LA BIBLE EN FRANCE

« On parle beaucoup, de nos jours, de nouvelles traductions de la Bible en langue française. Les catholiques s’en préoccupent comme les protestants; des pionniers zélés de la science et de l'Église s’y essaient individuellement; des pasteurs s’associent pour travailler en commun et pour se soutenir mutuellement dans une œuvre longue et ardue ; des sociétés se constituent quasi officiellement... Tout cela prouve, non-seulement le haut et puissant intérêt qu’on prend à la chose, et qui, certes, n’est pas déplacé, mais cela accuse encore un sentiment plus ou moins positif d’un besoin devenant plus urgent de jour en jour. On ne se cache plus que nos versions reçues laissent beaucoup à désirer, qu’elles sont restées en arrière, nous ne dirons pas de la langue nationale (car, à tout prendre, la parole de Dieu ne tire pas précisément sa force de sa classicité), mais en arrière de la science exégétique de notre siècle 1. »

1 Nouvelle Revue de Théologie, janvier 1858.

Écrites, il y a cinq ans déjà, ces lignes de M. Ed. Reuss n’ont rien perdu de leur actualité. On a vu, loin de là, grandir d’année en année, l’intérêt, pour les traductions de la Bible, et, plus que jamais, la question est à l’ordre du jour. On a compris qu’elle tient à l’âme du protestantisme, et on l’a traitée avec l’intérêt qu’elle mérite. Soulevée dans le sein des Sociétés bibliques de France, elle a été débattue avec une animation extraordinaire dans les conférences pastorales de Paris des deux dernières années ; et dès lors, différents journaux religieux n’ont pas cessé de s’en occuper 1.

1 Avant comme après ta lecture de ce mémoire, l'Espérance, la Croix, la Foi, le Lien et le Chrétien évangélique ont fait paraître plusieurs articles sur ce sujet. Ces articles sont signés des noms de MM. Arnaud, Archinard, Astier, pasteur suffragant; Bastie et Vidal de Bergerac; L. Bonnet, Calliatte, A. Coquerel, J. DelaCroix, Dutemps, P. Fontanes, Matter, inspecteur honoraire de l'Université, Mouline, Pascal, Proy, Stein, Vaucher, Violier, etc.

Une circonstance qui fait ressortir l’importance et l’actualité du sujet, c’est qu’il a été simultanément proposé à la discussion des Conférences de Paris de 1862, par deux hommes dont les principes dogmatiques sont fort opposés, et qui appartiennent à deux Églises différentes : M. le pasteur Vallette et M. Athanase Coquerel fils. Cette année encore, cinq propositions, concernant le même objet, avaient été déposées sur le bureau. — D’autres corps ecclésiastiques se sont occupés de la même question. Au mois de janvier de l’année dernière, la vénérable Compagnie des pasteurs de Genève s’est décidée à demander à la Société biblique génevoise la publication de Bibles autres que celles de Martin et d'Ostervald. Peu de mois après, le 5 juin, une réunion de soixante-dix pasteurs et anciens, rassemblés à Nîmes, a voté une proposition conçue en ces termes : « La conférence pastorale du Gard exprime le vœu qu’il soit publié, par la Société biblique, une version des Livres saints, plus exacte que celles d'Ostervald et de Martin, actuellement en usage, et qu’en attendant, on emploie dans nos églises diverses traductions estimables, qui ont paru depuis quelques années et en particulier le Nouveau Testament de Genève, 1835.» Mais ledit Nouveau Testament a été repoussé, à deux reprises, par les Conférences de Paris ; cette dernière fois, par soixante-huit suffrages contre quatorze. Ont pris part à la dernière discussion : MM. Matter père, E. Arnaud, G. Monod, Rognon, Dhombres, Bernard, Mayer, Athanase Coquerel fils, Montandon, Carénou, Ducros et deux membres laïques, MM. Guizot et Mettetal.

La lutte dès lors est demeurée vigoureusement engagée. De nouvelles brochures ont vu le jour. Soit avant, soit après, le comité de la Société biblique protestante a reçu plus de cent lettres de pasteurs ou d’Églises, pour la plupart demandant qu’on sorte du statu quo. Le Conseil presbytéral de l'Église réformée de Paris, les Consistoires de Saint-Quentin, de Mulhouse et de Saverdun se sont prononcés en faveur du texte d'Ostervald, dans l’esprit, toutefois, de la Conférence de Paris, qui a déclaré qu’elle appelait de « tous ses vœux l’amélioration de nos versions reçues. »

Mais ce qui semble surtout de nature à convaincre de l’opportunité de cette question, ce sont les laborieux efforts tentés en dernier lieu pour doter l'Église d’une traduction nouvelle des saintes Écritures en français. Depuis sept ans seulement que fut entreprise l’étude que j’ai poursuivie dans mes moments de loisirs, et dont j’ai l’honneur de vous offrir aujourd’hui les principaux résultats, il n’a pas paru, à ma connaissance, moins de cinq nouvelles traductions du Nouveau Testament 1. Pendant le même laps de temps, les livres de l’ancienne Alliance ont été les objets de différents essais partiels 2, et nous avons eu la satisfaction de voir se terminer, à Neuchâtel, l’année dernière, l’œuvre capitale de M. Perret-Gentil 3.

1 Ce sont les traductions de MM. Rilliet (1858-1860), Arnaud (1858), et Darby (1859), toutes les trois tenant compte de la critique du texte ; une édition nouvelle et sensiblement modifiée de la Version de Lausanne; enfin, le Nouveau Testament, de l'abbé J. B. Glaire, doyen de la Faculté de Théologie de Paris (1861). Cette dernière est très-digne d’attention. C’est, croyons-nous, la première et la seule que l'Index romain ait jamais revêtue de son approbation.

