avocat pour savoir ce qu’ils ont à faire. Si vous voulez être brûlés vifs, leur dit-il, vous n’avez qu’à venir. — Les malheureux ne vinrent pas; l’ajournement était passé; et le 18 novembre 1540, la cour d’Aix prononça contre eux cette sentence inconcevable , qui condamnait ait bûcher vingt-trois personnes, dont dix-sept seulement étaient nommées. La cour, y est-il dit, livre leur femmes et leurs enfants à quiconque pourra s'en saisir, défend à chacun de leur porter secours, et comme le lieu de Mérindol est notoirement connu pour être la retraite des hérétiques, ordonne que toutes les maisons et bastides de ce lieu seront abattues et embrasées.
Cet arrêt causa une indignation générale dans la partie éclairée de la population; elle fut surtout partagée par tous les cœurs généreux de la noblesse et du barreau, comme on peut en juger par l’anecdote suivante, empruntée aux écrivains du temps.
Le président de la cour d’Aix se trouvait à dîner chez l’évêque de cette ville. — Eh bien ! monsieur de Chassanée, lui dit une femme sans retenue qui vivait avec le prélat, quand ferez-vous exécuter l'arrêt de Mérindol!
Le président ne répondit pas. — De quel arrêt parlez-vous demanda un jeune homme. — La dame le lui fit connaître. — Ce n’est sans doute qu’un arrêt du parlement des femmes, dit avec ironie le jeune d’Allenc, l’un des membres les plus distinguée de la noblesse arlésienne.
Un conseiller, nommé de Sénas, en affirma gravement la triste réalité.—Non, il est impossible de croire à de pareilles barbaries, s’écria le seigneur de Beanjeu. Un des membres du parlement qui se trouvait à cette réunion, voulut par une plaisanterie mettre fin au débat. — Ah! si vous voulez vous attaquer aux robes, lui dit-il, en montrant la jeune dame, assise entre l’évêque et le président, seigneur de Beaujeu , vous n’aurez pas beau jeu ! L’on sourit à ce mot ; mais celui qui en était l’objet, répliqua avec indignation : C’est une atrocité ! J’ai été en relations avec les habitants de Mérindol et nulle part je n’ai trouvé de plus honnêtes gens.
— J’aurais été bien étonnée, reprit la châtelaine du palais épiscopal, qu'il ne se trouvât personne pour défendre ces mécréants!
—Je serais bien plus surpris encore, riposta le jeune homme, qu’une nouvelle Hérodias n’aimât pas à voir répandre le sang innocent.
—Allons! allons! dit le vieux de Sénas, nous sommes ici pour faire bonne chère et non pour disputer.
La discussion s’arrêta; mais peu de jours après, le comte d’Allenc alla trouver le président Chassanée, fit appel à ses sentiments de justice et d’humanité, et obtint un sursis d’exécution. La cour elle-même effrayée de l’arrêt qu’elle avait rendu, écrivit au roi pour s’en remettre à son jugement.
François Ier chargea Dubellay, seigneur de Langez, de se rendre en Provence et de se livrer à une enquête sur la conduite des Vaudois.
Ce sont, dit-il dans son rapport, des gens modestes et tranquilles, réservés dans leurs mœurs, chastes et sobres, fort laborieux, mais très peu coutumiers de la messe. Sur ce rapport, le monarque proclame une amnistie générale (par lettres, datées du 18 février 1541), par laquelle mettant en oubli le passé, il fait grâce à tous les prévenus, à condition que dans trois mois ils abjureront leurs erreurs de doctrine. Ces lettres de grâce, qui parvinrent à la cour au commencement de mars, ne furent publiées par elle que dans le mois de mai. Il ne restait donc plus aux Vaudois que deux semaines pour en profiter; mais n’eussent-ils eu qu’un instant, ce n’est point en donnant la mort à leur âme, par l'abjuration de la vérité, qu’ils eussent cherché à conserver leur vie.
Ils proclamèrent au contraire, plus nettement que jamais, leurs doctrines persécutées (par une confession de foi rédigée le 6 avril 1541). Elle fut envoyée à François 1er, et le sire de Castelnau lui en donna lecture ; chaque point de doctrine était appuyé sur des passages de la Bible. — Eh bien ! que trouve-t-on à redire à cela? demanda le monarque.
Mais son esprit mobile et peu profond ne savait pas rester fidèle aux impressions reçues ; il oublia bientôt ces paroles d’approbation donnée à une œuvre biblique. Les catholiques éclairés, du reste, ne pouvaient eux-mêmes que l’approuver aussi.
L’illustre et docte Sadolet, dont Raphaël nous a conservé les traits dans un tableau célèbre, et qui était alors évêque de Carpentras, s’en fit remettre une copie ; et c’est ici seulement que les Vaudois de Cabrières commencent de paraître sur la scène.
Ils étaient du diocèse de Carpentras, tandis que Mérindol faisait partie de celui de Cavaillon ; ils s’empressèrent d’apporter eux-mêmes au cardinal Sadolet une copie de la confession commune.
Nous consentons, dirent-ils, en la lui présentant, non-seulement à abjurer, mais à nous soumettre aux peines les plus sévères, si l’on peut nous démontrer, par l'Ecriture sainte, que nos doctrines sont erronées.
Le cardinal leur répondit avec bonté, reconnut qu’ils avaient été en butte à de noires calomnies (1), les engagea à venir conférer avec lui, et chercha à leur faire entendre que sans rien changer à l’esprit de leur confession, ils pourraient en adoucir les termes. Il ne craignit pas de leur laisser entrevoir que lui-même désirait une réforme dans le catholicisme.
(1) Meras calumnias et falsas criminationes......
Ah ! si les Vaudois n’avaient eu que de pareils examinateurs, le sang n’eût pas coulé !
Sadolet écrivit au pape qu’il s’étonnait de voir poursuivre les Vaudois, lorsqu’on épargnait les Juifs; mais sa protection leur fut bientôt retirée par son éloignement du pays ; car ayant été rappelé à Rome, il les perdit de vue, et les Vaudois demeurèrent seuls en face de leurs persécuteurs.
Le terme d’amnistie, indiqué par les lettres de grâce, étant arrivé, la cour d’Aix ordonna aux Vaudois d’envoyer dix mandataires, pour déclarer s’ils entendaient s’en prévaloir et s’y conformer.
Un seul se présenta; il se nommait Eslène. Nous consentons à abjurer, dit-il encore, à condition qu’on nous démontre nos erreurs.
D’autres personnes s’en réclamèrent sans réserve ; et de ce nombre sont précisément celles qui avaient été condamnées par l’arrêt du 18 novembre 1540 : de sorte que cet arrêt cessait par cela même d’avoir aucun objet; et cependant il servit plus tard de prétexte à leur entière extermination.
Cette circonstance, qui n’a été relevée par aucun écrivain, met à nu le désordre et l’iniquité qui existaient alors dans les affaires dites de justice, à l'égard des Vaudois.
Un an tout entier, se passa ensuite, sans nous offrir d’autre incident notable que le martyre d’un humble colporteur de livres, qui fut surpris à Avignon , au moment où il vendait une Bible.
Son procès fut bientôt fait ! Pour l'Eglise romaine, c’était un crime sans rémission. On se livra aux tentatives les plus pressantes pour le faire abjurer ; mais il avait trop longtemps vécu dans l’intimité de la parole de Dieu pour fléchir devant celle des hommes.
Sa persévérance, dont les colporteurs évangéliques de nos jours, semblent avoir hérité, au milieu des hu-initiations qu’ils rencontrent quelquefois, là où leurs prédécesseurs eussent trouvé le supplice, ne l’abandonna pas au moment de mourir. Condamné à être brûlé vif sur la place publique, il fut enchaîne à un poteau, auquel on avait également attaché le livre des saintes Ecritures. Ah! s’écria-t-il, puis-je me plaindre de ce supplice, quand la parole de Dieu le partage avec moi?
La Bible et le chrétien périrent ensemble dans les flammes. Les Vaudois n’en furent que plus raffermis dans leur fidélité.
Le cardinal de Tournon , excité contre eux par le légat du saint-siège, transmet au roi que le clergé a rejeté la confession de foi qu’ils avaient présentée. Le roi demande qu’on l’informe des résultats qui ont été produits par les lettres de grâces qu’il avait accordées, et écrit en même temps au gouverneur de la province (1) qu’il ait à nettoyer le pays d’hérésie.
(1) C’était alors le sire de Grignan.
L’évêque de Cavaillon était un de ceux qui tenaient le plus à ce que l’on en finît avec les hérétiques. La cour d’Aix le délégua, avec un de ses conseillers, pour s’enquérir à Mérindol des dispositions religieuses des Vaudois.
Arrivé dans le village, il fait venir le bailli, nommé Maynard, avec les notables du lieu, et leur dit, sans aborder aucune question de doctrine : — Abjurez vos erreurs, quelles qu’elles soient, et vous me deviendrez aussi chers que vous êtes coupables ; sinon redoutez la peine de votre obstination. — Que votre grâce, dit le bailli, veuille bien nous faire connaître les points qu’elle nous demande d’abjurer? — Cela est inutile ; une abjuration générale nous suflira.
— Mais, d’après l’arrêt de la cour, c’est sur notre confession de foi que nous devons être examinés.
— Quelle est-elle? dit le conseiller de l’évêque, qui était un docteur en théologie.
L’évêque la lui présente, en disant : voyez! tout cela est plein d’hérésie.
— En quel endroit? reprend Maynard.
— Le docteur va vous le dire, répond le prélat.
— Il me faudrait quelques jours pour l’examiner, fait observer le théologien.
— Eh bien, nous reviendrons la semaine prochaine.
Huit jours après, le docteur en théologie se rend auprès de son évêque : Monseigneur, lui dit-il, non-seulement j’ai trouvé cette pièce conforme aux saintes Ecritures, mais encore j’ai mieux appris à les connaître, pendant ces quelques jours, que pendant tout le reste de ma vie,
Vous êtes sous l’influence du démon ! lui répondit le prélat.
Le conseiller se retira ; et comme il ne sera plus question de lui dans cette histoire, ajoutons que cette circonstance le porta à sonder les Ecritures, mieux encore qu’il ne l’avait déjà fait, et qu’un an après il se rendit à Genève, ou il embrassa le protestantisme. La confession de foi des Eglises vaudoises n’eût-elle produit que ce seul résultat, c’est un assez grand bien que la conversion et le salut d’une âme immortelle, pour qu’on doive s’en applaudir, même au prix du malheur.
Cependant peu de jours après que l'évêque eut renvoyé ce consciencieux théologien, il le remplaça à Cavaillon par un docteur en Sorbonne, venu récemment de Paris.
C’est avec lui que le prélat revint à Mérindol. Ils rencontrent des enfants dans la rue, et l’évêque leur donne quelques pièces de monnaie en leur recommandant d’apprendre le Pater et le Credo.
Noua les savons, répondent les enfants. — En latin? — Oui, mais noue ne pourrions les expliquer qu’en français.—Qu’est-il besoin de tant de science ? Je connais bien des docteurs qui seraient embarrassés d’un donner l'explication.
— Et de quoi servirait-il de les connaître, si l'on ignorait ce que les paroles signifient? reprit André Maynard, qui venait d’arriver auprès d’eux.
— Et le savez-vous vous-mêmes? repartit le prélat.
— Je me croirais bien malheureux de l’ignorer !
Et il en expliqua une partie.
— Je n’aurais pas cru, reprit l’homme d’Eglise, avec un juron de sacristie, qu’il y eût autant de docteurs à Mérindol.
— Le moindre d’entre nous, vous en dirait autant que moi, reprit le bailli; interrogez seulement un de ces enfants, et vous verrez. — Mais comme l’évêque gardait le silence :—Si vous le permettez, l’un d’entre eux interrogera lui-même les autres; — et ils le firent avec tant de facilité et de grâce, que chacun en était émerveillé.
L’évêque renvoyant alors tous les étrangers, dit aux Vaudois : Je savais bien qu’il n’y avait pas autant de mal parmi vous que l’on pensait; mais toutefois, pour calmer les esprits, il est nécessaire de vous soumettre à une certaine apparence d’abjuration.
— Que voulez-vous que nous abjurions, si nous sommes dans la vérité?
— Ce n’est qu’une simple formalité que je vous demande. Je n’exige de vous ni notaire , ni signature. Que le bailli et le syndic fassent seulement ici, en secret et en votre nom, une abjuration aussi vague qu’il leur conviendra, et je ferai cesser toutes poursuites.
Les Vaudois, à leur tour, gardèrent le silence.
— Qu’est-ce qui vous retient? ajouta l'évêque, afin de les y décider; si vous ne voulez pas convenir de cette abjuration, nul ne pourra vous en convaincre, ni par acte, ni par signature.
Mais l’âme intègre et droite de ces simples montagnards ne pouvait entrer dans ces détours des consciences papistes.—Nous sommes francs et sincères, Monseigneur, et nous ne voulons rien faire dont nous ne puissions convenir.
Ah ! les réserves et les dissimulations prudentes de la sagesse humaine ne paraissent-elles pas bien misérables auprès de ce généreux aveuglement de la droiture et de la vérité? Car si les Vaudois avaient voulu dire seulement: « nous abjurons nos erreurs», en appliquant cette expression à toute autre chose qu’à leurs doctrines, peut-être qu’ils eussent été sauvés ! Mais le jésuitisme n’est pas d’origine vaudoise. L’évêque se retira.
Le 4 avril 1542, il revient avec un greffier du tribunal et un commissaire du parlement.
Les habitants de Mérindol sont de nouveau convoqués; on leur lit les pièces qui les concernent; quelques observations sont échangées entre le bailli et le greffier ; mais le commissaire, impatienté, leur impose silence et dit aux Vaudois de conclure.
—Nous concluons à ce qu’on nous démontre nos erreurs.
Le commissaire dit à l’évêque de le faire.
L’évêque répond que le bruit public est une charge suffisante contre les hérétiques.
—Et n’est-ce pas pour reconnaître si ces bruits sont fondés que l’enquête a été ordonnée? fit observer Maynard, au nom des Vaudois.
L’évêque, assez embarrassé. dit alors à un moine prêcheur, qu’il avait avec lui, de leur faire un sermon.
Le moine prononce un long discours en latin, et chacun se retire. Mais la commission n’ayant pas donné suite à cette enquête, une année se passe encore, pour les Vaudois, dans une sorte de tranquillité. Bien plus, les habitants de Cabrières du Cantal (car il y a aussi Cabrières d’Aigues), ayant été attaqués par une bande de maraudeurs, dont faisaient partie quelques soldats d’Avignon, adressèrent leurs plaintes à François Ier. Le monarque enfin, éclairé sur les intrigues de leurs ennemis , signe spontanément, le 14 juin 1544, un édit par lequel il suspend toutes les procédures commencées contre les Vaudois, ordonne qu’ils soient rétablis dans tous leurs privilèges, qu’on élargisse leurs prisonniers; « et comme le procureur général de Provence, dit-il en terminant, est parent de l’archevêque d’Aix, leur ennemi juré, on mandera un conseiller de la cour, en sa place, pour m’informer de leur innocence. » Il semblerait que tout dût être fini là; et sur le point de toucher à un dénouement paisible dans ce drame si agité, on est plus loin que jamais de pressentir la catastrophe terrible qui va le terminer.
La cour d’Aix, avant de rendre publique la lettre de François Ier, envoya à Paris l’un des huissiers, nommé Courtin, pour essayer d’en obtenir la révocation. Une somme de soixante livres lui fut allouée pour ce voyage. Il était recommandé au cardinal de Tournon et au procureur du roi près le conseil privé. C’est au sein de ce conseil que les lettres de révocation furent présentées à la signature du monarque, le 1er janvier 1545. François Ier les signa sans les lire; plus tard il s’en repentit, et l’on rechercha par qui ces lettres avaient été rédigées, ainsi que par quelles mains elles lui avaient été remises. Le procureur du roi près le conseil privé se nommait Jean Leclerc.
— Est-ce vous, lui dit-on, qui avez signé cette pièce?
— Je n’en ai aucune souvenance.
On ouvre le sceau : point de signature· La commission d’enquête fait venir le substitut de Leclerc, nommé Guillaume Potel.
— Est-ce vous qui avez dressé cette écriture?
— Oui, mais je ne l’ai pas signée.
— Qui vous l’a fait écrire?
— C’est M. Courtin, huissier du parlement de Provence.
—Pourquoi ne l’avez-vous pas signée ?
— Parce qu’il manquait au dossier des pièces à l'appui,
— Par qui ces lettres de révocation, subrepticement obtenues et illégalement dressées, ont-elles été introduites au conseil privé?
— Par M. le cardinal dé Tournon.
Ce dernier est appelé.—Qui a remis des documents à votre Eminence?
— L’huissier de la cour d’Aix, envoyé par le président d’Oppède (ce dernier avait remplacé Chassanée en 1543).
— Qui a dû les présenter à la signature de Sa Majesté?
— Le grand chancelier.
— On fait venir ce dignitaire; les lettres de rêva-cation sont mises sous ses yeux. On lui demande s’il les a eues entre les mains. — Oui; mais comme elles ne me paraissaient pas régulières, je n’ai pas cru devoir les présenter à la signature du roi.
— Alors qui les a présentées ?
— Celui qui les a contresignées.
On regarde : c’était le ministre de l’Aubespine. Il est mandé devant la commission, et reconnaît sa signature ; mais il dit que la pièce n’a pas été écrite dans ses bureaux. Aucun de ses employés ne s’en souvient non plus. La main cachée du clergé n’avait laissé aucune trace de la route tortueuse que ces lettres avaient suivie.
En outre, dit l’avocat général, en 1550, le sceau en est de cire blanche, et le contre-scel vert, ce qui est chose inusitée.
Il est donc hors de doute que ces lettres avaient été déloyalement fabriquées, et présentées par surprise à la signature du roi.
Voyons maintenant ce qu’elles renfermaient.
« Considérant, y est-il dit, que les hérétiques de Luzerne viennent s’établir en Provence et y prêcher, que les Vaudois manifestent publiquement leur hérésie, qu’ils troublent le pays... etc., la cour de Provence devra exécuter l’arrêt du 18 novembre 1540, nonobstant toutes les lettres de grâce postérieures à cette époque; et ordonnons au gouverneur de la province de donner pour cela main forte à la justice. »
Quelle justice, mon Dieu ! que celle de l’iniquité! Et ce qui rend cette affaire plus ténébreuse encore, c’est que le conseil privé, à supposer que ces pièces eussent suivi une marche régulière pour arriver jusqu’à lui, n’avait pas le droit de statuer, contrairement aux lettres de grâce et d’évocation, qui avaient été données par le monarque lui-même. — Une contravention non mains grave et bien plus déplorable fut encore corn-mise, en ce que l’arrêt du 18 novembre 1540 ne portait la condamnation que d’un petit nombre des habitants de Mérindol : tandis que, sous prétexte d’exécuter cet arrêt, on étendit le massacre et l’incendie sur une population tout entière, répandue dans dix-sept villages, qui furent tous détruits et ravagés.
A peine cet ordre sanguinaire a-t-il été obtenu, que Courtin l’envoie à d’Oppède, par un courrier exprès. Ce courrier arrive à Aix le 13 février 1545. Aussitôt la cour d’Aix écrit à Courtin pour lui témoigner toute sa satisfaction, à M. de Grignan, gouverneur de Provence, pour lui commander d’avoir des troupes disponibles, et au cardinal de Tournon, pour le féliciter du triomphe qu’il venait d’obtenir.
Ici encore eut lieu une nouvelle infraction aux formes judiciaires. Les Vaudois, qui se fiaient sur les dispositions suspensives rendues par l’ordonnance du 14 juin 1544, eussent dû recevoir une notification immédiate de ces nouvelles pièces, qui donnaient suite à l’arrêt primitif. Pas du tout: on les leur cache avec soin; on réunit des troupes en silence; on profite de la sécurité des habitants pour préparer leur mort. On ne veut pas qu’ils aient le temps d’adresser au souverain, une réclamation qui découvrirait la supercherie dont il a été dupe et dont ils seront victimes. On attend qu’un certain capitaine Poulain, baron de la Garde, qui était alors en Piémont, et qui devait bientôt conduire de vieilles troupes en Roussillon, passe par la Provence pour les utiliser.
Il arrive le 6 d’avril. Du 7 au 11, on fait tous les préparatifs nécessaires pour exécuter cette sentence rétroactive, qui n'avait pas même été notifiée à ceux qu'elle concernait. Le lendemain, 12 d’avril, était un dimanche ; malgré cela, la cour se réunit sur la convocation de Ménier d’Oppède. L’avocat du roi se nommait Guérin; il réclame solennellement l’exécution de l'arrêt, auquel ces lettres de révocation étaient censées avoir rendu toute sa force.
La cour fait droit à sa demande, nomme des commissaires, et requiert d'Oppède, comme lieutenant du roi, en l’absence du gouverneur, de prêter main forte à la justice. Quelle odieuse comédie! Immédiatement après, d’Oppède écrit au viguier d’Apt de prendre les armes et de s’emparer de tous les hérétiques d’alentour; puis il fait partir ses commissaires qui, le soir même, se rendent à Pertuis.
En même temps, on ordonne aux habitants de Lourmarin de préparer une étape pour mille fantassins et trois cents chevaux. Les habitants répondent en prenant les armes. On renouvelle la sommation ; ils demandent pour y réfléchir un délai de douze heures. — Des sujets ne capitulent pas avec leur prince ! leur est-il répondu. — La châtelaine de Lourmarin, nommée Blanche de Lévis, vient elle-même intercéder pour eux. On ne l’écoute pas. Alors, tout en larmes, elle se rend sur la place du village, au milieu des habitants, et les conjure de poser les armes, pour ne pas s’exposer à une perte certaine. — Notre perte n’en sera que plus prompte, répondent-ils.— Mais au moins faites une requête. — Eh bien, qu’on nous laisse sortir du pays, et nous abandonnerons nos biens à ceux qui les veulent par notre mort.
La pauvre châtelaine ne pouvait rien à cet égard. La dame de Cental écrit aussi à d’Oppède pour le prier d’épargner ses vassaux. Mais déjà le capitaine Vaujuine venait d’arriver à Cadenet. Les troupes répandues dans la campagne commençaient de piller et d’incendier. La première colonne, dirigée par d’Oppède, marchait sur Lourmarin. La seconde, conduite par le baron de la Garde, marchait sur la Motte et Cabrière d’Aigues; la troisième, sous les ordres de Vaujuine et de Redortier, se dirigeait vers Mérindol et Cabrières du Comtat (1).
(1) D’après le procès-verbal de l’expédition, dressé par Brissons, greffier criminel de la cour d’Aix, qui avait été adjoint à ces commissaires pour cet objet.
D’Oppède, sur son passage, commença de mettre le feu aux maisons de la Roque, de Ville-Laure et de Trezemines, qui avaient été abandonnées par les Vaudois; il en fait autant à Lourmarin, où cent qua-torae maisons furent détruites par les flammes. Puis il ordonna aux officiers et aux consuls d’Aptde réunir le plus de monde possible à Roussillon et d’aller y attendre ses ordres.
Le 18 d’avril, les troupes réunies de Menier, de Vaujuine, de Redortier et de Poulain parurent devant Mérindol. Les habitants s’en étaient retirés; mais un jeune homme attardé dans les champs fut saisi par les pillards. Il se nommait Maurice Blanc. On l’attacha à un olivier, et les soldats se faisant une cible de son corps, semblèrent vouloir insulter à son agonie en déchargeant de loin leurs armes contre lui. Il expira percé de cinq coupe d’arquebuse.
C’était le nombre des plaies que son Sauveur avait reçues sur la croix. Le jeune martyr de Mérindol lui remit son Ame en s’écriant aussi : Seigneur, reçois mon esprit entre tes mains !
Puis on incendia le village, qui fut tout entier consumé. Quelques femmes, dit un témoin, ayant été surprises dans l’église , on les dépouilla de leurs vêtements, et les faisant tenir par les mains, comme pour une danse, les barbares les forcèrent à grands coups de dagues et de piques, de faire le tour du château, au milieu des éclats de rire et des outrages dont elles étaient l’objet. Après cela, comme elles étaient déjà toutes sanglantes, on les précipita les unes après les autres, du haut des rochers où le château était bâti.
Beaucoup d’autres furent prises ailleurs et vendues.
Un père dut aller racheter sa fille jusqu’à Marseille. Une jeune mère qui se sauvait à travers les blés avec son enfant dans ses bras, fut atteinte et violentée par ces soldats, ou plutôt par ces brutes, sans qu’elle cessât de tenir son nourrisson pressé sur sa poitrine.
Une vieille femme, que son âge mettait à l’abri de pareilles violences, devint entre leurs mains un objet d’insulte à l’humanité et à leur propre religion. Ils lui firent une tonsure en forme de croix, et l’ayant couverte de quelques oripeaux, ils la menèrent par les rues, en chantant avec dérision comme font 168 prêtres. Cela se passait à Lauris, sur la route de Cabrières à Avignon.
Le cortège arriva devant un four prêt à cuire du pain, et les soldats poussant leur victime avec leurs armes, ils lui dirent : Entre là, vieille damnée! La pauvre femme allait y entrer sans résistance, tant elle avait été tourmentée, lorsque ceux qui avaient allumé le four s’opposèrent à ce qu’on l’y jetât.
Au milieu de ces brutalités mille fois reproduites, sous les formes les plus diverses et les plus révoltantes, l’armée parvint à Cabrières. C’était une ville fortifiée, située sur les terres du pape. Les troupes du roi n'eussent pu y toucher sans l’assentiment du pontife. Mais le vice-légat Mormoiron s’était empressé de remettre à d’Oppède, les pouvoirs les plus étendus, pour cette expédition.
On y arriva le 19 d’avril; c’était encore un dimanche.
Les murailles furent battues en brèche du matin jusqu’au soir. Digne sanctification de ce jour du Seigneur!
Les Vaudois qui s’y étaient renfermés priaient et ne fléchissaient pas. L’attaque se poursuivit inutilement pendant toute la nuit.
Le lundi matin, d’Oppède fait cesser le feu.
Il écrit de sa propre main aux Vaudois, que s’ils veulent ouvrir les portes de leur ville, il ne leur sera fait aucun mal. Il savait probablement que d’après la décision du concile de Constance, on n’est pas obligé de tenir parole aux hérétiques.
Les Vaudois, moins experts dans la science canonique qui enseigne le parjure, que dans la connaissance de la Bible qui recommande la sincérité, s’en rapportent à la parole du roi, du président de la cour d’Aix, et ils lui ouvrent les portes de Cabrières. Les premières troupes qui y pénètrent sont les vieilles bandes du baron de la Garde, venues du Piémont, aguerries contre tous les dangers: c’étaient elles qui devaient commencer le carnage; mais connaissant la capitulation stipulée, les soldats prétendirent qu’il était de leur honneur de s’opposer à ce que nul ne la transgressât.
Les commissaires de la cour d’Aix et du vice-légat entrèrent en discussion là-dessus.
Pendant ce temps, Ménier d’Oppède fait appeler les principaux de la ville, qui arrivent sans défiance. Ils étaient dix-huit. On leur lie les mains, et on les fait passer au milieu des troupes. Ils pensaient n’être là que comme otages, pour garantir la tranquillité du reste de la population. Mais au moment où ils traversaient les rangs des troupes provençales, dirigées par d’Oppède, le gendre de ce dernier, nommé de Fourrières, donna de son coutelas sur la tête chauve d’un vieillard dont la démarche tremblante l’avait effleuré en passant.
Tuez tout! s’écria d’Oppède, en le voyant tomber.
A l’instant, on se précipite sur eux: ces troupes lâches et fanatiques en font une boucherie. Ils étaient déjà morts que le même de Pourrières et le sire de Faulcon allaient encore de çà et de là mutilant les cadavres. Puis, on porta sur des piques, les têtes coupées de ces malheureux. Les soldats s’excitèrent; le signal du massacre avait été donné. Des femmes renfermées dans une grange à laquelle on mit le feu , cherchèrent à se sauver, en s’élançant de dessus les murailles.
Elles étaient reçues sur la pointe des pertuisanes et des épées.
D’autres s’étaient retirées dans le château. — A mort! à sang! s’écrie d'Oppède, et il montre à ses troupes le chemin de leur asile.
Mais comment pourrai-je décrire la scène la plus horrible et la plus sacrilège qui eut lieu dans l’église! C’est là que le plus grand nombre des femmes et des jeunes filles du village s’étaient réfugiées. On s’y précipite, on les dépouille, on les outrage de la manière la plus scandaleuse ; les unes sont jetées du haut du clocher en bas, d’autres enlevées pour en abuser encore. On vit des femmes enceintes, éventrées, laisser sortir leur fruit sanglant de leurs entrailles. Des corps mutilés et respirant encore jonchaient le parvis. L’avocat Guérin, qui y était, s’exprime ainsi dans sa déposition : « Je pense avoir vu occire dans cette église quatre ou cinq cents pauvres âmes de femmes et d’enfants. »
Les prisonniers qui ne furent pas mis à mort par l’ordre du président, furent vendus par les soldats aux recruteurs des galères royales. Seul, le vice-légat ne voulait pas souffrir qu’on fit aucun quartier. Tel était l’esprit du papisme, dans ses représentants les plus élevés. C’est ce légat qui, ayant appris que vingt-cinq personnes, la plupart mères de famille, étaient cachées dans une grotte du côté de Mys, qui cependant ne se trouvait plus sur les terres papales, y fit marcher des soldats pour les exterminer.
Arrivé devant l’entrée de la grotte, il ordonne des décharges de mousqueterie, mais personne ne sort. Alors, faisant allumer un grand feu dans cet antre, toutes ces créatures vivantes périrent étouffées. Cinq ans après, leurs ossements desséchés s’y voyaient encore, comme cela fut vérifié par les enquêtes dont nous allons parler. Les résultats généraux que nous pouvons consigner ici sont que, dans cette extermination, il y eut sept cent soixante-trois maisons habitées, quatre-vingt-neuf étables et trente et une granges d’incendiées. Quand au nombre des morts, on n’a pu le savoir avec précision, mais on l’estime à plus de trois mille.
Etant encore à Cabrièrcs, d’Oppède reçut un message du seigneur de La Coste, qui le priait d’épargner ses sujets. C’était le lundi soir. — Qu’ils fassent quatre brèches à leurs murailles, répond d’Oppède, et ensuite nous verrons.
Le mardi matin ces brèches étaient commencées. Deux officiers arrivent avec quelques soldats. Le seigneur de La Coste leur offre une collation devant la porte du château. Deux domestiques la servaient. Les militaires s’attablent, et pendant qu’ils mangent arrive, à grand bruit de tambours et de trompettes, le gros des troupes de Ménier d’Oppède, marchant comme à un assaut.
Les habitants du village s’effraient, ferment les portes et interrompent les brèches commencées Alors les troupes se répandent dans les jardins du château, situés hors des murs de la ville, arrachent les plantes, coupent les arbres fruitiers, brûlent les treillages, et, dans ces parterres bouleversés comme des ruines, entraînent leurs prisonniers qu’ils maltraitent cruellement. Au dedans, les soldats qui avaient été introduits dans la ville tuèrent les deux domestiques qui les servaient.
Le lendemain, mercredi 22 d’avril, d’Oppède écrit aux syndics de La Coste pour les engager à faire ouvrir les portes de la ville, leur promettant justice et protection. Les portes sont ouvertes ; à l’instant cette soldatesque furieuse se précipite dans les rues, renverse, pille, viole, massacre, incendie dans toutes les directions.
Une petite garenne s’étendait derrière le château; ces soldats y entraînent les captives qu’ils venaient de saisir, pour leur ôter l’honneur, avant de leur donner la mort. Les mères cherchaient à défendre leurs filles, à les disputer à ces brutalités. L’une d’elles, voyant l’impuissance de ses efforts, se perça le sein d’un couteau et le tendit tout sanglant à son enfant pour qu’elle eût à s’en frapper aussi. Ah, s’écrie l’avocat du roi, qui plaida dans l’évocation de cette affaire devant la cour des pairs, je suis vaincu par tant d’horreurs! Epargnez-moi les malheureux qui se précipitent du haut des murailles, ou s’étranglent aux arbres, ou se percent le sein; les victimes foulées aux pieds, errantes, mortes de faim, déchirées par les corbeaux, ou saisies, tuées, vendues, jetées aux galères (1).
(1) ..... Kiroiel morte peremptos
Indigna : raplasque, solulo crins, pusllae;
Et late miseris subjecla incendia vicie.
Le chancelier Michel de l'Hôpital. Epist. ad franc. Olicarium... de causa Merindolii... etc.
Le bétail même de ces pauvres gens périssait sans abri ; car il était défendu de donner asile aux Vaudois et à tout ce qui leur avait appartenu. Une pauvre femme près d’expirer d’inanition demandait un morceau de pain à la porte d’une grange. — Il y a défense, lui dit-on. —Si les hommes vous le défendent, Dieu vous le commande ! s’écria-t-elle. Mais ce cri ne la sauva pas; et l'Eglise romaine put compter un triomphe de plus.
Que faisaient cependant ceux d’entre ces infortunés Vaudois, qui étaient parvenus à se soustraire à la mort? Réunis sur les croupes sauvages du Leberon, ils priaient Dieu d’éclairer leurs ennemis, et lui demandaient les forces nécessaires pour ne pas se laisser aller à l’abandon de leur foi ou à des actions coupables par suite de la misère et du malheur.
Cependant ils n’étaient pas au bout : car après les troupes réglées vinrent les maraudeurs.
Les habitants de la bastide des Jourdains parcoururent le pays, enseignes déployées, et rentrèrent chez eux avec des mulets chargés de butin.
Ceux de Puypin dévalisèrent leurs propres églises, espérant mettre ces larcins sur le compte des Vaudois. Ceux de Mont-Furon tuèrent ou vendirent divers enfants égarés dont ils parvinrent à s’emparer. Ceux de Garambois égorgèrent un vieillard dans une citerne. Enfin ce n’était partout que violence, pillage ou mort. La ferme du Cantal, qui était alors la plus belle de la Provence, fut brûlée.
La dame de ce lieu, comme tutrice de son fils dont les terres avaient été ravagées, adressa une plainte au roi. Cette plainte fut portée devant le second tribunal du royaume, nommé la chambre de la reine. Les promoteurs de ces ravages furent cités à comparaître devant lui; mais ils refusèrent en se retranchant derrière les arrêts en vertu desquels ils prétendaient avoir agi. Il fallut remonter à l’examen de ces arrêts eux-mêmes ; mais pour cela, la chambre de la reine n’était plus compétente; et la cause fut portée devant le tribunal suprême du royaume, qu’on appelait la chambre du roi, et qui fut plus tard la cour des pairs. C’est ainsi que l’examen de toutes ces iniquités et de ces actes barbares a été poursuivi par des enquêtes judiciaires, qui les ont mis en lumière, quoique leur enchaînement soit demeuré fort obscur pour ceux qui ne les ont pas consultées.
Cette cause fut plaidée en septembre 1551, sous le règne de Henri II, qui tenait à laver la mémoire de son père, de cette tache de sang.
Cependant les plus grands coupables ne furent pas punis. L’avocat Guérin seul, fut condamne à mort, et d’Oppède s’en revint triomphant en Provence.
Mais on peut juger de toutes les intrigues que le clergé dut mettre en œuvre pour le sauver, puisqu’à la nouvelle de son acquittement, des cantiques d’actions de grâce furent chantés dans les églises.
On fit en Provence des prières publiques pour demander à Dieu la conservation et le prompt retour de cet illustre défenseur de la foi ! Et lui-même prit pour devise ces paroles dérisoires : " La vérité surmonte tout. » Cette maxime qui convient à l’histoire, le condamne aujourd’hui. Son tribunal plus haut encore que celui de la cour des pairs, n’est pas accessible comme celui des hommes, aux influences corruptrices des puissants, qu’elle juge sur leur cercueil.
Ceux d’entre les Vaudois qui n’avaient pas péri, se retirèrent dans les vallées du Piémont, et revinrent ensuite en Provence lorsque l’orage fut passé.
La révocation de l’édit de Nantes abattit de nouveau les temples qui s'étaient relevés sur les bords de la Durance.
Sous le règne déplorable de Louis XV, les vexations contre les protestants se perpétuèrent avec l’hypocrisie de plus et la grandeur de moins.
Aujourd’hui, le protestantisme a refleuri sur les pentes désolées du Leberon, mais l'indifférence religieuse y fait plus de ravage dans les âmes que n’en fit jadis la persécution. Les habitants de ces contrées connaissent à peine leur histoire.
Puisse le souvenir de leurs ancêtres rappelés dans ces pages, les porter à leur ressembler! La Bible qui les a faits si grands, même dans l’infortune, peut seule rendre le caractère vaudois à ces Eglises, qui ont oublié jusqu’à leur origine, et perdu jusqu’à la dignité du malheur.
LES VAUDOIS EN CALABRE.
(De 1400 à 1560.)
Sources et Autorités. ־—Perrin, Gillet, Léger. Mac’Cbib, H ici. dee pro· grée el de l’extinction de ta réforme en Italie au XVJe S., trié, de l’an-glaif, Paris 1831, in-80 p. 190. — Mb1llb& lu Vaudoie en Calabre au XI Ve S. (Dans la Revue Suiue, t. II, p. 647-658 et 687709־. — Tbobabo Costa : Seconda parte del compendia del? ieloria di Napoli, p. 157. — A Porta, Hicloria reformations Eceluia Rhelicœ, t. II, p. 110, 310. — Pabtalbor, Rerwm in eccletia geelarum hieloria, p. 337. — Giannonb, Hitl. gên. du ray. de Naplu. — Hondobfv, Thoalrum hielor. etc. Rorengo; Crespin, etc. (A rechercher : Archivée de Coeenza, de Naplee, el de Vlnquieilion à Rome.)
Nous avons dit que les Vaudois eurent aussi des Eglises en Calabre. Voici comment Rorengo raconte l’origine de cette émigration.
Un jour, deux jeunes gens des vallées vaudoises se trouvaient à Turin, dans une hôtellerie où vint aussi loger un seigneur calabrais. Les jeunes gens causaient de leurs affaires, et du désir qu’ils avaient d’aller s’établir hors de leur pays, où la culture de la terre commençait d’être insuffisante pour les besoins de la population.
L’étranger leur dit : Mes amis, si vous voulez venir avec moi, je vous donnerai de belles plaines, en échange de vos rochers.
Les jeunes Vaudois acceptèrent, sous la réserve de l’assentiment qu’ils allaient demander à leurs familles, et dans l’espérance aussi qu’ils ne seraient pas seuls à accepter cette offre, mais que d’autres de leurs corn-patriotes les accompagneraient.
Les habitants des vallées, ne voulurent prendre aucune détermination avant de connaître les lieux dans lesquels on leur proposait de s’établir. Ils envoyèrent pour cela des commissaires en Calabre, accompagnés des deux jeunes gens auxquels le seigneur du lieu avait offert des terres.
« Dans ce pays, dit Gilles, il y avait de belles rives et collines, revêtues de toutes sortes d’arbres fruitiers, pêle-mêle venus suivant leur terroir, tels qu’oliviers et orangers. Dans les plaines : vignes et châtaigners; en costières: noyers, chênes, fayards et au-très futaies; aux pentes des montagnes et sur leurs crêtes, ainsi que dans les Alpes : mélèzes et sapins. Partout enfin se présentaient beaucoup de terres labourables et peu de laboureurs. »
Les vallées vaudoises du Piémont, offraient en revanche plus de laboureurs que de champs ; elles étaient comme une ruche devenue trop étroite par suite de l’accroissement prospère de sa population.
L'expatriation fut bientôt décidée ; et voilà qu’un nouvel essaim de ces familles bénies et florissantes, s’apprête à transporter au loin ses habitudes laborieuses et ses mœurs pures, tout empreintes de l’esprit des premiers temps évangéliques.
Les jeunes gens qui devaient partir se hâtèrent de se marier; les propriétaires vendirent leurs biens; chacun mit ordre à ses affaires. Ce devait être en l’année 1340 que cela se passait (1); jamais encore on n’avait vu un mouvement aussi général, une agitation de cœur ainsi répandue dans les familles, émouvoir ces paisibles vallées.
(1) Comparer, pour cette date. Perrin, p. 196, et Gilles, p. 19, lignes 10 et 24.
Les fêtes d’alliances domestiques se mêlaient aux angoisses de la séparation. Plus d’un cortège de noces dut se changer en caravane d’exil.
Mais ils pouvaient dire, comme les Hébreux, partant pour la terre promise : Le tabernacle de l’Eternel sera devant nos pas; car ils portaient avec eux la Bible héréditaire ! l'Evangile de consolation et de courage, cette arche sainte de la nouvelle alliance et de la paix du cœur.
Cependant les vieillards, et surtout les pauvres mères, durent verser bien des larmes, en voyant partir pour une terre inconnue cette jeunesse qui emportait avec elle toutes les espérances terrestres de leurs derniers jours.
Aussi toute la famille vaudoise accompagnait-elle, à son départ, les premiers pas de cette jeune colonie. Au pied de leurs montagnes, ils s’embrassaient en pleurant, et priaient ensemble le Dieu de leurs pères de les bénir toujours, les uns et les autres, aux deux extrémités de l’Italie.
Enfin les émigrants s’éloignèrent en silence de la terre natale, et la plupart, pour n’y plus revenir.
Ils mirent vingt-cinq jours pour se rendre en Calabre. Ce ne fut pas sans de nombreuses privations et des regrets peut-être vers cette terre natale, d’autant plus chère qu’on s’en éloigne davantage.
Mais ils amenaient une partie de leur pays avec eux, puisqu’ils n’étaient entourés que de compatriotes et d’objets connus; surtout, ils portaient dans leur cœur, cette confiance en l'Eternel , qui vaut plus qu’une patrie.
Etant arrivés dans les lieux qu’ils devaient habiter, ils convinrent des conditions de leur établissement. Les seigneurs du fieu leur en accordèrent de très fa-vocables.
D’après ces conventions, les Vaudois n’étaient tenus qu’à payer une certaine redevance aux propriétaires; et du reste, on leur laissait la faculté de diriger à leur gré les travaux agricoles. On leur accordait le droit de se réunir en une ou plusieurs communautés indépendantes, de nommer leurs propres magistrats, soit civils, soit ecclésiastiques, et enfin de s’imposer des contributions et de les percevoir, sans être tenus d’en demander l’autorisation, ni d’en rendre compte à qui que ce fût. Ces conditions, de la sorte réglées , devinrent pour ainsi dire la charte des Vaudois, dans ce nouveau pays.
Elles leur garantissaient une liberté fort étendue pour l',époque, et ce qui prouve qu’ils en connaissaient tout le prix, c’est qu’ils firent dresser de ces conditions un acte authentique, qui plus tard fut confirmé par le roi de Naples, Ferdinand d’Aragon.
La première bourgade fondée par ces nouveaux colons, fut située près de la ville de Montalto; et comme les habitants avaient franchi, pour y venir, les montagnes qui les séparaient de la haute Italie, on nomma leur résidence Borgo d'oltramontani, bourg d’outremont, ou bourg des ultramontains.
Un demi-siècle après, ils bâtirent Saint-Xist, qui devint plus tard le chef-lieu de cette colonie.
Dans l’intervalle, et à la suite de ces deux fondations, s’élevèrent les hameaux de Vacarrisso, l’Argentine, Saint-Vincent, les Rousses et Montolieu ; dénominations qui n’étaient pour la plupart que celles des lieux où ils s’établirent. Ces nombreux villages attestaient la prospérité croissante de ce pays, autrefois presque inhabité.
Et c’est un fait bien remarquable que l’influence civilisatrice de l’Evangile, dont les bénédictions s’étendent sur les peuples en raison de la pureté avec laquelle il est compris. Les Eglises vaudoises, si florissantes au sein de ce pays rempli de superstitions et de misères, présentaient alors le même contraste qu’on remarque encore de nos jours entre les pays protestants et les pays catholiques.
Qu’on en tire telle conséquence que l’on voudra : il est incontestable que le Brésil, où règne l'Eglise romaine, est bien inférieur en lumières, en moralité et en bien-être, aux Etats-Unis de l’Amérique du Nord, où le protestantisme a jeté tant de liberté et de vie.
Quelle différence, en Europe, entre l’Espagne des inquisiteurs et l’Allemagne de la reformation ; entre l’Irlande catholique et l’Ecosse protestante ! La France elle-même ne s’est améliorée qu’à mesure que le catholicisme s’y est amoindri. Et sous le ciel de l’Italie, dans ces terres fertiles de la Calabre, les Vaudois laborieux et unis faisaient éclater alors ce saisissant contraste pour la première fois.
Jouissant en paix des privilèges qu’ils avaient obtenus, fidèles à payer leurs impôts et leurs dîmes, se suffisant du reste à eux-mêmes dans le cercle restreint de leurs croyances et de leurs affections, il semblait que les destinées les plus heureuses dussent leur être réservées.
Oui, Dieu les leur donnait, mais Rome les leur ôta.
Le marquis de Spinello, frappé des améliorations qu’ils avaient introduites dans les domaines qui leur étaient confiés, les attira à son tour sur ses terres. Il les autorisa à entourer de murailles la ville qu’ils y fonderaient. Cette ville fut pour cela appelée La Guardia, comme devant présider à la garde de leur pays.
Vers la fin du quatorzième siècle, leurs frères de Provence étant persécutés, plusieurs d’entre eux retournèrent aux vallées d’où leurs pères étaient sortis; mais les trouvant trop peuplées pour qu’elles pussent recevoir de nouveaux habitants, et un certain nombre de ces derniers désirant même s’expatrier, ils formèrent tous ensemble une nouvelle émigration, qui descendit de nouveau l’Italie, et vint s’établir sur les frontières de la Pouille, non loin de leurs compatriotes calabrais.
