La prédestination selon Jean Calvin

 

 

mise en page par Jean leDuc

 


 

La doctrine calviniste de la prédestination, considérée aujourd’hui à juste titre comme une théorie problématique – ou terrifiante: quelle liberté pour l’homme, en effet, si tout est déjà décidé par avance par une instance suprême et immuable? – s’explique par l’intérêt de Calvin pour la rédemption et pour la certitude de celle-ci.

 

Ce n’est pas la confiance de l’homme qui est décisive pour le salut, parce qu’alors l’homme serait sans cesse préoccupé par la qualité de sa foi. C’est Dieu seul qui peut décider d’élire ou de rejeter. La doctrine de la prédestination préserve en réalité les humains de toute prétention. “Celui qui sait que son salut est dans les mains de Dieu, renonce à ses propres forces, ne choisit plus ses propres moyens, mais attend l’action de Dieu en lui”, expliquait déjà Luther à l’appui de cette thèse. – Traité du serf arbitre. Du serf arbitre de Martin Luther, Didier Érasme, traduction et notes par Georges Lagarrigue, Gallimard, “Folio/essais”, 2001

 

Dans la synthèse de Calvin, la prédestination est un aspect de la souveraineté de Dieu qui conduit son œuvre vers son but: la restauration définitive de l’homme à la Parousie (Le mot grec “parousia”, qui signifie présence, arrivée, retour, a pris dans la langue du Nouveau Testament, le sens précis de second avènement du Messie, le premier étant celui de la venue de Jésus, reconnu par les premiers disciples comme le Christ.). On peut résumer en plusieurs phrases l’enseignement de Calvin sur ce point.

 

La prédestination ne se présente pas tout d’abord comme une explication, mais comme un mystère enveloppant Dieu et l’homme. La méditation de ce dogme est “odieuse et interdite”, dit Calvin et, de toute façon, impossible: “Quand ils enquièrent de la prédestination [les hommes] entrent au sanctuaire de la sagesse divine, auquel si quelqu’un se fourre ou ingère en trop grande confiance et hardiesse, il n’atteindra jamais là de pouvoir rassasier sa curiosité, et entrera en un labyrinthe où il ne trouvera nulle issue.” Institution de la religion chrétienne, édition de Jean-Daniel Benoit, Genève, Paris, Labor et Fides, 1955-1958, livre III, chap. XI

 

Qui peut spéculer sur le nombre des élus et des réprouvés, que Dieu seul connaît? Dieu ne prédestine pas au mal. C’est l’homme qui tombe par sa faute. Pour Calvin, le sens vivant, le seul à méditer, réside dans le dialogue où Dieu révèle à l’homme qu’il a été aimé le premier, alors que son indignité ne méritait que la mort. L’accent est mis, non sur les exclus et les réprouvés, mais sur l’assurance donnée au petit troupeau de rachetés. Par cette prédestination qui unit l’homme au “troupeau du Seigneur”, l’angoisse de la mort et du devenir et sublimée, si ce n’est supprimée.

 

L’essentiel de cette doctrine pour Calvin se résume à cet objectif: apporter aux fidèles, excommuniés et persécutés par l’Église de Rome et ses papes d’alors, un sentiment indestructible de communion personnelle avec Dieu. Certitude que rien ne peut ébranler, ni l’obscurité des temps ni les oppositions ni même les menaces de mort. Au tournant des années 1540, alors que rien n’est assuré quant à la destinée des Églises de la Réforme en France, à Genève ou ailleurs, se savoir membre d’une minorité élue et choisie par Dieu n’est pas indifférent.

 

Dans ce contexte, il ne faut pas voir la prédestination, “conseil Éternel de Dieu” comme une perspective menaçante et effrayante, mais au contraire comme un encouragement à la rupture avec le doute ou les angoisses. Calvin lui-même ne doutait pas de son élection et du choix de Dieu à son égard, une certitude qui le préservait des découragements incessants. Et de l’angoisse. Le salut ne dépend d’aucune œuvre, d’aucune volonté, d’aucune repentance ou regret. Il est purement, définitivement un acte gratuit aussi injuste qu’injustifiable aux yeux des hommes qui, toujours à nouveau, veulent faire leur salut de toutes les manières possibles ou envisageables: bonnes actions, pouvoirs, savoirs, connaissances, puissances…

 

Mais comment savoir, si l’on est élu ?