2 Job, par M. Renan (1858), et plus récemment le Cantique, par le même traducteur. Ce dernier livre vient d’être traduit de nouveau, par M. Théodore Paul; Ruth, les Psaumes Mahaloth et les Psaumes XLII et XLIII, par M. Reuss. M. Reuss a publié en outre une remarquable traduction de l'Épitre aux Hébreux (juin 1860). On doit à M. André Janin, l'Ecclésiaste (mars 1857) et les Proverbes (1860). M. L. Wogue, professeur au séminaire israélite de Paris, a entrepris la traduction du Pentateuque et des Haphtaroth; la Genèse et l'Exode sont en vente. Une société suisse anonyme a publié les cinq Livres de Moïse, traduction nouvelle (1861), et précédemment deux éditions des Psaumes. Ce dernier livre a aussi été traduit par M. A. de Mestral (1861).

3 Le Pentateuque et les Livres historiques de l'Ancien Testament, traduction nouvelle d’après l’hébreu; Neuchâtel, 1862.— Les Hagiographes et les Prophètes avaient paru en 1847.

Une telle fécondité surpasse ce que l'on a jamais vu. Nous devons y reconnaître un heureux signe du temps 1.

1 D'autres contrées de l’Europe ont également donné le jour à de nouvelles traductions de la Bible. Il suffira de citer, en Russie, les travaux du saint Synode et ceux du savant Israélite Mandelstamm, qui publie simultanément une traduction de l'Ancien Testament en allemand; en Angleterre, la traduction du docteur Benisch, juif aussi, et celle, plus nouvelle encore, du docteur Kalisch; pour le Nouveau Testament, la traduction de M. Sam. Sharp. En Allemagne enfin, Stier, Meyer, le chevalier de Bunsen et maints autres, ont concouru à des entreprises de même nature. Mais nulle part le sujet n’est tant à l’ordre du jour qu’en France.

Elle prouve que notre génération, altérée de vérité, désire remonter aux sources d’où la vérité découle. Pareil au jeune homme perdu dans les catacombes de Rome, et dont un poète nous a retracé la touchante histoire, notre siècle n’a-t-il pas ressaisi, en quelque sorte, le fil conducteur qui le fera finalement sortir de son obscur labyrinthe? Déjà, pour nous, chrétiens évangéliques, les ténèbres ont fait place à la lueur du jour. L’Écriture nous a conduits à Christ, et Christ, soleil de justice, nous éclaire.

Heureux sommes-nous, en particulier, nous ministres de l'Évangile, qui pouvons, grâce à la science qui nous a été transmise, entrer dans un contact plus direct avec la parole de vérité. Soulevant, en quelque sorte, ce voile de la traduction, dont le tissu, si fin qu’il puisse être, dérobe aux yeux les plus délicates beautés du divin tableau qu’il recouvre, nous goûtons de vives et pures jouissances 2. Ah ! quand on a connu l’édification que procure une étude attentive de l’original, on voudrait inviter chaque fidèle à se mettre en état de la retirer pour lui-même. On voudrait, du moins, faire ce qui dépend de soi pour placer, entre les mains de ceux qui ne peuvent jouir de ce privilège, la Bible en langue vulgaire, sous la forme la plus adéquate possible au texte original. On est conduit, par là même, à s’enquérir avec exactitude de tout ce qui a été entrepris auparavant dans le même but, et de la valeur respective de ces divers travaux.

2 Le catholicisme romain a laissé au milieu de nous un préjugé, en vertu duquel beaucoup de laïques s’interdisent, en s’en exagérant la difficulté, l’étude des textes sacrés. L’un de nos professeurs de philologie, dont la piété égalait le savoir, M. H. Fleury, nous avouait qu'il aurait craint, en ouvrant son Nouveau Testament grec, que des préoccupations purement littéraires vinssent troubler l'édification qu'il cherchait dans nos traductions reçues du saint livre Toutefois, pour ne parler que du Nouveau Testament, nous avons vu de jeunes ouvriers en horlogerie s'exercer à lire l'original, pendant les moments que leur laissait le travail de l'établi, et parvenir au bout de six mois à comprendre les Evangiles. En apprenant chaque jour quinze mots seulement (y compris les dérivés}, tels qu'ils se trouvent par exemple dans la petite concordance de M. Henri Olivier, on possédera, en moins d'un an, tout le vocabulaire du Nouveau Testament. M. Fisch raconte, dans son récent voyage aux États-Unis, qu'il a fait subir à de jeunes descendantes de Cham en Pensylvanie, un examen de philologie biblique, qui aurait fait honneur, dit-il, à maint étudiant de nos Facultés. On sait quelles étaient à cet égard les capacités de plusieurs femmes du temps de la Réforme et quels hommes elles ont élevés. Dans les collèges fondés dans notre Suisse française, par Farel et Calvin, tous les élèves, à partir de la seconde classe, étaient exercés dans la lecture du Nouveau Testament grec. Nos réformateurs avaient senti l'importance de cette espèce d'initiation des laïques dont on s'est malheureusement départi dès lors. Nous croyons que cette étude serait un puissant remède contre le scepticisme qui ronge au cœur la jeunesse actuelle. Ces livres portent un tel cachet d'authenticité, que leurs adversaires les plus passionnés, Bauer et son école, ont été, en définitive, contraints de le reconnaître; ils ont publiquement avoué que plusieurs de ces livres avaient résisté à leurs attaques. La dent d’une critique hostile s’y brisera toujours comme celle d’un serpent sur la lime de l’horloger. Un président de Consistoire Israélite, publiciste distingué, nous ayant demandé un jour quel livre pourrait le convaincre de la vérité de la religion chrétienne, nous lui recommandâmes une étude scrupuleuse des Actes des Apôtres, dans l’original. Nous lui fîmes remarquer entre autres que Paul s’appelait primitivement Saül et non Saul, comme l’écrivent nos versions dont l’origine remonte à une époque où le tréma n’était point encore inventé. Saül, ce nom qui semble bizarre au premier abord, devient un témoin d’authenticité dans le récit, lorsqu’on se souvient de ce que l'Apôtre des gentils nous rapporte, dans ses Épitres, de son origine benjamite, origine que Luc ne nous avait pas fait connaître. Il n’y avait guère, en effet, que des Benjamites, dont le roi Saül était la principale illustration, qui pussent donner à leurs enfants un nom qui rappelle d’ailleurs de tristes souvenirs. Cette coïncidence, nullement calculée, à coup sûr, devint pour nous, le jour où nous la constatâmes, une vive confirmation de l’authenticité du livre. Des impressions de même nature seront l'infaillible prérogative de tout lecteur attentif du texte sacré.