Les villages qui durent leur origine à l’activité de ces nouveaux colons, étaient tous environnés de murailles, et furent appelés du même nom que ceux dont leurs habitants étaient sortis. Il y eut la Cellaie, comme dans la vallée d’Angrogne ; Faët, comme dans celle de Saint-Martin; la Motte, comme au pied du Leberon, près de Cabrières d’Aigues, en Provence.
En 1500, il y eut encore des Vaudois qui sortirent de Freyssinières et de Pragela, pour aller s’établir en Calabre. Ils se fixèrent sur les bords de la petite rivière qu’on nomme Volturate, et qui coule des Apennins dans la mer de Tarente.
Plus tard, dit Gilles, ils s’étendirent dans plusieurs autres parties du royaume de Naples, et jusquçs en Sicile.
On voit que ces colonies vaudoises étaient bénies dans leur prospérité ; et non-seulement l'agriculture, mais les sciences y florissaient, car Barlaam de Calabre, dont Pétrarque fut le disciple, était lui-même , selon quelques écrivains, l’un des disciples des Vaudois.
Issus de toutes les parties des Alpes où ils avaient des frères, ils formaient entre eux, un résumé de la nation vaudoise tout entière.
Aussi l’on conçoit qu’ils dussent se plaire dans ce pays, qui leur offrait à chacun la réunion de toutes leurs patries. En outre, ils étaient fréquemment visités par les pasteurs des Vallées. Le synode vaudois les renouvelait tous les deux ans. Chacun d’eux était accompagné d’un coopéraient plus jeune que lui; et après deux ans de séjour au sein de ces fraternelles Eglises, ils revenaient à l'Eglise-mère ; car le synode vaudois n’affectait pas le même champ de travail à toute la durée des services de ses pasteurs.
Mais ils ne suivaient pas, dans leur retour aux Vallées, le chemin qu’ils avaient suivi pour se rendre en Calabre. S’ils étaient descendus par la droite des Apennins, du côté de Gènes et de Naples, ils remontaient par la gauche, sur les rives de l’Adriatique. Ce changement de route n’était pas sans objet (1); car dans presque toutes les villes de l’Italie, à Gènes, à Venise, à Florence et à Rome même, ils avaient des hères, et une maison particulière pour 8e réunir.
(1) Gilles, p. 90.
Ce n’est qu’après avoir accompli ce pèlerinage évangélique, dont la dernière station était Milan, que les pasteurs missionnaires rentraient dans leur patrie. Ce devait être une occasion de grande joie chrétienne, pour ces pauvres âmes isolées, dont les secrètes sympathies s’attachaient avec tant d'impatience à la venue de leurs pasteurs, lorsqu’à un signe convenu l’étranger qui frappait à leur porte, se faisait reconnaître pour le missionnaire des Alpes, que l'Eglise vaudoise leur envoyait tous les deux ans.
Introduit avec empressement dans la demeure hospitalière, où le souvenir vénéré des Barbes qui l’avaient précédé, se conservait comme un trésor de famille, de génération en génération, cette demeure devenait la sienne, cette famille 60n troupeau : petit troupeau sans doute, mais qui avait le bon Berger.
Le ministre fidèle portait ses titres dans l’Evangile, qui ne le quittait pas.
On s’empressait autour de lui ; on le questionnait avidement sur les Eglises qu’il avait traversées, sur les frères qu’il avait visités, sur le Barba qu’on avait connu deux ans auparavant (1).
(1) Meille, Rev. Suisse, t. II, p. ;53.
Souvent les réponses étaient des nouvelles de deuil ; puis on priait ensemble; on méditait les livres saints. L’homme de Dieu, étranger et voyageur sur la terre, recevait, selon la coutume des anciens Vaudois et de la primitive Eglise, la confession évangélique de ces humbles fidèles, et les quittait ensuite pour aller chercher plus loin d'autres âmes cachées à consoler et à raffermir.
Gilles rapporte que son grand-père, lors d’une visite qu’il fit à ceux de Venise, fut assuré par les fidèles qu’ils y étaient environ six mille (2).
(2) Gilles, p. 20.
Mais tout progrès, quelque faible qu’il soit, en épurant le cœur, élève les pensées et développe l'intelligence.
Nous l’avons vu par la distinction avec laquelle les Vaudois firent les premiers un usage prosodique de la langue du temps : de cette belle langue romane, qui fut étouffée dans le sang des Albigeois, et avec laquelle tout un avenir littéraire, toute une civilisation peut-être, a péri sans retour.
En Calabre, il en fut de même; les lumières attirent l’attention. Les Vaudois se distinguèrent ainsi dans une époque de ténèbres; et lorsque la réformation eut éclaté, l'Eglise romaine, devenue plus attentive aux mouvements religieux, qui eux-mêmes devenaient plus hardis, ne pouvait manquer d’ouvrir les yeux sur ces Eglises protestantes qui avaient précédé le protestantisme, sur ces Eglises primitives qui avaient survécu aux temps apostoliques. Leur présence était sa condamnation. Il fallait les anéantir.
Déjà, à diverses reprises, dit Perrin (1),a la gent cléricale s’était plainte de ce que ces ultramontains ne vivaient pas en religion, comme les autres peuples ; mais les seigneurs retenaient les curés, en leur disant que ces cultivateurs étaient venus de terres lointaines et inconnues, où d’aventure les gens n’étaient point tant adonnés aux cérémonies de l'Eglise ; mais qu’au principal ils étaient pleins de prud’homie, charitables envers les pauvres, exacts dans leurs loyers, et remplis de la crainte de Dieu ; qu’ainsi il ne fallait pas qu’on les inquiétât en leur conscience, pour quelques processions, images ou luminaires qu’ils avaient de moins que les autres gens du pays, »
(1) P. 197.
« Cela retint ceux qui leur portaient envie, et empêcha pour un temps les murmures de leur voisins, qui, ne les ayant pu attirer à leurs alliances, étaient jaloux de voir leurs terres, bétails et travaux, bénis plus que les leurs. »
Ainsi ils restèrent en liberté, prospérant comme le peuple de Dieu, dans la terre de servitude.
Les prêtres eux-mêmes, dit Meille, n’avaient jamais perçu d’aussi fortes dimes que depuis que les Vaudois étaient venus fertiliser le pays. Les chasser, c’était se rendre pauvres, et ils se taisaient.
Cependant, les frères de Calabre venaient d’apprendre que leurs compatriotes des vallées du Piémont, cédant aux conseils des réformateurs, avaient érigé des temples pour remplacer les maisons particulières, dans lesquelles on s’était réuni jusqu’alors ; et ils voulurent aussi manifester ouvertement leur existence d’Eglise évangéliqué. « Mais le Barba, qui s’y trouvait alors, homme d’âge et de circonspection, dit l’historien Gilles, dont il était le bisaïeul, leur représenta que ce zèle se devait louer, sans toutefois être porté à l’extrême ; car il fallait considérer si, dans leur position, ils pourraient agir aussi librement que leurs frères du val Luzerne, et faire cet éclat, sans s’exposer à la perte de leurs Eglises. »
« Enfin, il leur conseilla de temporiser, et même en secret, de mettre ordre à leur affaires, afin qu’ils pussent se retirer à sauveté au moment du péril. מ
« Quelques-uns, ajoute le chroniqueur, suivirent ce conseil, et furent conservés; d’autres, qui l’approuvaient, se mirent tardivement à le suivre, et plusieurs y laissèrent leur vie; mais la plupart ne firent rien , soit qu’ils fussent trop attachés à ce pays pour avoir le courage de le quitter, soit qu’ils eussent assez de confiance en Dieu pour ne rien craindre. »
Sur ces entrefaites, le Barba Etienne Négrin, de Bobi, dans la vallée de Luzerne , vint remplacer en Calabre le vieux Barba Gilles, qui s’en retourna dans sa patrie.
Mais les Calabrais voulurent avoir un pasteur à demeure, qui ne les quittât plus. Ils envoyèrent, pour cela, à Genève l’un des leurs, nommé Marc. Uscegli, et familièrement Marquet, d’un de ces gracieux noms d’enfance, dont l’habitude se poursuit plus tard.
Il était chargé de solliciter, auprès de l'Eglise italienne qui s’y trouvait alors, les moyens d’avoir en Calabre un ministre qui vint résider au sein de ses compatriotes, et qui pût leur consacrer entièrement ses soins.
Sa demande fut accueillie, et l’on désigna pour ce poste honorable, mais périlleux, un homme tout jeune encore; un Piémontais aussi, qui avait quitté la carrière des armes pour devenir soldat du Christ, et qui s’était préparé au ministère évangélique par des études récemment terminées à Lausanne.
Ce jeune homme se nommait Jean Louis Paschal ; il était né à Coni, et deux jours avant qu’on eût fait choix de lui pour l’envoyer en Calabre, il s’était fiancé à une jeune compatriote, nommée Camilla Guarina, qui était née comme lui en Piémont, et comme lui s’était réfugiée à Genève, afin de suivre les voies de l’Evangile.
Quand il lui eut fait connaître la vocation qu’il avait reçue et lui eut demandé la permission de la quitter pour se rendre en Calabre, la pauvre jeune fille ne put lui répondre que par des larmes.—Hélas ! s’écria-t-elle, si près de Rome, si loin de moi !.....Mais elle était chrétienne : elle se résigna.
Paschal partit, accompagne d’Uscegli, d’un autre pasteur, et de deux maîtres d’école, également destinés aux Vaudois. Ce second pasteur se nommait Jacob Bovet; il était aussi du Piémont, et il souffrit le martyre à Messine, en 1560.
Ces deux amis, fils de la même patrie, frères en la foi, en dévouement et en courage, ne devaient pas même se séparer dans la mort.
A peine arrivé en Calabre, Paschal se mit à prêcher publiquement l’Evangile, comme cela avait lieu à Genève, comme le désiraient les Vaudois, comme son zèle enfin le portait à le faire.
«Là-dessus, dit Crespin, il y eut grand bruit dans ces contrées, sur ce qu’un luthérien était venu, qui gâtait tout par ses doctrines.
« Les ignorants en murmuraient ; les fanatiques criaient qu’il le fallait exterminer avec tous ses adhérents. Les Vaudois seuls se pressaient autour de lui, en joyeuse affection de frères, toujours plus affamés de la parole de vie, qu’il leur multipliait comme le pain du Seigneur.
« Là-dessus, le marquis Salvator Spinello, principal suzerain des Vaudois, qui pour lors se trouvait à Foscalda, petite ville proche de la Guardia et de Saint-Xist, envoya quérir quelques-uns d’entre leurs habitants, pour qu’ils eussent à s’expliquer.
« Les Vaudois, ainsi mandés, prièrent le ministre Paschal de les accompagner, pour dire leurs raisons. » C’était au mois de juillet 1559.
Marc Uscegli se joignit à eux, et lorsqu’ils furent arrivés à Foscalda, ils entrèrent dans une hôtellerie, avant de se rendre auprès du marquis.
Là un ami secret de leurs doctrines, qui faisait partie de la maison même du seigneur, vint demander à les entretenir. — Ecoutez, leur dit-il, vous avez des ennemis puissants; la meilleure défense du faible est de les éviter; je vous conseille donc de repartir sans vous montrer. — Comment! s’écria Paschal, je reculerais sans me défendre, sans combattre pour la vérité, sans plaider pour ma chère Eglise ! — On ne plaide que pour gagner sa cause, reprit le prudent conseiller; ici, elle ne peut se gagner que par le silence. — Ce ne serait pas être faible, mais lâche ! répondit le jeune ministre débordant d'une sainte ardeur; le chrétien n’a pas à mesurer ses forces, mais à faire son devoir. D’ailleurs, ajouta-t-il, le secours de Dieu ne peut manquer pour cette lutte ; où y a-t-il plus de force que dans sa parole? — Celte force est inutile pour ceux qui ne l’écoutent pas; prenez garde ! on ne vous jugera point d’après la parole de Dieu, mais sur celle des hommes.—Qu'importe? répondit le courageux pasteur, l’honneur de défendre la parole de Dieu vaut mieux que celui de triompher des hommes. — Vous la défendrez mieux, en la prêchant à vos Eglises qui la désirent, qu’en l’exposant au mépris de ceux qui veulent l’étouffer. — Mais ce sont mes Eglises elles-mêmes à qui l’on en demande compte, et leur pasteur doit être là.
D'ailleurs, Paschal se sentait si profondément convaincu, si pénétré, si fort de l’excellence de sa cause, qu’il ne désespérait pas de l’établir même dans les esprits les pins prévenus. Une seule âme amenée captive aux pieds de la croix du Sauveur, vaut mieux pour le pasteur que tous les biens terrestres.
Le secret émissaire, qui venait de Lui donner cet avertissement de la sagesse humaine, se retira devant cette sainte folie de la croix.
Les Vaudois se présentèrent donc devant le marquis de Spinello, accompagnés de leur jeune, et ardent défenseur.
Mais il n’eut pas à combattre, comme il s’y attendait, contre des erreurs sincères, dans un engagement loyal, par des raisons et des paroles évangéliques. Ses ennemis ne cherchaient pas la vérité, mais le silence; ils ne voulaient pas détruire l’erreur, mais les protestations dont elle était l’objet.
Aussi le pauvre Paschal eut-il la douleur d’être à la fois privé des amis qu’il avait déjà, et des adversaires qu’il espérait trouver.
Le marquis, après l’avoir entendu quelques instants, pendant que les Vaudois gardaient le silence, renvoya ces derniers, qu’il avait seuls assignés, et retint prisonniers Louis Paschal et Marc Uscégli, qui étaient venus pour les défendre. Ils restèrent pendant huit mois dans les prisons du Foscalda. Quelle tombe anticipée pour l’activité de l’esprit et la jeunesse du corps! Mais la tombe conduit au ciel les âmes rachetées, et des consolations célestes venaient y ranimer les deux jeunes chrétiens.
Après cette longue épreuve, ils furent conduits dans les prisons de Cosenza ; là il paraît que Marc Uscégli fut mis à la torture, comme on le voit par ces lignes d’une lettre de Paschal, écrite le 10 de mars 1560 : « Dieu m’a préservé seul de la torture. » Hélas! c’était pour le réserver au martyre.
«Mon compagnon Marquet, dit-il ailleurs, était sollicité par le comte d’Acillo de se dédire, et comme il lui mettait en avant l’autorité du pape pour pardonner tout péché : « Si le pape, dit-il, avait le pouvoir de pardonner les péchés, il eût été inutile que Jésus Christ vint mourir pour les pécheurs, »
Un Espagnol, qui était présent, s’écria : Eh quoi! un manant qui ne sait ni lire ni écrire, veut se mêler de disputer?—Il ne s’agit pas de disputer, reprit l’auditeur du saint office qui s’y trouvait aussi, mais de savoir si tu veux abjurer : Oui ou non.—Non, répondit Uscégli. — Eh bien, va-t-en au diable ! répliqua l’auditeur, en faisant sur lui quatre signes de croix,
A partir de ce moment, il n’est plus question du pauvre Marquet ; et les larmes viennent aux yeux en entendant ce diminutif enfantin désigner, au sortir des tortures, le jeune homme que sa mère avait ainsi appelé au milieu des caresses dont elle avait comblé son enfance.
Au mois d’avril, Paschal fut conduit de Cosenza à Naples, en compagnie de vingt-deux prisonniers condamnés aux galères, et de trois compagnons qu’il ne nomme pas.
«Celui qui avait la charge de nous conduire, dit-il dans une lettre adressée à sa triste fiancée, me mit des menottes si étroites que je ne pouvais reposer ni de jour ni de nuit. Il fallut que je lui donnasse de l’argent pour les ouvrir un peu ; et il ne me les ôta que lorsqu’il fut parvenu à me soutirer tout ce que je possédais. Les galériens étaient attachés par le cou à une longue chaîne ; on ne leur donnait pour nourriture que des herbes sauvages, avec une tranche de pain, et lorsque l’un d’eux tombait d'inanition ou de fatigue, on le forçait à se relever en le rouant de coups.» —Est-il possible que des hommes pécheurs traitent ainsi leurs frères! Mais l’esprit despotique et impitoyable de Rome transformerait des frères en bourreaux.
« Pendant la nuit, continue le prisonnier, les bêtes étaient mieux traitées que nous, car au moins on leur donnait de la litière, tandis que nous, nous étions laissés sur la terre nue (1). »
(1) Lettre de Paschal, dans Crespio, fol. 514.
Ils mirent ainsi neuf jours pour arriver a Naples; et dans la barque qui l’y porta, il ne cessa de prêcher et d’exhorter, en proclamant la plénitude et la nécessité du salut par Jésus-Christ.
On voit que les menaces et les mauvais traitements ne l’intimidaient pas.
Paschal était entré à Cosenza, le 7 de février; il en était sorti le 14 d’avril. Il entra dans les prisons de Naples le 23, et fut transféré dans celles de Rome, le 16 de mai 1660. Il y était arrivé, ayant les fers aux pieds et aux mains, lui, le fervent et onctueux disciple du Christ !—Mais voyez combien le Christ a souffert de contradictions de la part des pécheurs, et sachez que l’on a ainsi persécuté les prophètes qui ont été avant vous.—Heureux sans doute! devait se dire le nouvel apôtre des gentils, emprisonné comme saint Paul et saint Pierre dans cette grande ville de Rome, qui n’a songé qu’à régner sur la terre : Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux (Matth. V, 10).
Il avait pénétré dans cette cité, par la porte d’Ostie, la même par laquelle aussi avaient dû entrer les apôtres et les premiers martyrs. Quatorze siècles s’étaient passés, et les mêmes scènes allaient s’y renouveler encore au nom des idoles du papisme, plus sanguinaires que celles des gentils.
Paschal fut enfermé dans la tour di Nona, où bien peu de personnes, dit Crespin, eurent la faculté de le voir.
Déjà mort pour le monde, on n’a rien pu savoir des procédures qui lui furent faites, sinon qu’il fut souvent interrogé et sollicité à se dédire, mais inutilement.
Son frère, Barthélemy Paschal, qui n’avait abjuré ni le catholicisme romain, ni l'affection fraternelle du cœur charnel, voulut tenter de le sauver, ou du moins de le revoir. Résolu à faire le voyage de Rome pour cela, il partit de Coni avec une recommandation du gouverneur de cette ville et une lettre du comte de la Trinité, si tristement célèbre dans les annales des vallées vaudoises, où nous le verrons bientôt diriger une atroce persécution.
Grâce à l’influence de ces puissants introducteurs, si bien accrédités près de la cour papale, et peut-être aussi parce qu’on espérait le voir déterminer son frère à une abjuration , Barthélemy Paschal obtint d’arriver au sombre et fétide cachot de Jean Louis.
« J’étais allé la veille, dit-il à sa famille, faire ma révérence au grand inquisiteur de la foi, le cardinal Alexandrini ; mais quand je lui parlai de mon frère, il me répondit brusquement que cet homme-là avait infesté beaucoup de pays, et que même dans la barque il n’avait fait que prêcher ses folies. — N’est-ce pas le langage que les inquisiteurs païens tenaient jadis en parlant de saint Paul?
« J'allai ensuite parler aux juges qui l’examinaient: ils me dirent qu’il s’endurcissait de plus en plus, et que son affaire allait mal. Les ayant suppliés en sa faveur, ils répondirent que, pour tout autre crime, si énorme fût-il, on pourrait lui faire grâce, mais que d’avoir attaqué l'Eglise, à moins qu’il ne se rétractât, on ne pourrait lui pardonner.»
— Est-ce donc là l'Eglise de celui qui pardonnait à ses bourreaux? — « Alors, poursuit Barthélemy Paschal, je retournai trouver le cardinal, et enfin il ne fut accordé de visiter mon frère.
« Grand Dieu ! s’écrie-t-il, c’était affreux de le voir dans l’obscurité de ces murailles humides, maigre, pâle, affaibli, la tête nue, les bras liés de petites cordes qui lui entraient dans la chair, ayant la fièvre et n’ayant pas même de paille pour se coucher.»
— Faites du bien, même à vos ennemis ! disaient Jésus et les apôtres. —
« Mais, continue la lettre de Barthélemy, le voulant embrasser, je tombai par terre , et il me dit : Mon frère, pourquoi vous troublez-vous si fort? ne savez-vous pas qu’il ne tombe pas une feuille d’arbre sans la volonté de Dieu ?
Le juge qui m’accompagnait lui imposa silence en disant: Tais-toi, hérétique !—Et j’ajoutai :—Se peut-il, mon frère, que tu t’obstines à renier la foi catholique, qui est tenue par tant d’autres?
— Je tiens celle de l’Evangile, répondit-il.
— Penses-tu donc, reprit le juge, que Dieu veuille damner tous ceux qui ne suivent pas la doctrine de Luther et de Calvin?
— Ce n’est pas à moi d’en juger; mais je sais qu’il condamnera ceux qui, ayant connu la vérité, ne l’auront pas professée.
— En parlant de vérité, tu sèmes des erreurs.
— Montrez-le moi par l’Evangile.
Maie le juge, ancien de répondre à sa question, lui dit : Tu eusses bien mieux fait de demeurer en ta maison, de jouir de ton bien et de rester avec tes frères, que de te jeter dans l’hérésie, pour perdre tout ce que tu avais.
— Je n’ai rien à perdre sur la terre que je ne doive perdre tôt ou tard, et j’acquiers, pour le ciel, un bien que toutes les puissances de la terre ne pourront me ravir.
N’est-ce pas là encore le langage des chrétiens primitifs et celui des persécuteurs idolâtres, qui ne vivaient que pour les biens du monde?
Pendant trois jours entiers, de nouveaux membres du saint office s’entretinrent avec Paschal, plus de quatre heures chaque fois, dans l’espérance de l’amener à une rétractation, et peut-être aussi de pouvoir dès lors le rendre à son frère ; mais ils ne purent rien obtenir. — Alors, reprit Barthélemy, je le priai de fléchir un peu et de ne pas faire à sa famille le déshonneur d’une condamnation.
— Dois-je moins honorer mon Sauveur, pour lui être parjure?
— Tu l'honoreras dans ton cœur, quoique tu restes dans l'Eglise.
— Si j’ai honte de lui sur la terre, il me reniera dans le ciel.
—Ah! mon cher frère, reviens au sein de ta famille; nous serions tous si heureux de te posséder.
— Plût à Dieu que nous fussions réunis dans le sein du Sauveur; car le ciel natal me serait plus doux que les voûtes de cette prison. Mais si j’y reste, c’est que Jésus s’y tient avec moi, et un Sauveur vaut bien une famille.
— Est-ce le perdre que venir avec nous?
— Oui, car la porte de mon cachot ne s’ouvrira que devant une abjuration, et ce serait la perte de mon âme.
— Tes parents ne sont donc rien pour toi ?
—Celui, dit Jésus, qui ne sait pas sacrifier son père et sa mère pour l’amour ne moi, n’est pas digne de moi.
Alors, dit Barthélemy, j’allai jusqu’à lui promettre la moitié de mon bien s’il voulait revenir avec moi à Coni; mais lui, versant des larmes, me répondit qu’il était plus grièvement peiné de me voir tenir ce langage que des liens qui l’enchaînaient ; car, dit-il, la terre passe avec toutes ses convoitises, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Et comme je pleurais aussi, il ajouta : Pour moi, Dieu me donne une telle force, que jamais je ne me départirai de lui. —Alors le moine lui dit : Si vous voulez crever, crevez !
On voit, dans ces trois personnages, l’homme régénéré, dont l’âme parle selon l'esprit de Dieu ; l’homme charnel, adonné à la fois aux biens qu’il apprécie et aux affections du cœur ; enfin l’homme abruti par les superstitions, l’homme tel que Rome l’a fait, ignoble et cruel, interrompant cet entretien de l’âme et du cœur, du martyr et du frère, par l’invective grossière que nous venons de rapporter.
« Trois jours après, continue d’écrire le frère de Jean-Louis Paschal, je trouvai moyen de lui parler encore; et comme le moine le voulait exhorter derechef, il lui dit : Tous vos discours sont fondés sur la prudence humaine, mais ne fermez point les yeux à la grâce de Dieu, car vous serez inexcusable auprès de lui.
« Le moine demeura fort étonné , disant : Dieu ait pitié de nous ! — Dieu le fasse ! ajouta le prisonnier. —Mais le jour suivant, il me fit signe, sans sonner mot, que je m’en allasse, ayant compris que les inquisiteurs commençaient à me soupçonner ; aussi je partis sans rien dire, et m’en revins en Piémont. »
Toujours l’homme charnel et timide, parce qu’il n’a d’autre force que la sienne, en face du chrétien invincible, parce qu’il s’en remet à la force du Christ.
Te voilà donc seul, pauvre Paschal, enseveli vivant dans les entrailles de la terre, en attendant d’être consumé vivant par le feu ! Mais le meilleur des pères, des frères et des amis n’était-il pas toujours auprès de toi ?
« L’affection que je vous porte, écrit-il à sa fiancée, augmente par celle de mon Dieu; et d’autant plus j’ai profité en religion chrétienne, d’autant plus aussi je vous ai aimée.—Puis, lui laissant entrevoir sa mort prochaine : — Consolez-vous en Jésus-Christ : que votre vie soit un portrait de sa doctrine. »
Telles sont les exhortations que Paschal adressait à Camilla Guarina, qui devait être sa veuve avant d’avoir été son épouse.
Le dimanche, 8 de septembre 1560, il fut conduit de la tour di Nona, au couvent della Minerva, pour y entendre sa condamnation.
Il confirma, dit Crespin, d'un cœur ferme et joyeux, toutes les réponses qu’il avait faites, rendant grâces à Dieu, de ce qu’il l’appelait à la gloire du martyre; et le lendemain, lundi 9 de septembre, il fut conduit sur la place du château Saint-Ange, près du pont du Tibre, où le bûcher avait été élevé.
Le pape Pie IV assistait à cette exécution ; « mais, observe Perrin, il eût bien voulu être ailleurs, ou que Paschal eût été muet, ou le peuple sourd; car ce digne personnage dit beaucoup de choses qui touchérent les assistants et lui déplurent fort. » Aussi les inquisiteurs le firent-ils étrangler aussitôt, craignant peut-être que sa voix ne s’élevât encore du milieu des flammes pour proclamer la vérité.
Le bûcher ne dévora donc qu’un cadavre, et ses cendres furent jetées dans le Tibre.
Ainsi finit ce courageux martyr, enlevé à sa compagne avant de l’avoir épousée, à son Eglise avant d’y avoir résidé, mais non pas à la profession de la foi chrétienne sans l’avoir servie; car son exemple à lui seul valait toutes les prédications qu’il eût pu faire dans le cours de sa vie.
Pendant sa captivité, le marquis de Spinello, qui jusque-là s’était montré le zélé protecteur des Vaudois , sans doute à cause du résultât productif de leur fermage, apprenant les rigueurs de la cour de Rome, et craignant avec raison qu’elles ne s’étendissent jusque sur ses fiefs, voulut du moins prévenir les conséquences de l’accusation qu’on lui faisait déjà, d’y avoir introduit et favorisé les hérétiques.
Peut-être aussi espéra-t-il, en se déclarant contre eux, se réserver les moyens de les protéger avec plus d’efficacité. Quoi qu’il en soit, il prit le parti de les accuser lui-même d’hérésie et de réclamer auprès du saint office « les moyens de les réduire. Bien qu’on sût, dit Gilles, qu’en secret il désirait leur conservation (1). Sur ce, continua-t-il, l’évêque de Cosenzay mit la main; et le marquis, sous l’apparence d’y aider, apportait toujours quelque tempérament. »
(1) Gilles, p. 178.
Mais les procédures de Paschal et de ses compagnons ayant fait connaître à Rome l’importance des Eglises évangéliques de la Calabre, le saint office jugea qu’il n'était pas de trop d’y envoyer le grand inquisiteur. Le cardinal Alexandrini, qui venait d’assister au supplice du jeune et courageux pasteur de ces antiques Eglises, s’apprêta donc à les visiter. Il arriva à Saint-Xist, accompagné de deux moines dominicains qui avaient revêtu l’extérieur le plus affable, comme les loups déguisés en bergers, dont parle l’Evangile.
Ils firent assembler les habitants, et dirent que leur intention était de ne faire de mal à personne, (bientôt on les égorgea tous) ; qu’ils venaient seulement les engager amicalement à ne plus écouler d’autres ministres que ceux qui leur étaient envoyés par l’évêque; et que s’ils voulaient congédier les maîtres d’école et prêcheurs luthériens, qui les infestaient encore, ils n’auraient rien à craindre. Puis, sans doute, pour connaître par eux-mêmes le nombre de ceux qui respectaient les pratiques de l'Eglise romaine, ils firent sonner la messe, et convièrent le peuple à s’y rendre.
Aucun ne s’y rendit. Tous les habitants quittèrent unanimement la ville, et se retirèrent dans un bois, ne laissant chez eux qu’un petit nombre d’enfants et de personnes âgées.
Les moines, sans affecter aucune irritation, assistent seuls à la messe, puis sortent de cette ville déserte, et se rendent à la Guardia, dont ils font préalablement fermer les portes derrière eux.
Les cloches sonnent; le peuple se rassemble. — Très chers et bien-aimés fidèles, disent-ils, vos frères de Saint-Xist ont abjuré leurs erreurs, et assisté unanimement à la très sainte messe ; nous vous engageons à suivre un exemple si sage : autrement nous serons obligés, avec douleur, de vous condamner à mort.
Ce langage hypocrite ne laissait pas d'hésitation entre ses deux alternatives : le peuple alarmé, pour suivre l’exemple de ses coreligionnaires, qui doivent n’avoir agi qu’à bon escient, se résigne à entendre la messe. Après cette cérémonie, les portes de la ville sont ouvertes. Des habitants de Saint-Xist arrivent et apprennent la vérité. Aussitôt toute la population de la Guardia, indignée de cette tromperie et rougissant de sa faiblesse, se rassemble sur la place publique, criant de tous côtés que Rome n’a vécu que d’erreurs et de superstitions. Les moines cherchent à calmer ce peuple irrité qui, pour ne plus les entendre, se décide à aller rejoindre dans les bois les habitants de Saint-Xist.
Mais le marquis de Spinello arrive, cherche à les retenir, et peut à peine, dit Mac’Crie, à force de représentations et de promesses, les empêcher de mettre leur projet à exécution.
Voilà déjà les Vaudois divisés ; les uns sont dans la ville, les autres dans les bois.
Alors, le grand inquisiteur, en vertu des pouvoirs dont il était nanti, requiert la force publique, pour exécuter son mandat.
Deux compagnies de soldats sont mises à sa disposition. Il les envoie dans les bois de Saint-Xist pour en ramener les fugitifs ; mais à peine ont-elles découvert leur retraite, qu’elles tombent sur eux en criant : Tue ! tue ! Les malheureux Vaudois cherchent à s’échapper; les soldats les poursuivent dans toutes les directions, comme s’il s’agissait d’une battue contre des bêtes sauvages. Enfin, quelques-uns des fugitifs se réunissent sur une montagne et demandent à parlementer. Le capitaine des soldats s’avance. —Grâce ! grâce ! s’écrient-ils; que vous avons-nous fait? Prenez pitié de nos femmes et de nos enfants! Ne sommes-nous pas ici depuis des siècles, sans avoir donné aucun sujet de plainte ? Ne sommes-nous pas des sujets fidèles, des travailleurs laborieux, des gens paisibles et bienfaisants ?
— Vous êtes des diables, transformés en anges de lumière, pour séduire les simples; mais le saint-office a démasqué vos erreurs.
— Eh bien, si l’on ne veut pas nous permettre de professer en paix la foi de nos aïeux, dans ces contrées que nous avons rendues fertiles, nous offrons de les abandonner, et de nous retirer dans un autre pays.
— Vous iriez y semer le poison de votre hérésie ; point de pitié pour les rebelles ! —Et donnant l’ordre à sa troupe de les attaquer, il s’avance avec elle entre les rochers sur lesquels les Vaudois étaient retranchés. Mais alors voyant l'inutilité de leurs efforts, la nécessité de combattre , le salut de leurs familles dans la victoire qui dépend de Dieu seul, les fugitifs se munissent des armes qu’ils avaient pu se faire ou emporter, ébranlent des quartiers de rochers qu’ils précipitent sur les assaillants, les écrasent, s’élancent, les dispersent, en tuent plus de la moitié, et se retranchent de nouveau sur ces hauteurs qu’ils avaient si vaillamment défendues.
Mais que peut le courage contre le nombre, à moins d’un secours miraculeux, comme celui qui fut accordé aux Israélites contre Sennachérib? Le cardinal Alexandrini s’adressa au vice-roi de Naples, en traitant de rébellion ouverte contre l’autorité, la légitime défense des Vaudois. Le vice-roi se mit lui-même en marche à la tête de ses troupes, et arrivé à Saint-Xist, il proclama que tout serait mis à feu et à sang si les ultramontains n’abjuraient pas leur hérésie.
Ce n’était pas le moyen de les soumettre ; car, résolus à ne pas abjurer, ils résolurent aussi de se défendre. Leur parti acquit à l’instant une force et une unité qui lui avaient manqué jusque-là. Les Vaudois se fortifièrent avec enthousiasme sur les montagnes ; et leur position devint bientôt si formidable, que le vice-roi n’osa pas les attaquer avec les troupes qu’il avait amenées. Alors, il fit paraître une nouvelle proclamation, par laquelle il offrait à tous les repris de justice, bannis et condamnés qui vivaient en vagabonds dans le royaume de Naples, le pardon de leurs fautes, à condition qu’ils vinssent se ranger sous ses drapeaux pour exterminer les hérétiques.
C’est ainsi déjà qu’avait agi Cattanée ; ce sont là les soutiens de la cause de Rome, dont le sang et l’opprobre découlent de toutes parts, comme une éponge imprégnée de fange qui se dégorge dès qu’on y met la main.
Une multitude de proscrits sans honneur, de misérables de tout âge, de maraudeurs et de brigands, qui connaissaient tous les sentiers des Apennins, s’offrirent à le servir. Les Vaudois furent cernés, poursuivis, attendus au passage, égorgés dans ses guet-apens; on mit le Jeu aux forêts, dans lesquelles on ne put les atteindre : la plupart d’entre eux périrent, et plusieurs d’entre ceux qui s’échappèrent, moururent de faim dans les cavernes où ils s’étaient retirés.
Que faisaient cependant les moines et les inquisiteurs? — Nous ne pouvons supporter la vue du sang répandu! s’écriaient-ils; ces exterminations nous révoltent; oh! venez, venez avec nous dans le bercail; ce n’est point auprès de nous que vous trouverez cet appareil militaire que réprouvent des hommes de paix.
Et pour mieux témoigner leur aversion, ils s’éloi-gnèrent.de la ville, en invitant les habitants de La Guardia, qui survivaient encore, à se réunir sans armes auprès d’eux.
Pauvre peuple, toujours trompé par la grande déceptrice du monde, qui fait la douce voix et précipite ensuite le corps et l’âme dans la Géhenne !
Cette voix perfide fut encore écoutée; le peuple se réunit, mais des soldats étaient cachés ; soixante et dix Vaudois furent saisis et chargés de chaînes.
C’était le nombre des premiers disciples du Sauveur. Ces nouveaux confesseurs de l’Evangile, en face d’un nouveau paganisme, plus cruel et plus traître que l’ancien, furent conduits prisonniers à Montalto.
Là on les mit à là torture; l’inquisiteur Panza les fit tous passer par le chevalet, les cordés, la roue, les coins de fer ou l’eau bouillante, pour les obliger, non-seulement à renier leur foi, mais encore à dénoncer leurs frères et leurs pasteurs !
O Rome l’hypocrite! verse des larmes comme le crocodile, de ne pouvoir, dans ta décrépitude, te rassasier de chair humaine comme par le passé ; qu’avons-nous besoin, pour te combattre, d’entrer dans la lice des discussions? Tes propres actes te condamnent bien plus que nos paroles, et ton histoire deviendra ton cercueil. La vérité le creuse chaque jour, et lorsque l’Evangile aura vaincu tes principes de haine et d’orgueil par ses maximes d’humilité et d’amour, il inscrira triomphant sur ta tombe : Ne haïssez que le mal, mais aimez les méchants.—Une des choses que les tortionnaires avaient surtout à cœur d’obtenir des patients, était l’aveu des prétendues abominations dont on accusait les Vaudois, et dont on voulait charger leurs mœurs par les témoignages mêmes de leurs frères.
Etait-ce bien un tribunal ou un repaire que ce saint office de la foi catholique, qui voulait non-seulement égorger ses victimes, mais les déshonorer?
Stéphane Carlino, auquel on voulait arracher cet aveu, fut, dit Mac’Crie, torturé d’une manière si hor-rible, que ses entrailles s’échappèrent de son ventre.
Un autre prisonnier, nommé Verminello, avait promis, dans les angoisses de la douleur, d’assister à la messe. Cette concession fit espérer à l’inquisiteur qu’en augmentant la violence des tortures, il lui arracherait enfin l’aveu des crimes qu’il avait tant à cœur de faire peser sur les Vaudois, et que nul témoignage n’avait encore établis. Dans ce but, le malheureux captif fut tenu, pendant huit heures entières, sur un instrument de souffrances appelé l'enfer; mais Verminello nia constamment l’objet de ces atroces calomnies. Bernardino Conto fut enduit de poix à Cosenza et brûlé vif devant tout le peuple. Un autre martyr, nommé Mazzone, fut dépouillé de ses vêtements et flagellé avec des chaînettes de fer, puis traîné en lambeaux dans les rues, et assommé enfin à coups de bûches embrasées. De ses deux fils, l’un fut écorché vif, comme un mouton dans la boucherie, et l’autre fut précipité du haut d’une tour.
Sur cette même tour fut conduit un jeune homme d’une force prodigieuse, et que, pour cela, on avait surnommé Samson.
Mais la force d’âme du chrétien fut plus remarquable encore que la vigueur de l’israélite. Comme il avait résisté à toutes les tentatives qu’on avait faites pour obtenir son abjuration, on lui demanda du moins de se confesser. — Je ne me confesse qu’à Dieu, répondit-il. — Viens à la messe, ou tu es mort. — Quand même vous seriez morts, vous vivrez, dit Jésus, si vous croyez en moi. — Eh bien, baise ce crucifix. — Mon Jésus n’est pas sur ce bois, mais au ciel, d’où il reviendra pour juger les vivants et les morts. — Tu ne veux pas le baiser? — Je ne veux pas être idolâtre. — Et les soldats le précipitèrent sur le pavé. Tout brisé, mais vivant encore, il implorait la miséricorde de Dieu.
Le vice-roi vint à passer. — Qu’est-ce que cette charogne, dit-il en le voyant? — Un hérétique qui ne peut mourir. — Le monarque lui donna un coup de pied à la tête en disant : Faites-le manger aux pourceaux. — Et le pauvre enfant vécut encore pendant vingt-deux heures avant de rendre le dernier soupir. —Qui, du roi ou du prêtre, était le plus méprisable? —Peuples, prosternez-vous devant eux!...
— Quand donc le Christ vous affranchira-t-il?
Soixante femmes de Saint-Xist, à ce que rapporte Gilles, furent tellement torturées, que les cordes étant entrées en leur chair sans qu’on leur eût fait aucun remède, il s’engendra dans leurs plaies une vermine dévorante, qu’on ne put faire tomber qu’avec de la chaux vive. Quelques-unes d’entre elles moururent ensuite au fond des cachots; d’autres furent brûlées vivantes, et les plus belles vendues, comme en Turquie, aux plus offrants qui n’étaient que les plus corrompus.
Mais toutes ces atrocités furent encore surpassées par les barbaries commises à Montalto, sous le gouvernement du marquis Buccianici. « Les malheureux! s’écrie un témoin oculaire (1), ils étaient quatre-vingt-huit prisonniers renfermés dans une chambre basse. L’exécuteur est venu ; il est entré, en a pris un, et après lui avoir enveloppé la tête d’un linge, il l’a conduit sur le terrain qui touche au bâtiment; l’a fait mettre à genoux, et lui a coupé la gorge avec un couteau, Le sang a jailli sur ses bras et sur ses vêtements; mais, détachant le linge ensanglante de cette tête coupée, il est entré de nouveau, a pris un autre prisonnier et l’a égorgé de la même manière.
(1) Ascaoio Caraccioli, Mac’Crie, p. 295.
« Tous mes membres frissonnent encore quand je me figure le bourreau, avec son couteau ensanglanté entre les dents et le linge dégouttant à la main, les bras־ rougis par le sang des victimes, entrant et ressortant près de cent fois de suite pour cette œuvre de mort.
« On ne se représentera jamais la douceur et la patience de ces pauvres gens, qu’on allait prendre comme des agneaux à la bergerie, Tous les vieillards sont morts avec un calme imperturbable. En ce moment même j’ai peine à retenir mes larmes ; il est près de huit heures, et l’on vient de rendre un décret qui condamne à la question une centaine de femmes qui, ensuite, seront mises à mort. On fait monter à seize cents le nombre des hérétiques qui ont été arrêtés dans la Calabre, et ils sont tous condamnés à périr. On dit qu’ils sont originaires des vallées du Piémont.»
« Quelques-uns d’entre eux, ajoute un historien napolitain (1), ont eu la gorge coupée; d’autres ont été sciés par le milieu du corps ou précipités du haut des rochers. Le père voyait périr son fils, et le fils son père, sans donner le moindre signe de douleur, mais s’applaudissant au contraire d’être délivrés de leurs maux, et d’aller se réunir au sein de Jésus qui était mort pour eux. »
(1) Thomaso Costo, seconda parle del Compendio dell’Istoria di Napoli, p. 257.
Et l’historien que je cite insulte à cette résignation céleste, en disant que c’était un esprit de démon qui animait ces victimes si résignées.
On l’a dit aussi de Jésus-Christ.
Heureux ceux qui ont suivi avec la même foi la voie douloureuse qu’il a suivie ! Un autre témoin oculaire, qui était de la suite du cardinal Alexandrini, complète ainsi cette lugubre narration. « Avant l’arrivée de Monseigneur, quatre-vingt-six relaps avaient été écorchés vifs, puis fendus en deux parts, et leurs tronçons furent placés sur des piquets tout le long du chemin, dans une étendue de trente-six milles; cela raffermit beaucoup le catholicisme et ébranla considérablement l’hérésie.
« Il y a déjà dans les prisons, quatorze cents de ces ultramontains; quelques-uns errent encore par les montagnes, mais dix écus sont promis pour chaque tête qu’on en rapportera. Des soldats ont été mis à leur poursuite, et chaque jour on ramène quelques prisonniers. Leur nombre a fini par être si considérable, que Monseigneur, d’accord avec le commissaire et le grand vicaire de Cosenza, ont résolu de ne soumettre la plupart d’entre eux qu’à la pénitence, sauf les plus obstinés, qui seront mis à mort. Quant aux ministres prêcheurs, et chefs de cette secte, ils seront brûlés vifs.
« On en a déjà envoyé cinq à Cosenza, pour qu’ils subissent ce supplice, oints de résine et de soufre; de la sorte, étant consumés peu à peu, ils endureront davantage pour correction de leur impiété; plusieurs femmes sont demeurées prisonnières, et toutes seront brûlées vivantes. On doit en brûler cinq demain. » Cette lettre est datée du 27 de juin 1561 (1), et elle se termine par une plaisanterie grossière sur l’état de grossesse de quelques-unes de ces infortunées.
(1) Elle est écrite par Luiggi d’Appiano et conservée par Gilles, p. 182 -184. Nous n’en donnons ici que des extraits.
Oh ! quand l’indignation éclate sur les auteurs de pareilles atrocités, on conçoit que l'Eglise romaine ait pu être nommée l'Eglise des démons. Des païens, des barbares, des sauvages n’agiraient pas aussi cruellement; il fallait le papisme pour dégrader l’homme au-dessous de la brute.
Un homme est brûlé vif : laconisme terrible! mais combien de douleurs et d’angoisses ! et quand un peuple tout entier est livré à de pareils supplices!... Ah ! ne reconnaît-on pas, dans Rome persécutrice, cette grande réprouvée de l’Apocalypse qui s’enivre du sang des saints et des martyrs? cette ville abominable, dans laquelle le sang de tous ceux qui ont été mis à mort sur la terre, a été retrouvé? (Apocalypse XVII, 5, 6, XVIII, 24.)
Le pasteur Jean Guérin, qui était venu de Bobi en Calabre pour y remplacer le Barba Gilles, dont nous avons parlé, mourut de faim dans les prisons de Cosenza, pour n’avoir pas voulu renoncer à l’Evangile : nourriture immortelle de son âme si cruellement éprouvée. Les quatre principaux notables de La Guardia furent pendus à des arbres, sur un coteau nommé Moran.
La ville de Sainte-Agathe, située près de Naples, paya aussi à la soif sanguinaire de Rome son tribut de victimes. Et combien d’autres encore dont les noms ne nous sont pas parvenus! Pendant deux ans, la rage du monstre que les Vaudois avaient nommé l’Antechrist, dévora ce malheureux pays. Pendant deux années entières, les bûchers restèrent allumés, les prisons obstruées, les bourreaux dans le sang.