 

À cette question Calvin n’admet qu’une réponse: nous devons nous contenter de savoir que Dieu en a décidé ainsi et persévérer dans l’inébranlable confiance en Christ qui résulte de la vraie foi.

 

Simple: si en m’adressant à Dieu, je l’appelle Père, en le considérant comme un Père favorable, je suis certainement élu. Pour celui qui ne veut pas croire à l’Évangile du Christ, la prédestination est un labyrinthe sans issue et une pierre de scandale. Pour celui qui se sait racheté, elle lui permet d’appuyer sa fragilité sur le roc, la volonté incompréhensible de Dieu. Le fidèle élu, qui vit paisiblement dans la Providence de Dieu, ne craint rien ni personne, sachant que rien n’empêchera le “Seigneur Tout-Puissant” de mener l’histoire à son terme, la restauration définitive de l’homme “dans la plénitude de Dieu”.

 

Rien à voir avec le destin, ni même le fatalisme des Anciens et des “païens” grecs ou romains. Il n’existe pas de labyrinthes des causes fatales, explique Calvin, mais une seule dynamique, celle de l’action de Dieu, de ses voies et jugements insondables qui sont cependant porteurs de vie et de promesses de bonheur. Celui qui est disciple du Christ ne peut qu’attendre le jugement en toute sûreté.

 

La doctrine de Calvin s’articule en deux séquences distinctes: d’une part, durant sa vie l’homme qui vit par la foi s’exerce à combattre le mal et vise à la sanctification de son existence. Il est le lieu d’une liaison entre Dieu et le monde en ce qu’il croit et s’attend à la miséricorde divine. D’autre part, l’éternité, le monde d’en haut, est un domaine dont nul ne peut connaître le mystère, ni comprendre le mouvement et l’action. Entre ces deux temps, chaque croyant peut percevoir des indices avérés de son élection dans le cours de ses activités et dans sa vocation sociale.

 

Le sociologue Max Weber explique, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), traduction par J. Chavy, Plon, 1964; nouvelle traduction par J.-P. Grossein, Gallimard, 2003, que cette dimension positive de la prédestination a donné aux sociétés animées par des Églises confessant la doctrine réformée une activité inventive, créatrice, intelligente et commerciale remarquable. Le laïc catholique du Moyen Âge vivait, selon Max Weber, pour ainsi dire, au jour le jour du point de vue moral. Il était censé accomplir les devoirs et obligations exigées par l’Église, mais aussi produire quelques bonnes œuvres qu’il accomplissait au gré des circonstances dans une sorte de temps discontinu.

 

Dans le calvinisme, au contraire, il s’agit de vivre les promesses de la foi, dans un continuum de bonnes œuvres érigées en système dont Dieu est seul l’auteur. La vie n’est pas statique, elle est, sous le regard de Dieu et des hommes, une avancée qui n’est jamais achevée.

 

Vivre, c’est se savoir dans l’impossibilité de réaliser pleinement des bonnes œuvres en raison du péché qui est en soi. Mais c’est toujours être en mouvement, marcher toujours plus avant dans la confiance. Retirer l’angoisse et sortir d’une quête aussi inquiète qu’improductive pour vivre dans l’espérance. De là une vision ouverte, libératoire de l’existence qui ne se limite pas à l’angoisse perpétuelle d’un devenir personnel et collectif dans ce temps et au-delà. Pour Weber, le calvinisme introduit ainsi l’idée que le travail est la plus haute tâche que peut accomplir l’homme pour la gloire de Dieu et, surtout, le fidèle peut trouver dans sa réussite professionnelle la confirmation de son statut d’élu de Dieu.