Telle est, Messieurs et très-honorés Frères, la pensée qui a présidé à la rédaction de ce Mémoire. Qu’a-t-on fait jusqu’ici, pour traduire la Bible en français; dans quelles circonstances nos différentes versions ont-elles vu le jour ; quel jugement devons-nous porter sur les versions françaises en général, et plus spécialement sur celles qui ont prévalu au milieu de nous ; le peuple possède-t-il l’équivalent le plus parfait possible des écrits inspirés, et que reste-t-il à faire? Voilà la triple question qui s’est naturellement présentée à mon esprit et que chercheront à résoudre les trois parties de la présente étude.

 

PREMIÈRE PARTIE

PARTIE HISTORIQUE

 

CHAPITRE PREMIER

La Bible dans l’histoire.

 

«Puis je vis un autre ange qui volait par le milieu du ciel, ayant l'Evangile éternel, afin d'évangéliser à ceux qui habitent sur la terre, et à toute nation, tribu, langue et peuple; »

Révél. de saint Jean, xiv. 6.

 

La Bible est la parole de Dieu. Elle est au milieu des livres ce que son Auteur est au milieu des intelligences ; elle est le Livre roi, elle est le Livre éternel. De tous les livres que nous ont transmis les bibliothèques de l’antiquité, elle est le seul qui soit d’un usage populaire aujourd’hui. Des littérateurs, tels que Delille et, plus récemment, Barthélemy, ont dépensé des trésors d’esprit et de patience pour faire passer dans notre langue les chefs-d’œuvre du prince des poètes latins; mais, tandis que leurs essais charment un petit nombre d’adeptes, la Bible, dans le style plus ou moins raboteux de nos antiques versions, se répand en France, chaque année, par centaines de milliers d’exemplaires1. Qu’y a-t-il d’étonnant? Elle offre à notre esprit l’aliment le plus solide. La Bible, laissons un disciple de Moïse en faire l’éloge: « La Bible, dit M. Wogue 2, l'histoire la revendique comme un recueil des plus précieux documents; la politique et la législation la consultent comme le plus antique des monuments écrits ; la littérature et la poésie trouvent, sur chacune de ses pages, le cachet du sublime..... » A quoi nous ajouterons, surtout, elle nourrit et console nos cœurs, elle règle la vie, elle illumine la mort, elle rajeunit le vieillard, elle mûrit le jeune homme, elle tance les présomptueux, elle relève les esprits abattus; elle abreuve et rassasie notre faim et notre soif de vie éternelle. Tout corrompus que sont les hommes, tout hostiles qu’ils se montrent à l’égard de la sainteté qu’elle prêche, elle surmonte leurs inimitiés, et se voit finalement entourée de leurs hommages. Elle fait pâlir toutes les gloires littéraires. Dans combien d’idiomes déjà disparus n’a-t-elle pas été traduite? On l'imprime, à cette heure, en cent soixante langues, et le nombre des versions diverses, publiées par la seule Société britannique et étrangère, s’élèvent à cent quatre-vingt-dix. Il est telle de ces versions qui remonte à vingt-trois siècles en arrière, et telle autre qui ne fait que de naître. Qu’on songe à la quantité d’efforts, de dépenses et souvent de vies d’hommes, consacrés à parfaire tant de travaux, et que l’on cite ensuite un autre livre au monde qui ait obtenu, fût-ce la minime partie d’un semblable succès, si l’on ose parler de succès en parlant des œuvres de Dieu!

1 Trois sociétés principales, dont deux indigènes, travaillent, en France, à la dissémination des saintes Écritures, dans les versions reçues de Martin, d’Ostervald et de Le Maître de Saci. La France est redevable à la seule Société britannique et étrangère, de plus de trois millions deux cent mille volumes de la Parole de Dieu, distribués, pour la plupart, au-dessous du prix de coût, durant les trente dernières années. Le rapport du dernier exercice mentionne une vente d’environ quatre-vingt mille exemplaires.

2 Dans sa récente préface sur le Pentateuque.

« Rien ne serait plus riche en instructions qu’une histoire complète des traductions de la Bible1. » Quel enseignement salutaire que de voir, en chaque nation, l’apparition de ce livre signaler l’aurore d’une ère nouvelle, et, non-seulement la vie religieuse, mais les destinées des empires, en étroit rapport avec l’accueil plus ou moins favorable que rencontre le saint volume. Un fait saillant de nos jours, et puissant dans la controverse anti-ultramontaine, c’est, on l’a dit, mais pas assez peut-être, la supériorité politique et extérieure, et surtout intellectuelle et morale des nations qui ont la Bible, qui l'honorent ou du moins la tolèrent, sur celles qui la proscrivent et qui la brûlent. Jamais pays a-t-il pris un plus brillant essor que l’Espagne des premières années du XVIe siècle? La première en date, elle imprime les originaux de la Bible à Alcala 2 ; elle retient François Ier captif à Madrid ; le soleil ne se couche pas sur ses possessions; en 1584, par un dernier reste de libéralisme, elle reproduira â Salamanque la Bible latine de Léon de Juda et des réformés de Zurich avec la Vulgate en regard1.