Quelques-uns d’entre les malheureux Vaudois parvinrent à retourner dans les vallées du Piémont. Mais à travers quelle série de difficultés et de périls! On avait ordonné, sur la traversée des ponts, des barques et des voitures, de ne laisser passer aucun voyageur sans qu’il eût un billet de son curé. Une peine sévère menaçait les aubergistes qui auraient reçu des étrangers dépourvus de ce sauf-conduit; de sorte que ces pauvres persécutés étaient contraints de voyager de nuit, passant les rivières à gué, se cachant dans les bois, vivant de racines, de timides glanures, de fruits trouvés sur quelques arbres : et c’est ainsi cependant que plusieurs familles, dont les femmes s’étaient habillées en hommes, parvinrent, après des dangers multiplies et des fatigues inouïes, à regagner l’asile de leurs aïeux.
Oh ! combien le refuge paisible des vallées Vaudoises, qui devaient aussi tant souffrir, dut leur être en bénédictions après d’aussi longs tourments!
Mais il parait que tous les Vaudois de cette malheureuse Calabre n’étaient pas encore anéantis; car Pie IV y envoya plus tard le marquis de Butiana pour achever d’y détruire l’hérésie ; et afin de l’encourager dans cette œuvre, il promit d’en récompenser le succès en accordant à Joseph Butiana, son fils, le chapeau de cardinal.
Il n’eut pas de peine à y réussir ; L’inquisition, cet appui du papisme, en déclin depuis qu’elle a été abolie; l’inquisition, cette puissance de l’enfer, qui n’a pas prévalu cependant contre l'Eglise de Dieu, l’inquisition avait déchiré assez longtemps ces contrées évangéliques.
Les Romains, irrités des sanglantes iniquités qu’elle avait commises, brûlèrent eux-mêmes son palais à la mort de Paul III.
Sans doute qu’ils n’étaient pas encore d’assez bons catholiques. Aussi Pie IV, dont le pontificat fut signalé par les événements que nous venons de raconter, transporta le siège du saint-office sur la rive opposée du Tibre, à l’endroit même où l’on prétend qu’était placé l’ancien cirque de Néron : dans lequel tant de chrétiens primitifs avaient été livrés aux dents des bêtes féroces.
C’étaient des chrétiens primitifs aussi qui venaient de périr à Cosenza, à
La
Guardia, à Saint-Xist : seulement aux bêtes féroces s’étaient substitués les
prêtres, les moines et les inquisiteurs de l'Eglise romaine.
INFLUENCE DE LA RÉFORMATION
DANS LES VALLÉES VAUDOISES.
(LE SYNODE ET LA BIBLE).
(De 1520 à 1535.)
Sources et Autorités. — Gilles, Léger. — Claude Baduel : Acta mar-tyran... (C’est une traduction de Cubpjn.) Bible d’OIivéUn (imprimée à Serrières, près de Neuchâtel, en 1535) : en voir la préface. — Id. pour le Brief Discourt des persécutions *wrremMi... été. Genève 1690. — Le Manuel du vray chrétien.,., par Danibl Pastob, minitire en Pragela, 1652, in-80. — Uisposta al libro del Sr Gillio titolato : Torre evangelica... 1628. — Ru-chat, Hist. de la Réf. de la Suisse.... 1728, en 6 vol. (t. III.) — La suite de cet ouvrage, qui était encore inédite en 1836, a été publiée depuis. — ScüLTjrrui, Annales Evangelii rénovait. MSC Dublin : bibl. col. Trin. class. C, tab. V, ηθ 18, contenant une collection de lellret et d’autres pièces relatives à la mission de George Morel, et de Pierre Masson, auprès des ré-formateurs, en 1530. (On peut voir des détails sur ce M S C dans le Ma-gasin Britannique, no CX1II, p. 397 et suivantes). — Documents transmis par M. Merle d’Aubigné : Lettre des Eglises de Bohême, aux Vaudois, en 1533 ; autre, d'Adamus à Farel... etc.
Les grands événements de la réformation, qui venaient de retentir d’une manière si douloureuse dans la Calabre et en Provence, ne pouvaient rester sans influence sur les vallées vaudoises, d’où les Eglises évangéliques de ces deux pays étaient jadis sorties. Voici comment se présentait alors la situation du catholicisme, de la réforme et des Vaudois.
Les premières Eglises chrétiennes fondées par les apôtres étaient des sociétés religieuses unies les unes aux autres par les liens de la foi et de la charité, mais indépendantes par leur organisation.
Ainsi, pendant longtemps les Eglises particulières purent demeurer unies à l'Eglise universelle sans renoncer à la liberté de conscience qui faisait leur individualité.
L’Eglise vaudoise en est une preuve particulière; et la longue lutte que le papisme eut à soutenir pour soumettre la plupart des autres Eglises à son autorité, prouve d’une manière plus générale, mais certaine, qu’elles ne lui étaient pas d’abord soumises.
Le mot d’Eglise lui-même ne signifiait alors qu’une simple assemblée; et ce qui. caractérisait les assemblées chrétiennes, c’est qu’elles étaient des Eglises de frères.
Le catholicisme, en se constituant, changea toutes ces significations; il voulut dominer le monde , et se servit pour cela des éléments du paganisme qui venait d’y régner. Relevant les débris de ses autels brisés, rajeunissant le prestige de ses pompes abandonnées, il rattacha le souvenir des fêtes idolâtres aux noms variés des légendes nouvelles; en un mot, il adopta les formes du paganisme pour attirer à lui les païens; on appelait cela les convertir ! La grandeur du Catholicisme sortit donc tout entière de celle des cultes antérieurs; mais en même temps il étouffa l’esprit chrétien sous la magnificence de ces dehors d’emprunt ; le culte du cœur fit place à celui de la vue, et sans qu’on voulût renoncer à l’Evangile, l’Evangile se trouva remplacé. Les invasions des barbares étaient venues détruire l’empire romain, et le catholicisme ne fut que le résultat d’une sorte d’accouplement hideux entre le paganisme corrompu et la barbarie sauvage qui mit en poussière l’ancienne civilisation. Alors on vit cette Eglise grandir de toute la hauteur du passé abattu, et comme un édifice épargné dans une grande inondation, s’élever seule pendant des siècles sur un horizon aplani, mais couvert de ténèbres, au milieu des débris du vieux monde qui achevait de disparaître ou de se transformer.
Son orgueil croissait avec sa force; le papisme voulut alors assujettir les puissances temporelles au nom du pouvoir spirituel, qu’il s’attribuait, et ainsi il proclama à son insu la supériorité de l’esprit sur la matière, que cependant il avait comme épousée dans son culte tout matériel. L’esprit humain s’étant réveillé protesta alors contre ce culte indigne de lui; l’aurore des lettres reparues, éclaira de ses premiers rayons la Bible qui protestait aussi; tous les cœurs généreux s’unirent autour d’elle, avec l’ardeur de la vie, pour briser en son nom ces formes grossières d’un monument de mort; et comme deux cordes à l’unisson qui se font vibrer l’une l’autre, malgré la distance qui les sépare, le retentissement soudain de la réforme dans l'Eglise vaudoise, fit connaître l'harmonie secrète qui existait entre les deux par l’accord subit dans lequel des deux parts tressaillirent les cœurs. Les Vaudois se hâtèrent d’envoyer aux réformateurs quelques-uns de leurs Barbes, George Morel de Freyssinières et Pierre Masson , désigné dans les écrits latins sous le nom de Latomus.
Ce n’est pas sans surprise, dirent-ils à œcolampade, que nous avons appris l’opinion de Luther touchant le libre arbitre. Tous les êtres , les plantes mêmes, ont une vertu qui leur est propre; nous pensions qu’il en était ainsi des hommes, à qui Dieu a donné plus ou moins de forces pour accomplir le bien, comme la parabole des talents semble le faire entendre. Et quant à la prédestination, nous sommes fort troublés, ayant toujours cru que Dieu a créé tous les hommes pour la vie éternelle, et que les réprouvés se sont faits tels par leur propre faute ; mais si toutes choses arrivent nécessairement, de telle sorte que celui qui est prédestiné à la vie ne puisse pas devenir réprouvé, ni ceux destinés à la condamnation parvenir au salut, à quoi servent les prédications et, les exhortations ?
Ils comprirent plus tard que la prescience divine n’a aucun rapport avec les prévisions humaines, et que la volonté elle-même est un don de la grâce de Dieu : de qui viennent à toutes choses la vie, le mouvement et l’être, et au cœur de l’homme le vouloir et l’exécution, selon son bon plaisir.
Sur ce point, ainsi que sur beaucoup d’autres, les réformateurs de la Suisse et de Strasbourg donnèrent aux Vaudois des réponses évangéliques qui les remplirent de joie.
Comme ils revenaient, avec leur trésor, et passaient par Dijon pour regagner le Dauphiné, leurs conversations pieuses les signalèrent comme luthériens. C’était déjà un crime dans cette ville inhospitalière.
La France, cependant, avait précédé l’Allemagne et la Suisse dans ce mouvement de la réforme qui devait rajeunir ou briser l'Eglise catholique. Nulle part l’impérieuse ambition du papisme n’avait été tenue en bride avec plus d'énergie que par cette nation. La sœur du monarque régnant, Marguerite de Valois, duchesse d’Alençon, s’était convertie à l’Evangile, aux paroles doctes et humbles d’un professeur en Sorbonne et d'un évêque de Meaux (1). Mais c’est là aussi que la réaction se montra d’autant plus forte, que les manifestations bibliques avaient été plus réservées.
(1) Lefèbvre et Brissonnet.
Les délégués vaudois, revenant de Strasbourg aux Vallées, furent donc arrêtés à Dijon. On ignore les détails de cet événement, mais en voici l’issue. George Morel parvint à s’échapper, avec le dépôt précieux des lettres et des instructions religieuses qu’il apportait à ses. compatriotes; mais comme si elles n’avaient pu être dignement payées que par le martyre, Pierre Masson les scella de son sang, en mourant, le 10 septembre 1530, avec le calme d’un chrétien qui se sent racheté.
Déjà, dans ces montagnes, avaient retenti les grandes nouvelles, du papisme qui s’écroulait, et de l’Evangile immortel qui renaissait comme un soleil de vie à l’horizon des sociétés renouvelées. En 1526, un pasteur d’Angrogne, nommé Gonin, avait été en Allemagne et en avait rapporté les livres de Luther.
Diverses conférences eurent lieu, pour examiner les solutions données par les réformateurs. Il fallait que »
les esprits s’entendissent, comme les cœurs s’entendaient déjà. Enfin un synode fut tenu dans la commune d’Angrogne, auquel se rendirent les représentants de toutes les paroisses vaudoises : non-seulement des Vallées, mais aussi de la Calabre, de Saluces, de la Provence et du Dauphiné.
Cette assemblée solennelle se tint en plein air, au hameau de Chanforans, en présence de tout le peuple (1). C’était sur un de ces plateaux ombragés, situés à mi-côte des montagnes, dans un bassin de verdure, fermé comme une arène de géants par les pentes lointaines du Pra du Tour, couronnées alors d’étincelantes neiges.
(1) En pretencia de luli li minislri el eciam Dio del populo. (Manuscrit de George Morel, Dublin, class. C. Tab. 5. n° <8.)
Déjà un plus rapide échange de pensées et de relations s’était établi autour des vallées vaudoises ; beaucoup de personnes qui, jusqu’à ce jour, étaient demeurées indifférentes à l’Evangile, commençaient de le rechercher. Les seigneurs de Miradol, de Rivenoble, de Solaro, se rendirent à ce concile de la foi et de la liberté. Quelques-uns des réformateurs de la Suisse y étaient eux-mêmes venus. Farci montait un cheval blanc, avec cette noblesse naturelle aux gens d’une haute origine. Saulnier l’avait accompagné, et chacun se pressait sur les pas de ces hommes illustres et modestes, qui venaient sceller le pacte de fraternité entre les successeurs de l'Eglise primitive et les promoteurs d’une nouvelle ère d’évangélisation.
L’assemblée synodale fut réunie à Angrogne, le 12 de septembre 1532, et elle dura six jours.
Les réformateurs, dit un témoin de cette réunion, « eurent grande joie à voir ce peuple de constante fidélité, cet Israël des Alpes à qui Dieu avait remis en garde depuis tant de siècles l’arche de la nouvelle alliance, s’empresser ainsi pour la cause de son service. Puis, dit-il, considérant avec intérêt les exemplaires manuscrits du Vieux et du Nouveau Testament en langue vulgaire qui étaient parmi nous (on voit que c’est un Vaudois qui parle), lesquels sont correctement copiés à la main depuis si longtemps qu’on n’en a point souvenance, ils s’émerveillèrent de cette faveur céleste, dont un si petit peuple avait été partagé, et rendirent grâces au Seigneur de ce que la Bible ne lui avait jamais été retirée. Alors aussi, par grand désir de rendre profitable à plus de gens le bénéfice de sa lecture, ils adjurèrent tous les autres frères, pour l’honneur de Dieu et le bien des chrétiens, d’aviser à la répandre; remontrant combien il serait nécessaire d’en faire une traduction générale en français, revue à mesure sur les textes originaux et imprimée en abondance. » Tous les Vaudois applaudirent à ce dessein et, selon le texte précité, s’accordèrent joyeusement à l’œuvre proposée (1 ). Ainsi, c’est à l’existence de ces anciens manuscrits vaudois, les premiers qui eussent reproduit la Bible en langue vulgaire (appelée alors la langue romane), que le monde chrétien a dû plus tard la première traduction complète de la Bible, imprimée en français.
(1) Ces détails sont tirés des préliminaires de la Bible d’Olivétan, au recto du troisième feuillet : Apologie du translateur.
Cette décision préalable du synode vaudois ne fut pas, on le voit, une des moins importantes. On passa ensuite à la discussion des articles sur lesquels il existait quelque diversité d’opinion entre les Vaudois et les réformateurs.
La première question qui fut examinée avait pour objet le serment. Jésus-Christ a dit « que votre oui soit oui, que votre non soit non. » (Math. V, 37.) Le chrétien ne doit jamais mentir. Lorsqu’on lui défère le
serment, lui est-il permis de jurer? L’assemblée con-dut à l’affirmation.
La seconde question reçut la réponse suivante : « Nulle œuvre ne doit être appelée bonne que celles que Dieu a commandées; nulle ne doit être appelée mauvaise que celles qu’il a défendues. » Cette doctrine, qui semble impliquer la possibilité de choses indifférentes dans la vie de l’homme, apportait une légère modification aux anciennes croyances des Vaudois par lesquelles tout en nous est ou bien ou mal, sans exception.
En troisième lieu, la confession auriculaire est repoussée comme contraire à l'Ecriture; mais la confession mutuelle et la répréhension secrète sont maintenues.
La question suivante est biffée dans le manuscrit contemporain dont nous tirons ces détails; elle est ainsi conçue : La Bible nous défend-elle de travailler le dimanche?— Conclusion : l’homme ne doit s’occuper ce jour-là qu’à des œuvres de charité ou d’édification.
On lit ensuite : Les paroles articulées ne sont pas indispensables à la prière; s’agenouiller, se frapper le front, trembler et s’agiter, sont choses superflues.
Il a été conclu que le service divin doit se faire en esprit et en vérité.
L’imposition des mains est-elle nécessaire? — Cette question et sa réponse sont également biffées dans le manuscrit; mais les termes peuvent encore s’en lire , les voici : Les apôtres ont fait usage de l’imposition des mains, ainsi que les Pères de l'Eglise ; mais c’est une chose extérieure, laissée à la liberté de chacun.
La treizième question porte que le mariage n’est interdit à personne ; la quinzième, que vouloir imposer des vœux de célibat, est une chose et une œuvre antichrétienne.
Les huit derniers articles sont les suivants :
XVIII. Toute espèce d’usure est défendue dans la Parole de Dieu. (On entendait alors par usure la perception d’un intérêt quelconque pour de l'argent prêté.) Cette phrase est encore effacée ; mais on lit ensuite que les prêts doivent être effectués et convenus en tout office de charité.
XIX. Tous les élus ont été désignés avant la fondation du monde.
XX. Il ne se peut faire que ceux qui doivent être sauvés ne le soient pas.
XXI. Quiconque établit le libre arbitre nie complétement la prédestination de Dieu.
XXII. Les ministres de la parole de Dieu ne doivent pas être errants, ni changer de résidence, à moins que ce ne soit pour le bien de l'Eglise.
XXIII. Ils sont autorisés à avoir, pour nourrir leur famille, d’autres revenus que les fruits de la communion apostolique. — Il est ensuite question des sacrements qui, d’après les saintes Ecritures, se réduisent à deux : le baptême et la sainte cène.
On voit que les questions les plus diverses, de culte, de discipline et de doctrine, furent agitées dans cette intéressante réunion. Elle se termina par des paroles toutes de fraternité et de prière.
« Puisqu’il a été selon le bon esprit du Très-Haut, y 'est-il dit, de permettre que nous nous trouvions en ce lieu un si grand nombre de frères réunis, nous avons adhéré d’un commun accord à la présente déclaration. L’esprit qui nous anime étant, non des hommes, mais de Dieu, nous le prions que selon les vues de sa charité, rien ne nous divise désormais; et que, lorsque nous nous serons éloignés les uns des autres, nous demeurions toujours unis dans ce même esprit, soit pour enseigner ces doctrines, soit pour expliquer à autrui les saintes Ecritures. »
Telle fut la déclaration signée par la plupart des assistants. Mais cet accord ne fut cependant pas unanime, car il y eut, dit Gilles, plusieurs contredisants, et deux pasteurs, ayant refusé de signer, se retirèrent du synode.
Ainsi, quoique appuyées sur l’Evangile, ces premières formules écloses au souffle des hommes, devinrent dans l'Eglise vaudoise la cause du premier schisme qui s’y manifesta.
On doit observer, néanmoins, que les deux pasteurs dissidents n’étaient pas des Vallées, mais du Dauphiné.
Ils se rendirent en Bohême auprès des frères de ce pays, qui entretenaient de rares mais constantes relations avec les Eglises vaudoises, au sein desquelles leurs conducteurs spirituels venaient s’instruire de la parole de Dieu.
Les Barbes qu’ils y trouvèrent en exercice, avaient donc aussi passé dans leur jeunesse quelques temps aux Vallées. Mais le bruit de la croisade, dirigée contre elles en 1487, avait fait croire en Bohême à l’entière destruction de ces chères et primitives Eglises des Alpes.
Les deux ministres qui en arrivaient alors, les rassurèrent à cet égard; mais ils se plaignirent amèrement de ce que les docteurs étrangers y avaient apporté des doctrines nouvelles, que le synode d’Angrogne avait trop facilement accueillies.
La-dessus les Eglises de Bohême écrivirent une lettre fraternelle à celles du Piémont, pour les engager à ne pas se départir de leurs anciennes coutumes et à user surtout d’une grande circonspection en fait de doctrine.
Les ministres dauphinois rapportèrent cette lettre aux Vallées, huit mois après qu’ils en étaient sortis. Un nouveau synode eut lieu à Pral, le 14 août 1533. On y prit connaissance de la missive des frères de Bohême, auxquels il fut répondu que nulle doctrine n’avait été et ne serait depuis reçue dans l'Eglise vaudoise par autorité de docteurs humains, mais seulement par celle de la Bible. Cette assemblée synodale sanctionna du reste les décisions qui avaient été prises l’année précédente.
Les pasteurs étrangers, persistant dans leur dissidence, se retirèrent des Vallées; mais un fait moins excusable que leur dissentiment fut la soustraction de divers manuscrits et mémoires anciens, concernant l’histoire des Vaudois, dont ils s’emparèrent avant de partir.
Pendant que la dissidence se signalait d’une manière aussi peu honorable, le corps sévère et dévoué du clergé vaudois suivait fermement les sentiers de la foi agissante par la charité, en donnant les soins les plus assidus à la version de la Bible que le synode d’Angrogne avait résolu d’imprimer.
Depuis dix ans déjà, les quatre Evangiles avaient été publiés en français, par Lefebvre d’Etaples (1). Le reste du Nouveau Testament, puis des fragments de l'Ancien, parurent à Anvers, de 1525 à 1534. Olivétan, chargé de diriger la version vaudoise, profita sans doute de ces travaux; mais il est à croire que d’autres Vaudois l’aidaient aussi, car la préface de la Bible qui porte son nom, est datée des Alpes, ce VII de Fébvrier 1535. C’est un beau volume in-folio, de près de deux mille pages (car les feuillets ne sont pas numérotés).
(1) Imprimés à Paris en 1523.
Il est imprimé sur deux colonnes en caractères gothiques, d’une netteté remarquable, et porte le titre suivant : La Bible qui est toute la saincte escripture, en laquelle sont contenus le Vieil Testament et le Nouveau, translatés en françoys, le Vieil de Lebrieu et le Nouveau du Grec. On lit ensuite cette épigraphe tirée du prophète Esaïe : Ecoutez cieulx, et toi terre preste laureille, car Leternel parle. Le nom du prophète cité est écrit Isaiah, ce qui rappelle mieux que notre orthographe moderne la prononciation hébraïque. La date de cette publication est consignée à la fin du volume, en ces termes : achevé d'imprimer en la ville et comté de Neufchastel, par Pierre de Wingle, dict Pirot, l'an M.D.XXXV, le iiijsme jour de Juing. Cette Bible coûta aux Vaudois quinze cents écus d’or; et l’on devrait s’étonner qu’un si petit peuple ait pu se soumettre à des sacrifices aussi considérables, si l’on ne savait que la foi rend possibles les œuvres les plus grandes, et que le plus faible peut tout quand Christ le fortifie.
Cette entreprise , conçue sous l’influence de Farel qui était Français, fut aussi poursuivie spécialement en vue de l'Eglise réformée de France.
Les Vaudois, qui s’adressent à elle comme à une sœur, lui disent dans la préface, en rappelant l’asile que les disciples de Valdo vinrent chercher auprès d’eux : « Le pauvre peuple qui te fait ce présent, fut deschassé et banni de ta compagnie il y a plus de trois siècles; c’est le vrai peuple de patience, lequel, en foi, espoir et charité, a silencieusement vaincu tous les assauts et efforts que l’on a pu faire à l’encontre de lui. »—« C’est le peuple de joyeuse affection et de constant courage, répondent les Eglises de France par l’organe d’un de leurs synodes; son nom est le petit troupeau; son règne n’est point de ce monde; sa devise est piété et contentement; c’est une Eglise qui a combattu, brune et hâlée au dehors, belle et de bonne grâce au dedans : de laquelle la plupart d’entre nous ont méconnu les traces; car le zèle de la religion n’est plus qu’aux monuments de l’histoire et aux cendres de nos pères, lesquelles sont encore chaudes de leur ardeur à la propagation de l’Evangile. »
Ces belles paroles, si vraies à cette époque, plus vraies encore de nos jours, sont extraites d’un petit ouvrage composé par l’ordre du synode de Briançon, tenu du 25 au 30 de Juin 1620. Il est ainsi intitulé : Brief discours des persécutions advenues en ce temps aux Eglises du marquisat de Saluces.
Ces Eglises faisaient aussi partie de la grande fa-raille vaudoise; et c’est d’elles que bientôt nous devons nous entretenir. Mais avant de terminer ce chapitre, disons encore que le ministre vaudois dans la paroisse duquel s’était tenu le synode de 1532, le Barba Martin Gonin, pasteur d’Angrogne, pour compléter l’œuvre d’enseignement et de rénovation instituée par ce synode , se chargea d’aller lui-même à Genève pour y chercher les ouvrages religieux nécessaires à ses compatriotes. Il avait autrefois visité les Eglises de la Provence, il allait maintenant visiter celles de la Suisse. Cette mission chrétienne, que les ennemis de l’Evangile rendaient fort périlleuse, fut entreprise en 1536.
La Bible des Vaudois avait été publiée en 1535.
Ainsi, un an après avoir répandu dans le monde le livre des livres, ce peuple, aussi avide de s’instruire que d’enseigner, redemandait au monde le tribut des lumières que la Bible y avait fait éclore.
Déjà en 1526, Gonin avait fait un voyage auprès des réformateurs et en avait rapporté un grand nombre de livres. Le digne Barba repartit des vallées deux ans après, au sortir de l’hiver, parce que les chemins étant alors plus difficiles et moins fréquentés, étaient aussi moins surveillés. Un autre Vaudois, nommé Jean Girard, l’accompagna à Genève, où il avait le projet de fonder une imprimerie, spécialement destinée à pourvoir aux besoins de ses compatriotes. Il la fonda en effet, et eut plus tard l’occasion d'imprimer le récit des premières persécutions intentées aux Vaudois dans le seizième siècle.
Quant au Barba Martin Gonin, après avoir fait choix des livres qu’il était chargé d’acquérir, il se remit en route pour les vallées vaudoises, au mois de mars 1536.
Le duc de Savoie était alors en guerre avec le roi de France, qui venait de s’emparer de la Bresse, de la Savoie et d’une grande partie du Piémont. Les Bernois profitèrent de ces circonstances pour revendiquer la rive droite du Léman, que le duc de Savoie possédait encore. C’est alors qu’ils s’emparèrent du pays de Vaud, et embrassèrent la réformation. Ils avaient envahi jusques au Chablais et au pays de Gex.
Pour éviter tous ces conflits, Martin Gonin dut suivre une route différente de celle qu’il avait prise d’abord; il passa par la France; et comme il traversait le Champsaur pour se rendre dans le Gapençois et gagner de là les vallées vaudoises du Dauphiné, on le soupçonna d’être un espion du duc de Savoie, et il fut arrêté. On le conduisit à Grenoble, où il dut répondre à l’interrogatoire que lui firent subir quelques membres du parlement ; mais ceux-ci ayant reconnu son innocence, ordonnèrent qu’il fût mis en liberté.
Le geôlier, avant de déférer à cette décision et dans le but sans doute de dépouiller son prisonnier des valeurs qu’il eût trouvées sur lui, se permit de le fouiller, sous prétexte de ne rien lui laisser de suspect.
S’étant livré à cette brutale recherche, il lui sembla reconnaître des papiers cachés sous la doublure de son habit. Ce n’étaient que des lettres fraternelles de Farel, de Saulnier, et d’autres ministres de Genève, que ces dignes serviteurs du Christ adressaient à leurs coreligionnaires des Vallées, par l’intermédiaire de leur pasteur.
Le geôlier s’empara de ces écrits, et pour se justifier aux yeux des juges, peut-être même pour se faire un mérite de sa mauvaise action, il les livra au prévôt, qui ordonna de remettre Gonin en prison.
Deux jours après, le captif fut soumis à un nouvel interrogatoire, comme accusé de luthéranisme. Invité à répondre : Je ne suis pas luthérien, dit-il, car Luther n’est point mort pour moi, mais seulement Jésus-Christ dont je porte le nom. — Quelle est ta doctrine?—Celle de l’Evangile. —Vas-tu à la messe?
— Non. — Reconnais-tu l’autorité du pape? — Non. — Reconnais-tu celle du roi? — Oui; parce que toute puissance qui subsiste est établie de Dieu. — Mais le pape est aussi une puissance qui subsiste. — Elle ne subsiste que par l’appui du diable. —A ces derniers mots les juges, hors d’eux-mêmes, au lieu de poursuivre l’examen de l’accusé qui demandait à prouver toutes ses croyances par la Bible, lui imposèrent silence, le déclarèrent hérétique et le condamnèrent à mort.
Mais Grenoble était une ville plus éclairée que Dijon. Les lumières nouvelles y avaient pénétré. Les seigneurs de Bonne, de Villars, de Mailhet, de Bardonanche et d’autres familles de haut lignage, préparaient déjà pour les luttes prochaines de puissants défenseurs à la réformation. On craignit que le langage évangélique du Barbe vaudois, n’éveillât trop de sympathies, et l’on voulut que son exécution n’eût pas lieu en public; appréhendant, disent les relations, que par sa douceur et son bien dire, il n’ébranlât les assistants. En conséquence il fut résolu qu’on l’étranglerait de nuit et qu’on jetterait ensuite son corps dans l’Isère.
Pendant ce temps l’humble martyr priait pour l’avancement du règne de Dieu, pour sa malheureuse famille, pour son Eglise et ses compatriotes.
O Seigneur! disait-il, du fond des ténèbres de son cachot, daigne avancer cet heureux temps où il n’y aura plus qu’un seul troupeau et un seul berger !
Il se consolait du présent par l’espérance de l’avenir, et le Seigneur exauça sa prière en avançant pour lui cet état dans les cieux. Le 26 avril 1536, vers les trois heures du matin, des pas inaccoutumés retentirent sur l’escalier humide de sa prison. Une lanterne sourde en éclairait les marches désolées. La porte s’ouvrit, et le bourreau avec ses aides parut sur le seuil. — Je vois bien ce que vous venez faire, dit le pasteur, prêt à mourir; mais croyez-vous tromper Dieu? — En quoi? reprirent-ils. — Vous voulez me jeter dans la rivière sans que personne ne me voie; mais Dieu ne vous verra-t-il pas? — Préparez vos cordes: dit le bourreau à ses agents, sans répondre au chrétien. — Et vous, pauvres pécheurs, dit Gonin aux autres prisonniers, un seul fait grâce : c’est Jésus-Christ ; et quand même vos âmes seraient rouges comme le vermillon, il les rendrait blanches comme la neige. — Que signifie ce langage? disaient ses compagnons d’infortune. — Les souillures les plus ineffaçables même devant les lois humaines, reprit-il, peuvent être effacées par lui.
Amendez-vous, et convertissez-vous, car le royaume de Dieu est proche.
Ces cordes sont-elles prêtes? interrompit le bourreau. Les aides s’avancèrent; et ces exécuteurs de ce qu’on appelle la justice humaine lièrent les mains du martyr. Puis on le conduisit sur les bords de l’Isère. Là le bourreau l’ayant attaché par un pied, le laissa s’agenouiller et prier Dieu; puis, il lui entoura le cou d’une petite corde, et y passa un bâton qu’il fit tourner de manière à ce qu’elle se serrât toujours davantage. Ne pouvant plus respirer, Gonin tomba par terre. On acheva de l’étrangler, et lorsqu’on l’eut vu immobile on. le jeta dans la rivière. Mais la fraîcheur de l’eau ramena la vie dans le sein du condamné; son corps tressaillit; ses membres s’agitèrent : doit-il survivre à ce supplice? Non; le bourreau retenait d’une main prévoyante et ferme la corde qu’il avait attachée au pied de sa victime. Il laissa flotter ce corps convulsif et moribond, jusqu’à ce que son agonie fût achevée. Les secousses imprimées au lien devenaient de plus en plus faibles; et lorsque les derniers tressaillements se furent éteints, dans cette double asphyxie de la corde et de l’eau, le lien fut coupé, et l’eau entraîna le cadavre du martyr vaudois, dont l’âme était remontée dans les cieux.
HISTOIRE
Sources et Autorités. — Perrin, p. 151-160. — Gilles, p. 53, 67, 74, 134, 180, 208,290, 318, 426, 454 , 553 etc. — Léger, Ile partie, p. 115-138. — Crespin, édit. fol. de 1619, f. 3,117, 320-334,418-422. — Rorengo, Manors AtWfcfe,.,. p. 64» 66. — Fournier ; Histoire des Alpes maritimes et coi tiennes, et particulièrement d* Embrun leur métropolitaine.... etc. Ma-nuscrit in-fol. Traduction de Juvénis; bibl. du petit Sémin. à Gap. fol. 260-320. (L’original est en latin, et dans la bibl. de Lyon. —· Une copie est à Paris.) —Carlulaire de l’Abbaye d’Oulx, MSG. fol., Ard1.de PB▼. de Pignerol. — Mémoires des capucins missionnaires (en italien) même source. — Archives de Grenoble (de la cour des Comptes, du Parlement et de l’Ancien Evêché.) — A rechercher : documents extraits des Archives du Saint-Office et de V Archevêché de Turin ;des Evêchés ou municipalités d’.4ilï,de Carignan, de Pancalier, de Car ail, de Saluces et de Suze; enfin, les Archi-ves de l'inquisition à Rome.
Il n’est pas de ville en Piémont, disait un Barba vaudois dans ses mémoires (1), où n’ait été mis à mort quelqu’un de nos frères.
(1) Vignaux, cité par Perrin, p. 151.
Jordan Tertian fut brûlé vif à Suze; Hippolyte Roussier fut brûlé à Turin ; Villermin Ambroise, pendu sur le col de Méane; Ugon Chiamps de Fenestrelle, fut pris à Suze, et conduit à Turin, où on lui arracha les entrailles, qui furent vidées dans un bassin, sans même que cet affreux supplice terminât son martyre. Pierre Geymonat de Bobi périt à Luzerne, avec un chat vivant dans le corps; Marie Romain fut enterrée vivante à Roche-Plate; Madeleine Fontane subit le même sort à Saint-Jean; Michel Gonet, presque centenaire, fut brûlé vif à la Sarcena; Suzanne Michelin, au même lieu, fut laissée mourante sur les neiges.
Barthélemi Frache, tailladé à coups de sabres eut, les plaies remplies de chaux vive, et expira ainsi à Fenil. Daniel Michelin eut la langue arrachée à Bobi, pour avoir loué Dieu. Jacques Baridon périt, couvert de mèches soufrées, qu’on lui avait attachées entre les doigts, les lèvres, les narines et toutes les parties du corps. Daniel Rével eut la bouche remplie de poudre à laquelle on mit le feu, et dont l’explosion fit sauter sa tête en éclats. Marie Mounin fut prise dans la combe de Liousa; on lui enleva la chair des joues et du menton, de manière que la mâchoire était à nu, puis on la laissa périr ainsi. Paul Garnier fut déchiqueté lentement à Rora, Thomas Marguet mutilé d’une manière inouïe au fort de Mirabouc, Suzanne Jaquin taillée en pièces à la Tour.
Plusieurs jeunes filles du Taillaret, afin d’éviter des outrages plus redoutables pour elles que la mort, se précipitèrent et périrent dans les rochers. Sara Rostagnol fut fendue vivante par le milieu du corps, et laissée moribonde sur la route des Eyrals à Luzerne. Anne Charbonnier se vit empalée et portée ainsi, en guise de bannière, de Saint-Jean à la Tour. Daniel Rambaud, à Paësane, eut les ongles arrachés, puis les doigts coupés, puis les pieds et les mains abattus à coups de haches, puis les bras et les jambes séparés du corps, à chaque refus qu’il faisait d’abjurer l’Evangile.
Il n’est pas un rocher, dans les vallées vaudoises, qui ne soit un monument de mort, pas une prairie qui n’ait vu quelque supplice, pas un village qui n’ait eu des martyrs.
Nulle histoire, si complète qu’elle soit, ne peut les faire connaître tous. Nous rapporterons à mesure les faits les plus saillants, à la suite des circonstances qui les ont amenés. Dans ce chapitre nous ne voulons que réunir ceux qui se sont produits d’une manière isolée avant l’époque des grandes persécutions.
Les vallées du Dauphiné inscrivent dans ce martyrologe le premier souvenir.
Deux ans après le martyre de Martin Gonin, à Grenoble, un jeune homme, nommé Etienne Brun, né à Réortier, dans la vallée de la Durance, fut emprisonné à Embrun comme hérétique.
C’était un simple fermier; mais Dieu tire sa gloire des existences les plus humbles, et choisit souvent les choses les plus faibles pour confondre les fortes.
Etienne avait une femme et cinq enfants; on essaya d’obtenir son abjuration au nom de sa famille. Ma famille, dit-il, est en ceux qui font la volonté de Dieu !
— Veux-tu donc laisser ta femme veuve et tes enfants orphelins ?
— Je ne vous laisserai point orphelins, leur dit Jésus-Christ. C’est le céleste époux des âmes fidèles. Un rédempteur immortel vaut mieux qu’un mari qui doit mourir.
— Mais tu peux retarder ta mort en venant à la messe.
—Dites, au contraire, que je la hâterais, car ce serait la mort de mon âme.
— Ne crains-tu pas le supplice qui s’apprête pour toi?
—Ne craignez pas, dit Christ, ceux qui ne frappent que le corps, mais bien celui qui peut jeter le corps et l’âme dans la géhenne.
— Alors, prépare-toi à mourir !
— Je me prépare à l’immortalité.
Et lorsqu’on vint lui annoncer sa condamnation, il s’écria que c’était son affranchissement.
Le jour du supplice étant arrivé, le bourreau vint lui déclarer sa mort prochaine. — C’est la vie, dit-il, que vous m’assurez par là !
On était au 16 septembre 1538; il faisait de l’orage; Étienne fut attaché au centre d’un bûcher, qui avait été élevé sur l’esplanade de l’évêché d’Embrun.
A peine le feu y eut-il été mis, qu’il s’activa prodigieusement sous les pieds du martyr. Mais la flamme emportée par le vent montait à peine jusqu’à sa poitrine, et ne put l’étouffer, comme il arrive lorsqu’elle s’élève jusqu’au-dessus de la tête. Le feu lui dévora successivement les jambes et le bas du corps ; mais Étienne respirait toujours, et vivait encore après une heure de ce cruel supplice. Une heure passée dans les flammes : quel siècle de douleurs !
Le premier martyr dont il soit fait mention dans l’Evangile, cet autre Étienne qu’on lapida, n’avait pas confessé le Sauveur avec plus de courage.
Quoiqu’on eût renouvelé le bois du bûcher, le feu semblait devoir s’éteindre sans emporter la vie du supplicié. Etienne était toujours debout comme Shadrac dans la fournaise. Alors le bourreau qui tenait à la main un long crochet de fer, destiné à remuer les tisons, lui en donna un coup sur la tête pour le faire périr. Puis il lui en perça les entrailles, qui se répandirent sur le feu lorsqu’il retira son crochet. Enfin le corps d’Etienne étant tombé, on le couvrit de bûches embrasées qui l’eurent bientôt réduit en cendres.
Ceux qui veulent vivre selon la piété, dit saint Paul, souffriront persécution. Jérémie et Daniel furent jetés dans la fosse aux lions ; Esaïe fut scié avec une scie de bois; Zacharie fut tué entre le temple et l’autel; saint Jean, décapité. Quel est le prophète que vos pères n’aient persécuté? disait le premier Etienne aux pha-isiens. Ce martyr lapidé vit les cieux ouverts avec le Fils de l’homme, qui, assis à la droite du Père, l’appelait à lui. Le pauvre martyr de Réortier expira sans prodiges extérieurs; mais Dieu en faisait en lui.
«Quelle est donc la puissance d’un martyr? s’écrie un orateur catholique. C’est d’avoir mille fois raison, et de pouvoir dire : Tuez-moi ! mais vous ne me ferez pas changer de langage. Je ne connais pas de puissance au monde plus formidable que celle d’un homme convaincu se laissant immoler pour ses doctrines. C’est ainsi qu’a commencé le salut de l’univers. »
C’est ainsi, pouvons-nous ajouter, que l’Eglise chrétienne s’est maintenue dans les vallées vaudoises, et qu’elle s’est réveillée dans le monde à la voix des réformateurs.
Mais la puissance antichrétienne, que saint Paul nomme le fils de perdition, et qui s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu, en s’opposant à Dieu ne s’attachait qu’à détruire la Bible pour maintenir sa primauté.
Un colporteur biblique en fut alors victime; et quoique étranger aux vallées vaudoises, son souvenir doit trouver place dans leur histoire, puisqu’il servit leur cause et mêla son sang à celui de leurs martyrs.
Barthélemy Hector était né à Poitiers. Ayant appris à connaître l'Évangile , il se retira à Genève avec sa femme et ses enfants. Là, pour gagner la vie de sa petite famille, il allait de côté et d’autre, vendant des exemplaires de la sainte Écriture. Il était venu en Piémont, au mois de juillet 1555, et déjà il avait placé un grand nombre de Bibles dans les hameaux des vallées vaudoises.
Un jour, étant monté jusques au plus hauts chalets des montagnes d’Angrogne, il s’arrêta à l’Alp de la Vachère. (On nomme Alp, ou Alpage, le lieu dans lequel les bergers vaudois conduisent leurs troupeaux en été. Pendant la courte absence des neiges, ces cimes élevées semblent se hâter de fleurir et prodiguer alors en quelques jours toutes les richesses de leur végétation annuelle.) Le lendemain, il se rendit plus haut encore, à l’Alp de l’Infernet, qui domine de ses pentes rapides les immenses rochers du Pra-du-Tour. Ce colporteur ne se laissait pas arrêter par les obstacles du chemin, et le poids de ses Bibles lui paraissait léger en songeant au bien qu’il allait faire; car on ne doit pas oublier qu’à ces grandes hauteurs , si éloignées des demeures habituelles de la population vaudoise, les patres et les alpagers qui suivent leurs troupeaux, sont nécessairement privés d’une partie de la nourriture spirituelle, qui leur serait offerte au centre de leur paroisse.
Barthélemy Hector, satisfait sans doute de son excursion, résolut d’aller de l’Alp de l’Infernet à celui du Laouzoun, et de se rendre de là dans la vallée de Saint-Martin. Mais en descendant il fut arrêté à Rioclaret par les seigneurs du lieu, nommés Truchet, qui le firent conduire à Pignerol, d’où l’on transmit au sénat de Turin le catalogue de ses livres.
Après l’avoir laissé gémir et prier pendant sept mois d’oubli, dans les prisons de Pignerol, on s’avisa enfin d’instruire son affaire. Son premier interrogatoire eut lieu le 8 de mars 1556.
— Vous avez été surpris vendant des livres hérétiques, lui dit-on.
— Si la Bible contient des hérésies pour vous, elle est la vérité pour moi.
— Mais on se sert de la Bible pour détourner les gens d’aller à la messe.
— Si la Bible les en détourne, c’est que Dieu ne l’approuve pas ; car la messe est une idolâtrie.
Cette dernière réponse aggravait singulièrement sa position, aux yeux des défenseurs du culte officiel, qui hors de soi ne reconnaît pas de salut.
— Hors de Christ, disait le colporteur, point de salut sans doute; et par sa grâce je ne l'abandonnerai pas.
Son interrogatoire fut repris le lendemain. Il voulait exposer les doctrines évangéliques.
— Nous ne discutons pas avec l'erreur, lui dit le tribunal.
— Mais les juges sont établis pour discerner l’erreur de la vérité; laissez-moi donc prouver que je suis dans la vérité.
— Si vous n’êtes pas dans l'Eglise, vous n’êtes pas dans la vérité.
— Je suis dans l’Eglise de Christ, et je le prouve par l’Evangile.
— Rentrez dans l'Eglise romaine si vous voulez conserver votre vie.
— Celui qui voudra conserver sa vie la perdra, dit Jésus; et celui qui la perdra pour moi, vivra éternellement.
— Réfléchissez à l’abjuration qui vous est demandée : c’est le seul moyen qui vous reste de vous sauver.
— Qu’importe de sauver mon corps si mon âme est perdue ?
Les instances.et les menaces qui furent faites pour obtenir son abjuration, demeurèrent donc inutiles. Alors il fut envoyé à Turin.
Ce n’était pas le duc de Savoie qui y régnait alors, mais François Ier, neveu de Charles III, qu’il en avait chassé.
Barthélemy Hector parut devant ses nouveaux juges, qui étaient fort disposés à la clémence. Mais la fermeté de ses convictions ne pouvait se plier à aucun compromis.
— Si vous ne voulez pas abjurer votre foi, rétractez du moins vos premières déclarations.
— Prouvez-moi qu’elles sont erronées.
— Il ne s’agit pas ici de prouver, mais de vivre.
— Ma vie est dans ma foi ; c’est elle qui m’a fait parler.
Les juges n’osant prendre sur eux de condamner un homme si simple et si persévérant, à qui on n’avait aucun crime à reprocher, rendirent un arrêt, daté du 28 mars 1556, par lequel ils déféraient la cause aux inquisiteurs.
C’était faire comme Pilate, qui renvoyait du prétoire entre les mains des brigands.
Le 27 avril, l’humble colporteur parut devant le saint-office. Il est à croire que son langage évangélique et pénétrant, la foi sincère de son âme, son air modeste et résigné, troublèrent encore la conscience de ce tribunal; car les inquisiteurs ajournèrent la cause, et s’adjoignirent pour la juger les vicaires généraux de l’archevêché de Turin et de l’abbaye de Pignerol.
En leur présence Hector fut toujours le même; il changeait de juges, mais non de cause.
On lui renouvela l’assurance que, pour une simple rétractation, on lui laisserait la vie.
De plus grands hommes que lui n’y ont pas regardé de si près. Mais les premiers sur la terre sont souvent les derniers dans les cieux. Lui qui était l’un des derniers ici-bas, manifesta une force et une douceur célestes contre ces tentations.
— J’ai dit la vérité : comment puis-je changer de langage et faire une rétractation ? Peut-on changer de vérité comme de vêtement ?
Ah ! le pauvre colporteur de Bibles était bien digne de cette grande mission ; ses mains pieuses ne profanaient pas le livre de vie qu’il distribuait aux hommes; pourquoi faut-il que les hommes lui en aient fait une sentence de mort?
On lui laissa cependant un nouveau délai pour réfléchir et abjurer ; mais plus il y réfléchissait, plus il était convaincu. L’éternité se fût passée qu’il n’aurait pas abjuré.
Ce délai expirait au 28 de mai; on le prolongea jusqu’au 5, puis jusqu’au 10 de juin, en l’exhortant toujours à se dédire. Il est plus difficile peut-être de résister aux instances de l’indulgence qu’à la violence des rigueurs. Mais Hector, sans sortir de son humilité, ne fléchit pas d’une ligne, disant que quiconque retrancherait un point de la parole sainte, perdrait sa part du royaume des cieux.
Il préféra perdre plutôt sa part, déjà si troublée, d’existence terrestre.
Le tribunal ecclésiastique, fidèle aux traditions de Rome, par lesquelles si souvent les commandements de Dieu ont été anéantis, ne put que le déclarer coupable d’hérésie.
