Mais il y a un autre symbole de la puissance papale qu'il ne faut pas oublier, c'est la crosse pontificale. D'où vient cette crosse ? Notre première réponse c'est que le pape l'a empruntée à l'augure romain.
Celui qui connaît les classiques sait que lorsque les augures romains consultaient les cieux, ou tiraient des présages de l'aspect du ciel, ils avaient un instrument qui leur était absolument indispensable. Cet instrument qui leur servait à décrire la partie du ciel sur laquelle ils faisaient leurs observations, était recourbé à une extrémité et s'appelait lituus. Ce qui prouve évidemment que le lituus ou bâton recourbé des augures romains était identique à la crosse pontificale, c'est que les auteurs catholiques eux-mêmes, écrivant à une époque d'ignorance où le déguisement était jugé inutile, n'hésitaient pas à employer le mot lituus comme synonyme de crosse (36). Ainsi un écrivain papal décrit un certain pape ou évêque papal comme "mitra lituoque decorus," orné de la mitre et du bâton d'une augure ; voulant dire qu'il avait une mitre et une crosse. Mais ce lituus ou bâton du devin, que portait l'augure romain, était emprunté aux Étrusques qui, on le sait, l'avaient eux-mêmes pris aux Assyriens en même temps que leur religion. De même que l'augure romain se distinguait par ce bâton recourbé, ainsi les devins et les prêtres chaldéens, dans l'accomplissement de leurs rites, étaient d'ordinaire pourvus d'un croc ou d'une crosse. On peut faire remonter ce croc magique jusqu'au premier roi de Babylone, c'est-à-dire Nemrod, qui, d'après Berosus, porta le premier, le titre de roi-berger (37). En hébreu ou dans le chaldéen du temps d'Abraham, Nemrod le berger veut dire précisément Nemrod He-Roè ; et c'est certainement du titre de "puissant chasseur devant l'Éternel" que dérivent à la fois le nom du héros lui-même, et tout le culte de ce héros, qui, depuis, s'est répandu dans le monde. Il est certain que les successeurs divinisés de Nemrod, ont été généralement représentés avec le croc ou la crosse. Ce fut le cas à Babylone et à Ninive, comme le montrent les monuments encore debout. La figure 51, tirée de Babylone, montre la crosse sous sa forme la plus grossière. Dans Layard, on la trouve sous une forme un peu plus parfaite et ressemblant presque entièrement à la crosse portée aujourd'hui par le pape (38).
Fig. 51
Il en était ainsi, en Égypte, après l'établissement du pouvoir babylonien, ainsi que le témoignent les statues d'Osiris avec sa crosse (39). Osiris lui-même était souvent représenté comme une crosse surmontée d'un oeil (40). C'est ce qui se fait chez les nègres africains dont le dieu, appelé le Fétiche, est représenté sous la forme d'une crosse comme le montrent évidemment ces lignes de Hurd : "Ils mettent des fétiches devant leurs portes, et ces divinités sont faites sous la forme de ces grappins ou de ces crocs 304
dont nous nous servons d'ordinaire pour secouer nos arbres fruitiers (41)."