1 Une traduction nouvelle de la Bible, par M. L. Bonnet. Chrétien évangélique, du 25 mai 1861.

2 La Bible polyglotte d'Alcala, ou Biblia Complutensis (ainsi désignée d'après le nom latin de cette ville, Complutum), due à la munificence du cardinal Ximénès (1514-1517, 6 vol. in-fol.), donne un texte original et indépendant d’après différents manuscrits d’Espagne. On lit dans une lettre adressée par Ximénès au pape Léon X «....ad primam scripturœ originem recurrendum est, sicut beatus Hieronymus et Augustinus accœteri Ecclesiastici tractatores admonent; ita ut librorum veteris Testamenti sinceritas ex Hebraica veritate, novi autem ex Grœcis exemplaribus exami  netur. » Ces lignes furent écrites et la publication de la Bible des Complutenses, entreprise avant le Nouveau Testament d'Erasme lui-même, bien que ce dernier livre soit sorti de presse dès 1516.

1 « Hommage bien remarquable rendu à une exactitude consciencieuse. Cette traduction (celle de Zurich), que rien n'a surpassée, fut reproduite avec une égale estime par R. Estienne, à Paris, et par les docteurs de Salamanque. » Berger de Xivrey, Etude sur le texte et le style du Nouveau Testament, p. 47.

Jetons maintenant sur elle un regard compatissant; la cruelle Inquisition, nouvelle Dalila, lui a ravi le secret de sa force. En lui ravissant la Bible, elle a brisé son élan, et, mère dénaturée, la nation espagnole semble vouloir consommer elle-même sa ruine, en exilant de leur patrie ses enfants les plus généreux et les plus dévoués 2. Cependant l’Angleterre, relativement chétive, il y a trois siècles, et ne comptant guère alors que trois millions d’habitants, l’Angleterre où la parole de Dieu a pu prendre son libre cours, est établie reine

2 Don Manuel Matamoros, Alhama, don José Gonzalès Mijias, don Antonio Carasco Palermo. Il est avéré à l'égard de ces martyrs de l'Évangile en Espagne, qu'ils sont restés étrangers aux disputes politiques. Tout leur crime a été de chercher à répandre parmi leurs concitoyens le trésor des saintes Écritures. — Voir la courageuse défense présentée en faveur de deux d’entre eux par deux avocats de Malaga: don Roque Meano et don Francisco Mereno Lopez. ( Espérance du 7 nov. 1862.)

sur dix milliers d’îles et sur deux cents millions de sujets 1. Plus près de nous, il suffît de comparer les deux rives du Léman, ou simplement de traverser notre lac de Neuchâtel. On sera frappé de trouver si près d’ici dans la catholique Estavayer, ancienne résidence des jésuites, une population ignorante, pauvre et superstitieuse, de cinquante ans ou d’un siècle plus reculée que la nôtre 2. Tellement qu’on pourrait soutenir que la prospérité d’un pays est en raison directe du nombre d’exemplaires des saintes Écritures qui s’y propagent et de l’usage qu’on en fait3. Et si l’on nous oppose la prépondérance actuelle de la France sur le continent, le mouvement progressif de contrées telles que la Belgique, où prévaut une puissance spirituelle anti-scripturaire, notre réponse est prête. C’est l’histoire même des Bibles françaises que nous allons esquisser. Elle nous prouvera que de très-bonne heure et bien longtemps avant nous, la Belgique 1 et la France ont été imprégnées du levain de la parole de vie, et que, depuis la Réforme, elles n’en ont point été entièrement privées.

1 Voir une série de constrastes étonnants entre ce que l'Angleterre était avant la Réforme, et ce qu'elle est devenue depuis, dans le discours du Rev. Mesac Thomas, de Londres, maintenant évêque de Golbourne. — Les Conférences de Genève, 1861, t. II. p. 15 et suiv.

2 De la portion protestante du moins, car l'instruction est également en grande souffrance chez nos compatriotes catholiques romains du Landeron, si l'on en juge d'après une lettre qu'un habitant de cette ville adressait, il y a quelque temps, au Neuchâtelois.

3 On entend vanter parfois la civilisation et l'ordre admirable du Japon, sinon de la Chine ; mais qui voudrait être citoyen d'un empire dont les ambassadeurs, sur un ordre, inopinément reçu de leur maître, dit-on, souillent les fêtes splendides que l’Europe chrétienne leur donne, par le plus révoltant des suicides. Les journaux ont annoncé que l'un de ces ambassadeurs, s'étant ouvert le ventre, avait inondé de son sang un des salons de l'hôtel du Louvre.

1 Erasme raconte que dans sa jeunesse, c’est-à-dire en 1480, on lisait, dans les Pays-Bas, la Bible traduite tant en français qu’en allemand; et que, dans les maisons des Béguines qui sont en Flandre, on faisait les prières et on y chantait les Psaumes traduits en la langue du pays. Œuvres de Bayle, la Haye (1727); 1. 7. 41. — Le P. Lelong cite une Bible flamande en deux volumes in-folio, imprimée dès 1475; deux Bibles allemandes, publiées simultanément à Nuremberg et à Augsbourg, en 1477; et une Bible flamande, imprimée à Delft la même année. — Anvers, Louvain, Amsterdam donnèrent plus tard le jour à un nombre très-considérable de Bibles françaises.

 

CHAPITRE II.

La Bible en France avant l’imprimerie.

 

« il n'y a rien qui se puisse mettre à couvert de sa chaleur. » PS. XIX, 6.