Mais il le fit comme à regret ; car, en le livrant au bras séculier, il le recommanda à l’indulgence des juges qui devaient prononcer la peine encourue pour ce crime.
La loi était formelle ; la peine était la mort. Les juges séculiers le condamnèrent donc à être brûlé vif, sur la place du château, à Turin, un jour de marché. Cet arrêt est du 19 juin 1556; mais eu égard à la recommandation des juges ecclésiastiques, la cour autorisa le bourreau à étrangler le condamné, au moment où l’on allumerait le bûcher.
Lorsque la sentence lui fut lue dans sa prison :
« Gloire à Dieu ! s'écria-t-il, de ce qu’il me juge digne de mourir pour son nom ! »
D’autres personnes vinrent encore pour l’engager à abjurer, lui promettant d’obtenir à cette condition que la sentence fût révoquée.
Hector les engagea à se convertir, et à embrasser l’Evangile. Ses discours étaient si onctueux et si touchants, qu’on le menaça de lui couper la langue s’il s’avisait de parler au peuple en allant au supplice. C’est peut-être la crainte de l’effet qu’il aurait pu produire, qui explique la longue indulgence de ses juges.
Quoi qu’il en soit, Hector ne tint compte de cette menace, et pendant tout le trajet qu’il accomplit de sa prison jusqu’au bûcher, il ne cessa de faire entendre des paroles chrétiennes.
Assurément cet homme avait en lui une puissance que subissaient à leur insu ses juges effrayés; car, au moment où il montait sur le bûcher, un nouvel émissaire arriva de la part de la cour, pour lui promettre encore la vie et la liberté s’il voulait seulement rétracter ses opinions hérétiques.
Il n’aurait eu qu’à dire : je désavoue toute hérésie ; cela ne l’engageait à rien, il eût conservé ses croyances, il fût rentré au sein de sa famille: combien de puissantes raisons on eût pu invoquer pour excuser de telles réticences !
Mais ces formules insidieuses n’étaient pas même soupçonnées par la franchise du chrétien; c’eût été pour lui désavouer sa foi, se renier lui-même. Aussi, en face du bûcher qui allait le réduire en cendres, près du bourreau qui allait l’étrangler, à cette nouvelle inattendue d’une grâce qu’il lui eût été si facile de saisir, l’humble colporteur des Alpes, au lieu de répondre à l’émissaire, s’agenouilla, disant : a Seigneur, fais-moi la grâce de persévérer jusqu’à la fin; pardonne à ceux dont la sentence va délier mon âme de son corps; ils ne sont pas iniques, mais aveuglés. Seigneur, éclaire de ton esprit ce peuple qui m’environne et amène-les bientôt tous à la connaissance de la vérité. »
Or le peuple pleurait, s’étonnant que l’on fît mourir un tel homme, qui ne parlait que de Dieu.
Mais les bourreaux ayant reçu l’ordre d’accomplir leur office, firent monter Hector sur le bûcher ; on mit le feu au bois, on jeta de la poudre et du soufre sur le feu, pour voiler l’agonie du martyr, et au même instant il tomba étranglé.
De sorte que sa mort fut très prompte, et l’on peut dire très douce, puisqu’il s’endormit avec tant de sécurité dans le sein de Dieu.
A la même époque à peu près, un pasteur de Genève, nommé Jean Vernoux, avait été envoyé dans les vallées vaudoises, pour exercer le ministère évangélique.
L’un des premiers compagnons d’œuvre de Calvin, il s’était trouvé avec lui au synode de Poitiers qui prépara l’organisation de l'Eglise réformée de France.
Lorsqu’il vint aux Vallées, il était accompagné d’Antoine Laborie Quercy, ancien juge royal à Caiart, qui avait abandonné la magistrature pour se vouer plus activement à la cause de l’Evangile.
Après avoir séjourné pendant quelques mois en Piémont, ils retournèrent ensemble à Genève, afin de s’occuper des arrangements nécessaires à leur établissement définitif chez les Vaudois.
Ces arrangements étant pris, ces préparatifs terminés, ils repartirent de Genève pour les Vallées, accompagnés de deux amis nommés Batailles et Tauran, et d’un troisième nommé Tringalet, qui n’avait l’intention de les suivre que jusqu’aux frontières de l’Etat de Genève; mais qui, étant intimement lié avec Antoine Laborie, ne put se résoudre à s’en éloigner au moment de la séparation.
— Je ne te quitte pas, lui dit-il; j’irai voir avec toi ces vallées vaudoises, qui ont précédé dans la voie du salut notre sainte réformation.
— Les Vaudois n’ont jamais été réformés, dit un autre, ce sont encore des chrétiens primitifs, des témoins de l'Eglise apostolique.
— Vous augmentez mon impatience de les voir; le Seigneur m’y pousse; je ne veux pas vous quitter. »
Sa décision fut prise ; ils ne se quittèrent pas.
Les voilà tous les cinq en route pour les vallées du Piémont.
Ayant déjà traversé une partie de la Savoie, ils arrivèrent dans le Faucigny, où ils furent mystérieusement prévenus d’avoir à se tenir sur leurs gardes.
Ils se détournèrent des grandes routes, et prirent des sentiers de montagnes. Mais il paraît que l’avertisseur était bien renseigné, car dans les gorges du col Tamis, ils furent cernés par des soldats de la maréchaussée qui se saisirent d’eux.
Amenés prisonniers à Chambéry, ils ne dissimulèrent pas leur foi, et reçurent de nombreuses sollicitations tendant à les y faire renoncer. Mais la foi chrétienne, lorsqu’on l’a éprouvée de cœur, n’est pas une compagne à laquelle on consente à renoncer si aisément.
Le 10 juillet 1555, après une longue conférence dans laquelle on chercha vainement à les convaincre d’hérésie, le juge instructeur s’écria : A quoi bon tout cela! ne savez-vous pas qu’on vous fera mourir comme hérétiques, si vous ne vous désistez pas?
— Oui, reprit le pasteur Vernoux, la première chose que nous avons apprise de notre Maître, c’est que ceux qui le suivront doivent s’attendre à la persécution.
— Mais Jésus ne vous commande pas de mourir?
— Il nous dit que quiconque veut aller après lui doit se charger de sa croix ; et il porta la sienne au Calvaire.
— Vous êtes bien jeunes; réfléchissez à votre avenir.
— Notre avenir est dans les deux, et loin de le détruire vous nous l’assurez plus invinciblement.
— Peut-on parler ainsi d’une condamnation à mort ?
— C’est par elle que notre âme acquerra la plénitude de sa vie.
Et malgré tout ce que les juges purent faire pour obtenir quelque concession de leur part, rien ne put triompher de l’héroïque fermeté de ces courageux disciples de Christ.
Ah ! ils étaient dignes de prêcher sa parole, ceux qui mouraient ainsi pour lui ! Heureux les pasteurs dont l’existence répond à de telles morts !
Déclarés coupables d’hérésie, les deux pasteurs , Vernoux et Laborie, qui appartenaient déjà au clergé des Eglises vaudoises , et leurs trois compagnons de voyage, furent livrés aux tribunaux séculiers.
Par une première sentence, datée du 21 août 1555, ils ne furent condamnés qu’aux galères; mais le procureur du roi appela de ce jugement, et le procès dut recommencer.
Les égards que l’on avait pour eux semblaient augmenter à mesure que leur affaire s’instruisait mieux. Ainsi, Laborie ayant refusé de prêter serment devant un crucifix, on lui apporta une Bible, ce qui était contraire aux usages reçus; car le papisme l’avait proscrite de partout. Puis, après son interrogatoire, le président s’efforça de lui démontrer avec bonté qu’il pourrait vivre en paix et servir Dieu aussi librement dans sa demeure qu’à Genève.
Laborie, qui préférait l’exil, avec ses coreligionnaires, à sa patrie où ne régnait pas encore l’Evangile, répondit avec douceur : — Les chrétiens primitifs se nommaient frères entre eux, et il faut des frères encore aux chrétiens réveillés.
— Mais ce n’est pas servir Dieu que de se retirer avec scandale de l'Eglise.
— Le scandale vient de ceux qui ont abandonné la pureté de son service, et non de ceux qui y retournent.
Alors le président, l’attaquant sur ses doctrines , chercha à lui prouver, par l'Ecriture sainte, que l’homme n’était pas prédestiné de toute éternité, soit au mal, soit au bien; qu’un grand nombre de cérémonies catholiques, quoique superflues, étaient cependant supportables, puisque l’Evangile ne les condamnait pas, et que saint Paul lui-même avait circoncis Timothée, quoiqu’il s’élevât contre la circoncision.
C’est une chose assez rare, à cette époque, qu’un juge catholique consentant à descendre, la Bible à la main, sur le terrain de la discussion, pour que nous ayons cru devoir le mentionner. Ce commerce scripturaire, d’ailleurs, en le familiarisant avec les doctrines évangéliques, ne devait pas tarder à le faire aussi soupçonner d'hérésie.
Les inculpés exposaient librement leur croyance. La circoncision, disaient-ils, s’appuyait sur un ordre de Dieu, tandis que les superstitions papistes n’ont pour origine que les erreurs de l’homme.
Ne pouvant convaincre leurs prisonniers, les juges les supplièrent, par des instances presque paternelles, de rentrer spontanément dans l'Eglise, et de ne pas les forcer au regret d'une inévitable condamnation. Ils ajoutèrent même qu’eux aussi désiraient une bonne réforme dans l'Eglise, mais non pas hors de l'Eglise.
« Plût à Dieu, Messieurs, dit alors Laborie, que tous les ecclésiastiques de France pensassent comme vous, car nous serions bientôt d’accord ; et si je suis hérétique, Monsieur le président n’est pas loin de l’être comme moi. »
Les conseillers sourirent, et l’un d’eux répliqua : « Il faut que vous le soyez comme lui, et non lui comme vous. »
Mais cette position flottante, indécise, intermédiaire entre la vérité et l’erreur, entre l'Eglise et le monde, entre Christ et Bélial, ne convient pas aux cœurs de franche volonté. C’est la voie large que beaucoup suivent; les récents pasteurs des Vallées, et leurs amis chrétiens, suivaient une route plus étroite et moins douce. — Oui, moins douce pour les mondains, mais plus heureuse pour les enfants du Christ.
Après cette séance, on sépara Laborie de ses co-accusés, de sorte que, se trouvant seul, il pria Dieu ardemment de ne pas le laisser succomber.
Je demeurai ainsi, dit-il dans une de ses lettres, priant et méditant jusqu’à deux heures après minuit.
Le lendemain, il adjura ses juges, au nom de leur âme immortelle, de ne pas repousser la connaissance du salut qui leur était offerte. Il leur représenta les devoirs de leur charge, et leur dit qu’étant les défenseurs de la vérité , ils ne devaient pas condamner la vérité ; si nous ne sommes pas dans la vérité, prouvez-le; si nous y sommes, absolvez-nous; car vous avez à juger la cause de Jésus en nos personnes, et vous ne pouvez être de ceux qui jugent par ignorance, car Dieu vous a fort éclairés.
Je fus écouté d’eux pendant environ une heure sans interruption; et j’en vis plusieurs des plus jeunes qui pleuraient.
— Dieu n’a-t-il pas enjoint à Moïse la punition des hérétiques? dit un des plus experts.
— Je lui accordai cela, raconte-t-il lui-même , et lui alléguai même Servet, qui avait été puni à Genève; mais prenez garde seulement de ne pas traiter comme hérétiques de vrais enfants de Dieu !
— Eh bien, mon ami, donnez - nous une simple rétractation de vos hérésies, sans en préciser aucune.
— Je serais aussi lâche d’abjurer la moitié de la vérité que de la renier tout entière.
— Cela n’engagera en rien votre avenir, et votre vie pourra encore être utile, même à votre cause.
— Je la servirais mal, si je commençais par la trahir.
— Vous la servirez bien moins étant mort.
— La mort des fidèles est une semence de vie, qui reste après eux plus longtemps que n’eussent fait leurs œuvres.
C’était renoncer à la vie pour l’immortalité.
Le 28 d’août ils furent tous les cinq condamnés à être brûlés vifs.
On leur laissa la liberté de se voir, d’écrire à leurs amis, à leurs parents, à leurs collègues de Genève. « Nous rendons grâce à Dieu et attendons l’heure , disent-ils, nous recommandant à vos prières. »
Le stoïcisme le plus admiré dans l’antiquité s’incline devant cette force d’âme si sereine et si puissante du chrétien. Le courage n’a que des élans, mais la résignation est le courage en permanence. Elle n’est pas de l’homme, mais de Dieu.
Antoine Laborie était marié avec une jeune femme née catholique, mais convertie à l’Evangile. Voici quelques passages des lettres qu’il lui adressa pour la préparer au veuvage qui l’attendait :
«Anne, ma bien-aimée sœur et très fidèle épouse, tu sais combien nous nous sommes toujours aimés aussi longtemps qu’il a plu au Seigneur de nous laisser ensemble ; sa paix n’a cessé de résider au milieu de nous, et tu m’as grandement obéi en toute chose. Je te prie donc que tu sois encore trouvée telle, et meilleure s’il se peut, quand je ne serai plus. Si le monde et la pauvreté épouvantent ta jeunesse, remarie-toi, comme je te le conseille, avec un autre frère qui ait pareillement la crainte de Dieu ; et alors, qu’il ne te souvienne plus de moi comme ayant été ton mari, mais comme d’une poignée de cendres ; car dès ce moment nous ne sommes plus unis que par le lien de la charité fraternelle , en qui j’espère tes prières tant que je serai vivant.
« Quand ton père sera averti de ma mort, je ne doute pas qu’il ne le vienne quérir pour te ramener dans le papisme ; mais je te supplie au nom du Seigneur de demeurer attachée à la vérité. Confie-toi en Dieu; prie-le, aime-le et sers-le, il ne t’abandonnera pas. Notre petite fille lui sera chère comme toi; car il est le protecteur de la veuve et le père des orphelins. L’exemple de Moïse te doit suffire pour cette confirmation (1).»
(1) Crespin, fol. 329.
Que de pensées pénétrantes renfermées dans ces paroles graves et contenues !
Calvin adressa aussi d’austères exhortations aux prisonniers de Chambéry : « Puisqu’il a plu à Dieu de vous employer à ce service (le martyre), continuez de faire ce que avez commencé. Si la porte vous est fermée d’édifier par doctrine ceux auxquels vous aviez dédié votre labeur (les Vaudois), le témoignage que vous rendez ne laissera pas de les consoler de loin; car Dieu lui donnera vertu, pour résonner plus outre que voix humaines ne sauraient parvenir (2). »
(2) Crespin, fol. 332, 333.
Quels hommes et quels temps ! N’est-ce donc là qu’un chef de secte, que cet autre Moïse, législateur d’un peuple nouvellement acquis au Seigneur, qui ose parler du martyre comme d’un service ordinaire? Et ces disciples, dévoués à une mort cruelle, qui donnent congé à leur famille comme pour un prochain rendez-vous!
O Seigneur ! augmente en nous la foi ; elle s’est éteinte sur les bûchers !
Les prisonniers de Chambéry ignoraient encore le jour que devait avoir lieu leur supplice. Un matin on les fit sortir de la prison ; ils croyaient se rendre à quelque nouvel interrogatoire ; niais un ami trouva moyen de les instruire au passage du sort qui les attendait.
Rendons grâce au Seigneur, dit Laborie, de ce qu’il nous juge dignes d’être martyrs pour lui !
Mais le pasteur Vernoux, plus sensible aux impres-sions inattendues, ne put se défendre d’un saisissement involontaire. Une sueur froide couvrit ses tempes; un tremblement nerveux le prit; il allait défaillir. Tout à coup il se sent fortifié au dedans de lui-même; l’âme a raffermi le corps; la main de Dieu l’a soutenu. Mes frères, dit-il avec une humble fermeté, je vous prie de ne pas vous scandaliser de ma faiblesse, car j’ai senti en moi la plus terrible guerre qu’il soit possible de soutenir. Mais, gloire à Dieu, par qui l’esprit a surmonté la chair. Marchons! je puis tout par Christ qui me fortifie.
Et son Sauveur ne l’abandonna pas ; car le bourreau l’ayant saisi pour l’attacher le premier sur le bûcher, il demanda un instant pour prier. On le lui accorda, et voici les paroles qui sortirent de ses lèvres mourantes, mais assurées : « Seigneur Dieu, Père Eternel et tout puissant, je confesse devant ta sainte majesté que je ne suis qu’un pauvre pécheur, incapable par moi-même de faire le bien. Veuille donc avoir pitié de moi, Dieu très bon, père de miséricorde, et me pardonner mes péchés pour l’amour de Jésus-Christ ton fils, mon unique Rédempteur. »
Il s’était agenouillé sur le bûcher, et il prononça ainsi cette admirable confession des péchés, qui sortit pour la première fois des lèvres de Théodore de Bèze dans l’imposant synode de La Rochelle. On sait que cette prière si touchante et si forte, est encore en usage dans les Eglises réformées.
Mais combien ce pasteur qui, allait mourir devait la rendre plus onctueuse du haut de son bûcher, que tant de voix indifférentes, du haut des chaires, sans péril et trop souvent sans vie.
Laborie s’élança lui-même sur le bûcher d’un pied ferme et d’une face joyeuse, comme s’il devait se rendre à une fête.
C’était une fête aussi que le triomphe de ces âmes régénérées.
Isaac put gémir sur la colline de Morija; mais le pasteur chrétien s’offrit en holocauste, la joie dans le cœur et le sourire sur les lèvres.
Quelle est donc cette mystérieuse puissance de la foi qui opère de pareils prodiges !
Tringalet pria pour ses ennemis. Les deux autres martyrs prononcèrent aussi quelques paroles pieuses, et tous les cinq ayant été étranglés, furent abandonnés aux flammes, qui ne dévorèrent plus que des cadavres.
Peu de temps après, le Barba Gilles, dont il a été question dans l’histoire des Eglises de Calabre, revenant de ces contrées par Venise et le Tyrol, était passé en Allemagne, et en redescendant à travers la Suisse, il s’arrêta à Lausanne. Il y fit la connaissance d’un jeune pasteur de grand talent mais d’une constitution fort délicate, qui se nommait Etienne Noël.
L’ayant engagé à consacrer ses services aux Eglises vaudoises, ils partirent ensemble pour le Piémont; mais en traversant la Savoie, ils furent accostés un soir, dans une hôtellerie proche de Chambéry, par un officier de justice qui commença de les aborder, « avec beaucoup plus de compliments, dit Gilles, qu’ils n’en eussent désiré. » Ils se firent passer pour des parents de quelques soldats qu’ils allaient voir au camp. (C'était l’époque des guerres de François 1er en Italie. ) Mais l’officier de justice, ne se montrant qu’à demi satisfait, annonça le désir de les entretenir encore le lendemain. Ils n’eurent garde de l’attendre ; et grâce à la protection de l'hôte qui les favorisait (mais avant tout à celle de Dieu (qui les garantit), ils purent s’échapper pendant la nuit , prirent des sentiers détournés, et arrivèrent sains et saufs en Piémont.
D’autres martyrs devaient y répandre leur sang.
On se souvient de la croisade ouverte par Innocent VIII contre les Vaudois. Au nombre des chefs qui se signalèrent à la tête de ces troupes sanguinaires, se trouvait le capitaine Varagle (prononcez Varaille), dont le fils, doué d’une intelligence remarquable, entra dans les ordres en 1522. Il demeurait à peu de distance des vallées vaudoises, dans la petite ville de Busqué, l’une des plus isolées du Piémont. Ses rapides succès dans les lettres, ses connaissances théologiques, son éloquence dans la chaire, attirèrent l'attention de ses supérieure.
C’était l’époque où l’influence de la réformation se faisait partout sentir. L’Eglise romaine sentait le besoin de raffermir sa puissance ébranlée. Le synode d’Angrogne auquel avaient assisté Farel et Saulnier, allait encore imprimer une impulsion plus vive à ce mouvement d’inquiétude, de recherches et de réveil, qui agitait alors tous les esprits d’élite.
Le jeune Varagle fut choisi pour le comprimer. Il se nommait Geoffroy, et nous écrirons son nom de famille Varaille, pour conformer notre orthographe à la prononciation.
On lui confia la mission difficile de parcourir les principales villes d’Italie, afin d’y relever le crédit de l'Eglise romaine par ses éloquentes prédications.
Un religieux observantin du couvent de Monte-Fiascone, dans le comté d’Urbin, fût chargé de l’accompagner. Il se nommait Matteo Baschi, et c’est lui qui, réformant l’ordre des Cordeliers en 1525, donna naissance à celui des Capucins, qui compta bientôt en Europe près de cinq cents couvents et plus de vingt-cinq mille religieux.
À ces deux missionnaires, dix autres membres du clergé séculier avaient été joints pour cette importante entreprise.
Etant forcés, pour l’accomplir, d’examiner eux-mêmes les arguments des réformés contre le catholicisme, ils ne tardèrent pas d’en connaître la force, et furent bientôt soupçonnés d’une tendance favorable aux doctrines qu’ils devaient combattre.
Ces soupçons se changèrent en certitude, et ils furent tous emprisonnés à Rome sous le poids de cette inculpation. Leur captivité dura cinq ans (1). On pensa que ce n’était pas trop de cette longue détention pour effacer de leur esprit des empreintes si redoutables, si l’esprit était juste et sincère, ce n’était que les y fortifier davantage par cette réclusion, qui devait les isoler de toute autre pensée. C’est ce qui arriva à Varaille.
(1) Procès-verbaux des séances du parlement de Turin, du 27 et du 28 septembre 1557.
Renonçant d’abord à une lutte active contre la réforme, il s’attacha au légat du saint-siège près la cour de France, et l'accompagna à Paris, où il demeura quelque temps.
Mais les rayonnements lointains de la réformation, cet orient d’en haut, qui ouvrait l’ère des libertés modernes par la lumière débordante de l’Evangile|, lui arrivèrent avec plus de puissance encore dans cette capitale.
Le massacre des Vaudois de Mérindol et de Cabrières, dont la cause venait d’être plaidée devant la cour des pairs, excita son indignation et son dégoût contre l'Eglise abreuvée du sang des justes; vaincu sans doute par sa conscience, il quitta spontanément la haute position qu’il occupait à Paris, pour se rendre à Genève, afin d’étudier à leur source les doctrines nouvelles. Sa surprise fut aussi douce que profonde, en reconnaissant dans la Bible que c’étaient au contraire des doctrines antiques, les seules primitives.
Quelle époque éminente que celle où les grands intérêts de la foi avaient une réalité si puissante, qu’à leur seule considération toute une vie se transformait ainsi !
Et Varaille avait alors près de cinquante ans; mais la foi rajeunit, et plein d’une ardeur qu’avait ignorée sa jeunesse, il rompit sans hésitation avec son passé, prêt à recommencer une vie nouvelle avec plus de forces morales qu’il n’en avait jamais eu. Cet homme, chargé d’un demi-siècle de papisme, avait réalisé la parole de Jésus à Nicodème, et vint humblement recevoir l’imposition des mains, pour être reçu au nombre des pasteurs évangéliques destinés à défendre cette cause dont il ne s’était d’abord approché qu’à titre d'adversaire.
Les Eglises vaudoises demandaient alors un pasteur qui pût prêcher en italien. On leur envoya Geoffroy Varaille, et il fut installé dans la paroisse de Sain-Jean.
Le voilà donc dans ces mêmes Vallées où son père avait conduit une croisade persécutrice. Oh ! que les voies de Dieu sont bien diverses de nos voies ! Le fils était appelé à prendre soin, comme pasteur, de ce même troupeau que le père avait voulu exterminer.
Après avoir passe quelques mois aux Vallées, il desira voir la petite ville de Busqué, où il était né ; sa famille n’y était pas éteinte, et des chrétiens évangéliques, qui commençaient à s’y montrer, lui en préparaient une non moins chère à son cœur.
Ce voyage, cependant, n’était pas sans danger; on l’avertit qu’il serait épié par des ennemis. Mais il semblait avoir pris plus de courage avec les années, comme si l’ardeur du jeune âge était revenue sous ses cheveux blancs avec la ferveur évangélique.
C’est que la vie de l’âme est, pour les vieillards, une jeunesse sans déclin, l’aurore de l’immortalité. Il eut néanmoins la satisfaction de visiter sa famille et d’édifier les frères de Busqué, sans qu’il lui arrivât aucun accident.
Mais, à son retour, passant par Barges, au pied du mont Viso, il fut dénoncé par le prieur de l’abbaye de Staffarde (à laquelle avait été cédée, dans le neuvième siècle, une partie des vallées vaudoises) (1), et arrêté par un lieutenant criminel, neveu de l’archidiacre de Saluces.
(1) Entre autre la combe de Giausarand ou val Guichard. Voy. Monumenta palriœ T. I, no DXIII, anno 821.
On le traita avec égards; une riche demeure lui servit de prison, et il y fut même laissé en liberté sur parole. Combien de prisonniers ordinaires en eussent profité pour s’enfuir! Mais le chrétien n’est pas un de ces papistes qui déclarèrent en concile (Œcum. Const. 1415) que l’on pouvait manquer à sa parole sans manquer à la loi de Dieu. Ayant même appris que les réformés de Bubiane, qui faisaient partie de sa paroisse, avaient l’intention de venir le délivrer de vive force, il leur fit dire de s’en abstenir et de laisser faire à Dieu.
Cependant les édits (1) de François Ier, qui avait conquis le Piémont, et de Henri II, qui y régnait alors, autorisaient contre lui les plus sévères rigueurs.
(1) Edit du 23 juillet 1543, du 21 octobre 1551, Let.
Après divers interrogatoires, il fut conduit à Turin, étroitement lié. Les réponses qu’il fit à ses juges, et les considérations écrites qu’il leur présenta à l’appui de sa foi, sont un monument de ses talents, de son savoir et de sa piété (2).
(2) Elles ont été concervées par Crespin, fol. 418-420.
Durant sa détention, Calvin lui écrivit de Genève une lettre en latin, dont voici la traduction :
« Très cher et bien-aimé frère ! Bien que la nouvelle de votre emprisonnement nous ait été extrêmement fâcheuse, le Seigneur, qui sait tirer la lumière des ténèbres, y a mis une joie de consolation, par la vue des fruits qu’a déjà produits votre épreuve, et la gloire qui soutenait saint Paul, vous doit aussi donner courage; car, si vous êtes captif, la parole de Dieu n’est point captive, et vous pourrez en rendre témoignage à plusieurs, qui répandront plus loin la semence de vie qu’ils auront reçue de votre bouche. Jésus-Christ requiert de chacun ce témoignage ; mais il vous y a obligé d’une manière toute spéciale, par le sceau du ministère que vous avez reçu, pour prêcher la doctrine du salut, qui est maintenant assaillie en votre personne. Qu’il vous souvienne donc de signer au besoin de votre sang ce que vous avez enseigné de votre bouche. Il a promis que la mort des siens lui serait précieuse; que cette récompense vous suffise.
« Je ne m’arrêterai pas davantage sur ce point, persuadé que vous vous reposez fermement en celui dans lequel, soit que nous vivions, soit que nous mourions, réside notre éternel bonheur. Mes compagnons et frères vous saluent. Genève, 17 de septembre 1557. »
On aimerait à trouver des épanchements plus tendres dans le cœur du grand homme dont une partie de l'Eglise chrétienne porte encore le nom. Mais la force d’enchaînement par laquelle il a consolidé la réforme ; nécessitait peut-être cette inflexibilité.
Le modeste pasteur vaudois ne porta personne à chercher le supplice, mais il y marcha lui-même, avec une héroïque fermeté. Lorsqu’on lui annonça son arrêt de mort, il dit d’une voix grave : « Soyer certains, Messeigneurs, que vous manquerez plutôt de bois pour les bûchers, que de ministres de l’Evangile pour y sceller leur foi ; car, de jour en jour, ils se multiplient, et la parole de Dieu demeure éternellement. »
La cour, dit Crespin, donna sentence de mort contre lui, plutôt par crainte de reproche que par conviction qu’il la méritât. — O Pilate, Pilate ! que ta lignée est grande dans le monde!
Geoffroy Varaille fut brûlé vif, sur la place du château, à Turin, le 29 de mars 1588.
Lorsqu’il fut monté sur le bûcher, l’exécuteur s’approcha; on crut qu’il allait y mettre le feu. Pas du tout : il s’agenouilla aux pieds du martyr, en le priant de lui pardonner la mort qu’il allait lui faire subir. — Non-seulement à toi, dit Varaille, mais à tous ceux qui l’ont causée.
Alors, pendant que les aides exécuteurs mettaient le feu par devant, le bourreau l’étrangla par derrière; et plusieurs personnes, dit Crespin,« racontent, comme une chose notable, qu’une colombe Voltigea à l’entour du feu et s’éleva en l’air, ce qui fut estimé un signe de l’innocence de ce martyr. Mais pour les choses advenues en cette mort, nous nous sommes borné au principal, sans nous arrêter curieusement aux choses extérieures. »
Oui, les miracles de la foi sont ceux de l’Evangile ; car l’Evangile de Christ est la puissance de Dieu, pour le salut de ceux qui croient.
Avec Varaille, dit Gilles, on conduisit sur le lieu du supplice un bon vieillard, qui avait déjà beaucoup souffert pour la cause de la vérité ; et, après l’avoir fait assister à la mort de ce digne martyr du Seigneur et l’avoir fouetté, on retira de ce même bûcher des fers rouges, dont on le marqua à la marque du roi.
Dans la même année, un jeune homme, qui était né à Quiets, à peu de distance des vallées vaudoises, se trouvant à Aoste, le jour du vendredi saint, entendit un prédicateur qui disait que le sacrifice de Jésus-Christ se renouvelait tous les jours dans le sacrifice de la messe.
— Christ n’est mort qu’une fois, murmura le jeune homme, et il est maintenant au ciel, d’où il ne reviendra qu’au dernier jour.
— Vous ne croyez donc pas à sa présence corporelle dans l’hostie, lui demanda un employé, nommé Ripet. — A Dieu ne plaise ! certes ; savez-vous le Crédo?— Oui ; mais pourquoi cela? —N’y est-il pas dit que Jésus est maintenant assis à la droite du Père? — Oui. — Eh bien, il n’est donc pas dans l’hostie.
Faute de pouvoir répondre à cet argument, on emprisonna celui qui le faisait.
Il avait vingt-six ans, et se nommait Nicolas Sartoire. Ses amis réussirent à le faire évader pendant la nuit; il sortit alors de la ville d’Aoste, cette ancienne Augusta Prætoria, toute de ruines et de superstitions; puis, comme il avait déjà habité Lausanne, il prit la route du Saint-Bernard, pour se réfugier en Suisse. Mais au village de Saint-Remy, le dernier qu’il eut à traverser avant de franchir la frontière, on l’arrêta de nouveau, et il fut ramené en prison.
Ses amis d’Aoste écrivirent alors à ceux qu’il avait à Lausanne, afin qu’ils s’adressassent aux autorités de Berne, pour qu’elles le réclamassent comme un habitant du pays.
Ces démarches furent faites, mais demeurèrent infructueuses.
Nicolas Sartoire fut mis à la torture. — Rétracte tes erreurs! lui dit le juge ecclésiastique. —Prouvez-moi que j’en ai. — L’Eglise te condamne. — Mais la Bible m’absout. — Tu encours le supplice par ton obstination. — Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé. — Tu veux donc mourir? — Je veux avoir la vie éternelle· — Et les souffrances aussi bien que les sollicitations restèrent sans effet.
Après la torture, on lui fit subir l’estrapade ; mais son courage ne se démentit pas.
Et pour son opiniâtreté, dit la sentence, il fut condamné à être brûlé vif.
Ses amis le supplièrent de se rétracter, assurés, disaient-ils, de pouvoir encore obtenir sa grâce.
La grâce que je désire, leur répondit-il, je l’ai déjà obtenue de mon Dieu.
Ce courageux enfant du Seigneur mourut sur le bûcher, à Aoste, le 4 de mai 1557, refusant encore la vie au prix de l’abjuration.
Environ ce même temps, dit Gilles, un des ministres du Val Luzerne, revenant de Genève, fut arrêté prisonnier à Suze et de là conduit à Turin. Sa persévérance fut la même; la barbarie de ses juges fut la même aussi. Il fut condamné à être brûlé vif. Mais il parait que sa dignité, sa douceur, la gravité imposante et modeste de son langage, avaient produit une impression profonde autour de lui; car le jour du supplice étant venu, l’un des bourreaux feignit d'être malade et se cacha; l’autre, après avoir mis à mort quelques malfaiteurs, crainte d’être contraint d’exécuter le ministre, s’enfuit; tellement que l’exécution ne pouvant avoir lieu, le ministre trouva moyen de s’échapper, et retourna dans son Eglise (1).
(1) Gilles, chsp. X, p. 67.
Gilles ne nous a pas même conservé le nom de ce pasteur; il raconte en deux mots cette histoire extraordinaire, dans laquelle nous voyons les bourreaux fuir devant la victime ; les bourreaux, plus consciencieux que les juges, se refuser à l’exécution ; les bourreaux donner à l'Eglise romaine une leçon d’humanité.
Beaucoup d’autres chrétiens des vallées vaudoises, ou de leurs alentours, furent encore condamnés à mort dans le seizième siècle; mais bien rares sont ceux qui purent échapper à l’exécution de la sentence ; et l’exemple est unique peut-être d’un pasteur rentré dans son Eglise, après avoir été épargné par quatre ou cinq bourreaux.
En 1560, on fit beaucoup de prisonniers parmi les réformés ou Vaudois du Piémont, qui étaient surpris en flagrant délit de prières communes et d’assemblées religieuses, en dehors du territoire actuel des vallées vaudoises; et, par une procédure plus musulmane que chrétienne, on les condamnait au feu, trois jours après leur incarcération, sans débat, sans examen, sans instruire leur affaire, et par le fait seul qu’ils étaient accusés. Cependant, s’ils faisaient profession de papisme, on les mettait en liberté ; mais s’ils refusaient d’aller à la messe, leur hérésie était démontrée : alors ils avaient ces trois jours pour l’abjurer; ne fléchissaient-ils pas, c’en était fait de leur vie. L’abjuration ou la mort : tel était le langage de la jurisprudence éclose à l’ombre du catholicisme.
C’est dans la ville de Carignan que les exécutions avaient commencé. Un fugitif français, nommé Mathurin, fut le premier saisi. Les commissaires lui enjoignirent d’abjurer sa religion s’il ne voulait mourir. Il préféra la mort.— Nous te laissons trois jours pour réfléchir, lui dirent-ils, mais après ce temps tu seras brûlé vif si tu refuses encore de venir à la messe.
La famille de Mathurin était plus émue que lui-même. Il avait épousé une Vaudoise. Sa femme demanda aux commissaires la permission de le voir.
— Pourvu que tu ne l’endurcisses pas dans ses errents, lui dit-on.
—Je vous promets de ne lui parler que pour son bien.
Les commissaires ne pensaient pas qu’il fût de plus grand bien que la vie, et amenèrent la jeune femme auprès du prisonnier, dans l’espérance qu’elle l’engagerait à sauver ses jours par une abjuration.
Mais la courageuse fille des martyrs redoutait au contraire, que son mari ne se laissât entraîner dans cette voie par affection pour elle ou par faiblesse humaine, et le bien qu’elle voulait lui faire était de le raffermir. Aussi, dit notre vieux chroniqueur, en présence des commissaires, elfe l’exhorta, le plus vivement qu’il lui fut possible, à persévérer constamment dans sa religion, sans mettre en balance la mort corporelle qui est de peu de durée, avec le salut éternel de son âme.
Les commissaires, transportés de fureur à l’ouïe d’un langage si différent de celui qu’ils attendaient de sa part, l’accablèrent d’injures ; mais elle, impassible et sérieuse, continua de s’adresser à son mari, en lui disant d’une voix ferme et douce : Que les assauts du méchant ne te fassent pas abandonner la profession de ton espérance en Jésus-Christ.
—Exhorte-le à nous obéir, ou vous serez tous deux pendus, s’écrièrent les magistrats. — Et que l’amour des biens de ce monde ne te fasse pas perdre ceux du ciel ! dit la femme chrétienne , sans interrompre ses calmes exhortations.
—Satanée hérétique ! si tu ne changes pas de langage, tu seras brûlée demain.
— Serais-je venue l’engager à mourir plutôt que d’abjurer, si je pouvais fuir la mort dans l'apostasie ? — Crains du moins les tourments du bûcher. — Je crains celui qui peut jeter le corps et l’âme dans un feu plus redoutable que vos tisons. — L’enfer est pour les hérétiques; sauvez-vous en renonçant à vos erreurs. —Où serait la vérité sinon dans les paroles de Dieu? —Ce sera vous perdre tous les deux, lui dirent les magistrats, si ce nom peut être donné à d'aussi cruels fanatiques. — Dieu soit béni ! dit-elle à son époux de ce que nous ayant unis dans la vie, il ne nous séparera pas dans la mort !
Au lieu d’un nous en brûlerons deux, grommelèrent en ricanant les satellites du bourreau. — Je serai ta
compagne jusqu’au bout ; ajouta simplement l'héroïque femme.
— Voulez-vous venir à la messe et avoir votre grâce.
— J’aime mieux aller au bûcher et avoir la vie éternelle.
—Si vous n’abjurez pas, Mathurin sera brûlé demain, et vous trois jours après.
—Nous nous retrouverons dans les cieux ! répondit-elle doucement.
— Songez au délai qu’on vous laisse.
—Le terme n’y fait rien, car ma résolution est pour la vie.
— Dis plutôt pour la mort.
— La mort du corps, mais la vie de l’âme.
— Tu n’as rien autre chose à nous dire, opiniâtre damnée?
— Rien, sinon que je vous prie de ne pas renvoyer mon supplice à trois jours, mais de me faire mourir avec mon mari.
Sa demande lui fut accordée. Entrée libre, elle resta prisonnière et ne ressortit que pour monter sur le bûcher.
Cette femme se nommait Jeanne; et ce nom prononcé en de telles circonstances rappelle involontairement celui de Jeanne d’Arc. Pourquoi l’héroïsme de la chrétienne ne serait-il pas admiré comme celui de la jeune guerrière d’Orléans ? Les victimes de la foi ont-elles moins de prix que celles des batailles ? Ah ! l’on s’illustre ici-bas en faisant couler le sang des ennemis, plus qu’en répandant le sien pour l’amour de ses frères.
Mais ceux qui le répandent ainsi ne le font pas en vue de la gloire du monde.
Les deux époux martyrs eurent une dernière soirée de prière et de recueillement à passer ensemble sur cette terre. On aime à croire qu’elle n’aura pas été la moins douce pour eux; car Jésus a dit : Là où deux personnes seulement seront assemblées en mou nom, je serai au milieu d’elles. Et quand jamais les conditions de cette promesses durent-elles se trouver plus complètement réalisées que dans ce moment-là?
Le lendemain, 2 de mars 1560, un bûcher fut élevé sur la place publique de Carignan, et ces dignes confesseurs de l’Evangile y moururent les mains jointes, et ayant leurs âmes unies en l’amour du Sauveur.
Un nouveau bûcher s’éleva douze jours après, dans ce même lieu, pour l’exécution d’un jeune homme qui avait été arrêté trois jours auparavant sur la route de Luzerne à Pignerol. II se nommait Jean de Cartignon, et comme il était bijoutier, on l’appelait Johanni delle Spinelle. Il avait déjà été prisonnier pour cause de religion ; c’est pour cela qu’il s’était retiré dans la vallée de Luzerne, car il n’y était pas né. Se voyant captif une seconde fois, il pensa que ce serait la dernière.
Ma délivrance, dit-il. ne viendra plus des hommes, mais de Dieu. Et en effet, Dieu le soutint, car il endura son supplice avec un rare courage.
L’inquisition appelait ces atroces barbaries des actes de foi : auto da fe. Tels étaient donc les actes de la foi catholique; ceux de la foi protestante étaient de glorieux martyres. Lesquels sont les plus dignes de ce nom ?
En 1535, dit Gilles, Bersour ayant été chargé de poursuivre les Vaudois, en prit en si grand nombre qu’il en remplit son château de Miradol, les prisons et le couvent de Pignerol, ainsi que les cachots de l’inquisition à Turin.
Plusieurs d’entre les prisonniers furent condamnés à être brûlés vifs; l’un d’eux, Catalan Girardet de Saint-Jean, en marchant au supplice, prit deux pierres, et les frottant l’une contre l’autre dans ses mains : — Voyez! dit-il aux inquisiteurs, ces cailloux impénétrables : tout ce que vous pouvez faire pour anéantir nos Eglises ne les détruira pas davantage que je ne puis user et détruire ces pierres.
Il supporta la mort avec une constance admirable. Ce propos a fait conserver son nom; mais combien d’autres qui sont morts comme lui avec le même courage ! combien de prisonniers enfin qui ont péri sans qu’on ait jamais su ce qu’ils sont devenus !
De ce nombre furent, à cette époque, Marc Chanavas, de Pinache; Julian Colombat, de Villar-Pérouse, et Georges Stalè, de Fenil.
Donnons un souvenir à ces victimes ignorées, dont les souffrances et le courage ont dû, peut-être, s’accroître pendant des années entières dans les angoisses sans mesure de l’oubli, des maladies et de la faim.
Il suffit d’un trait éclatant pour illustrer un nom; combien cette persévérance séculaire (car une année est un siècle dans les cachots), combien cette résignation sans terme n’est-elle pas de nature à user plus de forces, à exciter en nous de plus profondes sympathies, que l’enthousiasme d’un moment!
Pen d’années après, le pasteur de Saint-Germain fut attiré par un traître, entre les mains d'une troupe de malfaiteurs, soldée par les moines .de l’abbaye de Pignerol. Quelques-uns de ses paroissiens, qui avaient essayé de le défendre , furent arrêtée avec lui. Mais les supplices infligés aux victimes de Rome, et les victoires de leur foi, étaient des choses si habituelles à cette époque, que Gilles, sans même nommer ce pasteur, dit simplement qu’après avoir surmonté toutes les tentations qui lui furent proposées pour le faire abjurer, il fut condamné à être brûlé vif, à petit feu: et quelques femmes de Saint-Germain, ajoute-t-il, prisonnières avec lui, forent contraintes de porter des fagots sur le bûcher où leur pasteur endurait patiemment le martyre.
Quel tableau cependant, que celui de cette force d’âme au sein de pareilles douleurs!
En 1560 encore, le hameau des Bonnets, situé entre La Tour et Le Villar, fut assailli par des soldats venus à la fois de ces deux dernières bourgades, où il y avait alors des fortifications, aujourd’hui démolies. Après avoir tout brisé et pillé, ils emmenèrent quatorze prisonniers. Deux hommes seuls leur avaient échappé. Ces hommes allèrent se poster au-dessus d’une pente rapide par laquelle les agresseurs devaient passer. A peine la troupe spoliatrice fut-elle engagée sur cette pente avec ses prisonniers, que les deux Vaudois en embuscade firent rouler sur elle un si grand nombre de pierres, qu’ils la mirent en déroute, et douze des prisonniers purent prendre la fuite. Les deux captifs qui restaient aux assaillants appartenaient l’un et l’autre à la famille Geymet; l’un se nommait Jean et l’autre Odoul. Ils furent conduits dans le château de La Tour. Là, après autant d’outrages que de sollicitations tentées pour les faire abjurer, le capitaine de la garnison, nommé Joseph Banster, étrangla de ses propres mains le premier. Odoul fut attaché sur une table, dépouillé de ses vêtements, et victime d’un supplice inouï. Voici de quelle manière Gilles le raconte, en quelques lignes aussi simples que laconiques : a Les soldats ayant ramassé un grand nombre de ces bêtes qui vivent dans les fientes et les charognes d’animaux, en remplirent une écuelle qu’ils lui mirent sur le ventre, et l'attachèrent à son corps, de manière, dit-il, que ces bestioles lui entrèrent dans les entrailles et le rongérent tout vivant. Ces cruautés ont été racontées par les soldats mêmes de là garnison. Ainsi périt ce pauvre martyr, dans la soixantième année de son âge. »
Arrêtons-nous ici. L’imagination elle-même recule épouvantée devant tant de victimes, devant ces atroces raffinements de cruauté. Est-il un peuple barbare qui ait pu, de sang-froid, répandre tant de sang?
S’il en était qui l’eussent fait au nom de leur religion, cette religion serait exécrée parmi les hommes, et les autels desservis par l’inquisition, le jésuitisme, la simonie, prétendraient aux hommages serviles des hommes civilisés !
Ah ! Caïn tua son frère par envie ; il le tua dans un moment de colère ; il le tua, sans être éclairé par l’Evangile : il ne tua que lui ; mais Rome, qui se dit chrétienne, Rome, qui s’est transmis, jusque sous la tiare, la tradition de l’assassinat, Rome a fait périr des milliers de victimes; elle les a égorgées de sang-froid, elle a médité le supplice, prolongé l’agonie, raffiné les tortures ; et toutes les fois que son empire y était intéressé, elle n’a cherché qu’à trahir, à corrompre, à tuer.
Mais ils savaient aussi, ces pauvres opprimés, vie-times de sa tyrannie; ils savaient, ces chrétiens sans repos, ces martyrs sans faiblesse, qu’il est dit dans l’Evangile : « Bienheureux sont ceux qui sont persecutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. » Mais il n’est pas nécessaire de souffrir le martyre pour mourir au Seigneur; et le chrétien, dans la condition la plus pauvre, dit aussi comme le vieillard biblique : Oh! que je meure de la mort du juste, et que ma fin soit semblable à la sienne ! »
DE PARSANE , DE PRAVIGLELM ET DE SALUCES.