Cela se fait aujourd'hui dans le Thibet, où les Lamas ou Theros portent, ainsi que le déclare le jésuite Luc, une crosse, comme emblème de leur fonction. C'est encore ce qui se fait même au Japon, si loin de nous ; voici, en effet, la description des idoles du grand temple de Miaco, le dieu principal : "Leurs têtes sont ornées de rayons de gloire : quelques-unes ont à la main des crocs de berger pour montrer qu'elles sont les gardiennes de l'humanité contre toutes les machinations des mauvais esprits (42)." La crosse que porte le pape, comme emblème de son office de grand berger du troupeau, n'est donc ni plus ni moins que le bâton recourbé de l'augure ou le bâton magique des prêtres de Nemrod. Or, que disent de tout ceci les adorateurs de la succession apostolique ? Que pensent-ils maintenant de leurs ordres tant vantés qu'ils font venir de Pierre de Rome ? Ils ont raison, vraiment, d'en être fiers ! Que diraient donc les anciens prêtres païens qui ont disparu de ce monde alors que les martyrs luttaient encore contre leurs dieux et qui plutôt que de se tourner vers eux, "n'aimèrent pas leur vie plus que la mort", que diraient-ils s'ils pouvaient voir l'apostasie de la soi-disant Église de la chrétienté d'Europe ? Que dirait Belshazzar lui-même, s'il lui était permis de revoir "la clarté de la lune", d'entrer à Saint-Pierre de Rome, et de voir le pape dans ses attributs pontificaux, dans toute sa pompe et sa gloire ? Certainement il dirait qu'il est entré dans l'un de ses propres temples, autrefois si célèbres, et que toutes choses continuent comme elles étaient à Babylone, cette nuit mémorable où il vit avec stupéfaction cette inscription si terrible : "Mané, mané, tekel, upharsin !" (Daniel V, 25).
1. C'est seulement au II siècle avant l'ère chrétienne que le culte de Cybèle sous ce nom fut introduit à Rome, mais la mère déesse sous le nom de Cardea, avec le pouvoir de la clef, était adorée en même temps que Janus, depuis bien longtemps. Ovide, Fastes, vol. III, v. 102, p. 346.
2. ibid. liv. I, vol. III, v. 95-99, p. 18.
3. TOOKE, Le Panthéon, Cybèle, p. 153.
4. Pour avoir la preuve que cette prétention fut élevée la première fois en 431, lire ELLlOTT, Horoe, vol. III, p. 139. En 429, il y fut fait une première allusion, mais en 431, cette prétention fut ouvertement et clairement formulée.
5. GIESELER, vol. I, p. 206-208.
6. Voir BOWER, vol. I, p. 212.
7. PARKHURST, Lexique Hébreu, p. 602.
8. Les Mufti turcs, ou interprètes du Koran, dérivent ce nom du même verbe que celui qui a formé Miftah, une clef.
9. POTTER, Antiquités, vol. I, Mystères, p. 356.
10. Selon Jamblique, Hermès (l'Égyptien) était le dieu de la connaissance céleste, qu'il communiquait aux prêtres. Elle les autorisait à lui dédier leurs commentaires (WILKINSON, vol. V, ch. XVII). Il apprit aussi aux hommes comment s'approcher de la divinité par les prières et les sacrifices (ibid. ch. XIII). Hermès Trimégiste semble une nouvelle incarnation de Thoth, revêtu d'honneurs plus grands encore. Les principaux livres d'Hermès étaient très respectés par les Égyptiens et portés dans les processions religieuses (CLÉMENT, Strom., liv. VI, vol. III).
11. En Égypte Petr a le même sens (BUNSEN, vol. I, Hiéroglyphe, p. 545) et signifie, montrer. L'interprète est appelé Hierophanta, mot de même idée que montrer.
12. Hermès, dieu de l'invention et de la science, dévoila aux hommes la volonté du père de Jupiter comme ange ou messager de Jupiter. Gardien de la discipline, il invente la géométrie, le raisonnement, le langage. Aussi préside-t-il toute érudition, amenant à une essence intelligente et gouvernant toutes les âmes humaines (PROCLUS, Commentaire sur le premier Alcibiade, dans les notes de Taylor). Hermès était si essentiellement le Révélateur qu'en découle Hermeneutes, interprète.
13. Voir BRYANT, Mythologie, vol. I, p. 308-311, 356, 359, 362.
14. LEMPRIERE, sub voce.
15. OVIDE, Fastes, liv. I, v. 171, 172, vol. III, p. 24.
16. Ainsi appelé dans Hymne des Saliens, MACROBE, Sat., liv. I, ch. 9, p. 54, c. 2. H.
17. Voir note 1, p. 44 et p. 199.
18. OVIDE, Fastes, liv. I, v. 117-118.
19. ibid. v. 117-120, 125.