 

Il règne encore chez les protestants de langue française une ignorance presque générale relativement aux traductions de la Bible. Que de gens, d’ailleurs instruits, lisent journellement la version de David Martin, sans rien savoir de sa personne ni de son œuvre, sinon qu’il fut ministre du saint Évangile à Utrecht, ainsi que le porte le titre du volume. Il n’y a pas si longtemps qu’à Neuchâtel même, certaines personnes soutenaient que J.-F. Ostervald avait non révisé, mais traduit à nouveau la Bible, et que des livres d’histoire religieuse consacraient l’opinion généralement répandue, que la Bible imprimée par Robert Olivetan, en 1535, avait été la première traduction française des saintes Écritures 1. Cette ignorance, qu’on décorait parfois du nom de confiance implicite, cette ignorance était coupable, puisqu’elle était contraire, non-seulement à l’esprit de la Réforme, mais à celui de la Parole de Dieu, qui si souvent nous invite à examiner les fondements de notre foi. Aujourd’hui, grâce aux écrits populaires de MM. Merle d’Aubigné et Puaux, personne n’ignore plus l’antériorité de la version de Lefèvre sur celle d’Olivetan. Ce qui est moins connu, c’est que Jacques Lefèvre lui-même avait eu des devanciers, et que près de quarante ans avant lui, la Bible tout entière avait été imprimée en français 1. Il y a plus, les parties fondamentales de cette Bible existaient depuis des siècles, manuscrites et disséminées à la surface de la France par centaines d’exemplaires.

1 Cette erreur s’est glissée encore dans l’excellent Manuel de la Bible, d’Angus ; Toulouse 1857. La préface du Nouveau Testament, de Genève, 1855, la renferme également. — Catholiques et protestants croyaient avoir intérêt à rester dans ce préjugé. Les protestants, afin de s'attribuer l’honneur d’avoir pris l’initiative des traductions de la Bible ; les catholiques, afin qu'on ne fit pas de Bibles antérieures à celle d’Olivetan des antécédents favorables au principe de la dissémination des saintes Ecritures en langue vulgaire.

1 Cette Bible imprimée semble avoir été ignorée d'un savant français, M. Berger de Xivrey, qui a écrit en 1856 une dissertation sur le Style et le Texte du Nouveau Testament. Il s'exprime ainsi, page 60 de son Etude : « Nous passerons à la plus ancienne version imprimée du Nouveau Testament. Nous trouvons d'abord celle de Jacques Lefèvre (dite la Bible d’Anvers), imprimée en 1550. » Outre l’erreur signalée, ces lignes en renferment une seconde : le Nouveau Testament de Lefèvre avait été publié à Paris, avant de paraître à Anvers.

Un grand nombre de ces manuscrits ont survécu au malheur des temps. M. Le Roux de Lincy en a compté soixante, du XIIIe et du XIVe siècles seulement, dans la Bibliothèque impériale de Paris. « Toute proportion gardée, ajoute-t-il, les traductions de la Bible sont aussi nombreuses dans les autres bibliothèques, tant de Paris que des départements. Il n’y a pas une seule bibliothèque de province, possédant des manuscrits français du moyen âge, qui n’ait une ou plusieurs traductions de la Bible, soit en prose, soit en vers 1. »

1 Les quatre livres des Rois, traduits en français du douzième siècle, suivis d’un fragment de Moralités sur Job et d’un choix de Sermons de S. Bernard, publiés par M. Le Roux de Lincy; Paris 1841, p. xliv. Collection des documents inédits sur l’Histoire de France, IIe série.

« Aucun peuple moderne, dit M. Reuss, ne peut se comparer aux Français pour la richesse et l’antiquité de la littérature biblique... Les bibliothèques de la seule ville de Paris contiennent plus de manuscrits bibliques français que toutes les bibliothèques d’outre-Rhin ne paraissent en contenir d’allemands...; mais, aucun peuple, en revanche, sans en excepter les Slaves, n’a montré, dans les derniers siècles, autant de froideur pour cette littérature, en dépit des renseignements inépuisables et inappréciables qu’elle pouvait fournir sur l’histoire de la langue, du savoir et de la religion 2. »

2 Revue de théologie, vol. Il, p. 3.

Parmi ces traductions manuscrites de la Bible, il en est de complètes et il en est de fragmentaires. Beaucoup sont en prose, beaucoup aussi sont versifiées 3. Plusieurs sont littérales; d’autres sont commentées. La plupart ont été faites d’après la Vulgate; toutefois, il en est qui trahissent un original grec ou du moins la Vetus itala. Toute espèce de dialectes s’y trouvent représentés : la langue d’oc et la langue d’oïl, le normand, le picard, le roman-wallon, le poitevin, le lorrain, le bourguignon, le limousin, le français proprement dit. Enfin, il en est qui, de l’aveu de tous les savants, remontent au XIIe et même au XIe siècle, et font par conséquent partie des plus anciens monuments de la langue 1, pendant que d’autres, au contraire, sont postérieures à l’invention de l’imprimerie.

3 Celle, par exemple, du curé Macé de Cenquoins qui, à force de gloser sur son texte, et bien qu'il ne se soit exercé que sur une portion seulement de la Bible, n’a pas consacré moins de quarante mille vers à la traduire. Les quatre livres des Rois, p XXIII.

1 Philippe-Auguste et saint Louis parlaient le langage d’en-deçà de la Loire, qui n’était guère alors qu’un ramaige, un pattois, une parleure, et qui n’en vint à mériter la qualification de langue qu’après les écrits des premiers traducteurs, dont les efforts étaient dûs aux encouragements de ces princes. Les enfants du roi Jean eurent l’honneur de donner â ces travaux un développement dont les conséquences devaient être immenses. La prédilection des Valois pour le roman wallon ou français, et les ouvrages entrepris par leurs ordres dans cet idiome jusqu’alors informe, assurèrent la prédominance de la langue des Trouvères sur celle des Troubadours. Les érudits, qui n’ont pu méconnaître l'insigne service rendu aux lettres françaises par nos princes, dans le XIVe siècle, et leurs heureux efforts pour les sauver de la léthargie, auraient dû, ce semble, acquitter la dette nationale, en appelant l’attention et la reconnaissance publique sur ces nobles moteurs d’une impulsion si féconde en grands résultats. —Voyez J. Barrois, Bibliothèque protypographique ou Librairies des fils du roi Jean; et à la fin de ce chapitre, quelques détails de plus sur le zèle biblique du roi Charles V et de ses frères.