(De 1550 à 1580.)
Sources et Autorités. — Perrin, Gilles, Léger, Rorengo. — Brief discourt des persécutions advenues aux Eglises du marquital de Saluces. Ge-nève, chez Paul Marceau, 1620. (Cet ouvrage a été compote par ordre, et imprimé aux frais di) Synode tenu à Briançon en juin 1620.) — Memora-bilit hiitoria per te c. bellorumque,inpop. vulgo Vald.ensem appellalum etc... Geneva. Excudebal Eustathius Vignon M.D.LXXXL (Petit in-8odel50 pages en italiques.) — Relatione all’ eminentissima congregations de propaganda fide, dei luoghi di alcune valli di Piemonte, all’ A. R. di Savoja sogelli.., Torino. Sans date, petit in-18 de 323 pages.— Matai, Sloria de Pinerplo... 3 vol. — Semeria, Sloria délia thiesa melropolilana d i Torino, in-80 1810. — Le bannissement des gene de la religion prétendue reformée, hors des eslate de Savoye, le tout, selon l’ordonnance el arrest de l’Jnquidtion et Sénat de Piedmont. Paris, M.D.C.XIX (te rapporte exclusivement aux Vaudois de Saluces). — Lettres des fidèles du Marquisat de Salutes, souveraineté du duc de Savoye, envoyée à MM. les Pasteurs de l’Eglise de Genève, contenantes l’histoire de leurs persécutions etc.... Jouxte la copie écrite à Genève, 1619. — Soleri, Mario dei falli succeed in Torino etc... — Muletti; Mém. hist, sur le marquisat de Saluces (t. VI.) — Costa de Beauregard, Mém. hist. sur la maiton roy. de Savoie, Turin, 1816. 3 vol. in-80. — Littera quadam nondum édita.... ex aulhographie.., edidit Br elmeider, Leiptia 1835, in-80 (s’y trouve une lettre du pasteur de Praviglelm, datée du 23 juillet 1563.) — Les hist. gén. ou partie, dn Piémont et du marquisat de Saluées; — l'Art de vérifier let datet; — les hist, de France (pour l’époque où la do-min. franç. s'étendait sur le Piémont). — Documents divers tirés des Archives de Saluées, de Luzerne, de Pignerol et de Turin. — Manuscrit de la Bibl. du roi, à Turin : Chronique de la famille det Sollaro (en italien). — Communie, partie, de MM. Cibrario, Duboia, César de Saluées etc. — Quelques-unes de ces indications sont relatives aux chapitres snivanls.
C’est au fond du bassin et sur les plateaux élevés de Paësane, ainsi que dans les profondes vallées de Cruzzol et d’Onzino, où les sources du Pô découlent du mont Vizol, que les Vaudois paraissent avoir été le plus anciennement établis dans la province de Saluces.
On a prétendu que leur origine dans ces montagnes était contemporaine de celle des autres Vaudois qui habitent sur la rive gauche du Pô. Mais Gilles nous apprend que les habitants de Praviglelm, Biolet et Biétonnet étaient sortis de la vallée de Luzerne.
Cette émigration devait remonter à une époque bien reculée, puisque sa descendance a peuplé le marquisat de Saluces, et que nous y trouvons déjà des Vaudois dès le treizième siècle.
On sait, en effet, que les Vaudois de Provence en étaient venus; et dans la confession de foi qu’ils présentèrent à François Ier (le 6 d’avril 1541); il font remonter leur établissement en Provence, à plus de deux cents ans avant cette époque.
Les Vaudois de Saluces eux-mêmes, en y comprenent ceux des vallées du Pô, prétendaient que de père en fils ils s’étaient perpétués dans ce pays depuis un temps immémorial (1). C’est peut-être ce qui a donné naissance à l’opinion, récemment émise, que les Vaudois de toutes les autres parties du Piémont étaient sortis de ces contrées (2) ; mais Gilles affirme positivement que c’est de la vallée de Luzerne que ceux de Saluces étaient surtout issus (3).
(1) Perrin, p. 185, Léger p. CIL
(2] De Rougemont, Précis d’ethnograpbie, de statist. et de géographie hist. t. I, p. 210.
(3ן Gilles, p. 18.
L’origine du marquisat de Saluces date du douzième siècle. Ce pays fut donné en dot à Béatrix, petite-fille d’Adélaïde de Suze, qui avait agrandi l’abbaye de Pignerol(4), et qui obtint de l’empereur Henri le Vieux, dont elle était la belle-mère, que les fiefs du pays de Saluces, fussent érigés en marquisat. Ils restèrent donc dépendants de la Marche de Suze, comme arrière-fiefs, et lorsque la Seuzie fut passée aux comtes de Savoie, ceux-ci se trouvèrent suzerains des marquis de Saluces.
(4) Par donation du 8 septembre 1064.
En 1308, les inquisiteurs furent envoyés dans ce pays pour y détruire l’hérésie. Mais après avoir été repoussés et battus dans la discussion, ils le furent encore dans les tentatives de violence par lesquelles ils croyaient triompher. Cernés dans un château, et retenus prisonniers par la population qu’ils venaient convertir, et qui parait avoir été unanime à les repousser, ils durent subir des conditions au lieu d'en imposer, et se retirèrent de ces contrées sans même avoir entrepris l'œuvre qui les y avait amenés (1).
(1) PrcMominatt hœrelici ipetm Inquieilorem in quodam cotte lia patenter el publiée obaederunt, tic eum oportuit quad tfuU recedere, inquitilionit hat-jutmodi officio relicto, talaliler inperfecto. Bref de Jean XX 11 à Jean de Ba-dis, 23 juillet 1339.
Le pape Jean XXII, dans son bref à Jean de Badis, s'adressa, quelques années après, aux marquis de Salaces, ainsi qu’aux comtes de Luzerne et au due de Savoie, pour qu’ils prêtassent main forte à l’inquisition contre ces désorganisateurs de l'Eglise romaine.
Mais la puissance désorganisatrice la plus redoutable pour cette Eglise, c’est la Parole de Dieu et non la rebellion des hommes. Il suffît que la Bible règne quelque part, pour que le papisme y sait vaincu. Cet appel du pontife n’eut d’autre résultat que l’arrestation d’un Barba de la vallée de Luzerne, nommé Martin Pastre. Il se rendait auprès des Eglises de Saluces, et justifia par un courageux martyre la mission évangélique dont il était chargé.
L’édit de la duchesse Iolande qui, en 1476, enjoignit aux châtelains de Pignerol, de Cavour et de Luzerne, de faire rentrer tous les Vaudois des Alpes italiennes dans le giron de l'Eglise catholique, ne dut pas être sans influence sur ceux de la rive droite du Pô; mais ce fut en 1499 que des violences plus directes vinrent les assaillir.
Marguerite de Foix, veuve du marquis de Saluces, se trouvant libre de son pouvoir, mais esclave de son confesseur, devint entre les mains du fanatisme un facile instrument de persécution.
Elle était en relations de famille avec le pape Jules II, et obtint de lui la création d’un évêché dans le marquisat. En retour de cette faveur, elle fit élever à ses frais le palais épiscopal dans lequel Antoine do la Rovéra, premier évêque de Saluces, et neveu de Jules II, fut reçu comme un prince plutôt que comme un pasteur.
C’est elle qui bâtit aussi l’église de Sainte-Claire, dans laquelle se trouve aujourd'hui son tombeau ; mais en bâtissant des églises de pierre, elle voulut détruire l'Eglise vivante qui gardait dans son sein l’Evangile des premiers temps, et sur les suggestions du clergé dont elle était environnée, elle rendit un décret par lequel les Vaudois devaient, sous peine de mort, se convertir au catholicisme ou quitter le pays (1).
(1) Muletti, t. VI, p. 29, 331.
Ces malheureux se retirèrent sur les rives du Pô. La marquise voulut les y poursuivre ; mais les seigneurs de Paësane, auprès de qui les fugitifs avaient trouvé un asile, représentèrent qu’à eux seuls, de concert avec l’évêque et les inquisiteurs, appartenait le droit d’exercer de pareilles poursuites sur leurs terres ; leurs propres vassaux, d’ailleurs, partageaient presque tous la croyance des Vaudois.
La marquise acheta alors, de l’évêque et des inquisiteurs, le droit de poursuite qui leur appartenait ; et nantie des deux tiers de cette juridiction barbare, elle envoya des missionnaires, dont le premier acte fut d’ordonner à tous les habitants de Saint-Frons, Praviglelm, Paësane, Biolet, Biétonet, Serre di Momian et Borgo d’Oncino, de venir faire pénitence à Paësane, devant le frère Angiolo Ricciardino de Saviglian.
Aucun ne parait; les poursuites commencent. Deux hommes sont arrêtés à Saint-Frons.— D’où êtes-vous? — De ces montagnes. — Etes-vous Vaudois? — Nous le sommes tous. — Abjurez l’hérésie. — Quand on l’aura prouvée.
On ne la prouvait pas et on incarcérait les chrétiens.
Deux autres sont arrêtés ailleurs, et se déclarent aussi Vaudois. L’un était de Praviglelm, et l’autre d’Oncino.—Nul des nôtres n’abjurera, disent-ils aux inquisiteurs.
La marquise de Foix arme alors deux cents hommes et les fait marcher vers les montagnes. La plupart des habitants s’enfuient à Barges avec leurs bestiaux; d’autres sont pris et jetés dans les prisons.
Leur procès ayant été instruit sans y épargner les tortures (1), cinq d’entre eux sont condamnés à mort le 24 mars 1510.
(1) Uditi taltmomt, non ritparmUaii ilormonli, Mclitti, T. VI» p. 385.
On réserva l’exécution de leur supplice pour le dimanche des rameaux. Des victimes humaines! voilà les offrandes que l'Eglise romaine offrait à ses faux dieux.
Les prisonniers vaudois devaient être brûlés vifs, dans un pré situé en face de la maison paternelle de l’un d’eux nommé Maynard. Ce nom , qui se trouve parmi les persécutés de Provence, atteste l’affiliation des Eglises vaudoises des deux côtés des Alpes.
Le bûcher fut élevé, mais au jour dit il tomba une si grande quantité de pluie et de neige que le bois ne pouvait brûler. On remit l’exécution au lendemain. Pendant la nuit, un ami sécrétât passer une lime aux malheureux captifs ; ils brisèrent leur fers, et glorifiant Dieu de cette délivrance, ils allèrent se réfugier à Barges auprès de leurs coreligionnaires.
Lee bourreaux » vengèrent sur d’autres prisonniers de la fuite de ces victimes. Marie et Julia Gienet, avec un de leurs frères, nommé Lanfré Balangier, furent brûlés vifs sur les bords du Pô, le 2 du mois de mai suivant.
Maie les prisons ne s’étaient pas vidées. Plusieurs détenus subirent la bastonnade : ignoble et cruelle peine, dont plusieurs moururent en des douleurs atroces.
Quelques-uns de leurs compagnons de captivité périrent lentement dans les souterrains du château de Paësane. D’autres vinrent à résipiscence; un petit nombre fut gracié; tous ceux qui purent se sauver se retirèrent à Barges, et de là dans la vallée de Luzerne.
Les biens de ces pauvres gens furent confisqués, la marquise de Foix en eut les deux tiers. C’était une bonne affaire, car elle en retira davantage que le droit de poursuites ne lui avait coûté.
Aussi fit-elle part aux moines de Riffredo des dépouilles des hérétiques. Les trafiquants du sang humain sont en progrès sur les brutes qui ne se cèdent rien de leur proie. Le dernier tiers de ces confiscations fut partagé entre les seigneurs d’Oncino et de Paësane, sur les terres de qui on les avait faites. Ils s’étaient opposés au meurtre, mais ils participèrent à la spoliation.
Enfin le 18 juillet 1510 (avant la réformation comme on le voit), l’inquisition fit démolir le temple des Vaudois, qu’un manuscrit du temps nommait la synagogue des hérétiques, disant qu’elle était blanche et de belle apparence au dehors, mais pleine de détours au dedans, et construite à peu près comme un labyrinthe.
L’année d’après encore cinq Vaudois furent brûlés vifs à Saint-Frons. Malheureuses et admirables tribus! la confiscation les privait de leurs biens, les armes décimaient leurs familles, les bûchers augmentaient leurs martyrs ; mais leur foi ne périssait pas.
Tous ceux qui avaient échappé au glaive des soldats ou aux flammes du saint office, et qui s’étaient cachés dans les montagnes, ou réfugiés à Barges et à Bagnols, se retirèrent dans la vallée de Luzerne, où les seigneurs plus puissants et plus justes protégeaient leurs vassaux contre de telles agressions.
Et ce qui montre mieux qu’aucune autre considération la fraternité primitive qui régnait réellement entre les Vaudois, la profonde pratique de charité qui remplissait leur vie, c’est que tout ce peuple de réfugiés vécut pendant cinq ans entiers chez les pauvres montagnards de ces vallées vaudoises qui avaient été son berceau (1).
(1) Ils n’y étaient pas tous venus à la même époque, mais successivement de 1505 à 1510, et ils en sortirent en 1512; quelques-uns n'y ont donc demeuré que deux ans, mais d'antres y en ont passé sept.
Participant à la fois à leur pain et à leur culte, priant et travaillant avec eux, les proscrits attendaient chaque jour une fin à cet état précaire.
Ils étaient répartis principalement entre les communes d’Angrogne, de Rora, de Bobi, et avaient nommé un syndicat chargé de veiller à leurs intérêts communs.
De nombreuses démarches furent tentées aussitôt auprès de la marquise de Saluces, pour qu’ils pussent rentrer dans leurs anciens domaines. Toutes ces requêtes restèrent sans réponse. Cependant le séjour prolongé de tant de familles nouvelles au sein d’une aussi petite population que celle de la vallée de Luzerne devait avoir un terme. La clémence le conseillait, la justice en faisait un devoir, ce fut au courage de reconquérir la patrie.
Un homme intrépide et fort se leva au milieu d’eux. —Amis, s’écria-t-il, rentrons dans nos biens! ce sera le meilleur moyen de les avoir. — Ceux qui les occupent nous en empêcheront?—Nous reprendrons malgré eux ce qu'ils ont pris malgré nous. Ayons confiance en Dieu! il bénit la justice et non l’iniquité. Si nous avons été persécutés pour notre foi, nous serons aussi protégés par elle ; car elle est de Dieu, et Dieu est plus puissant que nos ennemis.
Ils se réunissent en armes dans la vallée de Rora, partent de nuit, traversent les montagnes de Crussol, descendent dans la vallée du Pô, regagnent leurs demeures, tombent comme la foudre sur leurs spoliateurs désarmés, combattent, renversent, poursuivent ceux qui font quelque résistance, en purgent le pays, y commandent par la terreur qu’inspirent l’audace et le succès, se rétablissent dans leurs biens et y ramènent la foi de leurs aïeux.
Cinq Vaudois seulement périrent dans cette expédition. Que n’ont-ils écouté plus souvent la voix de ce courage qui leur rendit une patrie! La valeur impose plus que la faiblesse, et la modération des Vaudois a bien des fois doublé l’arrogance de leurs ennemis.
Les Eglises de la vallée du Pô furent alors tranquilles pendant quelques années. Le souffle de la réformation commençait d’agiter les esprits. On a vu quel effet il produisit dans les autres vallées vaudoises. Des lumières nouvelles se répandaient partout. Les doctrines évangéliques se propagèrent autour de ces montagnes, sur lesquelles avaient brillé longtemps d’avance l’aurore de ce beau jour.
Comme en France, les classes les plus élevées de la société avaient été les premières à leur donner des défenseurs, les plus nobles familles du Piémont s’honorèrent bientôt de leur appartenir.
Dans la province de Saluces, les seigneurs de Montroux ouvrirent leur château aux réunions religieuses des nouveaux réformés. La famille de Villanova-Sollaro vil plusieurs de ses membres se ranger à leur culte. Le duc de Savoie leur écrivit lui-même à diverses reprises pour les engager à en revenir. Ces instances parties de si haut rendaient plus éminentes encore la profession de la foi évangélique, qu’elles cherchaient à ébranler. Le nombre des réformés s’accrut au lieu de diminuer ; ils demandèrent des pasteurs, et en attendant leur venue, ils se rendaient avec empressement aux prédications régulières qui avaient lieu dans la vallée de Luzerne.
Cette affluence d’auditeurs éloignés qui accouraient ainsi aux sources vives de la grâce, comme à un autre Siloé, devint bientôt si considérable que le duc de Savoie défendit à tous ses sujets, étrangers aux vallées vaudoises, d’assister à ces prédications (1).
(1) Edit du 15 février 1560.
En même temps il envoya lui-même des missionnaires catholiques pour combattre le progrès de ces doctrines: c’était celui de l’Evangile; c’était combattre Dieu ! Aussi échouèrent-ils. Et cependant quelle activité personnelle le duc Philibert n’avait-il pas déployée pour favoriser le succès de ses prédicateurs ! Il n’écrivit pas moins de quatre lettres, dans le mois d’avril 1565, au châtelain, au podestat, à l’official et aux habitants de Carail, afin de leur recommander le missionaire qu’il leur adressait.
Mais comme la domination française s’étendait alors sur tout le marquisat de Saluces, ces sollicitations n’y produisirent que peu d’effet. Le nombre des réformés s'accroissait au contraire de jour en jour, et à la suite de l’édit de pacification que le roi de Navarre venait d’obtenir en faveur de ses coreligionnaires, l'Eglise de Dronèro, une des plus florissantes du marquisat, obtint du conseil royal des lettres patentes (1) qui l'autorisaient à ouvrir un temple protestant aux portes de la ville.
(1) Datées du 6 de juin 1563.
Louis de Birague, qui remplaçait alors le comte de Nevers, comme lieutenant du roi dans la province de Saluces, écrivit à la cour pour faire retirer cette autorisation. Charles IX répondit lui-même (2) en ces termes : Par l'advis de notre très honorée dame et mère (3), déclarons par ces présentes, que dans l'édit de pacification nous n’avons point entendu comprendre en l'exercice de la religion les villes du Piedmont (4).
(2) De Dieppe, le 7 d'août 1568.
(3) Catherine de Médicis.
(4) Cette lettre est conservée aux archives de Pignerol, catégorie 25, liasse 1re, n° 3.
Ainsi, Catherine de Médicis exerçait son influence de mort jusque sur ces Eglises de frères !
Mais leur courage n'en fut pas abattu ; et, l’année d’après, elles s’organisèrent spontanément sur le pied des Eglises réformées. Elles eurent des pasteurs, des diacres et des consistoires, et établirent un culte régulier qui seulement ne pouvait pas toujours avoir lieu en public.
La France était alors désolée par les guerres de religion ; les huguenots avaient été massacrés à Vassy et en Champagne ; les Guises excitaient le parti catholique, les Bourbons soutenaient le parti protestant.
Ces agitations intestines écartaient l’attention du pouvoir de dessus les provinces du dehors. Les Eglises de Saluces, protégées par leur isolement, purent s’accroître en paix à l’abri de ces lointains orages. Aussi devinrent-elles en peu d’années nombreuses et florissantes. Les temps de calme sont ceux qui offrent le moins de matériaux à l’histoire. Heureux le peu-pie dont toutes les vicissitudes tiendraient dans une page ! Mais l’histoire des âmes s’augmente de toutes les conversions qui s’accomplissent lorsque celle des hommes se tait. Cette époque fut une des plus fécondes pour l’Evangile dans la province de Saluces.
Dix pasteurs, desservant vingt et une églises, indépendamment de celles de Coni, de Carail et d’Ozasc, y exerçaient déjà leur ministère évangélique en 1567 (1).
(1) Voici les noms de ces pasteurs et des paroisses qui leur sont assignée s d'après les synodes du 2 de juin et du 14 d'octobre 1567, tenus, l’un à Praviglelm, et l'autre à Dronèro, ou Dronier. Le pasteur Galatée (qui fut envoyé auprès de Charles IX pour y plaider la cause de ces Eglises) eut pour champs de travails Saluces, Savillan, Carmagnole, Lavodia (Lévadiggi) et Villefalel. (Les noms en italiques, indiquent les lieux où se trouvait un temple.)
Le ministre Segont de Masseran (Mattervo) avait dans sa circonscription Verzol, Alpease et Costilloles.
françois Trucchi desservait l'Eglise de Dronier; André LaciaNois, celles de saint Damian, Paillers et Cartignano; — PiERRE Gelido, celle d’AceIL (Asceglio) ; — JacqUEs Isoabd, celles de saint Michel, Pras et Chianoi.
FaiNçois Soûl» était le pasteur de Praviglelm; et Bertrand Jordan celui de Biolet et de Biotonet.
Deux autres pasteurs qui n'étaient pas présents au synode, desservaient en outre les Eglises de Demont et de Testeone. Enfin à Carail (Caragio) il y avait aussi un pasteur, dont le nom ne nous est pas connu.
On voit par là de quelle vie elles étaient animées, et quelle splendeur leur eût été promise dans l’avenir si la liberté de conscience avait pu triompher. Mais ces grandes conquêtes de l’humanité ne s’accomplissent pas en un jour. En cédant la liberté, Rome eût été perdue. C’est par sa propre tyrannie qu’elle devait périr.
Laissons les Eglises de Saluces jouir de leur prospérité éphémère, et voyons ce qui se passait alors autour d’elles dans les autres parties du Piémont.
HISTOIRE
DES PROGRÈS ET DE L’EXTINCTON
DE LA RÉFORME
A CONI ET DANS LA PLAINE DU PIÉMONT.
(De 1550 à 1580.)
Sources et Autorités. : Les mêmes qu'au chapitre précédent.
Dans l’espace qui s’étend entre Turin et les vallées vaudoises, il n’est peut-être pas une ville où la réforme religieuse du seizième siècle n’ait trouvé des adhérents et de nombreuses sympathies.
Le catholicisme était tombé dans un état de dégradation dont nous ne nous faisons plus une idée aujourd’hui. Un inquisiteur de Racconis (1), écrivant au saint office de Rome disait en 1567 : « Je ne puis vous peindre le dépérissement dont les choses religieuses sont frappées dans ce pays; les églises en ruine, les autels dépouillés, les vêtements sacerdotaux déchirés, les prêtres ignorants et toutes choses méprisées. »
(1) Il se nommait Cornelio d’Adro ; sa lettre est datée du 22 octobre 1567 (Archives de Turin).
Aussi, comme une aurore vivifiante, le réveil évangélique s’étant répandu sur cette terre aride et nue, anima, rajeunit, fit briller aux regards spirituels des âmes, mille aspects inaperçus du ciel et de la terre.
La vie s’augmenta avec la vérité ; la rosée vient avec la lumière. Ce peuple, jusque-là pétrifié dans l’immobilité du papisme, voyait alors se réaliser pour lui cette parole puissante du précurseur : Même de ces pierres, Dieu peut faire naitre des enfants à Abraham. Mais comme des enfants aussi, ils étaient faibles et timides. Ces lumières naissantes ne pouvaient point encore donner le courage de la conviction, ni la foi du martyr.
D’ailleurs, les partisans les plus habiles de Rome comprimaient l’essor des opinions nouvelles en parais-8ant les partager. « Une réforme est nécessaire, disaient-ils; chacun le sent; l'Eglise la veut faire; ce n’est pas le moment de vous en séparer. »
Tel était le langage de Dominique Baronius (1), qui se trouvait alors en Piémont, et qui fut plus d’une fois en relation avec les docteurs des Eglises vaudoises. Peut-être était-il convaincu, lorsqu’il écrivait dans son livre des Institutions humaines, à propos des graves altérations qui avaient été introduites par le papisme dans la célébration de la sainte-cène : « Pleurez, lamentez-vous, pour la profanation sacrilège de ce divin mystère ! Je voudrais retenir ma plume; mais, ô Dieu ! le zèle de ta maison me dévore. L’impiété, l’idolâtrie, l’ambition, la vénalité entourent tes autels ! » Et cependant il n’osait pas abandonner ouvertement l’idolâtrie et l’impiété. Rome lui pardonna son blâme à raison de sa soumission.
(1) Il était de Florence ; son homonyme César Baronius, qui fut cardina et bibliothécaire du Vatican, était Napolitain.
« II faisait merveille, dit Gilles, quand il n’y avait aucun danger à s’escrimer contre les abus de la papauté; mais en temps de persécution il usait d’hypocrite dissimulation et persuadait aux autres d’en faire de même. »
Maximilien de Saluces, l’un de ses adhérents, écrivait aux pasteurs vaudois: « Nous réprouvons comme vous les erreurs du papisme, nous désirons qu’elles soient réformées ; mais il faut d’abord se réformer intérieurement, savoir se plier aux circonstances, et ne pas s’exposer à des périls inutiles en attaquant trop brusquement les usages reçus. »Tel était aussi le langage d’Erasme ; tel fut en partie celui de Mélanchthon.
Les pasteurs vaudois s’exprimaient avec moins d’éloquence ; mais ils agissaient avec plus de courage. Notre règle de conduite, disaient-ils, doit être dans cette déclaration de Jésus : a Celui qui me confessera sur la terre je le confesserai dans le ciel, et je renierai dans le ciel celai qui m’aura renié sur la terre. » Or nous préférons être repoussés par le papisme que par notre Sauveur.
Les pasteurs de Genève adressèrent aussi, dans les différentes villes du Piémont où l’Evangile avait commencé de s’introduire, des lettres d’encouragement et de persévérance.
Celse de Martiningue, qui était le pasteur de l'Eglise italienne dans cette ville, écrivit à Baronius pour chercher à lui faire suivre une voie plus franche et plus évangélique. Mais le plus grand effort auquel purent s’élever les convictions de ce dernier, qui était abbé, fut d’introduire quelques modifications dans la manière de célébrer la messe. Il eût voulu réunir les deux partis, et cela par des mesures jugées suffisantes des deux parts; mais son exemple arrêtait beaucoup de personnes à mi-chemin d’un changement complet. Cette hésitation d’un côté augmenta la décision de l'autre. On sollicita du duc une défense expresse de célébrer le culte protestant hors des vallées vaudoises, et de s’y rendre si on ne les habitait pas. Cette défense fut publiée le 15 février 1560·
Aussitôt les poursuites commencèrent dans le Piémont. L’oncle du duc régnant avait été incité à les diriger lui-même.
« Les archers de justice, dit Gilles, ne cessaient de courir çà et là pour saisir dans les chemins, les champs et jusque dans leurs demeures, les gens de la religion qu’ils livraient ensuite aux commissaires.»
Ces commissaires étaient des inquisiteurs, et le bûcher leur dernier argument. Deux martyrs furent brûlés vifs à Carignan, dès le commencement de l’année.
Les protestants, effrayés comme un troupeau nouveau venu et surpris dans une station dangereuse, se dispersèrent en désordre. Ceux de Carignan et de Vigon se retirèrent à Quiers, ou Chiéri ; ceux de Bubiane et de Briquèras à La Tour. Comme en ce temps-là une partie du Piémont appartenait à la France, les fugitifs pouvaient se mettre à l’abri des poursuites inquisitoriales dans les villes françaises, et au sein des vallées vaudoises, où la liberté religieuse qui était alors attaquée mais énergiquement défendue, fut, l'année d’après, officiellement garantie.
Les archers de justice se dirigèrent alors du côté de Suze, envahirent la vallée de Méane, et firent un grand nombre de prisonniers.
Leur pasteur, nommé Jacob, fut condamné à être brûlé vif. — Que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel, soupira le vieillard. — Et dans les tourments que la terre lui réservait il servit le Seigneur avec une foi aussi vive que les élus peuvent le faire au sein des béatitudes célestes. — On lui offrit sa grâce s’il voulait abjurer, mais il la refusa ; et pour qu'il ne pût faire une profession publique de sa foi, on le conduisit sur le bûcher, les lèvres bâillonnées et les bras attachés. Là, il fut brûlé à petit feu. Mais sa contenance pleine de résignation et de force, pendant ce cruel supplice, ébranla tellement les juges que le sénateur de Corbis résolut de ne plus se mêler de pareilles poursuites; et le comte de Racconis, dit Gilles, « s’adoucit tellement envers les réformés que depuis lors, au lieu de les persécuter, il leur procura de tout son pouvoir la délivrance de leurs fâcheries. »
Ainsi la mort silencieuse du martyr avait été plus utile à ses frères qu’une victoire remportée sur le champ de bataille. Il avait vaincu sur le bûcher, où le courage est moins facile que dans l’entrainement d'un combat.
La ville de Turin appartenait alors à la France. Il s’y trouvait des pasteurs qui prêchaient publiquement devant un auditoire de plus en plus nombreux. Le clergé catholique organisa une députation chargée de se rendre auprès de Charles IX, au nom des habitants de cette ville, afin d'obtenir de lui des mesures de répression. Le jeune monarque répondit, le 17 février 1561, par une lettre au gouverneur de Turin et par une proclamation à ses bons et féaux sujets. Par ces deux lettres il annonçait ne vouloir souffrir le culte réformé ni dans la ville, ni dans ses alentours.
A peine ces pièces furent-elles arrivées à Turin, qu’on enjoignit aux pasteurs protestants d’en sortir. Il paraît qu’ils purent y rentrer bientôt, car on dut renouveler cet ordre de bannissement l’année d’après. Ce n’était que le prélude d’une mesure plus générale. Catherine de Médicis avait écrit, en même temps que son fils, au duc de Savoie pour lui dire que l’intention du roi était de faire cesser le culte réformé dans toute l’étendue du Piémont. Elle priait en conséquence Emmanuel Philibert d’agir dans le même sens au sein de ses Etats.
On espérait que le duc n’entrerait pas dans ces mesures de violence, parce que sa femme, Catherine de France, sœur de Henri II, était favorable à la réforme : ayant appris à la connaître auprès de la reine de Navarre et de Rénée de France, fille de Louis XII, qui partageaient les opinions nouvelles.
Mais Philippe de Savoie, oncle du duc, avait été gagné au parti catholique par l’archevêque de Turin, et s’apprêtait à le servir par les armes. C’est lui qui, sous le nom de comte de Racconis, se distingua d’une manière si peu honorable dans les persécutions intentées à cette époque contre les habitants des vallées vaudoises, ainsi qu’on le verra bientôt.
L’influence qu’il exerçait alors sur son auguste neveu, jointe à celle que dut avoir un bref du pape Pie lV, daté du 15 novembre 1561, par lequel ce pontife adjurait les habitants du Piémont de se tenir en garde contre l’hérésie et de s’en délivrer, décidèrent Emma-miel Philibert à prendre des mesures sévères contre les protestants. Les prélats courtisans , dont il était entouré, ne cessaient d’intéresser sa gloire à leur anéantissement; ils eussent voulu détruire d’un seul coup tant d’Eglises évangéliques, dont les germes se montraient si pleins de vie dans presque toutes les parties du Piémont. On commença par ordonner aux magistrats de surveiller les assemblées de la religion : c’était le terme admis ; puis on en vint à les défendre. Ceux qui furent surpris en flagrant délit de prières corn-mânes et de méditations bibliques, furent traités en criminels. Les villes de Chiéri, d'Ozasc, de Busque et de Frossac devinrent le théâtre de poursuites cruelles et souvent sanglantes contre les réformés. On en a vu des preuves dans le chapitre précédent, en lisant les détails qui nous ont été conservés sur quelques-uns de leurs enfants martyrisés à cette époque.
La comtesse de Moretta, qui protégeait les réformés, fut obligée de se retirer elle-même devant leurs persécuteurs.
La comtesse de Carde, qui les protégeait aussi, étant morte, ils furent contraints d’aller à la messe ou de s’expatrier. La même injonction fut intimée à ceux d’Ozasc et de Frossac; ces hommes simples et sincères, quoique nouvellement nés à la vie évangélique, s'étaient déjà nourris de ce lait spirituel et pur qui fortifie le chrétien. Ils avaient goûté combien le Seigneur est doux; et plutôt que d’abandonner ses voies, ils renoncèrent à leur patrie , à leurs biens, au toit natal, et aux champs héréditaires, pour conserver leur foi.
Ces infortunés, ou plutôt ces heureux fidèles, se retirèrent presque tous dans la vallée de Luzerne, où ils furent accueillis, comme l’avaient été un demi-siècle auparavant les fugitifs de Paësane et de Saint-Frons.
Les Eglises de Coni et de Carail, de leur côté, avaient vu s’augmenter le nombre des âmes réveillées, qui du petit troupeau faisaient de plus en plus une nation sainte, un peuple acquis de franche volonté ; et comme la lumière naissante atteint d’abord les sommités de l’horizon dans lequel elle doit se répandre, c’était surtout dans les hautes classes que la réforme était reçue.
Après une guerre de vingt-trois ans, la paix venait d’être conclue entre la France et l’Espagne (1). Le duc de Savoie avait été l’allié de cette dernière puissance, et perdit tous ses Etats, qui lui furent alors rendus, à l’exception de Turin, Pignerol et Saluces.
(1) Par le traité de Cateau-Cambrésis ; avril 1559.
Plusieurs d’entre les seigneurs qui combattirent à ses côtés avaient embrassé le protestantisme. Aussi longtemps que l’appui de leur bras s’était montré nécessaire, on avait laissé jouir ces vaillants réformés de la liberté de conscience et du repos religieux, que protégeait le souvenir de leurs services.
Mais à peine les membres éminents du clergé séculier, eurent-ils repris auprès du souverain la place de ces hommes d’armes, que le langage de l'honneur fut remplacé par celui de l'Eglise. On fit entendre au duc qu'après être rentré dans ses Etats héréditaires, sa gloire était engagée à rétablir aussi dans son intégrité la religion de ses ancêtres. C’est parues voies détournées qu’on amenait un prince à se faire le bourreau de ses plus fidèles sujets, à affaiblir ses Etals, à détruire son peuple; et l’on appelait cela de la gloire ! Oh ! malheur, dit le prophète, à vous qui pervertissez tout ce qui est droit.
Le duc commença par interdire aux protestants toute espèce de culte public en dehors des vallées vaudoises; puis il rendit, à Coni, un édit (1) par lequel tous les habitants étaient tenus de remettre entre les mains des magistrats, les livres de la religion qu’ils pouvaient posséder. De même que la Bible est appelée simplement le livre, de même la profession de ses doctrines, renouvelée par la réforme, fut appelée simplement la religion. Ces termes usuels passèrent dans le langage reçu : comme si le bon sens populaire, créateur instinctif de cette locution, avait ainsi attesté, à son insu, que la religion était là, et point ailleurs.
(1) 28 septembre 1561.
Le duc de Savoie ordonna en même temps à ses sujets d’assister aux prédications des missionnaires qu’il allait leur envoyer. Or, que prêchait à Carail le missionnaire ainsi recommandé? Che Dio faceva far l'invernata bona, accioche d'il mese seguente avanzas (sic) a fare di legna per poter bruschiar gli luterani ; c’est-à-dire « que Dieu donnait dans cette année-là un hiver fort doux, afin qu’on pût économiser le bois nécessaire pour que le mois suivant on fit brûler les hérétiques. »
On conçoit que cette éloquence ne fut pas très persuasive pour gagner les âmes, à la religion des bûchers de préférence à celle de l’Evangile.
Aussi le prédicateur fut-il bientôt abandonné; mais dès le mois suivant (28 décembre 1561), un nouvel édit renouvela l’ordre de livrer toutes les Bibles aux magistrats, et enjoignit à tous les habitants de la contrée d’aller sans plus de façon à la messe. Mais le nombre de ceux qui s’y refusaient fut si grand, qu’on n’osa faire aucune démarche pour obtenir l’exécution de l’édit.
D’ailleurs Emmanuel Philibert venait d’accorder le libre exercice de leur culte aux habitants des vallées vaudoises (1) ; les seigneurs qui l’avaient suivi à la guerre se prévalaient encore, dans leur indépendance, du souvenir tout récent de leurs exploits; il était impossible de marcher dans la voie des rigueurs aussi vite que l'Eglise romaine l’eût désiré.
(1) A Verceil, le 10 de janvier et à Cavour le 5 de juillet 1561.
Mais peu d’années après (en 1565), ce même prince ayant ordonné aux Vaudois d’abjurer dans l’espace de deux mois, on donna suite, dans l'Eglise de Coni, à l’édit de 1561. Chaque famille fut tenue de se rendre devant les magistrats pour y faire une déclaration d’orthodoxie Romaine, sous menace des plus graves peines.
On conçoit combien ces obstacles durent retenir au sein de l’Eglise romaine d’hommes désabusés, mais timides, d’esprits éclairés, mais faibles, qui avaient soutenu la cause de la réformation.
Cependant il se trouva encore cinquante-cinq familles qui, devant les magistrats, eurent le courage de rompre ouvertement avec le papisme, et de se déclarer protestantes. C’était un acte de proscription ; aussi la plupart d'entre elles, connaissant toute la portée de cet aveu, se hâtèrent-elles de mettre ordre à leurs affaires, de vendre leurs biens, et de se retirer ailleurs.
Quelques-unes seulement d’entre les plus puis-santés et les plus vénérées, obtinrent, sous caution spéciale d’un propriétaire catholique, la faveur de conserver leurs biens et leurs croyances, à condition toutefois qu’elles ne se livreraient à aucun exercice religieux, ni dans leurs maisons, ni ailleurs, sous peine d’une confiscation totale de leurs propriétés.
Les pauvres gens, plus légers de biens terrestres, avaient rejeté toute entrave; les riches s’en laissaient imposer. Le parti des protestants était divisé; mieux eût valu qu’ils eussent résisté ensemble; le frère appuyé sur son frère est une place forte, dit la Bible. C’est à la même époque qu’expirait à Rome ce jeune martyr de Coni, dont la vie a été racontée dans l’histoire des Vaudois de Calabre! Cette humble Béthanie d’où il était sorti fut moins cruellement traitée que l'Eglise adoptive à laquelle il s’était voué ; mais le troupeau naissant de Coni disparut aussi bien que l’antique Eglise de Calabre.
Le faisceau étant dissous, chaque rameau tomba sans force. Le peuple s’était éloigné ; les nobles familles se retirèrent dans leurs terres, espérant y vivre plus libres et plus tranquilles.
On parut, en effet, les oublier pendant quelque temps; elles s’endormirent dans cette sécurité trompeuse ; et bientôt, peu à peu, sans bruit, en secret, les unes après les autres, on les décima toutes, retranchant leurs membres les plus éminents, arrêtant les personnes les plus zélées dans leurs demeures, sous le prétexte, toujours plausible, qu’elles s’étaient livrées à la prière de famille et à l’adoration secrète de leur Dieu.
D’entre ces nouveaux prisonniers, il y en eut qui s’évadèrent, les uns par leur audace, d’autres par la porte dorée. Quelques-uns périrent dans les cachots, plusieurs dans les supplices, et quelques-uns enfin abjurèrent par violence, la foi qu’ils avaient embrassée par conviction.
Ainsi s’évanouit cette Eglise des bords de la Sture, où la vérité ne jeta plus dès lors que de rares et timides lueurs. Elle était née aux rayons de la grâce divine, on voulut l'éteindre dans le sang, et l’on peut dire qu’elle cessa de briller du moment qu’elle cessa d’être libre.
La lumière mise sous le boisseau est bien près d’être éteinte.
HISTOIRE
DES ÉGLISES RÉFORMÉES DE CARAIL,
DE CHIERI ET DE DRONIER.
(De 1560 à 1605.)
Sources et Autorités. : — Les mêmes qu'au chapitre IX.
L’Eglise de Carail dut subir à peu près les mêmes vicissitudes que celle de Coni. On commença par demander aux magistrats la liste des réformés(1). Cette liste s'éleva aussitôt à près de neuf cents personnes, quoique plusieurs fussent absentes et n’y figurassent pas.
(1) Au mois de mars 1565.
Une ancienne maison, celle des Villanova-Sollaro, se distinguait à Carail par son attachement aux doctrines évangéliques; c’est à son ombre que l'Eglise maintenant poursuivie avait surgi et s’était abritée.
Le duc de Savoie fit écrire dès le commencement de l'année (2) aux chefs de cette noble famille que s’ils voulaient conserver la protection de leur prince, ils devaient cesser d’étendre la leur sur une hérésie déjà trop étendue; mais les seigneurs de Sollaro, tout en protestant de leur dévouement pour leur souverain, demandaient à faire preuve aussi de dévouement à leur foi.
(2) Lettre de Gioanetto Arnaudo, l’un des commissaires chargés de dresser cette liste. Chronique de la famille Villanova-Sollaro. MSC. de la bibliothèque du roi à Turin.
(3) Le 27 février 1565.
Lorsque cette liste eut été dressée, Emmanuel Philibert leur écrivit lui-même(1), et manda le comte Sollaro auprès de lui. Là il emploie Les plus vives instances pour l’engager à rentrer dans le sein de l’Eglise romaine ; lui déclarant avec sévérité qu’il est résolu à ne plus souffrir deux religions dans ses Etats. Mais le comte lui répond avec respect qu’il rendra à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
(1) Le 14 d’avril.
Peu de jours après, le duc envoya à Carail un missionnaire (2), en ordonnant à tous les habitants de la ville d’assister à ses prédications. La plus grande partie des réformés refusa de s’y rendre. Alors un huissier du conseil d’Etat vient prévenir les syndics qu’ils eussent à dresser la liste spéciale de ces derniers dans l’espace de quatre jours (3) ; et en même temps arrive une proclamation du duc dans laquelle il exhorte les réformés de toute la ville à changer de doctrines, les menaçant de sa colère s’ils persistaient dans leur hérésie.
(2) Il arriva à Carail le 28 d’avril.
(3) Le 8 mai 1565.
La plupart de ces chrétiens prennent alors la fuite, ce qui laissa un grand vide et jeta beaucoup de désolation dans le pays. Le duc comprit qu'il avait été trop loin, ou plutôt trop vite; et il chercha à les ramener en leur faisant écrire, le 20 mai, une lettre dans laquelle il les engageait à rentrer dans leurs demeures, promettant qu’il ne serait rien innové jusqu’à nouvel avis.
Mais ce nouvel avis ne tarda pas de se produire. Le 10 de juin parait un édit par lequel il est ordonné à tous les protestants de Carail qui n’abjureraient pas, de sortir du pays dans l’espace de deux mois. On leur accordait un délai d’une année pour y vendre leurs biens, par procureurs fondés.
De nombreuses démarches eurent lieu pour obtenir la révocation de cet ordre à la fois injuste, impolitique et barbare. La duchesse de Savoie suppliait son mari de le retirer. Les seigneurs de Sollaro, qui jouissaient d’un crédit doublement mérité par leurs lumières, leur illustration et leurs vertus, se rendirent auprès du souverain, qui parut d’abord céder à leurs instances ; mais à peine se furent-ils éloignés que l’influence du clergé catholique l’emporta de nouveau ; et le 30 novembre 1565 le podestat de Carail reçut ordre de faire exécuter l’édit du 10 juin. Dans cet état de choses il ne restait aux réformés que deux alternatives : l’abjuration ou l’exil. Ils n’hésitèrent pas et firent leurs préparatifs de départ. Mais la charité papiste ne voulut pas même leur laisser le bénéfice des proscrits; on fit défendre aux habitants des pays d’alentour de recevoir les fugitifs.
On peut juger du caractère et de l’activité que Rome devait apporter dans ses démarches, contre un si grand nombre de gens, par l’acharnement dont elle faisait preuve contre un simple individu, sans titre ni qualité. Cette même année, le cardinal Bobba écrit de Rome au duc de Savoie, par ordre de Sa Sainteté (quel titre dérisoire !), pour lui déclarer qu’elle rappellerait le nonce accrédité auprès de lui, s’il se refusait à faire mourir un relaps de Verceil. La lettre est datée de Rome, 22 d’octobre 1566. Le prisonnier se nommait Georges Olivet. C’était un prosélyte que le catholicisme n’avait pu retenir. Sa Sainteté, la sainte Eglise, le saint office, exigeaient qu’il mourût ; on en faisait un cas de rupture diplomatique ; et ces prétentions à la sainteté, qu’étale à tout propos le papisme au milieu des plus odieuses iniquités, rappelle involontairement ce qui a été dit de la bravoure : Ceux qui s’en vantent le plus en possèdent le moins.
On voit, par cette pièce, que le duc de Savoie, malgré ses rigueurs, était encore accusé de résistance aux volontés de Rome. Rien n’est plus difficile à servir que la tyrannie, et nul maître n’est plus ingrat.
Des ordres avaient donc été transmis aux gouverneurs des villes environnantes pour que les réformés fugitifs n’y fussent point reçus.
Emmanuel Philibert avait même écrit dans ce sens aux gouverneurs de Saluces, de Nice et de Provence, ainsi qu’à Charles IX, à qui, par ce moyen, il se flattait d’être agréable. Les instructions ne portaient pas qu’on dût refuser absolument un asile aux réformés, mais qu’on ne devrait les accueillir qu’en leur faisant promettre d’abjurer. Cette mesure, cependant, équivalait à une proscription absolue, car s’ils avaient voulu abjurer, ils n’auraient pas eu besoin de chercher un asile loin de chez eux.
La bonne duchesse de Savoie sentant tout ce que ces ordres arbitraires avaient d’inhumain et d’inhabile, supplia son mari d’ajourner du moins leur exécution jusqu’à ce qu’il se fût rendu lui-même à Carail, pour juger par ses propres yeux de leur opportunité.
Emmanuel Philibert arriva à Carail vers la fin du mois d’août 1566. Deux jours avant son arrivée, il avait ordonné aux protestants étrangers d’en sortir.