 

Dans la dernière édition de L’Institution, Calvin fonde sa théorie sur des faits qu’il juge incontestables: l’élection d’Israël au sein des nations, celle des douze tribus, mais aussi des patriarches et des prophètes de l’Ancien Testament. Élection d’Israël qu’il qualifie d’ailleurs de ségrégation d’avec les autres peuples sans cause réelle: “La cause n’en apparaît point, sinon que Moïse, afin d’abattre toute matière de gloire, montre aux successeurs que toute leur dignité gît en l’amour gratuit de Dieu. Car il assigne cette cause à leur rédemption, que Dieu a aimé leurs pères, et a élu leur lignée après eux (Deutéronome 4:37). – L’Institution de la religion chrétienne, “De l’élection éternelle: par laquelle Dieu a prédestiné les uns au salut, et les autres à la condamnation”, éd. de Jean-Daniel Benoit, Genève, Paris, Labor et Fides, 1955-1958, livre III, chap. XXI

 

Ce rapprochement avec l’élection d’Israël confère à la doctrine de la prédestination une charge, une responsabilité accrue vis-à-vis du monde et des autres hommes, plus qu’une dignité supplémentaire. L’insistance de Calvin sur cette sorte d’élection négative des réprouvés reflète peut-être cette intention: maintenir à tout prix intacte la liberté de Dieu qui ne peut être liée par aucun système de pensée et rappeler à l’humilité ceux qui ont été choisis, non pour leurs mérites, mais pour la mission qu’ils doivent accomplir dans le monde.

 

Il s’oppose catégoriquement à l’idée selon laquelle l’homme serait appelé à s’autodéterminer et qu’il aurait vocation à s’auto-réaliser. Dieu donne de l’espace à l’homme. Il le rend effectivement riche et responsable avant qu’il ne soit né. L’homme peut et doit se réaliser dans cet espace. Mais il demeure radicalement subordonné à Dieu. Il dépend de Dieu le Créateur et, en même temps, de la création dans laquelle il a été placé par Dieu. Il doit se contenter de ce que Dieu lui a imparti dans sa bonté.

 

En conséquence, l’homme réformé est conduit à l’humilité face à la toute-puissance d’un Dieu dont aucun système ni aucune organisation humaine, ne peut rendre compte. Humilité face aux événements, à la nature ou à la création qui s’oppose à tous les systèmes englobants ou totalitaires que l’histoire ne manquera pas de produire. De Dieu, dont tout dépend et qui demeure inconnu dans ses desseins, n’est pas à la disposition des tentatives humaines de domination. C’est d’ailleurs au nom de cette altérité radicale de Dieu que l’Église confessante allemande, les théologiens Karl Barth ou Dietrich Bonhoeffer et nombre de réformés français à leur suite s’opposeront au régime hitlérien au XXe siècle.

 

Calvin, quant à lui, ne transigera plus avec cette thèse. Ceux qui s’opposeront à lui à ce sujet seront traités comme d’irrémédiables ennemis de Dieu. Plus le temps passe, plus sa conviction s’ancre. Double prédestination ou pas – celle des réprouvés et celle des élus – cette doctrine ne doit et ne peut être amendée ou corrigée sous peine de tout perdre, et la confiance et l’espérance et l’amour indéfectible de Dieu pour ses élus. Une insistance qu’il justifie ainsi: “Jamais nous ne serons clairement persuadés comme il est requis que la source de notre salut soit la miséricorde gratuite de Dieu […]. Chacun confesse combien l’ignorance de ce principe diminue la gloire de Dieu, et combien aussi elle retranche de la vraie humilité: c’est de ne point mettre toute la cause de notre salut en Dieu seul. L’Institution de la religion chrétienne, “De l’élection éternelle: par laquelle Dieu a prédestiné les uns au salut, et les autres à la condamnation”, éd. de Jean-Daniel Benoit, Genève, Paris, Labor et Fides, 1955-1958, livre III, chap. XXI

 

D’un mystère insondable et incompréhensible à tout entendement humain, Calvin fera au fil du temps une doctrine abrupte, incontestable et érigée en un système qui suscitera les oppositions les plus farouches. Fustigeant les “timides” qui ne veulent point goûter et entendre le message de la Bible, il ne cesse de répondre à ceux que cette doctrine “effraye”. À l’appui de sa thèse et de sa conviction, ce passage incontestable de l’épître de Paul aux Romains: “Nous savons, du reste, que toutes choses coopèrent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein. Car ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son fils, afin qu’il soit le premier-né d’un grand nombre de frère.” Épître aux Romains 8:28-29 (Bible Louis Segond)

 