L’histoire de ces différentes traductions n’a point encore été faite; à peine a-t-elle été abordée. Nous n’entreprendrons donc point de répondre aux questions que soulève chaque manuscrit en particulier. Nous nous bornerons à tenter la conciliation de deux faits qui paraissent s’exclure, l’existence au moyen âge d’un si grand nombre de traductions en langue vulgaire, et l'antipathie bien connue de l'Église romaine pour de tels travaux. Comment Rome, presque toute-puissante au moyen âge, a-t-elle pu laisser subsister et se multiplier les Bibles en langue vulgaire? La réponse à cette question nous fournira l’occasion de reconnaître que l’œuvre des J. Lefèvre, des R. Olivetan et des Réformateurs en général, ne fut point tant une entreprise d’innovateurs que le couronnement d’un édifice anciennement fondé dans les entrailles du sol historique de la France.

Constatons d’abord que Rome ne conçut qu’assez tard le dessein audacieux de proscrire en France 1 la lecture de la Bible. Elle n’en vint à cette extrémité que « lorsque l’expérience l’eut convaincue que l’usage des Livres saints, abondamment répandus en langue vulgaire dans les troupeaux de son ressort, est pour elle une ruine 1. » Tant que cette expérience n’avait pas été faite, Rome, inconsciente du péril qui la menaçait, laissa un libre cours aux traductions de la Bible ; et quand ensuite elle voulut les interdire, l’œuvre de leur dissémination avait pris une impulsion assez forte pour que toutes les persécutions subséquentes ne parvinssent pas à l’arrêter.

1 En France : cette restriction est nécessaire ; car, dès le ixe siècle, les missionnaires Cyrille et Méthodius encoururent les récriminations de la papauté, pour avoir introduit la langue vulgaire dans le culte des populations nouvellement converties de la Mysie et de la Bulgarie. Deux siècles plus tard, Wladislas, roi de Bohême, ayant exprimé au pape Grégoire VII le vif désir de son peuple de pouvoir lire les Livres saints dans la langue nationale, Grégoire s'y opposa formellement. On peut voir les motifs de son refus dans une lettre qu'il écrivit à Wladislas, en date du 9 janvier 1080: «.... L'Ecriture possède, en elle-même, une telle majesté qu'une traduction ne pourrait qu'en rendre le sens plus difficile. .... Il ne faut pas alléguer cette excuse, que plusieurs hommes pieux ont toléré ou laissé impuni ce que le peuple réclame maintenant dans sa simplicité. La première Église, en effet, a passé sur beaucoup de choses, que les Pères ensuite ont examinées soigneusement et améliorées, une fois qu'elle a acquis plus de consistance et d'extension. Aussi, de par l'autorité du saint apôtre Pierre, nous défendons ce que vos sujets se sont permis imprudemment de réclamer et ordonnons... Unde ne id fiat, quod a vestris simpliciter exposcitur, auctoritate B. Petri inhibemus, teque ad honorem omnipotentis Dei huic vanœ temeritati, totis viribus, resistere prœcipimus. » ( Gregor. VII, lib. 7, Ep. xi, ad ducent Bohemorum. ) Voir la dissertation intitulée : La Bible avec l'Eglise et l'Eglise sans la Bible, par Ph. Bonneton; Genève, 1849.

1 Le Canon des saintes Écritures, au double point de vue de la science et de la foi, par Gaussen, t. II, p 148.

« Après que la guerre eut sillonné l’Europe dans tous les sens et que les conquérants, venus du Nord et de l'Est, eurent pris une entière possession du sol, fatigués de combats, ils reconnurent que l’homme a autre chose à conquérir qu’une patrie terrestre et, convertis à peine au christianisme, mais entièrement étrangers aux langues savantes de la chrétienté, ils demandèrent qu’on publiât pour eux, en langue vulgaire, un code religieux, de la même manière qu’on mettait à leur portée les lois politiques et civiles. Le latin, au moins pour la France, avait été naguère la langue du culte comme celle du peuple. La foule ne voyait pas pourquoi, dès qu’il était tombé en désuétude, on ne l’aurait pas remplacé dans l'Église, comme partout ailleurs, par la langue de tout le monde; elle ne s’était point encore imaginé que la lecture de l’Évangile dût être, comme celle des Livres sacrés chez les Indous et les Égyptiens, le privilège exclusif de la caste sacerdotale.

« Les Normands, en particulier, se hâtèrent d’adapter à la religion le roman-wallon qu’ils avaient appris et perfectionné. Non-seulement ils avaient obtenu qu’on l’employât pour eux dans la prédication 1, mais de plus, en 1061 déjà, un chanoine de Rouen, nommé Thibaut, avait écrit dans ce dialecte les Vies des Saints 2 et, en 1070 et 1080, sous le règne de Philippe Ier, on l’avait employé à deux traductions des Psaumes 3. Il est remarquable que ces ouvrages aient été écrits avant les lois que Guillaume le Bâtard donna en 1087 aux Normands, et bien avant les romans de Rou, du Brut (1055) et d’Alexandre, qui ne datent que du milieu du XIIe siècle. C’est que le besoin religieux était le premier qui se fût manifesté après les passions de la guerre, et ce fut dans des ouvrages de piété que la langue fit ses premiers essais 4. »

1 Sismondi, Histoire des Français, t. 111, p. 334.

2 G. Henry, Histoire de la langue française, t. I, p. 96.

3 Ibid., p. 131. Cod. Reg. 8117; p. 110. Cod. Reg. 8177, XIe siècle.

4 Notice sur les premières versions de la Bible en langue vulgaire, par A. Archinard; Genève, 1839.

Les traductions mentionnées dans la citation qui précède, appartiennent au XIe siècle. M. le Roux de Lincy en indique qui remontent au Xe et même au ixe siècle.