A son approche les réformés du lieu eurent le tort de prendre la fuite à leur tour. Cette fuite fut considérée comme une preuve d’éloignement pour le souverain et de sympathie pour les étrangers qu’il venait de bannir. On conçoit que ces dispositions pouvaient être motivées, mais en réalité le peuple ne céda qu’à un sentiment de frayeur et de timidité qu’il ne raisonnait pas.
Le duc irrité fit immédiatement publier, dans Carail, une défense expresse de transporter hors de la ville aucune espèce de vivres, afin de punir ainsi les réformés qui avaient eu le malheur d’en sortir à son arrivée.
Un pareil accueil toutefois n'était pas de nature à l’y retenir, et il en repartit bientôt en laissant une garnison, dont les soldats devaient être nourris et logés dans les maisons même des protestants, soit fugitifs, soit à demeure, jusqu’à ce que ces derniers se fussent convertis au catholicisme.
Mais comme ceux qui s'étaient éloignés ne revenaient pas, on les assigna devant le podestat de Coni, qui était avocat fiscal et connu par son opposition aux doctrines bibliques. Ces tribus errantes et dépossédées n’ayant osé comparaître devant lui, il prononça la confiscation de leurs biens et leur bannissement.
Alors l’archevêque de Turin se rendit à Carail (1), dans l’espérance de les ramener avec plus de facilité à l'Eglise romaine. Il y parut escorté d’une suite nombreuse, et ne manifesta d’abord que des dispositions paternelles et bienveillantes, appelant ces chrétiens fugitifs de pauvres brebis égarées.
(1) Le 20 de septembre 1566.
Il leur envoya des sauf-conduits et les invita à entrer en conférence avec lui.
Quelques-uns se présentèrent, mais la plus grande partie s’abstint, et d’entre ceux qui étaient venus, un petit nombre fut ramené au papisme.
La sentence de bannissement et de confiscation fut confirmée contre ceux qui n’auraient point paru, on qui auraient résisté aux sollicitations du prélat.
Cependant, des apparences de guerre s’étant élevées entre la Savoie et la France, Emmanuel-Philibert donna ordre au podestat de Coni de réintégrer les dispersés dans leurs demeures, à condition qu’ils s’abstiendraient de tout exercice religieux, sous peine de la vie.
Les riches revinrent; les pauvres préférèrent l’exil. Mais ceux qui étaient revenus ne tardèrent pas à s’en repentir. Ils furent arrêtés les uns après les autres, sous prétexte de religion, comme cela avait déjà eu lieu dans la ville de Coni.
Une fois arrêtés, s’ils refusaient d’abjurer, on les laissait périr dans les prisons, au bien on les envoyait aux galères.
La famille des Villanova-Sollaro sut noblement conserver sa grandeur au milieu de cette décadence. Elle avait soutenu l'Eglise protestante dans ses jours de progrès, et ne l’abandonna pas dans son affaiblissement. La conviction oblige autant que la noblesse, se disaient ces antiques seigneurs d’une contrée jadis si florissante, et alors désolée. Ils étaient six frères. Le chancelier comte de Stropiano, leur parent, les réunit au nom de son Altesse Royale, pour solliciter de leur part une abjuration; mais ils furent inébranlables.— Que notre souverain nous demande tout autre sacrifice et nous serons heureux de l’accomplir. — Il vous répète par ma bouche que sa résolution est de ne plus souffrir deux religions dans ce pays.
Les nobles réformés comprirent la menace renfermée dans ces paroles, revinrent à Carail, vendirent une partie de leurs terres, et se retirèrent dans le marquisat de Saluces alors possédé par la France.
Cinq années de troubles et d’agitations domestiques se passèrent pour eux, tantôt en France, tantôt en Piémont, toujours errants et agités. Le récit de ces événements a été conservé dans la chronique encore existante de cette illustre et malheureuse maison.
En 1570 les seigneurs de Sollaro furent cités à comparaître devant le sénat de Turin, avec d’autres grands personnages, coupables comme eux d’être revenus à l’Evangile, ce que l'Eglise romaine ne pouvait pardonner.
Grâce à de hautes intercessions, au nombre desquelles on doit placer en première ligne celles de la duchesse de Savoie et de l’électeur palatin(1), les poursuites dirigées contre eux furent momentanément suspendues. On les reprit plus tard; les Sollaro furent condamnés et bannis, leurs biens confisqués, les membres de leur famille dispersés dans l’oubli.
(1) Il avait envoyé à Turin, en février 1566, un ambassadeur spécial nommé Junius. L'avocat fiscal, Barbéri, ayant appris que son secrétaire Chaillet était un ministre protestant le fit arrêter dans l’hôtel même de l’ambassadeur. Ce secrétaire a raconté toutes les opérations de l’ambassade dans une longue lettre conservée par Gilles. Chap. XXXIII.
Ce fut le troisième d’entre les six frères qui vint se retirer dans la vallée de Luzerne, où sa famille se perpétua pendant plus d’un siècle. Elle donna le jour à cette pieuse et belle Octavie Sollaro, dont Gilles a conservé l’attendrissant souvenir, dans une page de ses chroniques si simples et si sévères.
Un de ses descendants nomme Vallerio Sollaro, se présenta au synode de Villar tenu en 1607, pour obtenir la main d’une jeune fille de la vallée de Saint-Martin qui refusait de s’allier à lui parce qu’il était noble et qu’elle n’était qu’une simple paysanne. Les représentations que le synode lui-même adressa au jeune seigneur sur les inconvénients d’une union aussi disproportionnée ne l’ébranlèrent pas, et le manage fut conclu.
L’antique blason néanmoins ne dérogeait pas dans cette alliance; car l’antiquité de la famille vaudoise était plus haute encore, et ses titres de noblesse, inscrits dans la Parole de Dieu, sont plus impérissables que les titres héraldiques des hommes.
Pendant que l'Eglise de Carail succombait ainsi dans les Etats du duc de Savoie, les Eglises de Saluces jouissaient sous la domination française, d’une tolérance égale à celle des autres réformés ; mais leurs pasteurs étaient la plupart étrangers, et originaires soit de la Suisse, soit des vallées vaudoises, ou de quelques autres parties du Piémont.
Déjà dans ces dernières, on avait ordonné à tous les étrangers d’en sortir dans l’espace de vingt-quatre heures (1). L’année suivante le vicaire de Chiéri, ville peu éloignée de Saluces, reçut l’ordre de faire partir du territoire, tous les protestants qui s’y étaient établis sans autorisation, ou dont les permis de séjour se trouvaient expirés (2). Le duc de Savoie demandait en même temps au lieutenant du roi de France dans la province de Saluces (3), de faire sortir de son gouvernement tous ceux qui n’étaient pas nés dans le royaume, et de n’y recevoir aucun des fugitifs originaires du Piémont qui pourraient s’y retirer.
(1) Edit du 20 d’avril 1566.
(2) Edit du 1er d'avril 1567.
(3) C’était alors le duc de Nevers.
Le gouverneur de Saluces rendit des ordres en conséquence. Les étrangers durent quitter le pays avec leur famille, dans l'espace de trois jours, avec défense d’y rentrer sans une permission spéciale, sous peine de la vie et de la confiscation des biens (1).
(1) Arrêté du 19 d'octobre 1567.
Ce coup était principalement dirigé contre les pasteurs qui se trouvaient étrangers au marquisat; mais ne pouvant se résoudre à abandonner leurs troupeaux, ils demeurèrent dans le pays. Truchi, né à Cental en Provence, et Soulf, né à Coni, en Piémont, furent emprisonnés à Saluces. Leur collègue Galatée, quoique fort âgé, se rendit à La Rochelle pour solliciter leur grâce du roi de Navarre et eut le bonheur de l’obtenir. Le duc de Nevers, gouverneur de Saluces, reçut même l’ordre d’élargir tous les prisonniers (2). Ces pauvres Eglises, un instant effrayées, se relevèrent avec plus de courage ; comme une plante vigoureuse que l’orage fortifie quand il ne la brise pas.
(2) Par lettre datée du 14 d’octobre 1571.
Elles 8e crurent assurées d’un long et paisible avenir, à la nouvelle du mariage qui venait d’être conclu entre le roi de Navarre (Henri IV) et Marguerite de France (la sœur de Charles IX). Elles comptaient sans Catherine de Médicis.
Tout à coup éclatent les foudres sanglantes de la Saint-Barthélemy ; soixante mille victimes sont égorgées en quelques jours. Des transports de joie inexprimables accueillirent la nouvelle de cet événement dans les pays catholiques. Pie V venait de mourir, après avoir lancé une bulle d’excommunication contre les princes qui toléreraient des hérétiques dans leurs Etats. Il ne put jouir du fruit tardif de ses efforts, mais son successeur, Grégoire XIII, quoique moins cruel que lui, n’en répudia pas l’héritage. Il fit frapper une médaille, célébrer des réjouissances publiques, et chanter des Te Deum, en mémoire de cette immense extermination.
L’ordre de faire massacrer, dans une nuit, tous les protestants de la province de Saluces, avait été donné à Birague, qui en était alors le gouverneur. Ignorant que cette mesure s’appliquait à toute la France, il fut fort troublé de cet ordre, et le soumit au Chapitre du lieu. Plusieurs opinaient pour qu’il reçût une complète et immédiate exécution ; mais des sentiments plus humains furent aussi exprimés ; et ici, disons-le bien haut, avec une joie chrétienne dont nous sommes heureux de pouvoir faire remonter la source à un prêtre catholique, ce fut à l’archidiacre de Saluces, nommé Samuel Vacca, qui s’opposa avec le plus de force au massacre des protestants.
Il n’y a que peu de mois, dit-il, que nous avons reçu les patentes du roi par lesquelles les pasteurs détenus devaient être élargis, et leurs ouailles laissées en liberté. Or, il n’est rien survenu depuis lors qui puisse motiver un pareil changement ; il est à croire que cet ordre cruel n’est que le résultat de quelques faux rapports. Donnons avis à Sa Majesté que ce sont des gens honnêtes et paisibles, à qui personne n’a rien à reprocher, hors de leurs opinions religieuses, et si le roi persiste dans son dessein, il ne sera toujours que trop tôt pour l’exécuter.
Ainsi les protestants de Saluées furent sauvés, car la réprobation qui s’éleva bientôt contre ces lâches tueries, eût empêché de les renouveler. Rorengo blâme cette modération, en disant qu’elle ne servit qu’à fortifier l’hérésie; nous espérons au contraire qu’elle servira à couvrir bien des; fautes, bien des cruautés inquisitoriales en les voilant sous les souvenirs de reconnaissance et de bénédiction qui s’attachent à l’humanité de ce digne vieillard. Que n’a-t-il eu de plus nombreux émules ! Les temps approchent, dit un publiciste, où Rome donnerait toutes les Saint-Barthélemy, toutes les proscriptions, tous les auto-da-fé du monde pour un seul acte de foi, d’espérance ou de charité.
Dans le trouble que la nouvelle de ces massacres causa presque partout, le duc de Savoie se hâta de rassurer les vallées vaudoises, en déclarant hautement qu’il réprouvait de pareils attentats ; à Saluces même, plusieurs familles protestantes redoutant l’exécution des ordres qu’on avait reçus, se retirèrent au sein de diverses familles catholiques, dont la bienveillance leur était acquise et où elles furent fraternellement abritées jusqu’à ce que l’orage fut passé.
Ainsi l’humanité triomphait en deçà, des Alpes, et c’est une belle page de notre histoire que celle où nous pouvons deux fois rendre une telle justice à nos adversaires et à nos souverains.
En 1574, le maréchal de Bellegarde fut nommé gouverneur de la province de Saluces.
C’était un homme supérieur aux préjugés de son temps. Cette nomination suivit le retour de Henri III qui venait de quitter le trône de Pologne, dont il s’était enfui comme d’une prison, afin d’arriver au trône de France, laissé vacant par la mort précoce, mystérieuse et cruelle de Charles IX.
Le nouveau gouverneur, par son impartialité envers tousses ressortissants, ne tarda pas d’exciter les plaintes du parti catholique, alors tout-puissant à la cour. Mais le roi lui-même se faisait homme de parti ; il acceptait d’être chef de la Ligue; c’était donner l’exemple de la coalition aux partis opposés. Lesdiguières se déclara le chef des réformés dans les riches vallées de l’Isère et de la Durance. C’est dans ces circonstances qu’on invita le maréchal à résigner son gouvernement. Les réformés le supplièrent de ne pas le quitter ; de Bellegarde demeura à Saluces. On donna l’ordre au gouverneur de Provence de marcher contre lui ; mais Lesdiguières, à la tête des protestants du Dauphiné, accourut à son secours.
Les Vaudois de Luzerne et de Pragela se joignirent à lui, et le gouverneur de Saluces fut maintenu.
Quelques réclamations eurent lieu, auprès du duc de Savoie, relativement au secours que ses sujets avaient prêté à un étranger ; des remontrances furent adressées par le duc aux magistrats des Vallées, des poursuites s’ouvrirent contre les Vaudois qui avaient pris les armes; mais la mort presque simultanée du maréchal et du prince mit fin à cette affaire (1).
(1) Le duc de Savoie mourut le 30 d’août 1580, et le maréchal de Bellegarde le 4 décembre de la même année.
Pendant ce temps, néanmoins, les Eglises de Saluces s’étaient fortifiées. Le pasteur de Saint-Germain (2), qui avait déjà déterminé les catholiques de Pramol à embrasser le protestantisme, dans son ardeur militante et active, avait suivi les milices vaudoises passées dans le marquisat, et était ensuite resté dans ce pays afin de donner aux communautés protestantes qui s’y trouvaient déjà, plus de consistance et de force, par une organisation semblable à celles des Vallées. Un synode général se tint à cet effet, le 8 février 1580, à Château-Dauphin, où toutes ces Eglises furent représentées.
(2) François Guérin, pasteur de Saint-Germain.
Dans la vallée de Maira, les chefs catholiques et protestants constituèrent même une alliance commune, se promettant, dit Gilles, « bonne amitié et union, sans injures ni reproches pour cause de religion; mais, au contraire, de s’entraider réciproquement en cas de nécessité, contre quiconque les viendrait assaillir. »
Le peuple a toujours mieux compris la fraternité que les rois et les pontifies.
Tons les systèmes religieux conçus dans un esprit de corporation et de formalisme, ne font pas de la fraternité, mais de la confrérie.
Aussi, les Eglises de Saluces étaient-elles alors paisibles et florissantes. Les fruits nombreux que nous avons rapportés , montrent assez que ce beau pays n’était point hostile à la réformation, et que nulle part peut-être elle ne se fût plus rapidement étendue, si la pensée humaine avait été respectée dans son imprescriptible liberté. Mais pour combattre la pensée, on prit le glaive, les chaînes et le feu. Ce sont les armes de l'Eglise romaine mais non. pas celles de l’Evangile. La liberté n’a jamais été mieux servie, par les pontifes ni par les rois, que la fraternité.
Il est probable que les Eglises réformées de Saluces subsisteraient encore aujourd’hui, comme celles du Dauphiné et des Cévennes, si cette province était demeurée à la France. Henri IV venait de monter sur le trône ; pendant quelques années, ces Eglises continuèrent de s’agrandir et de se fortifier. L’édit de Nantes, rendu en 1598, parut leur donner une stabilité durable. Mais la guerre existait alors entre la France et le Piémont; le marquisat de Saluces fut successivement pris et repris par les deux puissances, jusqu’à ce qu’il demeura définitivement au duc de Savoie, par le traité du 17 janvier 1601, conclu à Lyon entre Henri IV et Charles-Emmanuel. Par ce traité, le roi de France cédait au duc ses possessions en Piémont, savoir les provinces de Saluces et de Pignerol, en échange de la Bresse et du Bugey. On dit, à ce propos, que le roi de France avait fait une paix de duc, et le duc une paix de roi. Mais il faut observer que, douze ans auparavant (en 1588), Charles-Emmanuel s’était déjà emparé du marquisat, à la faveur des guerres intestines par lesquelles la France était alors paralysée. A peine fut-il maître de cette province que, fidèle aux engagements qu’il avait pris avec ses alliés, il commença d’inviter les Eglises réformées de Saluces à se ranger au culte catholique. La lettre qu’il leur écrivit pour cela est datée du 27 mars 1597.
Les évangéliques répondirent respectueusement qu’ils étaient reconnaissants de l’intérêt que son Altesse Royale témoignait à leur état spirituel; mais qu’ils le suppliaient de vouloir bien respecter leurs convictions, et les maintenir dans l’état où ils les avaient reçus. Notre religion est fondée sur la sainte Ecriture, disaient-ils en terminant, comme aussi notre fidélité et notre conduite ; et nous espérons que votre Altesse Royale nous reconnaîtra toujours pour des sujets fidèles, des citoyens intègres et des chrétiens sérieux.
Le duc ne poussa pas plus loin ses instances dans cette occasion, d’autant plus que la province de Saluces lui était alors disputée. Mais après le traité de Lyon, lorsqu’il s’en vit le maître incontesté, il rendît un décret par lequel tous les religionnaires étaient tenus de quitter ses Etats dans l’espace de deux mois, ou d’abjurer dans le délai de quinze jours (1).
(1) Juillet 1601.
Les récalcitrants devaient être punis par la perte de la vie et la confiscation des biens.
La plus considérable des Eglises protestantes qui se fussent élevées, était alors celle de Dronier (Dronèro), située à l’entrée de la vallée de Mayra (valle di Magra), dans un des plus riches bassins de ce fertile pays. A peine, dit Rorengo, y voyait-on quelques vestiges de catholicisme (2).
(2) Memorie isterichi p. 145.
On commença par y envoyer des missionnaires, qui firent peu de prosélytes; et c’est alors que Charles-Emmanuel fut sollicité d’employer des moyens plus expéditifs. L’Eglise romaine n’a jamais triomphé que par des secours étrangers à la puissance des convictions et de la vérité. C’est une preuve qu’elle ne peut se défendre elle-même, ni triompher par la parole et par la foi ; il lui faut la violence et la servilité : pourquoi l’appelle-t-on une Eglise?
Après l’édit de proscription, d’apostasie ou de mort rendu par le duc de Savoie, l'Eglise de Dronier regarda à l’alliance de son Dieu.
Une supplique pressante, respectueuse et fortement motivée, fut adressée au souverain de la part des Vaudois et des réformés.
En attendant ils priaient avec plus de ferveur, et comme on leur faisait espérer la révocation ou du moins l’adoucissement de cet édit barbare, ils se berçaient de l’idée que ce ne serait là qu’une secousse d’orage, après laquelle le repos leur serait rendu.
L’image menaçante des calamités qui venaient d’apparaître à l’horizon de leur bonheur, était un avertissement pour mieux servir Dieu et non pour l’abandonner.
Au milieu de ces pensées, ils laissèrent s’écouler le terme indiqué dans l’édit, sans avoir vendu leurs biens ni fait leurs préparatifs de départ; je ne dis pas sans abjurer : aucun n’y avait songé.
Au bout de deux mois ils reçoivent, l’ordre inexorable de se conformer sans délai, aux dispositions de l’édit clérico-ducal.
Alors, pleins d’effroi, d’anxiété, pris à l'improviste, hors d’eux-mêmes, entourés des plus pressantes sollicitations de la part des moines et des magistrats, tremblant pour leur famille et ne sachant presque ce qu’ils faisaient, on vit un grand nombre des membres de cette Eglise désorganisée et surprise , entrer dans les rangs de l'Eglise romaine.
C’était à contre-cœur ; mais qu’importe au papisme? Il s’applaudissait de ces conversions extérieures, comme il s’applaudit encore de son unité tout extérieure et matérielle. L’hypocrisie lui a toujours souri.
Ceux qui trouvèrent assez de force dans leur foi pour renoncer à toutes les douceurs de la fortune et de la patrie, se retirèrent soit en France, soit à Genève, soit enfin dans les vallées vaudoises, où ils obtinrent un asile malgré les termes de l’édit qui les bannissait de l’Etat.
Ils n’ont plus rien ! disait le monde. Mais n’est-ce rien que les trésors d’une bonne conscience et de la paix de Dieu ?
On est surpris néanmoins de ce que tous les réformés et les Vaudois de la province, n’aient pas agi avec plus d’énergie et d’ensemble,׳ pour s’opposer par une résistance courageuse à ces iniquités.
Leurs adversaires même l’avaient craint; aussi avaient-ils répandu partout et ne cessaient-ils de répéter que, malgré sa généralité, cet édit n’avait pour but que de frapper les protestants de la plaine, et que ceux des montagnes ne seraient point inquiétés, pourvu toutefois qu’ils se tinssent tranquilles pendant les poursuites dirigées contre les premiers. Celui qui veut se sauver seul se perdra, dit la Bible; car étant tombé, il n’aura personne pour le relever.
Les habitants des montagnes abandonnèrent leurs coreligionnaires de la plaine à leurs propres épreuves, et ils n’eurent point d’appui à leur tour dans celles qui les attendaient.
A peine eut-on réussi à se défaire des protestants répandus autour des grandes villes, qu’on intima à ceux des villages plus retirés l’injonction formelle de se conformer à l’édit.
L’influence sous laquelle cet édit était éclos, agrandissait son cercle de dépopulation et de mort.
Jusque-là pourtant aucune menace n’avait été adressée aux Vaudois de Praviglelm et de toute la haute vallée du Pô où ils avaient exercé le culte évangélique depuis un temps immémorial. Ils en considéraient le maintien comme un droit acquis à son antiquité, et ne pensaient pas qu’on pût jamais le contester. Mais l’injustice criante dont leurs frères étaient victimes eût dû les éclairer : car, si la justice et l’humanité n’étaient pas respectées dans la plaine, pourquoi l’eûssent-elles été dans leurs rochers? et s’ils trouvaient tolérables les injustices qui ne les touchaient pas, pourquoi n’auraient-ils pas été exposés à en souffrir de pareilles?
Mais leur logique n’allait pas jusque-là, et comme on leur disait que cet édit ne les concernait point, ils vivaient aussi tranquilles que s’il n’eût pas existé.
Enfin tous leurs frères ayant été bannis ou dispersés, on leur fit entendre à leur tour qu’ils devaient fléchir aussi bien que les autres.
Alors ces apathiques montagnards, voyant se dresser devant eux une question de vie ou de mort personnelle, transportés d’une indignation peut-être depuis longtemps contenue, s’armèrent sans s’être concertés, se jurèrent aide et courage, et par leur union, leur énergie et leur valeur , sauvèrent, pour quelque temps du moins, leur cause menacée.
Abandonnant leurs troupeaux, leurs maisons, leurs familles, ils se réunissent en armes et menacent les catholiques, au milieu desquels ils demeuraient, de mettre tout à feu et à sang parmi eux s’il arrivait malheur à leurs femmes ou à leurs enfants. Puis ils descendent dans la plaine, marchent contre leurs oppresseurs, s’emparent de la place de Château-Dauphin et menacent encore de tout ravager si on ne révoque pas à leur égard les mesures qui ont déjà causé tant d’infortunes.
Les catholiques, qui n’avaient jamais souffert du voisinage des protestants et qui devaient comprendre la cause de leur irritation, furent les premiers à intercéder pour eux, moins par désir de justice que par crainte de leur colère.
Des requêtes nombreuses furent adressées à Char-les-Emmanuel ; les magistrats du pays conseillaient eux-mêmes de ne pas réduire au désespoir une troupe aussi déterminée ; l’un des anciens pasteurs de Praviglelm, Dominique Vignaux, qui était alors pasteur au Villar dans la vallée de Luzerne, et qui avait conservé des relations avec le gouverneur de Saluces, joignit ses instances à celles des habitants du pays, en faveur de ses anciens paroissiens ; et enfin les Vaudois de ces profondes vallées où le Pô prend sa source, obtinrent de rentrer dans leurs demeures et d’y conserver leur religion.
Ce succès fut obtenu sans effusion de sang, tant il est vrai que l’énergie en épargne bien plus que la faiblesse. Combien de martyrs qui ont péri les uns après les autres, dans les plus cruelles souffrances, et qui tous ensemble se fussent sauvés par une simple manifestation de courageuse résistance !
Mais malgré leur triomphe actuel, les Vaudois de Praviglelm, pour s’être abstenus devant les prescriptions de leurs frères, tombèrent plus tard dans cet isolement qui tue; et comme les autres Eglises de Saluces, les leurs sont détruites aujourd’hui. Nous verrons dans les chapitres suivants une partie des événements qui amenèrent leur extinction.
APERÇU DES VICISSITUDES
SOUFFERTES PAR LES CHRÉTIENS DES VALLÉES SITUÉES AUX ALENTOURS DES VALLÉES VAUDOISES ;
PARTICulièrEMENT DE BUBIANE, LUZERNE, CAMPILLON ET FENIL.
(De 1560 à 1630.)
Sources et Autorités. : — Les mêmes qu’au chapitre IX.
Nous avons vu déjà qu’au commencement de l’année 1560, le duc Emmanuel-Philibert avait défendu à tous les habitants de ses Etats, d’aller entendre les ministres protestants dans les vallées vaudoises, et de célébrer le culte réformé en dehors du territoire de ces vallées (1).
(1) Edit de Nice, 15 février 1560.
Mais cet édit ne spécifiait pas jusqu’où devaient s’étendre leurs limites.
Des commissaires furent nommés pour en juger arbitrairement, selon les cas qui se présenteraient, et poursuivre les auteurs des contraventions qu’ils auraient reconnues.
Or, comme les contrevenants étaient passibles d’une amende de cent écus (2), et que la moitié de cette somme devait être remise à leurs dénonciateurs, on était sûr de trouver toujours, aux abords des vallées vaudoises, quelques zélés partisans du culte catholique, et de l’argent des réformés, qui se tenaient aux aguets pour épier l’humble pèlerinage des chrétiens de la plaine se rendant aux assemblées de la montagne. Les moines de l’abbaye de Pignerol prirent même à leur solde une troupe de spadassins qui parcouraient le pays pour faire des prisonniers parmi ces pauvres gens. Bien que cette troupe agît surtout dans la vallée de Pérouse, elle poussa ses tentatives et ses ravages jusqu’à Briquéras, Fenil et Campillon. Là, du reste, le comte Guillaume de Luzerne la remplaçait surabondamment. Homme vaniteux et nul, qui aimait à se pavaner sur son cheval richement harnaché, à étaler de clinquantes parures, à poursuivre le faste et les plaisirs. Il avait dissipé sa fortune, et cherchait à la relever par le salaire de l’espionnage. C’est lui qui conseilla au duc de Savoie de bâtir le fort de Mirabouc (1).
(2) En vertu de l’édit précité.
(1) Par lettre datée de Bubiane, le 24 octobre 1560. Se trouve aux Archives d’Etat dans la correspondance d'Emmanuel Philibert avec ses ministres. (Mais le duc de Savoie était alors Charles III. )
" En ce temps-là, dit Gilles, les principaux habitants et les plus riches des villes de Garsiliane, Fenil, Bubiane, et autres bourgades situées aux alentours des Eglises vaudoises, étaient de la même religion que nous et fort diligents pour se rendre à notre culte. La plus grande partie de la population de Fenil et de Campillon était même protestante. "
Le comte de Luzerne réunit autour de lui quelques brutaux gentilshommes de son aloi qui, avec des domestiques bien armés, formèrent une petite troupe de brigands, ou plutôt de sbires, dont les exploits se bornaient à surprendre et à arrêter les protestants qui se rendraient dans les Vallées pour assister aux assemblées religieuses. Ces nobles aventuriers espéraient s’enrichir des dépouilles de leurs victimes, et ils s’étaient même réparti d’avance les biens de la plupart d’entre elles. Le capitaine Scaramuzza eut les biens de Claude Cot de Vigon, qui se retira dans la vallée de Luzerne en 1560. Le comte Guillaume obtint une assignation de mille écus, dont huit cents devaient être pris sur la commune de Rora et deux cents sur celles de la plaine; mais la persécution générale qui s’embrasa alors contre tous les habitants des Vallées, et qui se termina par le traité de Cavour (conclu le 5 de juin1567), mit à néant ce titre spoliateur, et détruisit tout l’avenir des projets de ces bandits.
Par ce traité, en effet, tous les protestants de Bubiane, Fenil, Briquéras et autres villes contiguës au territoire des Vallées, étaient autorisées à s’y rendre librement, pour assister aux prédications. La liberté de conscience venait d’être conquise par les Vaudois, au prix des plus généreux efforts et des plus héroïques exploits.
Les habitants des villes que nous venons de nommer, dont les biens avaient été confisqués, ou qui avaient été obligés de prendre la fuite, purent rentrer librement dans leurs possessions. De ce nombre furent trois notaires de Campillon; le podestat d’Angrogne, qui était de Bubiane ; le médecin Clareton et le notaire Reinier de la même ville ; Antoine Falc , qui se livra plus tard à la carrière pastorale ; Daniel et Baptiste Florins, ainsi qu’un grand nombre de négociants, d’agriculteurs et d’industriels de toute sorte.
Les villes précitées, eurent alors quelques années de véritable tranquillité, grâce à l’énergie du peuple vaudois qui la leur avait conquise.
Sans avoir le droit d’ouvrir des temples, leurs habitants avaient celui de se rendre dans ceux des Vallées, et de célébrer leur culte domestique. Ils pouvaient même réclamer auprès d’eux les pasteurs en cas de maladie, ou pour les services funèbres de leurs coreligionnaires. En 1564 cependant, le dominicain Garossia voulut leur appliquer les dispositions d’un édit de l’année précédente, relatives seulement à d’au-très villes du Piémont, par lequel il était interdit aux catholiques d’entretenir aucun commerce avec les protestants. Il voulut aussi leur enlever les Bibles et les livres religieux dont ils faisaient usage ; mais appuyés sur les conventions de Cavour, ils se mirent à l’abri de ses projets, et par la confirmation de tous leurs privilèges, accordés en 1574, aux Vaudois, au prix de quatre nulle écus, ils jouirent encore d’un adoucissement nouveau.
Mais peu à peu les tracasseries cléricales reprirent le dessus. En 1565, Castrocaro, alors gouverneur des Vallées, fit fermer le temple de Saint-Jean; et la comtesse de Cardes, la baronne de Termes, ainsi que d’autres personnes d’un rang élevé, qui venaient, selon leur habitude, du fond du leurs châteaux assister dans les Vallées à la célébration de la sainte cène selon le rit des réformés, reçurent l’ordre de ne plus s’y rendre désormais. Les pasteurs vaudois se réunirent et résolurent de résister aux prétentions du gouverneur. Ils en écrivirent à la duchesse de Savoie, et par son entremise, ils obtinrent encore d’Emmanuel-Philibert une nouvelle confirmation de leurs libertés. Cependant les intrigues et les vexations de toute nature continuaient à circonvenir les protestants épars dans le Piémont. On avait confisqué les biens de Claude Cot, riche bourgeois de Vigon. L’ambassadeur de l'Electeur Palatin se trouvait alors à Turin. Le duc de Savoie voulut lui offrir un présent. — Que Votre Altesse m’accorde la maison confisquée à Vigon. — Elle lui fut donnée en toute propriété, par patente ducale du 12 avril 1566. Le digne ambassadeur Junius, la restitua immédiatement à la famille persécutée. Mais Castrocaro, alors gouverneur des vallées vaudoises, fit défendre immédiatement après le départ de Junius à tous les réformes de Luzerne, deBubiane et de Campillon, d’assister au culte protestant des Vallées, sous peine de la vie (1). Il fit arrêter ceux qui n’en tinrent compte ; ces derniers en appelèrent au duc; puis les Vaudois envoyérent eux-mêmes deux députés, pour lui représenter que l’édit de Cavour autorisait leurs coreligionnaires de la plaine à assister à leur culte. Une nouvelle autorisation vint confirmer ce privilège, et tous les prisonniers faits à cette occasion durent être relâchés, par l'entremise de la benne duchesse.
(1) Cet ordre est du 21 d’avril 1566.
Ces foyers lumineux d’indépendance et de vérités évangéliques se rétrécirent par degrés, et enfin, par l’édit du 25 février 1602, les villes de Luzerne, de Bubiane, Campillon, Briquéras, Fenil, Montbrun, Garsiliane et Saint-Segont, furent définitivement détachées du territoire des Vallées, les seules où la liberté religieuse fût maintenue.
On espérait, en rompant ainsi le lien qui rattachait les protestants de la plaine à ceux des montagnes, briser également leur unité de foi, leurs relations communes et leur fraternité.
Aussitôt le gouverneur de la province et l’archevêque de Turin se rendirent dans ces contrées, accompagnés d’une grande suite de moines prêcheurs, de clercs polémistes, de capucins, de jésuites et de missionnaires, dans l’espérance d’y opérer d’un coup la conversion de tous les protestants. Lorsque, sur un arbre dépouillé, quelques feuilles tremblantes verdoient encore au sommet des rameaux, un léger souffle suffit à les abattre. Mais la sève dont ces Eglises s’étaient nourries conservait toute sa puissance.
Le prélat, arrivé au commencement du mois de février, avait établi sa résidence dans le palais des comtes de Luzerne. Après avoir tenu quelques conférences particulières avec le comte et le gouverneur, il commença par faire appeler auprès de lui tous les chefs de familles protestantes établies dans Luzerne, "ils y étaient en bon nombre, dit Gilles, et des principaux du pays, qui de mémoire d’homme l’avaient toujours habité. »
Son Altesse Royale, leur dit-on, ne veut plus souffrir deux religions dans cette ville, et nous vous avons fait venir dans votre propre intérêt, afin que vous vous décidiez à vivre en bons et fidèles catholiques, faute de quoi vous serez obligés de vendre vos biens et de vous expatrier.
On conçoit que ces insinuations ne demeurèrent pas sans réponse; mais un langage plus énergique fut alors employé.
—Vous ne pouvez résister aux ordres du souverain sans être taxés de rebelles, et alors vous serez traités comme tels ; tandis que si vous rentrez dans le devoir (c’est-à-dire dans l'Eglise romaine), non-seulement tous vos biens vous seront conservés, mais vous obtiendrez de grandes récompenses.
— Si c’est un devoir, répondirent fermement les plus résolus, pourquoi parler de récompense? sinon, pourquoi chercher à nous en faire sortir ?
— On récompensera ceux qui se rendront agréables à leur souverain.
— Il doit trouver pour agréable notre fidélité; et il aurait lieu d’en douter si nous étions infidèles à notre Dieu.
La plupart d’entre les protestants de Luzerne demeurèrent donc inébranlables devant les offres et les menaces qui leur furent faites ; mais quelques-uns ce-pendant fléchirent dans leur résolution. Aussitôt on fit publier qu’une exemption d’impôts était accordée aux nouveaux catholisés et à ceux qui annonceraient l’in-tention de les suivre (1).
(1) Ces exemptions sont du 22 février. Elles ont été renouvelées le 10 de mai : se trouvent aux Archives de la cour des comptes à Turin. Reg. Patenli e concession^ no XXVI fol. 198 et 268.
L’archevêque, le gouverneur et le comte se rendirent ensuite à Bubiane, où personne ne put être fléchi.
Attribuant cette résistance unanime aux chefs de quelques familles éminentes, qui étaient aussi zélés pour leur culte qu’influents et honorés par leur position, on les fit citer à Turin, devant le duc de Savoie. Ce furent Pierre Morèse, Samuel Falc et les frères Boulles, nommés Mathieu et Valentin. Ce dernier avait épousé une jeune femme née catholique, mais convertie au protestantisme et qui était la filleule du comte de Luzerne. Dès leur arrivée à Turin, ils se virent circonvenus par des courtisans affidés, qui leur dirent : « Prenez garde ! car le prince est fort irrité de ce qu’à vous quatre, vous ayez empêché tous les protestants de Bubiane de se convertir. Il veut vous parler à l’amiable; mais si vous vous avisez de le contredire, vous pouvez vous attendre à un rude affront. » Les voyageurs tinrent peu de compte de ces insinuations et se rendirent ensemble au palais, où Son Altesse leur fit déclarer qu’elle les recevrait isolément et en particulier.
Valentin Boulles fut le premier introduit. Le duc lui parla avec bonté. Je désire, dit-il, que mes sujets soient unis dans une même religion ; et, sachant combien vous pourriez être utile à ces vues dans le pays que vous habitez, j’ai voulu vous voir, pour vous exhorter moi-même à suivre la religion de votre prince et à y gagner vos alentours. Soyez persuadé, ajouta-t-il, qu’en agissant ainsi, outre l’avantage spirituel qui en résultera pour vous, il vous arrivera d'autres bénéfices par lesquels vous pourrez connaître le grand plaisir que vous aurez fait à votre souverain.
— Après le service de Dieu, répondit le chrétien, il n’en est point auquel je m’honore de porter plus de dévouement qu’à celui de Votre Altesse ; et je suis prêt à y employer de bon cœur et ma vie et mes biens; mais ma religion est encore plus que ma vie. Je la crois la vraie, la seule fondée sur la Parole de Dieu, et je ne pourrais l’abandonner sans perdre tout repos, toute consolation. Que Votre Altesse veuille bien s’assurer de mon dévouement à son service, mais qu’elle daigne me laisser ma religion, sans laquelle je ne pourrais vivre.
— Et moi, reprit le duc, croyez-vous que je n’aie pas souci du salut de mon âme? Si je n’étais persuadé que ma religion est la vraie, je ne la suivrais pas, et je n’engagerais personne à la suivre. Au reste, je saurai faire connaître à ceux qui l’embrasseront combien cela m’est agréable; mais je ne veux violenter la conscience de personne. Vous pouvez vous retirer.
On fit sortir Valentin Boulles par une autre porte que celle de son arrivée, et l’on vint dire à ses compagnons qu’il avait cédé aux instances du prince et s'était fait catholique.
Ceux-ci ayant donc été successivement introduits, répondirent au duc qu’ayant vécu jusque-là dans la religion protestante, ils eussent considéré comme une précieuse faveur de pouvoir y mourir, mais que, si Son Altesse exigeait autre chose, ils étaient prêts à faire tout ce qui lui serait agréable.
Cela m’est agréable, en effet, dit le duc, et je saurai, en temps et lieu, vous le faire connaître.
Malgré ces paroles favorables , ils ne sortirent pas consolés de leur faiblesse ; mais quelle ne fut pas leur douleur lorsqu’ils eurent appris la fermeté de leur frère, et les paroles plus bienveillantes que le duc lui avait adressées en le laissant libre de sa conscience. Ces pauvres gens furent tellement navrés de leur chute que, loin d’attendre les faveurs du prince, à peine de retour aux Vallées ils firent pénitence publique, pour expier cette faute et pour rentrer au sein de leur Eglise. La promesse contraire leur avait sans doute été arrachée par une sorte de surprise, mais on s’en prévalut pour représenter au duc que la conversion des Vaudois n’était pas une chose si difficile à obtenir. On ne se faisait pas faute de dire que, pareils aux moutons de leurs parcs, ils passeraient tous où le premier aurait passé.
« On a fait croire à ceux-ci , que le premier s’était fait catholique, et les autres ont consenti à abjurer; puis ils apprennent qu’il est resté dans ses erreurs, et ils y reviennent aussitôt. Que Votre Altesse déploie donc un peu d’énergie dans l’œuvre qui vient d’être entreprise, et lorsque deux ou trois familles se seront converties, tout le reste suivra comme un troupeau. »
Telles furent les irréparables conséquences causées par cet instant de faiblesse. Le relèvement, il est vrai, fut aussi prompt que la chute avait été imprévue, le repentir aussi profond qu’elle avait été grave ; mais rien ne put détruire l’impression reçue dans cet instant.
L’honorable fermeté de Valentin Boulles avait été respectée par le prince, et les Vaudois respectés eussent trouvé dans sa justice des motifs d’espérer un meilleur avenir; car on a plus de ménagements pour ceux que l’on respecte que pour ceux qu’on méprise ou qu’on espère ébranler, et depuis lors les habitants des vallées furent traités avec une sorte de dédain et de rigueur bien éloignés de la modération habituelle de Charles-Emmanuel.
Ah ! si chacun d’entre les prévenus de Bubiane ne s’était préoccupé que de sa conscience, et non de sa position, ou de ce qu’un autre avait pu faire avant lui; si chacun d’eux avait répondu au prince avec cette noble et respectueuse fermeté du premier comparu, peut-être leur Eglise eût-elle été sauvée. Mais on vit jour à l’entamer, et l’on n’y faillit pas.
Immédiatement après, en effet, fut publié un ordre à tous les protestants de Luzerne, de Bubiane, de Campillon et de Fenil, de se catholiciser ou de vider le pays dans cinq jours, sous peine de la vie et de la confiscation des biens.
Aussitôt les Eglises de la Vallée adressèrent une supplique motivée au souverain, pour obtenir la révocation de cet édit. On rappelait au duc qu’en revenant du fort de Mirabouc , enlevé aux Français en 1595, il avait dit aux protestants qui vinrent le complimenter à Villar : « Je n’innoverai rien dans votre religion ; et si quelqu’un veut entreprendre de vous molester, j’y remédierai au premier avis. »
Le duc leur fit répondre qu’il n’avait point changé de sentiment à leur égard, mais qu'il s’agissait seulement ici de religionnnaires établis en dehors des limites de leur Vallée.
Le gouverneur de Pignerol, renouvelant alors ses ordres antérieurs, enjoignit aux protestants qui se trouvaient dans ce dernier cas, de quitter leurs demeures dans deux jours, à moins qu’ils n’obtinssent de l’archevêque une permission spéciale d’y rester.
Quelques-uns se rendirent auprès du prélat pour l'obtenir ; mais comme on le pense bien, il voulut avant tout obtenir d’eux une abjuration.
Nous ne voudrions pas qbjurer sans savoir en quoi notre religion est mauvaise , répondit le simple bon sens du peuple.
Aussitôt voilà les clercs, les moines, les jésuites, qui leur enchevêtrent les uns dans les autres une foule d’arguments théologiques auxquels la lecture de la Bible ne les avait pas préparés.
Nous ne pouvons discuter avec vous, répondirent-ils, mais si vous voulez conférer avec notre pasteur, et lui prouver que la messe et autres cérémonies de votre culte ne sont point contraires à la Parole de Dieu, nous vous promettons d’y aller sans tant de peine.
L’archevêque, se croyant déjà sûr de la victoire, se hâte d’envoyer un sauf-conduit au pasteur Auguste Gros, qui lui avait été désigné, et qui était lui-même ancien moine augustin de Ville-Franche, converti au protestantisme. Mais celui-ci, rappelant la décision du concile de Constance , qui sanctionne le manque de foi de la part d'un catholique envers des hommes d’une autre communion , refusa de se rendre à Bubiane et proposa Saint-Jean ou Angrogne pour cette réunion : « Ne me refusant, pas dit-il, de conférer avec le prélat, ou avec ceux d’entre ses théologiens qu’il lui plairait d’envoyer, avec les armes de la Parole de Dieu, et moyennant les conditions requises à une conférence modeste et bien réglée.
L’archevêque accepta cette proposition et désigna, pour entrer en lice, un professeur de Turin, nommé Antoine Marchési, qui était docteur en théologie et recteur des jésuites dans cette capitale. L’ouverture des conférences fut fixée au 12 de mars. Elles commencèrent, du côté des catholiques, par le développement de cette thèse : La messe est instituée par Jésus-Christ et se trouve dans l'Ecriture sainte. Le jésuite mit un grand talent à la développer. Mais le pasteur exposant ensuite en détail et, l’une après l’autre, toutes les parties de la messe, demanda qu’on lui montrât tout ce cérémonial dans la Bible. Marchési dut alors convenir que la plupart des rites établis l’avaient été par l'Eglise romaine, en divers temps et en diverses circonstances.
Eh bien ! dit alors le pasteur, je promets d’aller moi-même à la messe et d’exhorter mes auditeurs à s’y rendre, pourvu qu’on la dépouille de toutes ces superfétations humaines, et qu’on la rétablisse telle que Christ l’a instituée.
Le jésuite baissa les yeux; les assistants gardèrent le silence, et le président de la conférence déclara que cette première question étant vidée, on renverrait au lendemain pour traiter celle de la confession auriculaire.
Chacun se sépara, mais les papistes ne reparurent plus. A quelque temps de là, Augustin Gros apprit que le jésuite se vantait d’avoir eu l’avantage dans cette conférence.
Je serais fort étonné qu’il parlât autrement, répondit le pasteur; il n’a pas eu le courage de confesser la vérité contenue dans la Parole de Dieu; ne doit-on pas s’attendre, à plus forte raison, à ce qu’il nie la vérité sortie de la bouche des hommes.
L’archevêque, avec toute sa suite, se retira devan le mauvais succès de cette conférence; et mille vexations partielles contre les protestants, remplacèrent alors les grands succès de conversion dont on s’était flatté.
Le premier d’entre les prévenus de Bubiane qui avait paru devant le duc de Savoie, et que l’on accusait d’avoir détruit par sa persévérance tous les bons effets de cette tentative, Valentin Boulles, fut surtout exposé à d’incessantes récriminations. Sa femme, qui était née catholique, subissait chaque jour de vives sollicitations par lesquelles elle était pressée de rentrer dans l'Eglise où elle avait été baptisée. Lassés enfin de cette vie d’oppressions perpétuelles, ils prirent le parti de s’y soustraire en allant cacher leur existence plus tranquille, leur foi paisible, et leur union bénie, dans une retraite éloignée de toutes ces tracasseries. Ils quittèrent donc Bubiane et allèrent s’établir au fond de la vallée de Luzerne, dans le petit village de Bobi.
En 1619, uu menuisier protestant étant mort à Campillon, le seigneur du lieu s’opposa à ce qu’on l’ensevelit dans le cimetière habituel des protestants, qui était contigu à celui des catholiques, prétendant que la proximité des dépouilles mortelles d’un hérétique souillait la terre de sainteté consacrée aux cercueils des fidèles papistes.