L’opposition à sa doctrine de la prédestination n’en deviendra pas moins radicale au fil du temps. Quelques années plus tard débarque un dénommé Jérôme Bolsec, médecin de son état et réfugié à Genève. C’est Théodore de Bèze qui raconte l’épisode, Bolsec aurait “blasphémé contre la Providence de Dieu” Théodore de Bèze, L’Histoire de la vie et mort de maître Jean Calvin, Œuvres françaises de J. Calvin, éd. P.-L. Jacob [Lacour] Paris, Ch. Gosselin, 1842, t. I

 

Ancien carme, Bolsec se met en tête de contester publiquement, en pleine congrégation des pasteurs de Genève, la doctrine de la “prédestination éternelle”, comme si, raconte Bèze, nous faisions Dieu auteur du péché et coupable de la condamnation des méchants. “Ceux qui mettent une volonté éternelle en Dieu par laquelle il ait ordonné les uns à vie et les autres à mort en font un tyran, voire une idole comme les païens ont fait de Jupiter”. Opera calvini, 8, 145; extrait du “Registre de la Compagnie des pasteurs” de Genève

 

Calvin, absent au début de l’exposé, rejoint l’assemblée peu avant sa dispersion, reprend avec véhémence l’insensé avec forces arguments, et obtient du magistrat l’incarcération immédiate de Bolsec. Le médecin se mue en poète et compose dans sa prison une complainte demeurée célèbre:

“Chrétiens sont-ils devenus tyranniques?

Chrétiens ont-ils zèles pharisaïques?

Chrétiens ont-ils perdu leurs mœurs si belles?

Brebis de Christ sont-elles si cruelles?

Ô durs assauts, ô mortelles alarmes

Qui font mon cœur tout consumer en larmes.” Jérome-Hermès Bolsec, Histoire de la vie, mœurs, actes, doctrine, constance et mort de Jean Calvin. À Paris, chez Guillaume Chaudiere, 1577, [4]-50-[6] f. (BNF, Gallica)

 

Les Églises sœurs, celles de Berne, Bâle et Zurich sont consultées. On s’inquiète ici ou là de la hardiesse de Bolsec. Par prudence, sinon par conviction clairement établie – les “autorités” semblent parfois quelque peu dépassées par la complexité et la technicité des débats – une sentence de bannissement est prononcée. Le malheureux doit être expulsé sous vingt-quatre heures de Genève. La polémique ne fait par la suite que rebondir sur le même thème.

 

La théorie de Calvin ferait au final de Dieu l’auteur du péché (voir: Prédestination de la Chute et du Péché). Dans les cabarets de Genève on se moque gaiement de cette doctrine. Par un étrange retournement, Dieu serait à l’origine de la perdition des hommes! Un certain Robert Lemoine, originaire de Normandie, évoque la “foutue prédestination” de Calvin qu’il qualifie d’ “hérétique”. Quelques pasteurs s’y mettent aussi. L’opposition aux thèses de Calvin est si vive que sagement les autorités de Berne décident d’y mettre bon ordre… en interdisant carrément les débats et controverses sur le sujet.

 

Calvin, de son côté, s’impatiente sérieusement face à ces opposants multiples: “Pour ce que j’affirme et maintiens que le monde est conduit et gouverné par une secrète providence de Dieu, un tas de gens arrogants s’élèvent, gazouillent qu’à ce compte Dieu serait l’auteur du péché. C’est une calomnie frivole, et qui d’elle-même aisément s’évanouirait, sinon qu’elle rencontrât gens qui ont les oreilles chatouilleuses, et prennent plaisir à humer tel propos.” Jean Calvin, “Préface” de Commentaires des Psaumes, Opera Calvini, 31.18

 

Rien n’y fait cependant. Les condamnations et dénonciations réciproques ne feront qu’installer les oppositions.

 

La polémique autour de cette doctrine, que ses successeurs immédiats et d’autres encore, au cours des siècles suivants, n’auront de cesse de perpétuer, ne s’éteindra plus.

 

Extraits de “Calvin” par Jean-Luc Mouton, éditions Gallimard, collection folio biographies, 2009

Photo: Google Images

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source: http://touteveriteestbonnealire.blogspot.com/2010/04/la-predestination-selon-jean-calvin.html