« Vers 820, lisons-nous dans son Introduction, un moine bénédictin de Wissembourg, appelé Otfride, composa en vers théotisques une Harmonie ou Concordance des quatre Évangiles 1..... lllyricus, savant du XVIe siècle et premier éditeur de l’ouvrage d'Otfride, assure, dans sa préface, avoir vu à Strasbourg un psautier écrit à la même époque que cet ouvrage et dans la même langue.....Vers 890 2 , Notkerus Labeo mit le Livre de Job et les Psaumes en langue germanique... »

1 Otfride dédia cet ouvrage à Luitbert, archevêque de Mayence, comme cela résulte d'une lettre latine insérée dans la Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, de Dupin.

2 Le texte de M. le Roux de Lincy porte 980; mais c’est assurément une faute d’impression. Voir le P. Lelong. Biblioth. sacr. Moreri fixe la mort de Notkerus Labeo à 912.

Le même auteur rattache au XIe et au XIIe siècle diverses traductions de l'Écriture sainte en langue d’oïl et, spécialement, le texte même des Quatre livres des Rois qu’il publie. « Le langage de cette traduction, dit-il, est évidemment antérieur à l’époque où le manuscrit a été exécuté (entre 1150 et 1200); et on peut le considérer comme appartenant à la première moitié du XIIe siècle 3. » M. F. Tissot, de l'Académie française, le fait remonter plus haut encore. Dans ses Leçons et Modèles de Littérature française, il présente un fragment de cette traduction comme spécimen de la langue au XIe siècle.

3 Le Roux de Lincy, Les quatre livres des Rois, p. v, vi, lii et lvi. — L’éditeur envisage cette remarquable traduction comme le résultat des ordonnances rendues dans les conciles de Tours et d’Arles au iXe siècle, lesquelles prescrivaient la traduction en langue vulgaire des Homélies qu'on lisait alors au peuple. « On ne peut douter, dit M. le Roux de Lincy, que cette traduction n’ait été faite pour être lue aux fidèles ; le commentaire fort curieux qui l’accompagne, le prouve suffisamment : « Fedeil Deu, entend l'estorie, etc., » p. iv, et p. cclxviii : « Le temple devisad, si cume vus « véez que c'est, mustiers en la nef et al presbiterie. » Ces auditeurs, supposés présents et interpellés, nous reportent à une époque ou la parole de Dieu en langue vulgaire n'était pas encore proscrite des églises de la catholicité.—Voir, à l’Appendice, un spécimen de cette antique version.

Enfin, en 1170, Pierre Valdo, ou plus exactement Valdès, riche marchand de Lyon, se fait traduire en roman provençal de notables portions des Écritures. Il emploie, à cette intention, deux prêtres, Stephano de Ansa et Bernard d’Ydros; et il ne paraît avoir rencontré d’opposition que lorsque, faisant valoir la vocation intérieure, il prétendit pouvoir prêcher sans ordination cléricale.

Deux lettres, écrites vers 1199 par le célèbre Innocent III, semblent fixer le moment où la papauté ouvrit les yeux sur le mal que la Bible lui faisait, ou, du moins, osa s’en plaindre en France. Il y avait, à cette époque reculée, dans la ville de Metz et dans son territoire, des âmes altérées de saine doctrine, qui avaient trouvé dans certains fragments des Écritures traduites en français, l’aliment spirituel dont elles avaient besoin. L’évêque du diocèse, Bertram, s’émut du fait et en donna connaissance au pape Innocent III. La réponse envoyée par ce dernier trahit ses inquiétudes. Il disait : « Notre vénérable frère, l’évêque de Metz, nous a fait savoir par ses lettres que, dans la ville et dans le diocèse de Metz, une multitude de laïques et de femmes entraînés par un désir immodéré de connaître les Écritures, ont fait traduire en langage français les Évangiles, les Épîtres de saint Paul, les Psaumes, les Moralités sur Job et plusieurs autres livres, dans le but coupable et insensé de se réunir, hommes et femmes, en secrets conciliabules, dans lesquels ils ne craignent pas de se prêcher les uns aux autres. Ils vont même jusqu’à mépriser ceux qui refusent de se joindre à eux, et les regardent comme des étrangers. Réprimandés à ce sujet par les prêtres de leur paroisse, ils leur ont résisté en face, cherchant à prouver, par des raisons tirées de l'Écriture, qu’on ne devait pas défendre cet exercice. Quelques-uns même méprisent la simplicité de leurs pasteurs et, quand ceux-ci leur proposent une voie de salut, ils disent tout bas qu’ils ont mieux dans leurs livres, et qu’ils sont en état de parler avec plus de savoir 1. »

1 Epistola Innocenti III, Rom. pont., lib. II. Ep. 141, t. II, p. 432. Traduction de M. le Roux de Lincy.

Dans sa lettre particulière au chapitre métropolitain du diocèse, Innocent III lui confie le soin de rechercher quel est le véritable auteur de cette traduction, et de rappeler, par les exhortations et les châtiments, ceux qui s’éloignent de la bonne voie.

Il parait que l’envoi de ces deux lettres ne suffit pas pour tranquilliser le pape. Les Messins ne tardèrent pas à recevoir la visite d’abbés missionnaires qui ne trouvèrent rien de mieux à faire que de brûler les Bibles françaises 2.

2 Item, in urbe Metensi, pulullante secta quœ dicitur Valdensium, directi sunt quidam abbates ad prœdicandum, qui quosdam libros de latino in romanum versos combusserunt et pradictam sectam extirpârunt. (Chronicon Alberici ad a. 1200, Scriptor. rer. Gall. T. XVIII, p. 763.) — Citation faite par M. Reuss. — Metz n'en demeura pas moins un terrain préparé pour la rénovation religieuse du XVIe siècle. Elle fut un des principaux berceaux de la Réforme en France. Bien des années avant 'qu’on parlât de Luther, un enfant de Metz, qui fut plus tard un Réformateur, Pierre Toussaint, se livrant aux divertissements de son âge, allait à cheval sur un bâton dans la chambre de sa mère : cum equitabam in arundine longa (Toscanus Farello, mss. de Neuchâtel), lorsque celle-ci, qui s’entretenait avec des amis des choses de Dieu, leur dit d’une voix émue : « L’Antéchrist viendra bientôt avec une « grande puissance, et il détruira ceux qui se seront convertis à « la prédication d’Elie. » Ces paroles souvent répétées frappèrent l’esprit de l’enfant, qui se les rappela plus tard ; elles témoignent d’une connaissance remarquable des Écritures. On serait tenté d’y voir un vestige de la permanence de manuscrits bibliques en langue vulgaire au sein de la population messine.