Hélas ! ils mettent la sainteté dans la terre plus que dans le cœur; un cimetière est l’emblème de leur Eglise : c’est l’immobilité de la mort. Pourquoi faut-il que l’orgueil et le fanatisme des hommes poursuivent leurs divisions jusque dans les tombeaux?
Il faut observer que depuis peu de jours un édit défendant aux Vaudois de se trouver plus de six personnes à un ensevelissement, avait été secrètement publié. Je dis secrètement publié, parce qu’il ne concernait que les protestants, et qu’on n’en avait donné lecture qu’à la sortie du culte catholique.
La plupart des intéressés l’ignoraient donc complétement. Le seigneur de Campillon, pour s’opposer à ces funérailles, réunit ses gens en armes. Les protestants, de leur côté, s’armèrent sous la conduite du capitaine Cappel. Les obsèques eurent lieu sans collision, grâce à la ferme contenance des Vaudois; mais tous les assistants furent dénoncés comme ayant enfreint l’édit. Le jugement de cette cause revenait au podestat de Luzerne; mais par une infraction aux lois juridiques d’alors, on saisit le prévôt général de justice, qui lança ses limiers à la poursuite des Vaudois. Ceux-ci furent bientôt enlacés dans les inextricables filets de ses assignations, protocoles, comparutions, interrogatoires, confrontations et procédures, au point que nulle affaire criminelle n’avait acquis d’aussi formidables proportions que celle-là. Un juge inique est le fléau des peuples !
La plupart des prévenus furent condamnés par contumace; mais il s’agissait de s’en emparer. Le plus difficile à saisir était le capitaine Cappel; homme terrible, dit Gilles, et qui se faisait fort redouter.
La trahison vint en aide à l’injustice. Le colonel d’un régiment fit offrir une compagnie à ce terrible capitaine, et l’invita à se rendre pour cela auprès de lui à Pignerol. Souviens-toi de ton Virgile, lui dit un de ses amis auquel il communiqua cette proposition, .....Timeo Danaos et dona ferentes (1).
(1) Je craini les Grecs même dans leurs présents.
Mais sa propre hardiesse l’emporta sur la prudence de ce conseil; il se rendit à Pignerol, fut introduit dans le château et retenu prisonnier. De là transféré à Turin, on le jeta dans un cachot et il fut condamné à mort.
Deux Vaudois, beaux-frères de Lesdiguières, Samuel Truchi et le ministre Guérin, prièrent l’illustre général d’intercéder pour le malheureux capitaine; et en septembre 1620, Lesdiguières étant venu à Turin, obtint la grâce de Cappel.
Cependant il était dans sa destinée de mourir en prison; car en 1630, il fut de nouveau arrêté, et mourut de la peste dans les prisons de Pignerol.
Après sa première arrestation toutefois, le prévôt criminel avait fait assigner les autres protestants qui s’étaient trouvés aux funérailles du pauvre artisan de Campillon, à comparaître devant lui, dans le terne de trois mois. C’est alors que n’ayant pas comparu, ils furent tous condamnés par contumace et déclarés bannis des Etats de son Altesse Royale.
Aussitôt leurs coreligionnaires de toutes les vallées prennent parti pour eux, leur offrent un asile, et intercèdent auprès du souverain. Dans la crainte que le duc ne blâmât les rigueurs injustes dont ils étaient victimes et qu’en fin de compte le seigneur de Campillon, promoteur passionné de toute cette affaire, ne s’engageât lui-même dans un pas dangereux, ce seigneur prit le parti de s’entremettre en leur faveur. Le faisait-il sincèrement? C’est ce que l’on va voir.
Son entremise fut offerte aux Vaudois par un papiste qui se disait protestant. Ce début ne promettait pas beaucoup de sincérité.
L’intermédiaire se fit fort d’obtenir la grâce des condamnés, pourvu que leurs coreligionnaires adressassent au souverain une requête dans laquelle ils lui offriraient de l’argent.
Cela devait paraître un outrage à S. A. R., mais elle l’ignora; car son Excellence seigneuriale de Campillon garda l’argent et la requête.
Pendant ce temps le prévôt criminel poursuivait toujours ses exécutious contre les protestants établis à Luzerne, sur la rive droite du Pélis.
Enfin les Vaudois envoient eux-mêmes des députés à Turin. Le duc n’y était pas; ses ministres leur demandent cinq mille ducatons (près de trente mille francs) pour faire cesser les vexations dont ils se plaignent. C’est bien le cas de dire, tels seigneurs, tels prévôts, tels ministres ! Les députés n’osent pas s’engager, rendus timides par les trois mille livres que le seigneur de Campillon avait déjà gardées; ils reviennent aux Vallées, et le prévôt continue de plus belle ses poursuites, procédures, intimations et sentences, qui aboutissaient toujours à d’onéreux dépens.
Enfin l’on apprend que Charles-Emmanuel est de retour à Turin. De nouveaux députés s’y rendent aussitôt; une nouvelle requête est présentée; de nouveaux retards leur sont chaque jour opposés ; finalement ils se retirent, chargeant deux délégués à demeure du soin de leurs affaires. C’étaient un notaire de Saint-Jean, nommé Antoine Bastie, et le gonfalonier ou porte-enseigne du Villar, nommé Jacques Fontaine.
Au bout de quelques mois ils obtiennent un projet de décret dont voici les principales dispositions : Les anciens privilèges des Vaudois seront confirmés, et toutes les procédures commencées contre eux, pour fait de religion, abolies moyennant la somme de six mille ducatons (34,800 fr.). Il était dit, en outre, que les protestants ne travailleraient pas en public les jours de fêtes catholiques; qu’ils feraient la révérence aux processions, ou se retireraient de leur passage; et enfin qu’ils fermeraient le nouveau temple ouvert par eux à Saint-Jean (aux Stalliats).
« Altesse Royale, dirent les députés à Charles-Emmanuel, depuis longues années l’humble recours que vos fidèles sujets de la religion ont mis en vos bontés, n’a cessé d’être entretenu par de belles paroles et de bonnes espérances, sans que leur condition se soit améliorée. Aujourd’hui encore on veut restreindre notre culte, et l’on exige de nous un tribut considérable pour cela. !» Ils auraient pu ajouter, à propos des poursuites qu’on offrait d’abolir : La cessation d’une injustice doit-elle s'acheter? et sa longue permanence ne donnerait-elle pas plutôt droit à des réparations?
Quoi qu’il en soit, le duc leur répondit avec sa bonté et sa douceur accoutumées, disant qu'il n’avait plus grand désir que de pourvoir à leur contentement.
Mais son entourage était moins noble, moins juste, et surtout moins désintéressé. Lorsque les députés vaudois allaient partir, pour apporter cette réponse aux Vallées, le procureur fiscal les fit arrêter et détenir jusqu’au payement intégral des six mille ducatons, que les conseillers de S. A. R. avaient décidé d’imposer aux Vaudois.
C’était le 12 mars 1620; on les retint captifs pendant cinq mois, dans le château où se trouve aujourd'hui le musée de peinture à Turin, et le même jour, le gouverneur de Pignerol, nommé Ponte, sur les suggestions de l’archevêque de Turin, fit incarcérer aussi douze Vaudois qui s’étaient rendus au marché de Pignerol.
Il fallut bien se résoudre à payer le tribut demandé. De longues négociations eurent encore lieu, et enfin, le 20 de juin 1620, un édit fut rendu conformément aux dispositions projetées, sauf qu’il ne contenait rien de relatif aux fêtes et aux cérémonies catholiques.
L’année d’après, au mois d’avril, de nouvelles tracasseries furent suscitées aux Vaudois, à propos d’un recensement qui les obligeait de se rendre individuellement à Pignerol, ce à quoi quelques-uns d’entre eux avaient manqué.
Le grand moyen employé contre les Vaudois, qui consistait à faire des poursuites criminelles, sous prétexte de rébellions aux ordres du souverain, fut de nouveau employé ; et pour s’y soustraire, les malheureux religionnaires consentirent encore à augmenter leur tribut de mille ducatons.
Cette somme fut répartie entre tous les habitants des Vallées, quoique ceux de Campillon seuls eussent été originairement la cause de ce tribut. La misère était grande; plusieurs familles souffraient de leur nécessaire et murmuraient contre leur position.
C’est alors que les moines et les jésuites firent agir leurs affidés auprès des plus pauvres et des plus isolés. Cette influence s’exerçait surtout sur la ligne en litige, par laquelle le protestantisme était en contact avec le romanisme, c'est-à-dire dans les villes de Bubiane, Campillon, Fenil, Garsiliane et Briquéras.
Des agents du clergé, soit régulier soit séculier, sous couleur de compatir aux difficultés matérielles de ces pauvres familles, vinrent leur offrir, avec toutes les apparences d’un généreux intérêt, non-seulement de payer leur quote-part de la dette souscrite par les Vaudois, mais encore de leur faire obtenir une longue exemption d’impôts, et même des récompenses immédiates, à condition qu’elles consentiraient à ne pas repousser des biens encore plus précieux, savoir : l’abandon du protestantisme, et l’adoption de l'Eglise romaine.
Plusieurs se laissèrent gagner, et se vendirent ainsi, en cédant aux séductions fallacieuses du tentateur doré.
Ainsi s’affaiblirent, sous de perpétuels assauts, ces Eglises éparses et peu nombreuses, toujours exposées aux périls delà violence ou de la tentation.
Et lorsque de nos jours on voit régner tant d’indifférence religieuse au sein des sociétés affranchies et comblées de dons, assaillies d’appels au lieu de menaces, entourées d’encouragements au lieu d’obstacles, honorées dans l’accomplissement de leurs devoirs au lieu d’être méprisées ; lorsque l’on voit s’éteindre la foi et la vie bibliques, sous le souffle de l’égoïsme et de la corruption, par la seule puissance des débilités de notre nature ; on a lieu de s’étonner encore de ce que ces chrétiens épars de la plaine du Piémont aient pu survivre, pendant un siècle encore, aux chutes nombreuses qui éclaircissaient leurs rangs, aux coups de la persécution qui cherchait à les anéantir.
Nous ne pouvons raconter en détail toutes les misères, les obsessions et les injures auxquelles ils furent longtemps en butte. Les dispositions de Charles-Emmanuel leur eussent été plutôt favorables qu’hostiles; mais lorsque la malveillance du gouvernement se fut calmée à leur égard, ils durent subir celle des ennemis particuliers. Après les poursuites judiciaires vinrent celles des fanatiques.
En 1624, par exemple, deux protestants se trouvant sur la place publique de Bubiane, quelques-uns des nouveaux convertis leur reprochèrent de demeurer fidèles à une religion qui n’avait fait que des martyrs. — Si j’étais à la place du prince, dit l’un d’eux, je vous ferais bien abjurer.— Et comment? —Par la force. — Nous remercions Dieu de nous avoir donné un prince plus modéré que vous.
Ce propos est transmis aux magistrats sous la tournure suivante : Les protestants ont dit que le prince était moins zélé pour la religion que les nouveaux convertis.
Le prince est outragé! crient les catholiques. Les magistrats, sollicités par leurs clameurs, font poursuivre les deux malheureux protestants pour crime de lèse-majesté. C’étaient non-seulement des hérétiques mais des rebelles. L’un d’eux s’appelait Pierre Queyras et l’autre Barthélemy Boulles. Ils parvinrent d’abord à se soustraire aux poursuites dont ils étaient l’objet, et qui, à vrai dire, ne paraissaient pas avoir été dirigées avec beaucoup de rigueur. Cet incident semblait oublié, lorsqu’un jour Queyras fut invité à diner chez, un seigneur de la Vallée. Etait-il noble? Qu’on en juge par sa conduite. Ce seigneur le fait arrêter par ses gens et le livre aux sbires de Luzerne. On le jette dans les prisons, et Boulles, cet innocent complice du langage qu’on lui reprochait, prend alors la fuite dans les montagnes de Rora.
Queyras est conduit dans les cachots de Turin. On réclame vainement sa liberté. L’inquisition sentait venir une nouvelle victime. Alors la femme du prisonnier prend son enfant dans ses bras, va se jeter aux pieds du prince, lui fait connaître que les paroles de son mari sont un hommage rendu à la sagesse du souverain, et non pas une injure; le supplie en faveur du père de cet enfant, lui demande sa grâce et a le bonheur de l’obtenir. L’épouse fidèle, dit la Bible, est un trésor de l'Eternel. Les princes de la maison de Savoie ne se montrèrent presque jamais injustes ni cruels , à moins qu’ils ne fussent sous l’influence de l'Eglise romaine.
L’année suivante (en 1620), un sénateur vint à Bubiane, muni de secrètes informations, par suite desquelles il fit opérer de nombreuses arrestations dans le pays. On adressa une requête à Charles-Emmanuel pour obtenir l'élargissement des captifs. Le duc répondit que cette affaire concernait le juge Barbéri , délégué pour en informer; mais sa clémence ne l'oublia pas, et, au bout de quelque temps, ils furent mis en liberté.
Ainsi les protestants de Bubiane et des villes environnantes conservaient encore, à cette époque, quelque liberté de conscience, due à la tolérance du souverain ; car, d’après l’édit du 28 septembre 1617, leur religion ne devait plus être tolérée que pour trois ans, en dehors des limites établies par l’édit de 1602. Ne résidant pas dans l’enceinte de ces limites, il fallait qu’ils abjurassent ou vendissent leurs biens pour se retirer ailleurs, à moins d’encourir les peines portées par l’édit. Quelques auteurs disent même qu’il ne leur fut laissé que trois mois pour cela ; et déjà huit ans s’étaient passés sans qu’ils eussent abjuré ni vendu leurs domaines. Ils pouvaient donc espérer le maintien durable de cette faveur, dont la bonté du souverain leur accordait tacitement la prolongation.
Les moines et les inquisiteurs n’en furent que plus ardents à les poursuivre ; ils voulaient des victimes et non des graciés.
Un jour dix jeunes gens furent arrêtés en se rendant à Pignerol; les moines de l’abbaye en firent leur profit. Plus tard, un homme et une femme, déjà âgés, sont saisis à Briqueras et conduits à Cavour. L’inquisition en fait sa proie. Par intervalle, enfin, des voyageurs ou des marchands forains étaient surpris en route et jetés dans les cachots, d’où souvent on n’en entendait plus parler.
En 1627, plusieurs arrestations eurent lieu simultanément à Bubiane, à Campillon et à Fenil. Les prisonniers furent d’abord conduits à Cavour, puis au château de Villefranche, où l’on cessa d’avoir de leurs nouvelles.
Leurs parents, leurs amis, tous leurs compatriotes s’émeuvent douloureusement. Des sollicitations près-santés sont adressées au comte Philippe de Luzerne, qui paraît n’avoir pas été étranger à ces violences, et dont on ne peut obtenir que des réponses évasives.
Les Vaudois adressent alors une requête à leur prince, el envoient des députés pour la lui présenter. Un gentilhomme leur offre son entremise auprès du souverain ; elle est acceptée ; ils partent : les voilà à Turin.
— J’ai un parent fort bien en cour, leur dit leur récent protecteur; confiez-moi votre requête pour la lui présenter, et je vous promets son appui. — La requête est cédée, mais non rendue ; les Vaudois la réclament.
— Je l’ai présentée au duc, répond le gentilhomme, mais Son Altesse était fort irritée , d’un rapport qui vous accusait d’avoir pris les armes pour délivrer les prisonniers de vive force. Je l’ai assurée que ce rapport était faux, et j’espère la calmer complètement; mais vous serez obligés de faire quelques concessions, et vous n’oublierez pas surtout de me défrayer des grandes dépenses que j’ai faites à votre occasion.
Les Vallées furent fort mécontentes de la tournure que prenait cette affaire, et reprirent sévèrement leurs députés sur ce qu’ils s’étaient dessaisis de la requête que leur devoir était de présenter eux-mêmes au souverain. Enfin une réponse est obtenue, et l’on apprend que cette affaire a été remise au jugement de l’archevêque de Turin et du grand chancelier. C’est alors à ce dernier que l’on s’adresse; mais il répond que Son Altesse et l’héritier présomptif de la couronne veulent s’en occuper. Voilà donc les malheureux captifs transférés à Turin, après une détention préventive de plusieurs mois, ignorant même le crime qu’on leur impute. Le frère de Sébastien Bazan , dont il sera question dans le prochain chapitre des martyrs, était au nombre de ces prisonniers.
Plusieurs semaines se passèrent encore pendant, lesquelles l’archevêque mourut; après quoi, sur de nouvelles instances des Vaudois, le duc ordonna au chancelier de terminer cette affaire.
Le vingt-un de juillet, Barbéri, abusant de sa haute position, se rend à Luzerne escorté d’une troupe d’archers et de gens de justice, ou plutôt de brigands; car se jetant sur les maisons des réformés, il les pille, dresse inventaire de ce qu’il laisse, va à Bubiane où il renouvelle les mêmes opérations, et les poursuit jusqu’à Campillon et à Fenil. Puis il publie nn ordre ordonnant à tous les notaires et syndics de ces communes de lui rendre un compte exact des possessions des protestants, qui, disait-il, étaient tous coupables d’une manière ou d’une autre, et méritaient universellement d’être condamnés à mort et d’avoir leurs biens confisqués; mais que, par clémence, on leur ferait grâce delà vie, à condition qu’ils payeraient une forte rançon. Quelle justice ! quel sénateur!
Les Vaudois indignés refusèrent de payer ce révoltant tribut. Alors on fit courir le bruit qu’une armée s’approchait pour les exterminer. Les habitants de Bubiane et des autres villes de la plaine se hâtèrent d’emmener leurs familles vers les montagnes, en emportant ce qu’ils avaient de précieux. Les montagnards, à leur tour, descendirent en armes et allèrent se poster en face de Luzerne, afin d’être prêts à recevoir l’armée dont on parlait. Mais un autre sénateur, nommé Syllan, se trouvant alors à Luzerne pour des affaires particulières, envoya des émissaires, afin de rassurer les Vaudois à cet égard. Puis il leur fit dire que s’ils voulaient payer les dépens de la troupe Barbéri, elle se retirerait et que les meubles enlevés seraient rendus.
Payer les dépens des injustices subies paraissait un peu dur; mais les catholiques de Bubiane et autres villes précitées offrirent aux Vaudois de payer la moitié de cette somme, afin d’être délivrés de cette horde désastreuse pour tous. Cet acte de fraternité delà part du peuple est plus chrétien que tous les actes de persécution de la part de l'Eglise. L’offre fut donc acceptée ; et Barbéri s’en retourna avec le tribut qu’il avait désiré. Mais on apprit bientôt qu'il n’avait reçu du prince aucun ordre contre les Vaudois : ces derniers alors dressèrent un mémoire détaillé de toutes ses vexations, et l’on parlait encore de les faire financer pour y mettre un terme, lorsque des circonstances inattendues vinrent changer complètement la physionomie de cette affaire.
De nombreuses arrestations avaient été effectuées à Luzerne, à Garsiliane et à Briqueras ; mais souvent, lorsqu’il s’agissait d’instruire la cause de l’un des prisonniers, on ne le retrouvait plus.
D’un autre côté, les dénonciations par lesquelles différentes personnes étaient accusées de se rendre au culte protestant dans les Vallées, se multiplièrent tellement que les autorités, supérieures ne purent concevoir que les Vaudois eussent un aussi grand nombre d’adhérents en Piémont.
Ce qui rendait plus incompréhensible encore toutes ces circonstances, c’est que plusieurs des captifs disparus des prisons avaient été revus en liberté dans les montagnes.
Disons tout de suite le mot de ce mystère. Les dénonciateurs recevaient une récompense des magistrats, et ces magistrats subalternes recevaient une rançon de l’accusé, trop heureux d’échapper ainsi à d’injustes, mais cruelles poursuites.
L’appât de ces rançons et de ces récompenses avait livré tous les alentours des Vallées à une véritable eu-rée de dénonciateurs. Mais le méchant fait une œuvre qui le trompe. Ces dénonciations s’élevèrent jusqu’à des personnages puissants qui, loin d’entrer en composition, prouvèrent la fausseté de l’accusation et firent punir l’accusateur.
Alors les autorités supérieures, dont la droiture est une des gloires du Piémont, suspendirent toutes les poursuites commencées. On ouvrit une enquête sévère sur la direction antérieure de ces procédures, et l’on découvrit beaucoup de faux témoins qui avaient fait condamner des innocents et qui furent à leur tour condamnés aux galères. Mais l'Eglise romaine qui attaque la vérité évangélique, devait défendre la calomnie; et, par l’entremise des jésuites, plusieurs de ces faux témoins purent échapper à la peine qu’ils avaient encourue.
Les Vaudois ne s’en plaignirent pas ; ils étaient trop heureux d’avoir retrouvé leurs frères. Les prisonniers de Villefranche avaient été remis en liberté. Ceux de Campillon et de Bubiane, de Fenil et de Briqueras ne tardèrent pas à rentrer dans le sein de leurs familles. Les atteintes dirigées contre eux avaient tourné contre leurs ennemis. Le pied des malintentionnés fut pris dans le filet qu’ils avaient dressé, et l’éternelle sagesse d’en haut ne cesse d’être justifiée à cet égard par l’éternelle folie des hommes.
Par suite de cette réhabilitation, les chrétiens de Bubiane, Campillon et Fenil, où les réformés, dit Gilles, étaient plus nombreux que les catholiques (1), obtinrent de pouvoir continuer, seconde il solito (selon l’usage), à professer librement leur culte domestique, ainsi que la faculté de se rendre dans les Vallées au culte public, et même d’appeler les pasteurs vaudois en cas de maladie ou de mort. Le droit d’avoir un maitre d’école protestant leur fut aussi reconnu.
(1) Gillet, p. 402.
Ce n’était là du reste que les dispositions des édits du 10 janvier et du 5 juillet 1561; mais c’était une grande victoire de les avoir maintenues. I>e clergé catholique ne tarda pas de leur en disputer les fruits, et, sous les prétextes les plus futiles, ils intentaient aux Vaudois des poursuites dont le dernier mot était toujours l’apostasie, ou la rançon ; à tel point, dit l’auteur précité, qu’il n’y avait si petite faute qui ne fût rendue très difficile à accorder sans cette condition, ni faute si énorme qui ne fût trouvée de facile pardon pour ceux qui abjureraient leur foi.
Les moines surtout ne cessaient de se plaindre des prétendues vexations des Vaudois. A La Tour, par exemple, où leur couvent aboutissait à un ancien cimetière protestant clos de murs, et dont pour cela l'usage avait été interdit (1) à notre culte, il arriva que les reclus mirent à découvert des ossements, en creusant les fondations d’une muraille.
(1) Par les décrets du 2 juillet 1618 et du 25 juin 1620.
Une femme vaudoise vint recueillir ces ossements et les ensevelit. Aussitôt les moines écrivirent à Turin que les Vaudois les entravaient dans leurs travaux, leur enlevaient des déblais, se rendaient coupables de soustractions furtives... etc. Et c’est ainsi que, sur de faux rapports, des poursuites sévères amenaient quelquefois des innocents jusque dans les prisons.
La Fontaine n’était pas né; mais il parait que la fable du Loup et l'Agneau était déjà connue : car le docte et naïf historien qui relate ces faits compare hardiment ces moines à des loups criant sans cesse, dit-il, que les agneaux leur venaient troubler l'eau.
Mais les moines n’étaient pas seuls, et quelquefois les autorités séculières, les seigneurs même faisaient aussi les loups. On en a vu la preuve dans les embuscades de Guillaume de Luzerne et les rançons des jusi cies. En 1629, par exemple, un protestant de Campillon, nommé Perron, fut assailli dans sa demeure par une troupe d’archers, que repoussèrent vaillamment pendant une demi-journée ses quatre fils et lui. L’un de ses fils y fut tué et un autre dangereusement blessé. Mais ces faits de détail sont trop nombreux pour qu’on puisse les indiquer tous.
Sous le règne de Victor-Amédée Ier, des ordres souvent réitérés furent donnés aux autorités de Luzerne, Bubiane, Briquéras, Campillon et Fenil, afin de poursuivre l’extirpation des hérétiques qu’on n’y pouvait déraciner. Ces ordres sont du 9 et du 11 novembre 1634, du 6 et du 27 mai 1635, du 10 avril 1636 et du 3 novembre 1637.
Mais, soit que les sentiments du souverain fussent plus cléments que son langage, soit que l’indulgence des juges adoucit la sévérité de ses décrets, les Vaudois continuaient d’exister dans ces villes, où depuis si longtemps ils avaient existé.
L’édit du 28 janvier 1641 prononça définitivement la confiscation de leurs biens, hors des limites des Vallées. Le 17 février 1644, on leur défendit même de sortir du territoire de ces dernières, à moins que ce ne fût pour aller trafiquer dans les foires; mais il paraît néanmoins qu’il y avait toujours quelques rejetons des anciennes Eglises évangéliques à Luzerne, Bubiane, Campillon, Fenil et Briquéras ; car la défense faite aux Vaudois de résider dans ces villes se trouve encore fréquemment renouvelée dans les temps ultérieurs. Elles est reproduite, entre autres, dans les édits du 31 mai, et du 15 septembre 1661, du 31 janvier 1725 et du 20 juin 1730.
Il était réservé à notre époque de voir enfin s’évanouir tontes ces barrières injustes et puériles élevées entre les peuples pour circonscrire la pensée. Les doctrines de l’Evangile, comme les lumières de la civilisation, ne se renferment pas entre des lignes cadastrales. Qu’ont de commun les bornes d’un champ avec les limites de l’erreur ou de la vérité? Puissent ces belles contrées retrouver dans la liberté les dons qu’elles firent briller jadis pendant leurs jours de servitude !
RENAISSANCE
DES ÉGLISES ÉVANGÉLIQUES DE SALUCES , ET NOUVELLES VICISSITUDES QU’ELLES EURENT A SUBIR.
(De 1602 à 1616.)
Sources et Autorités. : — Les mêmes qu'au chapitre IX.
Le nombre des protestants dans la province de Saluces ne se bornait pas à ceux des Eglises que nous avons nommées; mais dans les vallées de la Sture, de la Vrayta et de Valgrane, les fugitifs des grandes villes s’étaient retirés au sein des villages plus écartés. Là, chacun d’eux apportait avec soi une part du flambeau évangélique de leur Eglise dispersée, une étincelle de la foi commune qui se propageait ainsi dans leur exil.
Le propre de la lumière est de pouvoir se communiquer sans se restreindre , et de s’étendre en se multipliant. De sorte que le nombre des âmes éclairées s’augmentait autour des proscrits, et que ces villages oubliés devenaient peu à peu de nouvelles Eglises.
En outre, plusieurs d’entre les familles qui avaient accepté les formes extérieures du catholicisme lorsqu’il s’était imposé par la violence, se hâtèrent de revenir à l’expression naturelle de leur foi, dès que l’oppression eut cessé.
Alors aussi se réveilla contre elles l’animadversion persécutrice du papisme. L’édit du 25 février 1602, qui avait interdit le culte protestant hors des vallées vaudoises n’avait eu pour but que de le faire cesser dans les villes de la province de Pignerol, situées aux alentours de ces vallées; mais on s’en fit une arme redoutable dans la province de Saluces.
On commença par y envoyer des missionnaires sous la direction du P. Ribotti, afin de pouvoir traiter d’endurcis, d’obstinés et de rebelles ceux qui ne se rendraient pas à leurs raisons.
Le gouverneur de Dronéro et le vice-sénéchal de Saluces furent invités à l’aider dans son entreprise.
Les réformés alors adressèrent une requête à Charles Emmanuel (1), dans l’espérance d’obtenir quelque adoucissement aux dispositions de cet édit qui les frappait sans les nommer. Ils demandèrent entre autres grâces qu’on ne les fît relever d’aucune juridiction ecclésiastique, mais seulement des magistrats civils; et rien n’était plus juste, puisque les tribunaux ecclésiastiques appartenant à l'Eglise romaine devaient, non pas juger, mais condamner les adhérents de toute autre communion.
(1) Le 15 de mai 1602.
Ils demandaient, en outre, qu’on ne forçât point à s’expatrier ceux d’entre leurs coreligionnaires qui étaient établis depuis plus de sept ans dans le pays ; et enfin, que les mariages mixtes, bénis par les ministres protestants sous la domination française, ne fussent point annulés. C’était là pourtant ce que le clergé catholique demandait avant tout, sans égard pour les perturbations de tout genre que cette mesure allait introduire dans les familles.
Ces trois points furent accordés aux Vaudois de Saluces. Précédemment déjà, un abbé des environs avait pris sur lui de rendre, de son autorité privée, un ordre d’expulsion contre tous les réformés de sa paroisse. Cet abus de pouvoir fut dénoncé au duc de Savoie, qui fit répondre qu’on en écrirait au gouverneur.
Les réformés et les Vaudois originaires de cette province, avaient donc lieu d'espérer que des jours de tranquillité seraient enfin venus pour eux; mais, à la sollicitation des capucins et des jésuites, la justice promise et les concessions obtenues, firent place bientôt à de nouvelles rigueurs.
Le 12 juin 1602 parut l’édit suivant: «Ayant travaillé par tous les moyens possibles à l’extirpation de l’hérésie, pour le service de Dieu et le salut des Ames, nous avons la douleur d'apprendre que, dans le marquisat de Saluces, des gens à qui nous avions défendu l’exercice de leur culte, vivent sans religion ostensible, et courent par là le risque de tomber dans l'athéisme.
« Pour prévenir cet horrible malheur, nous ordonnons à tous les adhérents de la religion prétendue réformée, qu'ils soient nés dans le pays ou seulement domiciliés, d’embrasser la foi catholique en moins de quinze jours, ou de sortir de nos Etats, et de vendre leurs biens dans l'espace de six mois, sous peine de confiscation el de mort.
Les protestants de ces contrées, préférant les douleurs de l’exil à une lâche répudiation de la foi de leurs pères, sortirent en masse de la province de Saluces, et se retirèrent encore une fois dans cet Ephraïm des vallées vaudoises, où toujours les exilés trouvaient un asile, les chrétiens des frères, et les affligés de saintes consolations. .
Mais, comme plusieurs d’entre eux s’étaient établis sur la rive gauche du Cluson, dans la vallée de Pérouse, aux Portes, à Pinache, à Doublon et à Pérouse même, où, d’après un édit récemment publié (1), le culte réformé devait également être aboli, le capucin Ribotti, toujours acharné contre les Vaudois, y poursuivit encore ces malheureuses et fuyantes victimes.
(1) Le 28 de mai 1602.
Favorisé par les instances du nonce et les sollicitations directes de Paul V auprès du duc de Savoie, Ribotti obtint un édit (2) par lequel le prince renouvelait d’une manière plus générale la défense de célébrer le culte protestant dans ses Etats, en dehors des limites arbitraires dans lesquelles on avait restreint le territoire des vallées vaudoises. Les protestants ne se hâtèrent pas d’abjurer, et le duc ne se hâta pas de sévir; mais en multipliant ses interdictions il multipliait les titres du papisme à solliciter d’effectives rigueurs. Le prince, malgré sa bonté naturelle, ne put se défendre d’appuyer la mise à exécution des ordres qu’il avait donnés ; et l’on peut voir, par les instructions qu’il adressa dans cette circonstance aux gouverneurs des provinces, que le véritable auteur de ces cruautés était le pape et non point lui. « Désirant, dit-il, que la sainte entreprise d’extirper l’hérésie s’accomplisse dans mes Etats (1), et Sa Sainteté nous ayant pour cela envoyé des missionnaires dont le chef est le P. Ribotti, nous commandons à tous nos officiers de lui prêter main forte. »
(2) Rendu le 3 juillet 1602.
(1) Circulaire du 5 septembre 1602.
Puis, dans l’abnégation de sa propre clémence, il recommande d’avoir des égards pour les Vaudois, et de leur laisser croire qu’ils étaient dus à la bonté particulière du P. Ribotti ; car présumant bien que ce moine serait sans pitié, le duc écrivit au gouverneur de Saluces une lettre particulière dans laquelle il lui disait : « Afin que par ses rigueurs il ne devienne pas trop odieux à ces pauvres gens, vous aurez soin de leur complaire en quelque chose et de leur accorder quelques adoucissements, comme s’ils étaient dus à son intercession (1). »
(1) Cette lettre est datée du 8 juillet 1602.
Mais les missionnaires n’entendaient pas faire usage de cette faculté, et c’est alors que fut envoyée la circulaire précédente.
Ce n’était pas le moyen d’adoucir les esprits. Ces malheureux campagnards, si souvent inquiétés, proscrits, dépossédés, chassés encore de leur demeure, déjà aigris et excités par une foule de mécontents ou de bannis comme eux , mais qui sans doute étaient moins chrétiens qu’eux, se réunirent dans les montagnes en une bande de partisans.
Ils se proclamèrent les défenseurs des opprimés, sans cacher leur intention de résister aux armes même du souverain, s’il eût voulu en faire usage contre eux ou leurs adhérents.
Mais il n’y a pas des magasins de vivres dans les montagnes; et pour subsister, cette troupe faisait des incursions fréquentes dans la plaine, s’alimentant par le pillage, dont les catholiques et les catholisés avaient surtout à souffrir. De là, bien des désordres répréhensibles.
Cette bande affamée reçut le nom de bande des Digiunati, et par l’intimidation qu’elle exerçait, elle força plusieurs protestants récemment catholisés , à revenir à l'Eglise réformée, dont la violence les avait fait sortir.
Tristes et déplorables conversions des deux parts ! Mais, ce qui n’était qu’une exception dans le protestantisme, était habituel dans l'Eglise romaine.
Le duc de Savoie, ayant été informé de ces troublés, commanda aux magistrats de faire citer devant eux les syndics des communes que fréquentaient les digiunati, et de rendre chacun de ces syndics responsable des désordres commis dans sa commune.
En même temps il enjoignit aux protestants des villes situées dans la plaine du Piémont, sur la lisière des vallées vaudoises, de quitter leurs demeures ou de se catholiser dans l’espace de quinze jours (1).
(1) Ordres du 2 mars et du 28 mai 1602.
L’irritation des partis fut portée à son comble, et pour surcroît de calamités, une famine générale vint encore augmenter la détresse de ces nombreuses familles de protestants, qui, sans être sorties des Etats de Savoie, vivaient errantes et bannies.
Les digiunati devinrent des agents de déprédation et de vengeance ; et malgré les poursuites sévères, mais impuissantes, dont ils étaient l’objet, malgré la défense expresse de leur donner asile, secours ou nourriture, leur nombre ne cessait de s’accroître. Toutes les victimes fugitives de la persécution ou de la faim se rendirent auprès d’eux.
S’excitant à nuire à leurs ennemis dans cette vie vagabonde et sauvage, ils se faisaient de plus en plus redouter. Leur présence dans les montagnes était comme un asile ouvert à tous les poursuivis; et l'exaspération s’augmentait encore de tant de misères et d’animosités réunies.
Quatre jeunes gens de Bubiane ayant rencontré un des agents de l’inquisition, le tuèrent comme une bête malfaisante, et s’allèrent joindre aux digiunati.
Un autre assassinat eut lieu sur la personne d’un catholique de Bagnols , qui était venu se joindre aux réfugiés afin de les trahir; et en outre, dit Gilles, ils commirent encore plusieurs vengeances, qui déplaisaient fort aux gens de bien, nonobstant tous les prétextes et toutes les raisons qu’ils opposaient à leurs censures.
Mais le désordre est comme l’incendie , il s’accroît de sa propre violence. Et doit-on s’étonner que ces malheureux, dont la tête était mise à prix, cherchassent à se défendre, ainsi qu’à se venger ?
En temps de guerre, les peuples s’empressent de courir à ce meurtre organisé, qui les décime sans les déshonorer; et en temps de persécution, n’est-il pas concevable que les proscrits, dont on menaçait la vie plus cruellement que dans un combat, aient été entraînés à des attentats dont ils eussent été incapables en d’autres circonstances?
Ce qui est dit du scandale s’applique aussi à ces excès : malheur à ceux par lesquels ils arrivent !
Les populations, du reste, les catholiques même, quoique souffrant de cet état de choses, trouvaient naturelle la défense de ces infortunés, poussés au désespoir; et tous leurs vœux étaient, non pour leur mort, mais pour un arrangement qui permit aux proscrits de rentrer dans la vie commune.
" A peine fûmes-nous arrivés à Luzerne, raconte un voyageur de cette époque, que nous fûmes environnés d’hommes et de femmes, nous priant à mains jointes que l’accommodement se fît. En cela nous remarquâmes le jugement de Dieu : car on avait fait sortir les bannis de Luzerne, pour cause de religion, et maintenant c’étaient les papistes qui n’osaient sortir à cause des bannis. »
Ce fut le comte de Luzerne qui s’entremit pour eux, et particulièrement pour ceux de Saluces, depuis plus longtemps dispersés.
Il demanda qu’une requête lui fût remise.
Toutes les Eglises vaudoises et réformées, depuis Suze jusqu’à Coni, faisant, disaient-elles, un même corps en Christ, se hâtèrent de la signer (1).
(1) En mars 1603. La réponse de Charles Emmanuel était du 9 avril.
Pendant ce temps, les digiunati continuaient leurs expéditions. Six d’entre eux étant descendus à Luzerne pour acheter des vivres (2), le chevalier de Luzerne (3) et le capitaine Crespin de Bubiane, aidée d'une centaine d'hommes armés, résolurent de s’en saisir. On leur coupa le passage aux deux bouts d’une rue étroite, dans laquelle ils s’étaient engagés; et alors, traqués comme des bêtes fauves, sachant que leur tête était mise à prix, n’ayant de salut que dans la fuite et se voyant cernés, ils s’élancent avec le courage da désespoir contre leurs ennemis, renversent les soldats, tuent le capitaine et passent au travers des cinquante hommes qu'il commandait, sans laisser un prisonnier.
(2) C'était le 6 de mars 1603.
(3) Frère du comte qui s'était offert en qualité d’intercesseur pour les Vaudois auprès du souverain. Le chevalier se nommait Emmanuel, et le comte Charles.
Les soldats se mettent à leur poursuite; les digiunati prennent des routes différentes et s’échappent tous, à l’exception d’un seul, qui, ayant sauté du haut d’une muraille, se cassa la cuisse en tombant, et ne put se sauver. Il fut pris, attaché à quatre chevaux et déchiré vivant. Ce n’était pas le moyen d’apaiser les esprits.
Enfin la requête des Vaudois fut présentée à Charles-Emmanuel. Le duc comprit combien il y avait de danger, soit pour les catholiques, soit pour les protestants, à perpétuer les causes de ces fatales divisions, el il décida (1) que tous les bannis pourraient rentrer dans leurs demeures; que les confiscations opérées sur leurs biens seraient annulées, et même que les protestants catholicisés auraient le droit de rentrer dans l'Eglise qu’ils avaient quittée, si leur conscience les y portait.
(1) A Coni, le 9 avril 1603.
Cependant un certain nombre d’entre les digiunati furent exceptés de ces dispositions, et l’on renouvela l’ordre de les livrer morts ou vifs.
Mais ce n’était plus qu’une fraction perdue dans ce grand peuple, qui de partout se releva pour acclamer le culte de ses pères, au point que, dans ce pays où la veille tout était catholique, en apparence du moins, une multitude de familles protestantes repoussèrent tout à coup ce voile des superstitions reçues, et proclamèrent au grand jour leur respect pour la Bible.
Ainsi se relevèrent rapidement les Eglises de Saviglano, Levadiggi, De mont, Dronéro et Saint-Michel.
Leurs éléments n’avaient pas besoin de se former, ils n’avaient qu’à se rejoindre. Quelques-unes d’entre elles se trouvèrent plus fortes à leur réveil que la veille; telles furent celles de Saint-Damien, de Verzol et d’Aceil. Mais comme ces migrations de dévorantes sauterelles, que l'on voit revenir à un champ qui repousse et verdoie, les jésuites et les capucins reparurent dans ces contrées refleuries.
On n’en eût pas tenu compte s’ils n’avaient fait que prêcher et discuter. Les doctrines bibliques n’eussent pu qu’y gagner; c’est dans la lutte qu’elles se fortifient. Oui, dans la lutte : mais non pas dans le sang.
Ces nouveaux missionnaires (1) eurent d’abord de nombreuses conférences avec les pasteurs. Le gouverneur de La province se plaisait a les réunir dans le même repas pour assister à leurs discussions. Plusieurs moines et prêtres catholiques furent conduits, par ces discussions avec les protestants, à embrasser l’Evangile, qui faisait la force de ces derniers. Ainsi l’Eglise réformée recrutait de nouvelles forces dans les rangs même de ceux qui venaient pour la combattre. C’est, dans la vallée de la Vrayta, qui appartenait alors à la France, que cette Eglise s’était le plus rapidement étendue. " Les protestants, dit Rorengo, avaient là des assemblées et de jour et de nuit; leur culte était public, et les pauvres catholiques eux-mêmes posaient plus se montrer pour aller à la messe, crainte de s’entendre crier idolâtres!"
(1) Les jésuites avaient cependant été introduits, dans le diocèse de Saluces en 1596.
L’un des ministres de cette vallée était un prêtre converti, et son exemple avait été suivi par plusieurs de ses paroissiens (2). Pour peu qu’on eût laissé le champ libre à la réforme, elle s’établissait partout, avec le seul appui de la Bible, plus fort que le bras séculier.
(2) Rorengo attribue sa conversion à un motif si souvent reproduit qu’il doit paraître bien puissant à ceux qui le prodiguent; C'est, dit-il, le désir de rompre le célibat, auquel le prêtre s’était engagé en entrant dans les ordres; et comme si ce n’était pas assez de lui faire un crime d’avoir pris une épouse, le digne Rorengo l’accuse encore de bigamie. — Tout cela sans preuves, comme d’ordinaire. Memorie istorichi, p. 178.
C’est en 1603 que les missionnaires capucins vinrent dans la vallée de la Vrayta, afin de préparer les voies à de nouvelles rigueurs.
Ils parurent d’abord à Château-Dauphin, séjour austère, environné de montagnes démesurées.
On distinguait parmi eux leur supérieur, nommé Joseph de Tenda, et le frère Zacharie, auteur de quatre volumes polémiques contre la réformation.
De Château-Dauphin ils se rendirent dans le val de Grano, et établirent des missions à Carail, à Aceil et à Verzol, aux portes de Saluces.
Ils rouvrirent les églises abandonnées, ranimèrent les pompes du culte catholique, et les vexations contre les protestants.
Quant aux jésuites, ils avaient une résidence à Aceil, une autre à Dronier, une autre à Saint-Damien, et une quatrième dans la châtellenie du Château-Dauphin.
Qu’on se représente l’activité tracassière de tous ces hommes apostés en des lieux divers et réunis pour la même cause, se piquant d’émulation dans leur œuvre commune, se stimulant les uns les autres à détruire l’hérésie, convaincus peut-être de leur foi, mais animés d’un zèle amer bien éloigné de l’Evangile.
N’était-ce pas pour le protestantisme une véritable plaie, analogue à celle de cette nuée d’insectes qui frappa l’Egypte de désolation et de mort?
" Il est impossible de dire tous les efforts que firent alors ces missionnaires (1). » Ces paroles de Rorengo donnent beaucoup à penser. Nous ne connaissons pas les efforts dont il parle; mais on juge de l’arbre par les fruits; et à cette époque, dit Perrin (2), " non-seulement le libre exercice de la religion fut interdit à Saluces, dans la vallée de la Mayra, qui contenait Verzol, Saint-Damien, Aceil et Dronéro, mais encore, par un nouvel édit, tous les protestants furent tenus de se catholiser. On envoya des inquisiteurs de maison en maison, et plus de cinq cents familles durent s’expatrier. Elles se retirèrent sur les terres de France, moitié en Provence, où elles allèrent relever les anciennes Eglises vaudoises du Léberon, moitié en Dauphiné, où elles étendirent les Eglises du Pragela, qui faisait alors partie de cette province. »
(1) Le diligenze de Padri missionarij , tanto gesuiti che capuccini , furono indicibili. Rorengo, p. 179.
(2) P. 184.
Ainsi, comme des eaux qui se déversent toujours dans les bassins où les attire leur pente, ces populations évangéliques ne sortaient pas de leur patrie spirituelle en quittant l’horizon de leurs demeures natales.
Mais avant de se répandre ainsi, avant de se désunir, avant d’être exilées, elles firent un manifeste, que signèrent également toutes les autres Eglises des vallées vaudoises, pour faire connaître les causes de cette proscription.