20. PARKHURST, Lexique, p. 627.
21. Selon Wilkinson (vol. II, p. 22), le roi décrétait les lois et dirigeait toutes les affaires de la religion et de l'état : ce qui prouve qu'il était le souverain pontife.
22. WILKINSON, Les Égyptiens. L'infaillibilité était une conséquence naturelle de la croyance populaire relativement aux rapports entre le souverain et les dieux. Car, le roi, croyait-on, participait à la nature divine (DIODORE, liv. I, ch. 7, p. 57).
23. LAYARD, Ninive et ses ruines, vol. II, p. 472-474 et Ninive et Babylone, p. 361. Les rois d'Égypte et d'Assyrie qui renfermait Babylone étaient la tête de la religion et de l'état. Les statues sacrées, dit-on, étaient en adoration, comme ses sujets. L'adoration réclamée par Alexandre le Grand imitait directement celle rendue aux rois perses. Quinte-Curce (liv. VIII, ch. 5) dit : "Volebat... itaque more Persarum Macedonas venerabundos ipsum salutare prosternentes humi corpora." Selon Xénophon, cette coutume des Perses venait de Babylone : Cyrus fut adoré pour la première fois en marque de respect lorsqu'il entra dans Babylone (Cyrop, liv. VIII).
24. GAUSSEN, Daniel, vol. I, p. 114.
25. SYMMAQUE, Epistoloe, liv. VI, 31, p. 240.
26. BOWER, Histoire des Papes, vol. I, p. 7.
27. BARTOLINI, Antichita sacre di Roma, p. 33.
28. Dieu seul est Dieu et Mahomet est son prophète (Lady MORGAN, L'Italie, vol. III, p. 51). Le Dr. Wiseman a cherché à contester cette affirmation, mais le Times fait remarquer avec raison que cette dame avait évidemment pour elle le meilleur argument.
29. BEGG, Manuel de la papauté, p. 24.
30. WILKINSON, vol. V, p. 285-286.
31. LAYARD, Ninive et Babylone, p. 343.
32. 4e édit, vol. III, p. 4, fig. 27.
33. WILKINSON, vol. V, p. 253.
34. A. Trimen, célèbre architecte de Londres, auteur de L'Architecture de l'Église et de la Chapelle.
35. KEMPFER, Le Japon, dans la Collection de PINKERTON, vol. VII, P. 776.
36. Voir Gradus ad Parnassum composé par G. PYPER, membre de la société de Jésus, sub vocibus Lituus Episcopus et Pedum, p. 372, 464.
37. BEROSUS, apud Abydenus, in Fragments de Cory, p. 32. Voir EUSÈBE, Chron., P. I.
38. Ninive et Babylone, p. 361. Layard paraît croire que l'instrument mentionné, porté par le roi était une faucille. Après un examen attentif, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une crosse, ornée de clous, comme souvent avec les crosses romaines qui (et c'est bien là, la seule différence) sont renversées au lieu d'être droites.
39. Le nom bien connu de Pharaon, titre des rois pontifes d'Égypte, est exactement la forme égyptienne de l'hébreu He-Roè. Pharaon, dans la Genèse, est sans les points voyelles, Phe-Roè, Phe étant l'article défini égyptien. Ce n'était pas les rois bergers que les Égyptiens adoraient, mais Roi-Tzan, les bergers des troupeaux (Genèse XLVI, 34). Sans l'article, Roi, berger, est évidemment l'original du français Roi, d'où l'adjectif royal ; et de Ro, qui veut dire faire le berger, mot qu'on prononce Reg (avec la suffixe sh, qui veut dire celui qui est, ou celle qui fait) découle Regsh, celui qui joue le rôle de berger, d'où le latin Rex, et royal.
40. PLUTARQUE, vol. II, p. 354. F.
41. HURD, p. 374, c. 2.
42. ibid. p. 104, c. 2.
Chapitre 6
Ordres religieux
Article 2
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