" Qu’il soit notoire à chacun, disaient-elles, que ce n’est point pour crime ou rébellion quelconque que nous sommes aujourd'hui dépouillés de nos biens et de nos maisons. Cela est venu par suite d’un édit d’abjuration ou d’exil, que Son Altesse royale, trompée sans doute par de faux rapports, a rendu contre nous. Mais nos aïeux et nos familles ayant été élevés dans la doctrine professée aujourd’hui par l'Eglise réformée, nous sommes résolus d’y vivre et d’y mourir. En conséquence, nous déclarons et affirmons que cette doctrine qu’on veut nous interdire, est tenue par nous pour la seule vraie, la seule approuvée de Dieu, la seule qui puisse nous conduire au chemin du salut. Et si quelqu’un prétend que nous sommes dans l’erreur, loin de nous obstiner à la défendre, nous nous déclarons prêts à l’abjurer incontinent, pourvu qu’on nous convainque par la Parole de Dieu. Mais si, par la seule force et la contrainte, on veut nous faire changer de croyances, nous aimons mieux renoncer à nos biens, et même à notre vie, plutôt qu'au salut de notre Ame (1). » Ces nobles et courageuses paroles devaient concilier aux proscrits toutes les sympathies des âmes généreuses. Mais elles irritèrent encore davantage le clergé catholique et le portèrent à sévir, en faisant connaître son impuissance à convaincre. Or, comme plusieurs de ces familles expatriées tendaient à revenir en Piémont, en y rentrant par les vallées vaudoises, on obtint de Charles-Emmanuel un édit par lequel il était défendu à tout étranger de venir s’établir dans les Vallées, et à tous les Vaudois d’excéder leurs limites (2). Mais il paraît que ces mesures, dont il était difficile de surveiller l’exécution, n’arrétèrent pas le mouvement contré lequel elles étaient dirigées; car, peu de temps après, dé nouveaux ordres, toujours obtenus à la sollicitation des capucins, des jésuites et du nonce, éveillèrent l'attention des gouverneurs de province, non-seulement sur cet édit, mais sur toutes les dispositions antérieures, prises dans un but d'hostilité contre le protestantisme (3). L’année d’après (en 1640) le duc de Savoie fit alliance avec Henri IV, contre les Espagnols, et, en 1642, commencèrent les guerres du Montferrat, qui durèrent pendant quatre ans ; de sorte que l'attention du monarque, et les influences qui le faisaient agir, se détournèrent momentanément des questions religieuses. Cette période d'agitations fut donc un temps de calme pour les Eglises de Saluces. Ce n’était là sans doute qu’une tranquillité relative, non pas la pais, mais le répit; non pas un repos régulier et durable, mais l’absence momentanée de la persécution.
(1) Ce manifeste est publié en entier par Perrin, p. 185-189, et par Léger, P. I, ch. XVII, p. 111-113.
(2) Edit du 2 juillet 1609
(3) Ordre du 21 novembre 1609.
Et de même qu’en un jour d’orage il suffit d’une légère éclaircie dans les nuages pour que l’horizon le plus sombre reprenne aussitôt les couleurs de la vie, un air de prospérité subite, comme un précaire rayon de soleil, reparut pendant quelques années au sein de ces Eglises tourmentées.
On trouve dans les Cahiers du pays de Provence, à la date du 17 d’avril 1612, une requête au roi ainsi conçue : " Qu’il plaise à Votre Majesté de pourvoir à ce que ceux du marquisat de Saluces, réfugiés dans ce pays, puissent librement aller et trafiquer sur les terres du duc de Savoie, sans être recherchés pour le fait de religion (1) ; » et dans les cahiers du Dauphiné, à la même époque, une demande semblable tendant à ce que " Sa Majesté (le roi de France) emploie son crédit auprès du duc de Savoie , pour obtenir dans ses terres le libre commerce en faveur des réfugiés de Saluces (2). » L’un et l’autre de ces points furent accordés.
(1) MSC. de Peyresk, |BibI. de Carpentras, Registre XXXI, t. 1er, fol. 361. Art. XVII.
(2) Id. ib., fol. 371, Art. XXVII.
En même temps les Eglises de Saluces encore existantes faisaient arriver au duc de vives sollicitations par le moyen de la Suisse, pour que la liberté de conscience leur fût enfin accordée. Et en 1613, les vallées vaudoises ayant dû fournir un contingent de milices, pour la guerre du Montferrat, il arriva que ces milices furent envoyées en garnison dans la province de Saluces. Elles avaient la faculté de se réunir pour leur culte religieux, et leurs coreligionnaires se joignirent parfois à ces petites réunions, de manière à les augmenter, tout en créant ainsi des antécédents favorables à la liberté religieuse.
Mais alors aussi les jésuites et les capucins n’en mirent que plus d’activité dans leurs surveillance et leurs poursuites. Pour donner quelque satisfaction à ces dignes coadjuteurs, qui en trouvaient si peu dans les résultats de leurs prédications, les magistrats faisaient de temps à autre de nouveaux prisonniers.
Ceux que le clergé désignait le plus activement à leurs rigueurs étaient les relaps , ou ces catholisés invita conscientia, à qui les superstitions du paganisme catholique rendaient plus chère encore la simplicité du christianisme évangélique, auquel ils s’empressaient de revenir à la première occasion favorable, avec plus d’attachement que jamais. Mais, découverts, ils étaient dénoncés au saint office, et souvent disparaissaient sans bruit dans les mystères de l’inquisition (1).
(1) Si denunciava al Santo-Offizio , e cosi le cose passavano con mollo quiete, con occultissima vigilanza. Rorengo, p. 183.
Cependant la guerre continuait ; on avait de plus en plus besoin des Vaudois ; le pouvoir séculier, moins cruel que l'Eglise, se relâcha peu à peu de ses rigueurs ; les protestants de Saluces commençaient à se reconnaître et à respirer. Mais respirer était pour eux adorer Dieu et le servir selon l’Evangile.
" Ceux de Dronier, dit un ouvrage de l’époque (1), furent les premiers à donner le bon exemple, et dès l’an 1616, ils commencèrent de s'assembler. » Ces assemblées avaient lieu en secret; mais tous les jours quelques nouveaux sujets fidèles y étaient admis. Elles s’augmentèrent rapidement, et bientôt furent découvertes. « Les nouvelles en coururent à Rome; le pape en frémit, Son Altesse en fut prévenue et le clergé n’omit rien pour s’y opposer (2). »
(1) Brief discours des persécutions advenues en ce temps aux fidèles des Eglises de Saluces. Genève 1620.
(2) Ouvrage précité.
Les protestants n’eussent pu éviter quelque nouvelle catastrophe, sans une circonstance providentielle qui vint au contraire leur prêter un appui inattendu.
Les événements qui l’amenèrent et la suivirent feront le sujet du chapitre suivant.
FIN DE L’HISTOIRE
DES ÉGLISES DE SALUCES ;
PARTICULIÈREMENT DE CELLES d’aCEIL , DE VERZOL , DE SAINT-MICHEL ET DE PRAVIGLELM.
(De 1616 à 1633.)
Sources et Autorités. : — Les mêmes qu'au chapitre IX.
Nous avons dit que Charles-Emmanuel était alors en guerre avec l’Espagne, à propos du Montferrat. Il demanda du secours à la France qui lui envoya Lesdiguières. Cet illustre général qu’on regardait alors comme le chef du parti protestant en France, entra dans la province de Saluces en 1617.
Révolté des vexations sans nombre, dont ses coreligionnaires avaient été victimes, il intercéda pour eux auprès de leur souverain. La cour de Savoie comprit aisément que le chef des réformés ne pourrait combattre pour elle avec beaucoup de dévouement si elle persécutait son parti. On jugea donc prudent d’accorder quelque repos aux Vaudois de Saluces, et le 28 septembre 1617, le duc, étant à Asti, rendit un décret dans ce but. Il y disait : " En la considération expresse d’un grand personnage, nous accordons aux protestants réfugiés et aux bannis du marquisat de Saluces la faculté de rentrer dans la libre possession de leurs biens et de leurs demeures, pendant trois ans entiers (1 ) ; d’en disposer et de les vendre à leur gré durant cette époque, avec défense pourtant de répandre leurs opinions hérétiques ou de dogmatiser, sous peine de la vie. Les prisonniers, détenus pour cause de religion, seront mis en liberté et jouiront du même privilège; et quant aux biens confisqués ou vendus, on les rendra à leurs premiers propriétaires moyennant une juste indemnité que nous accorderons aux acquéreurs. »
(1) Borelli dit trois mois.
Ces dispositions eussent été précieuses si elles avaient duré ; mais en leur assignant d’avance une limite aussi reprochée, n’était ne rien accorder, ce n’était que préparer de nouveaux troubles et de nouvelles ruines pour l’avenir.
Les protestants néanmoins s'en montrèrent fort reconnaissants. Leur susceptibilité ne fût éveillée qu’à l’égard d’un seul point, et ils écrivirent aux pasteurs de Genève pour savoir s’ils devaient accepter ce décret, attendu qu’ils y étaient traités d'hérétiques (1).
(1) Arch. des pasteurs de Gen., vol. F, p. 174.
Que n’ont-ils insisté pour que ces bénéfices reposassent sur une base moins précaire. Toutefois Lesdignières obtint que le mot d’hérétiques fût retranché; et dans leur naïve bonne foi, ces simples montagnards, confiants en la justice de leur prince, ne pensaient pas qu’il pût revenir sur ces dispositions. Pour eux, ce qui était juste et vrai la veille, devait l’être encore le lendemain.
Les variations de l'Eglise catholique, en fait de loyauté, seraient bien plus nombreuses que celles des protestants en fait de doctrine.
Des changements cruels se préparaient déjà pour les Vaudois malgré ces circonstances favorables, que le papisme devait subir, mais qu’il comptait bientôt détruire.
Et néanmoins l’heureux effet qu’elles produisirent d’abord dépassa toute attente. En quelques jours le pays eut changé de face. " La veille, disent les capucins, nous le croyions presque purgé d’hérétiques, et dès le lendemain ils surgirent de toutes parts, comme ces soldats de Cadmus qui naissaient tout armés du sable de la terre."
Dans la vallée de la Sture, plus profonde et plus étendue que les autres, le protestantisme qui n’avait jamais été déraciné refleurit avec plus de vigueur que jadis. C’était dans la ville d’Aceil (illustrée de nos jours par la naissance du célèbre Cibrario, auteur de l’histoire du droit européen pendant le moyen âge), que la réforme avait les plus nombreux adhérents. Le village de Pagliéro se joignit à cette profession ouverte de l’Evangile. La ville de Verzol se déclara courageusement pour la même cause, mais s’arrêta ensuite. Celle de Saint-Michel, qui parut se prononcer plus lentement que les autres, s’enhardit bientôt et suivit Aceil avec persévérance.
Les assemblées publiques étaient cependant défendues aux protestants; mais le nombre des réunions privées remplaçait le culte public; et d’ailleurs ils ne tardèrent pas d’avoir pendant la nuit, sous ce climat aussi doux que celui de Nice, des congrégations générales, dont le secret fut souvent trahi par la joie qu’ils ne pouvaient contenir, soit avant de s’y rendre, soit après en être revenus.
Dans la vallée de Mayra, à Dronier et ailleurs (1), ils se montrèrent même en si grand nombre que les catholiques semblaient disparaître parmi eux.
(1) Pages 184-185.
Plusieurs d’entre eux, au lieu de vendre leurs biens, en achetèrent d’autres; l’activité industrielle, le commerce, l’agriculture reprirent en peu de temps un essor inaccoutumé. Il semblait que l’on n’eût plus rien à craindre de l’avenir ; et cette prospérité même eût dû engager le duc de Savoie à maintenir les causes qui l’avaient produite, au lieu de la détruire en les laissant tomber.
Il est assez remarquable que dans tous les pays du monde où les idées protestantes se sont établies, les peuples ont prospéré comme si une bénédiction invisible se fût étendue sur eux ; partout où le catholicisme s’est maintenu avec le plus de puissance, la vie s’est éteinte, le bien-être et la moralité ont disparu, comme si une malédiction mystérieuse s'étendait avec lui.
Les Eglises de Saluces avaient retrouvé en une année tout l’éclat dont elles avaient brillé un demi-siècle auparavant.
" Ces hérétiques, dit Rorengo (que nous citons de préférence, non pas comme source mais à l’appui de nos renseignements), commençaient de seigneurier (1) parmi les faibles et désolés papistes, qui se voyaient avec terreur sur le point d’être annihilés dans ce pays. »
Ils n’osaient plus faire des processions, et criaient à la tyrannie des réformés.
Les fêtes de Pâques, en 1618, avaient été célébrées à Dronier par une si grande affluence de protestants que l’évêque de Saluces s’y rendit dès la même semaine, pour y rendre quelque splendeur à son Eglise abandonnée.
Malgré sa présence à Dronier, le dimanche après Pâques, il y eut encore une assemblée si nombreuse de réformés, que toutes les pièces de la maison particulière dans laquelle ils étaient réunis se trouvaient occupées. La salle, le devant de la porte, les degrés et jusque dans la rue, disent les témoins oculaires, tout était débordant de fidèles qui ne pouvaient entrer (2).
(1) Memorie istorichi, p. 185.
(2) Brief discours, chap. III.
Le pasteur venait de commencer sa prière d’invocation; tout le peuple était à genoux autour de lui, jusque sur les degrés extérieurs du sanctuaire domestique. En ce moment l’évêque arrive en grand appareil, escorté de soldats et de gens de justice.
— Au nom de Son Altesse royale, s’écrie-t-il, cessez votre congrégation.
Mais la voix qui priait Dieu, ne s’arrêta pas devant celle qui parlait aux hommes. Le pasteur continua son invocation et ses actions de grâces; les huissiers en dressèrent procès-verbal ; l’évêque attendit la fin de sa prière et renouvela ensuite sa sommation.
—An nom de notre autorité apostolique, dit-il, nous vous faisons défense à tous, de vous rassembler désormais, contrairement aux édits de Son Altesse Royale.
— An nom de Jésus, réplique alors le pasteur, nous ne reconnaissons d’autorité apostolique qu’à l’Evangile qu’il nous a adressé par les apôtres et que nous prêchons fidèlement. Quant aux édits, nous ne les violons point, puisque nous sommes réunis dans une maison particulière.
Cette réponse fut mentionnée au procès-verbal et l’évêque se retira. Mais il consulta les légistes pour connaître la portée légale de l’édit, et vit avec une satisfaction victorieuse qu’il y était défendu de dogmatiser. En conséquence, il revint trois jours après, avec le grand référendaire, nommé Milliot, pour citer les protestants à comparaître devant la justice, comme coupables d’avoir dogmatisé, contrairement aux termes de l’édit dont ils se prévalaient.
Les chrétiens comprirent qu’il y avait là un prétexte plausible à leur condamnation, et pour des gens qui s’étaient vus condamnés si souvent sans motif, il y avait lieu de s’effrayer en face d’un motif spécieux. Cependant, la défense de dogmatiser aurait pu à bon droit n’être considérée que comme une interdiction aux protestants de chercher à convertir les catholiques; puisque, à vrai dire, on ne pouvait les empêcher de s’entretenir entre eux de leurs propres croyances; et puisque le nombre des personnes autorisées à se réunir en particulier n’était pas limité, on ne pouvait leur faire un crime d’avoir eu des réunions plus ou moins nombreuses. Mais ces gens simples et francs ne songèrent pas à ces ressources de procédure; ils avaient des convictions trop arrêtées pour ne pas chercher à les répandre. C’était avoir dogmatisé. Et après tant de dénis de justice bien plus flagrants que celui-là, une favorable interprétation de la loi ne leur serait certainement pas accordée. Ils jugèrent donc prudent de se retirer, et se réfugièrent dans les bois situés au-dessus de Dronier.
Là ils demeurèrent pendant quarante jours, comme Jésus dans le désert, jeûnant et priant Dieu, animés d’une ardeur croissante, d’une soif inextinguible et délicieuse de prières, de cantiques et de médita-lions pieuses, dont leur âme devenait plus avide et plus profondément réjouie, en face du danger, dans le calme des solitudes.
Ce n’était point toutefois pour manquer de courage qu’ils avaient pris la fuite ; car le référendaire Milliet ayant procédé contre eux par voie de citations individuelles, plusieurs protestants qui avaient été oubliés, allèrent spontanément se déclarer solidaires des mêmes transgressions, c’est-à-dire de la même foi, et se plaindre aux juges de n’être pas au nombre des proscrits. Ce dévouement d’une foi sincère n’est-il pas aussi noble et aussi courageux qu’eût pu l’être celui d’une héroïque résistance?
Les catholiques pourtant, voyant la ville de Dronier presque abandonnée, et les fugitifs se condamner eux-mêmes par leurs appréhensions, croyaient déjà voir leurs biens confisqués et pouvoir se les répartir d’avance connue une chose assurée.
Mais un si grand nombre de protestants s’étaient fait inscrire sur les listes des magistrats, que ceux-ci reculèrent devant la nécessité de sévir sur tant de monde, et ils écrivirent au duc de Savoie pour s’en remettre à sa décision. De leur côté, les Vaudois prièrent Lesdiguières d’intercéder encore pour eux, et Charles-Emmanuel mit fin à ces incertitudes en couvrant d’une amnistie générale tout ce qui s’était passé, après quoi il rétablit simplement les dispositions de l’édit du 28 septembre 1617.
Les fugitifs revinrent donc dans leurs demeures, plus unis et plus fervents que jamais; le clergé catholique redoubla d’efforts pour donner à son culte la pompe souveraine qui lui était acquise officiellement, et à laquelle il ne manquait qu’un public.
Les processions, les neuvaines, les pèlerinages se multiplièrent. Les curés reçurent ordre de faire des sermons dans leurs églises, ce qui atteste la négligence qui avait régné à cet égard. Les missionnaires tentaient de joindre la force de la dialectique à l’éclat des cérémonies ; mais la puissance du raisonnement vient de la vérité, et la vérité ne se décrète pas comme l'organisation d’une fête. Ces marchands forains de croix et d’amulettes voyaient l’indifférence publique grandir autour d’eux; ils accusaient les protestants d’être la cause de cet impie abandon : aussi tous leurs vœux tendaient à les faire disparaître du pays.
De leur côté, les réformés redoublaient de zèle et d’ardeur; et par suite de cette émulation entre les deux cultes rivaux, bien des éléments étrangers à la piété se mêlèrent à leurs manifestations.
Un jour que l’évêque de Saluces (1), suivi d’un missionnaire (2) et du supérieur de Coni (3), allait entrer dans l’église paroissiale de Dronier, une voix fit entendre dans la foule ces paroles sans doute déplacées : « Bientôt il n’y aura plus ni prêtres, ni moines, ni prélats ! »
(1) Ottavio Viale.
(2) Fra Marcello di Torino (capucin).
(3) Padre Giovani di Moncalieri.
Peut-être n’était-ce là qu’une réflexion émise entre deux interlocuteurs. Peut-être même ces paroles, prononcées d’une manière outrageante n’étaient-elles pas sorties de la bouche d'un Vaudois, mais des lèvres perfides d’un ennemi qui cherchait à les perdre; quoi qu’il en soit, cet incident, qui paraîtrait puéril aujourd’hui, excita fort la colère de l’évêque et l’indignation du clergé. On en fil un rapport au souverain, et comme l’orgueil blessé exagère toujours ce qui le touche, on ne manqua pas d'attribuer à ces paroles des intentions et une portée menaçantes pour le salut de l'Etat; il fallait du moins que la réprobation qu’elles avaient, soulevée s’étendit sur tous les protestants.
Le comte Milliet, auquel l’histoire donne maintenant le titre de vice-chancelier, se transporta de nouveau à Dronier, et commença par ordonner (1) que ions ceux qui voudraient jouir des bénéfices du dernier édit (2) vinssent se faire inscrire sur un registre particulier.
(1) Le 2 de juin 1618.
(2) Celui du 28 septembre 1617.
Le nombre des personnes inscrites fut très considérable, car celui des protestants s’augmentait au lieu de diminuer. Plusieurs catholiques eux-mêmes se rangèrent alors de leur côté. Rorengo cite un docteur en droit, un capitaine et un médecin (1).
(1) P. 186.
Ce registre d’inscription fut ensuite envoyé au sénat de Turin.
Pendant ce temps les catholiques cherchaient toujours à surprendre les protestants en flagrant délit de culte religieux ; et ces derniers, se défiant des catholiques, se tenaient sur leurs gardes, marchaient armés, et n’épargnaient pas à leurs adversaires le dédain et les récriminations.
Ainsi les partis s’aigrissaient parleur hostilité même. En de pareilles circonstances, il est bien difficile d’éviter les excès, et la moindre étincelle peut allumer un incendie.
Les protestants apprirent qu’un noble personnage, appartenant à la famille du cardinal Almandi, avait agi contre eux. L’indignation, le fanatisme, l’emportement sauvage des déserts où on les avait si souvent relégués, armèrent le bras d’un assassin.
Ce crime individuel devint un grief contre tous. On se hâta de le dénoncer au souverain, qui renouvela immédiatement les mesures de rigueur portées dans ses anciens édits, entre autres, dans celui du 25 février 1602, d’après lequel le culte protestant, les mariages mixtes et les acquisitions de biens, de la part des réformés, étaient absolument interdits en dehors des étroites limites des vallées vaudoises. Les baux ou les contrats par lesquels ils avaient affermé ou acheté des terres aux catholiques furent donc annulés.
A Aceil, ils s’étaient emparés des édifices de la confrérie du Saint-Esprit, et y célébraient leur culte. On les en expulsa en leur défendant d’y revenir, sous peine de la vie.
Enfin un édit de Charles-Emmanuel, rendu le 2 juillet 1618, ordonna à tous les chefs de famille protestants d’apporter chacun la liste nominale des siens, aux magistrats de son canton, sous peine de trois cents écus d’or d’amende, et de divers châtiments corporels, jusqu’à la prison et au gibet.
L’évêque de Saluces, et les missionnaires capucins, veillaient en outre, avec une sollicitude inexorable, à ce que nul ne jouit de ses biens au delà des trois ans accordés par l’édit du 28 septembre 1617.
Ce terme fatal allait arriver; les conflits se multipliaient, surtout à l’occasion des ensevelissements pour lesquels l’édit de 1618 avait défendu aux protestants de se réunir au nombre de plus de six personnes, ainsi que d'ensevelir leurs morts dans les cimetières catholiques, ou dans un terrain clos de mars.
Or, dans la plupart des communes, il n’y avait eu, jusque-là, qu’un cimetière commun; et dans les villes où les protestants s’en étaient fait un particulier, ils Pavaient environné de murailles. On exigeait maintenant qu’ils allassent déposer le cercueil de leurs frères sur le bord des grandes routes, ou dans les terrains vagues, ouverts à tout venant, à toutes les profanations.
Alors même, il arriva encore qu’on vint leur arracher leur mort pour le transporter dans le cimetière des catholiques, si l’on reconnaissait que le défunt avait reçu le baptême dans l'Eglise romaine. A Saint-Michel on fit bien plus encore. Depuis trois mois une femme vaudoise avait été ensevelie dans le cimetière des protestants. Il était clos de murs; le curé ordonne l’exhumation et fait porter son cercueil, à moitié brisé, devant la maison de ses parents.
Un de ceux-ci rencontrant un soir le curé sacrilège, dans un chemin isolé, lui donne des coups de bâton pour venger cet outrage.
Aussitôt cinquante protestants de Saint-Michel sont cités à Saluces, et plusieurs d’entre eux retenus prisonniers. Leur élargissement fut encore obtenu par l’intervention de Lesdiguières.
A Demont, dans la vallée de la Sture, quelques papistes fanatiques, au sortir d’un souper, animés par le vin, jurèrent la mort des hérétiques et résolurent de poursuivre le premier qui se présenterait. Ayant reconnu un Vaudois dans un jeune homme qui marchait devant eux, ils mirent l’épée à la main et l’attaquèrent. Ce jeune homme portait une petite hache ; n’ayant pu se soustraire par la fuite à leurs atteintes, il se retourne et donne la mort au premier assaillant. Les autres prennent alors la fuite; mais quelques jours après, ils reviennent mieux armés et plus nombreux, s’emparent en furieux du village, outragent les femmes, blessent ou tuent les hommes, battent les vieillards, jettent les enfants à la rue et se livrent au pillage comme des brigands; puis, chargés de butin, ils citent par dérision la population tout entière à comparaître à Turin.
Ici se place un fait aussi honorable pour les protestants que pour les catholiques de Demont ; c’est que ces derniers voulurent concourir aux frais de réparation causés par ces désordres et à ceux du procès qui s’ensuivit.
Cela montre combien les deux partis auraient aisément vécu en bonne intelligence, si le souffle de Rome n’avait constamment excité la haine de ses sectateurs, qu’elle accusait de se laisser corrompre, lorsqu’ils faisaient preuve de charité.
A Dronier encore, c’est à un gentilhomme catholique que les protestants du pays durent d’être délivrés d’un piège qui leur avait été tendu, et des poursuites qui eussent été la suite de leur imprévoyance. Ainsi, partout où ils étaient connus, les Vaudois trouvaient des protecteurs, même parmi leurs adversaires; ces derniers aussi devenaient plus chrétiens en les fréquentant davantage : car partout où le protestantisme à régné, les mœurs se sont adoucies. Les moines missionnaires, qui n’en avaient pas subi l’influence, montaient quelquefois en chaire, portant une épée nue dans une main et un flambeau dans l’autre, pour exhorter les peuples à détruire les hérétiques, disant qu’il ne fallait les aborder qu’avec le fer et le feu (1). Cela était plus sûr pour le papisme que de les aborder avec la discussion.
Et voilà pourtant ceux qui se disent les ministres de Dieu ! ceux qui prétendent absoudre des plus grands crimes, mais qui ne pardonnent pas à la lecture de la Bible et à la prière.
(1) Brief discours, chap. III.
On conçoit, du reste, ces excès, en se rappelant que le palais épiscopal de Saluces était le centre toujours actif de perpétuelles vexations dirigées contre les Vaudois. Mais bientôt on alla plus loin, on regretta qu’ils eussent été épargnés lors de la Saint-Barthélemy; c'était une faute, disait-on, il fallait la réparer. En conséquence on crut devoir organiser le complot d’un massacre général contre les réformés dans toute la province de Saluces.
Ici encore, ce fut le peuple catholique lui-même qui se montra moins cruel que ses directeurs spirituels; car la plupart des habitants du pays refusèrent d’entrer dans cette conjuration.
Cependant on n’y renonça pas ; mais Dieu permit qu’elle fût découverte, et voici de quelle manière on en eut connaissance.
Un de ceux qui devaient la diriger, Fabrice de Pétris, se prit de querelle avec un jeune homme protestant, il l’attaqua, mais fut tué lui-même; et l’on trouva dans ses papiers les preuves écrites de la conspiration.
Le bruit de cette découverte se répandit comme l’éclair. Les ferments qui existaient entre les deux partis n’en prirent que plus de force. De part et d’autre, ils se faisaient par jour de nouveaux excès, dont les protestants néanmoins étaient le plus souvent victimes. Ceux de Saint-Pierre, par exemple, dans la vallée de la Vrayta, furent expulsés de chez eux par le curé et le prévôt de la ville.
Peu de jours auparavant, cinq habitants de Dronier avaient également été bannis et s’étaient retirés dans la vallée de Luzerne.
On était parvenu à l’année 1619; la fermentation croissait de plus en plus. Les vexations contre les adhérents de l'Eglise réformée se multipliaient sous toute sorte de prétextes.
A Demont deux familles protestantes furent cruellement troublées. Qu’avait-on à leur reprocher? D’avoir contracté mariage à des degrés de parenté, interdits par les canons de quelque vieux concile.
Les époux furent séparés, les maris envoyés aux galères et les femmes condamnées à recevoir le fouet sur la place publique.
Mais ces juges si cruellement scrupuleux à maintenir des interdictions arbitraires sur les degrés de consanguinité, auxquels du reste les catholiques seuls auraient dû être soumis, ces mêmes papistes qui dissolvaient si promptement des liens de famille, sanctionnés par une union bénie, quel respect avaient-ils pour la vertu? Ecoutez : A Dronier, un apothicaire, nommé Marin, avait deux filles d’une rare beauté. Vers la fin de juillet, l’un des capucine de la ville fait demander cet homme : les autres moines entrent dans sa demeure pendant son absence ; ils s'emparent de ses filles en usant de violence ; un carrosse attendait à la porte, c’était celui de l’évêque de Saluces : on y jette les victimes de cet enlèvement odieux, et elles sont conduites à Turin (1), sans qu’on ait égard à leurs larmes et à leurs supplications, sans pitié pour le désespoir de leur famille.
(1) Tous ces détails sont tirés du Brief discours sur les persécutions advenues en ce temps aux Eglises du Marquisat de Saluces. Chap . IV.
Un mois après (2), le même évêque fait arrêter une pauvre femme sur laquelle pesaient de singulières accusations. « Elle a reçu de Genève, disaient ses accusateurs, une grande robe noire, et revêtue de cette défroque de corbillard, elle monte en chaire au milieu des réformés , prend une corne de bœuf, et, souffle au travers de cette corne le Saint-Esprit sur les assistants. »
(2) Le 22 d’août 1619.
Le livre dont nous tirons ces détails ajoute naïvement : « Il faut avouer que c’était là une invention bien cornue ! »
Et cependant cette malheureuse femme fut mise pour cela» cinq fois de suite à la question; elle fut torturée en présence des sommités cléricales et administratives du pays. Il y avait là le préfet, l’évêque et l’inquisiteur; et l’on était au dix-septième siècle !
Oui! mais aussi sous l’empire du catholicisme.
Et dans le dix-neuvième siècle lui-même, en 1845, là où le papisme règne encore, ne l’a-t-on pas vu condamner une femme à mort pour crime d’hérésie (1)?
(1) Cette condamnation a eu lieu dans l'ile de Madère , en août 1845. Voir les journaux du mois de septembre, même année, entre autres les Déals, le Siècle, l' Espérance etc.
Ainsi se passaient ces jours sombres et agités, en attendant que l’orage éclatât. Vers la fin de l’année 1619, une réunion extraordinaire de prêtres, de moines et de zélateurs papistes de toute confrérie, fut convoquée à Saluces, pour aviser aux moyens d’en finir une fois pour toutes avec les hérétiques. Après le repas de corps qui réunit tous ces dignes convives, on fit brûler en effigie les principaux d’entre les protestants, en attendant de pouvoir les atteindre dans leur personne.
Ces passe-temps du clergé catholique montrent bien de quel esprit il était animé. Rien de sérieux, ni d’h-main. Cruels ou grotesques, ignobles ou barbares, tels étaient ces prétendus ministres d’un Dieu de perfection et d’amour.
Du côté des réformés, le mécontentement ne faisait qu’augmenter ; une lutte était imminente : le plus faible devait périr.
Les habitants d’Aceil, qui se trouvaient presque tous de la même communion, et qui n’avaient jamais cessé de tenir des assemblées évangéliques, se prévalurent de leur nombre pour les continuer.
Le gouverneur de Dronier, Andrea della Negra, fut envoyé contre eux ; il arrêta et conduisit dans les prisons de Saluces, les deux notables de l’Eglise qui présidaient habituellement à ces réunions de prière.
L’un se nommait Pierre Marquisy, et l’autre Maurice Mongie. L’arrestation du premier eut lieu en juin, et celle du second en septembre 1619. L’un et l’autre ne tardèrent pas d’être condamnés à mort par l'inquisition.
Ils interjetèrent appel de ce jugement devant le sénat de Turin. On espérait pouvoir faire auprès du duc de Savoie quelques démarches pour les sauver ; mais ce prince était alors absent (il était allé en Savoie pour recevoir Christine de France qui venait en Piémont). Le sénat se trouvait ainsi abandonné à lui-même, ou plutôt aux suggestions du haut clergé, tout-puissant à la cour. Par une circonstance aggravante pour le sort des prisonniers d’Aceil, un nouveau soulèvement eut lieu dans cette ville. Le gouverneur de la province, comte de Sommariva, fat tué d’un coup d'arquebuse, sur les coteaux de Mongardino, où il avait poursuivi les récalcitrants. Et par une suite irréfléchie de ces idées païennes si familières au catholicisme, on fut porté à immoler Maurice et Marquisy comme des victimes expiatoires aux mènes du gouverneur.
Ces courageux directeurs de l'Eglise d’Aceil furent immédiatement exécutés à Saluces (1), vers les quatre heures du matin ; ce qui n’empêcha pas l’évêque du diocèse d’assister à leur supplice, sur le lieu duquel il s’était fait conduire en carrosse.
(1) Cette exécution eut lieu le 21 d'octobre 1619.
Toutes les circonstances de leur fin courageuse et édifiante ont été conservées dans une lettre écrite de Saluces le lendemain de leur exécution, et publiée à Genève quelques jours après.
Nous en reproduirons une partie dans le chapitre destiné à l'histoire des martyrs. En échange de tant de concessions aux exigences de Rome, le nouveau pape, Grégoire XV, venait d’accorder au duc de Savoie , par son bref du 27 mai 1621, la faculté de retenir pendant six ans la dîme des revenus ecclésiastiques, à condition qu’il consacrerait ces fonds à l’extirpation de l’hérésie.
Le duc toucha l’argent, et le clergé le pressa d’agir.
En février 1622, on commença d’employer ces ressources, ou de montrer du moins qu’on les utilisait pour l’œuvre demandée, en reprenant les poursuites déjà si souvent dirigées contre les Vaudois et les réformés du Piémont, qui ne s’étaient pas restreints dans les étroites limites où l’on avait circonscrit le territoire des vallées vaudoises.
Au mois de mars suivant, les fidèles de Praviglelm et des communes environnantes furent cités à comparaître devant le préfet de Saluces, sous peine de mort et de confiscation.
Ils eussent pu s’y rendre en assez grand nombre pour que la fermeté de leur attitude eût imposé à leurs ennemis. Nulle peine n’était portée encore contre ceux qui eussent obéi. Qui les fit hésiter? L’exemple peut-être de ceux qui avaient été emprisonnés à la suite d’une comparution ; cette espèce de force d'inertie, qui retient le campagnard à sa chaumière ; une crainte irréfléchie et vague de ce tribunal de Saluces si fatal aux protestants.
Quoi qu’il en soit, ils s’abstinrent. Au lieu d’agir avec vigueur, de se montrer unis et résolus, de soutenir leurs droits avec fermeté, on vit de la mollesse et de l’indécision dans leur conduite; un jugement sévère pourrait même dire de la lâcheté : car c’est être lâche que d’abandonner la défense d’un droit, aussi bien que de manquer à celle de la patrie. N’ayant donc pas comparu dans le terme prescrit, les, habitants de Praviglelm et de Paësane furent tous condamnés par contumace à être bannis des Etats de Son Altesse Royale, et pendus s’ils tombaient entre les mains de la justice. Quant à leurs biens, il va sans dire qu’ils étaient confisqués : c’était là, pour le fisc et pour Rome, le plus clair de l’affaire.
Cette sentence fut rendue à Saluces le 15 de mars 1622, confirmée par le sénat de Turin le 7 de juin et publiée à Paësane le 29 du même mois.
Ces pauvres gens employèrent le secours de Lesdiguières. Mais voici ce qui s’était passé : Un jour, se trouvant avec le cardinal Ludovisio de Bologne, Lesdiguières lui dit : Quand Votre Eminence portera la tiare, j'abjurerai le protestantisme. Or, Ludivisio venaît d’être élu pape depuis dix-huit mois, et Lesdiguières avait abjuré à l’époque indiquée. Comme on se démet d'une charge, comme on livre une marchandise à une échéance fixe, le grand capitaine avait déposé ses croyances au signal du calendrier. Cependant il n’avait pu se pénétrer encore de l’esprit inhumain de sa nouvelle Eglise, et il écrivit à Charles-Emmanuel en faveur de ses anciens coreligionnaires des hautes Vallées (1). «Ils ont vécu, dit-il, sans jamais donner de reproches à personne; ils ont toujours été maintenus en l’exercice de leur religion, quelque ordonnance que Votre Altesse ait faite pour les autres; que V. A. permette qu’ils puissent jouir en repos du fruit de ses grâces, puisqu’elles augmenteront en la personne de ces pauvres gens les obligations qui me font être, Monseigneur, votre très-humble, etc. » La lettre est datée de Grenoble, 29 juillet 1622.
(1) Cette lettre est conservée par Gilles, p. 421.
Lesdiguières écrivit dans le même sens à l’ambassadeur de France, près la cour de Turin; de sorte que les Vaudois, sans obtenir la révocation formelle de cette atroce condamnation, reçurent néanmoins la promesse qu’il n’y serait donné aucune suite, et qu’ils pourraient vivre en paix dans les modestes héritages de leurs pères.
Quelques-uns d’entre eux, qui s’étaient déjà expatriés, furent cependant saisis à leur retour.
Ce même pape, qui avait reçu l’abjuration du général français, fondait alors (en 1622) la sanguinaire congrégation de propagandâ fide et extirpandis hœreticis; en même temps qu’il béatifiait Ignace de Loyola. Cette congrégation fut, pondant près d’un siècle, l’arme la plus redoutable que le fanatisme et l’erreur eussent employée contre le triomphe des doctrines bibliques. Mais c’est en Piémont surtout que la Propagande, cette fille honteuse du jésuitisme et de l’Inquisition, exerça ses plus terribles ravages.
Nous la verrons bientôt à l'œuvre dans les vallées vaudoises. Suivons-la aujourd'hui dans le marquisat de Saluces, où elle s’était bâtée de s’établir et où elle devint dès lors une source permanente de troubles et de persécutions.
En 1627, la vallée de Sture fut cruellement travaillée par les convertisseurs.
Les derniers vestiges de protestantisme qui restaient à Carail, en furent extirpés, selon le vœu des moines par le fer el le feu. Il n’était plus nécessaire maintenant d’avoir assisté aux assemblées des réformés pour être incarcéré : il suffisait de ne pas aller à la messe.
A Saint-Michel, à Pagliero, à Demont, les poursuites incessantes dont les Vaudois furent l’objet dépouillèrent rapidement ces bourgades, jadis florissantes, des citoyens paisibles qui les animaient, pour peupler les prisons de victimes ou les montagnes de proscrits.
La plupart d’entre eux se retirèrent en France, mais elle ne devait pas tarder à leur être tout aussi inhospilalière. On a retrouvé à Berlin les mémoires d’une famille qui sortit à cette époque de Demont, s’établit alors en Provence, et fut expulsée plus tard de ce dernier pays lors de la révocation de l’édit de Nantes.
Que de malheurs ont été causés par les guerres et les haines religieuses ! El que le monde a dû s’éloigner de la doctrine du Christ, pour que cette impie association de mots : Guerres et haines religieuses ait pu s'introduire dans notre langue !
Quelques-uns d’entre les nombreux prisonniers que la Propagande fit à cette époque, rachetèrent leur vie au prix' d’une forte rançon. La fortune amassée par le père pour les enfants, allait enrichir des couvents, des geôliers, des bourreaux.
Aussi, appauvries, décimées, proscrites et partout poursuivies, ces malheureuses Eglises de Saluces al-!aient s’affaiblissant de jour en jour. Depuis longues années toute manifestation de vie évangélique, autre que la patience et la résignation, leur était interdite; et si la flamme sacrée survivait dans leurs membres paralysés, c’était comme les dernières pulsations d’un cœur lent à mourir, dans le sein d’un patient immobile, sur lequel s’acharneraient encore les tortures de l'inquisition.
Ah! faut-il que des congrégations religieuses aient agi comme des bêtes féroces, pour désoler ainsi l’humanité?
Dans les hautes vallées du Pô, à Oncino, à Praviglelm, à Biétonet, le culte proscrit survivait cependant encore, dans le secret des pauvres chaumières et des alpestres bergeries. Mais l’on ne devait pas s’attendre à ce que ces premiers et ces derniers rejetons de la grande famille vaudoise, dans la province de Saluces, fussent constamment épargnés. Lorsque le feu a dévoré l’écorce, il ne respecte pas le cœur du tronc.
En 1629, le comte de la Mente, qui était lieutenant général des armées un duc dans le marquisat, frappa une contribution de quatre cents ducats sur les fidèles de Praviglelm.
Ceux-ci ne se hâtèrent pas de payer. C’était là probablement ce qu’il avait attendu; c’était le triomphe des prévisions persécutrices de la Propagande et du clergé.
Aussitôt, le comte de la Mente envoie quatre cents soldats à Praviglelm, pour ravager-les terres, enlever les bestiaux et piller les demeures des malheureux Vaudois.
Le butin fut transporté à Paësane, et il fallut payer mille ducats pour le ravoir.
Jaloux des fruits de cette expédition, un autre seigneur vint quelques jours après, à la tête de vingt-cinq hommes, pour saisir le pasteur de Praviglelm, et s’emparer de quelques otages, qu’il n’eût ensuite relâchés que sous forte rançon.
Ces pauvres montagnards étaient abandonnés à toutes les incursions, comme un pays sans maître au premier occupant. Cette fois pourtant, ils repoussèrent l’agresseur avec ses vingt-cinq hommes; mais il revint bientôt, accompagné non plus de soldats, mais de moines. Quelle devait être cette nouvelle expédition? On va l’apprendre en peu de mots.
Le capitaine de cette légion encapuchonnée, commence par ordonner à tous les habitants du pays de se rendre aux prédications des missionnaires, sous peine d’un écu d’or d’amende, pour chaque contravention. Les contraventions furent nombreuses, et sous prétexte de faire payer aux Vaudois les amendes encourues, on se saisit encore de leurs récoltes et de leurs biens.
Alors les habitants du val de Luzerne se décidèrent à prendre les amies pour venir au secours de leurs coreligionnaires de la vallée du Pô; alors aussi leur premier spoliateur, tenant à ce que les choses n’allassent pas trop loin, dans la crainte des comptes qu’il aurait eu à rendre lui-même, le comte de la Mente mit fin à ces scandaleuses extorsions.
La peste qui ravagea le Piémont en 1630, n’épargna pas les habitants de ces montagnes ; mais ce fléau du moins n’irritait pas les esprits, ne semait pas la division parmi les hommes.
Une nouvelle recrudescence du zèle papiste le remplaça bientôt, en apportant avec lui tous ces tristes effets.
Victor Amédée venait de monter sur le trône ; le nonce, les prélats, les congrégations, tous les représentants du papisme se hâtèrent de le circonvenir.
Quelle gloire pour Votre Altesse de réaliser enfin les vues héréditaires de ses prédécesseurs et d’extirper complètement l’hérésie de ses Etats! — C’est plus qu’une gloire, c’est un devoir. — C’est la consécration de votre avènement! — C’est sur votre couronne la plus sûre garantie des bénédictions de Dieu.
Tel était le langage qu’entendait de tout côté le nouveau souverain alors âgé de quarante trois ans.
Malgré la fermeté naturelle et la sage initiative de son caractère, qui lui avait valu déjà le traité de Ratisbonne et celui de Quiérasque (1) par lesquels il était rentré en possession de la plus grande partie de ses Etats, il finit par céder à ces suggestions.
(1) 13 octobre: 1630.
(2) 6 avril 1631.
Heureusement que les vallées vaudoises de Luzerne, Pérouse, Saint-Martin et Pragela appartenaient alors à la France ; mais, après ce grand centre du protestantisme en Piémont, la province de Saluces en contenait encore les plus nombreux représentants.
Le duc rendit donc, le 23 septembre 1623, un édit dans lequel il s’exprimait ainsi :
" Les princes de la terre étant établis de Dieu; ne doivent avoir rien de plus à cœur que la défense de sa religion. C’est pourquoi, afin de rendre la paix à l'Eglise, et de prouver notre indulgence aux hérétiques de Saluces, qui ont encouru la peine de mort pour leur obstination continuelle, nous ordonnons qu’ils aient à abjurer leurs erreurs dans l’espace de deux mois, après la publication du présent édit, et cela dans les formes qui leur seront prescrites par l’évêque de Saluces. Dans ce cas nous leur ferons grâce pour toutes les peines qu’ils auraient encourues ; mais s’ils laissent passer ce terme sans abjurer, ils seront tenus de s'éloigner de nos Etats sous peine de la vie. »
C’est ainsi qu’un souverain prouvait sa bienveillance à ses sujets ; c’est ainsi qu’il prétendait servir la religion chrétienne !
Dans cet édit, fort abrégé ici, les Eglises de Biolet, Biétonet, Croésio et Praviglelm, sont nominalement mentionnées.
Ce fut le coup de mort pour ces malheureuses tribus, et notre chapitre va se clore par leur dernier soupir.
Dès la publication de cet édit, plusieurs familles vaudoises sentant l’agonie venir pour les Eglises évangéliques de leurs chères vallées, s’étaient silencieusement exilées en Dauphiné.
En même temps l’évêque de Saluces, tout rayonnant d’un prochain triomphe, enorgueilli de l’importance que l’édit lui avait donnée, arrivait dans ces pauvres villages, escorté de moines et de soldats. L’ultima ratio regum est aussi l'ultima ratio Romœ. Dirons-nous comment le prélat put se vanter d’avoir converti plusieurs de ces indigentes familles, auxquelles même eût manqué le denier du voyageur, si elles s’étaient expatriées?
Non; mais sans dirons que d’autres, abandonnant leurs biens, s'étaient retirées : dans les montagnes ; et que là errantes et bannies, elles laissèrent s’éteindre dans la misère et les tourments de l’exil le derniers restes de cette Eglise vaudoise si longtemps florissante sur les sources du Pô.
Leurs maisons furent incendiées et démolies, leurs biens confisqués, leurs troupeaux saisis et vendus au profit de l’évêque, des moines et du fisc.
Que l’on compare aujourd'hui l’état moral et matériel des vallées vaudoises où l’Evangile s’est maintenu, avec le dépérissement obscur dans lequel sont tombées celles de la Sture et du Pô, où l’on a employé tant de temps et d’efforts pour l’en bannir, et l’on verra si le catholicisme est favorable à la prospérité des nations. Si le champ de cette comparaison parait trop rétréci en étant limité à ces humbles vallées, qu’on poursuive le même parallèle dans tous les pays du mande entre les contrées protestantes et les contrées catholiques, et l’on arrivera au même résultat.
Ainsi, se sont éteint es ces intéressantes communautés vaudoises, dont nul jusques ici, n’avait écrit l’histoire. Mais l’esprit qui les animait n’a pas disparu. Puisse-t-il animer constamment, ce qui reste de l’Israël des Alpes, dans ces montagnes depuis si longtemps arrosées par le sang des martyrs.
FIN DU PREMIER VOLUME.