« Ce qui avait lieu à Metz n’était pas un fait isolé, et tout porte à croire qu’il se rattachait à une tendance générale. En effet, à partir de ce moment, les traductions, les commentaires, les paraphrases se multiplient; et c’est à la faveur de cette tendance que l’on vit le jargon employé par la multitude s’élever au rang de langue littéraire 1. »

1 Histoire des révolutions du langage en France, par M. Fran-cis Way, p. 48.

Trente ans après, le concile de Toulouse publiait le canon suivant : « Nous prohibons aussi qu’on permette aux laïques d’avoir les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, à moins que quelqu’un ne désire, par dévotion, posséder un psautier ou un bréviaire pour le service divin ou les Heures de la bienheureuse Vierge. — Mais nous leur défendons très-expressément d’avoir, en langue vulgaire, même les livres ci-dessus2. »

2 ... Sed ne prœmissos libres habeant in lingua vulgari translatas arctissime prohibemus.

Et les décrets de ce concile, qui établissaient le tribunal de l’inquisition, se sont renouvelés dès lors de siècle en siècle, décrets de feu, de sang et de dévastation. Dans les chapitres III, IV, V, VI, ils ordonnaient qu’on détruisit entièrement jusqu’aux maisons, aux plus humbles abris, et même aux retraites souterraines des hommes convaincus de posséder les Écritures ; qu’on les poursuivît jusque dans les forêts et dans les antres de la terre ; qu’on punît même sévèrement quiconque leur donnerait asile.

Avant et après ce concile, les bulles des papes menacèrent, à fréquentes reprises, d’excommunication et de mort tous les lecteurs laïques du saint Livre 1.

Ces décrets et ces bulles « sont suivis, durant cinq cents années, d’innombrables supplices où le sang des saints coule comme de l’eau 2. » Les Vaudois découvrent dans leurs livres des motifs toujours plus nombreux de s’éloigner de Rome, et cette tendre mère les poursuit avec le fer et avec le feu.

Mais quel que soit le zèle de Rome et de ses pontifes, il arrive trop tard. La Bible, en langue vulgaire, a désormais pris l’avance ; elle ne périra pas. Le peuple des Albigeois et des Vaudois, qui brava le martyre pour l’amour d’elle, ne périra pas non plus entièrement. Le sang qu’ils répandent appelle et prépare la réaction victorieuse du XVIe siècle, et ceux d’entre eux qui survivent se réfugient dans les Hautes-Alpes de la France et du Piémont, qui deviennent le boulevard de la liberté religieuse, comme les Alpes suisses le furent des franchises et des libertés politiques. Descendaient-ils de leurs vallées dans la plaine, ils distribuaient la Bible sous le manteau ; les poursuivait-on à main armée dans leurs retraites, ils emportaient leurs précieux manuscrits dans des cavernes connues d’eux seuls. La mission de ces peuples fut de donner asile à la Bible jusqu'au jour où elle descendrait de ces remparts neigeux, pour conquérir le monde.

Le déluge des anathèmes prononcés par Rome contre la Bible en langue vulgaire s’arrêta donc au pied des cimes glacées des Alpes ; il s’arrêta aussi... au pied du trône. Les rois de France durent à leur naissance et à leur absolu pouvoir la conservation du droit de lire la Bible, que les Vaudois ne maintinrent qu’au prix du plus entier renoncement. Nul n’osa leur ôter des mains1 un livre dont la lecture leur causait un plaisir particulier 1. Leur cour fut un second asile préparé de Dieu pour la conservation de la Bible en langue vulgaire.

1 II y eut même tel pape qui poussa la gracieuseté jusqu'à mettre la traduction de la Bible entre les mains d'une reine de France. Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe VI de Valois, ne sachant pas le latin, avait exprimé à Pierre Royer, archevêque de Rouen, son désir de lire l'Écriture sainte en français. Jean XII, qui en fut informé, chargea Gautier de Dijon, minorite, de donner cette satisfaction à la princesse. — Le Roux de Lincy, Les quatre livres des Rois, p. xxviii et xxx. — La seconde femme de Philippe VI, Blanche de Navarre, fut moins favorisée. On lit ce qui suit dans l'inventoire des livres roumans de feu Monseigneur Philippe le Hardi, que maistre Richart le Conte, son barbier, a eus en garde à Paris, 1404, n° 635, « La plus grant partie des cayers d'un Messel translaté de latin en français, lequel fist faire feue la royne Blanche, et lequel a esté laissié à parfaire, pour ce que on dist qu'il n'est pas expédient de translater tel livre, en especial le saint Canon. » — Barrois, Protypographie, p. 108.

1 « Nos rois ont toujours été curieux de lire la Bible en leur langue maternelle. » Richard Simon, Hist. crit. des Versions du Nouveau Testament. Chap, II, p. 18, s.

Sans nul doute, il faut voir un fait providentiel dans la sollicitude prolongée des souverains de la France pour les saintes Écritures, durant les huit siècles qui s’écoulent depuis Charlemagne jusqu’à la Réforme. Ils la lisent, ils s’en procurent des exemplaires de choix, ils la font traduire ; finalement, ils l'impriment, comme la suite de notre récit le fera voir. D’après certains historiens 2, dont M. le Roux de Lincy partage l’opinion, Charlemagne lui-même et, plus tard, saint Louis, se seraient occupés de faire traduire la Bible, le premier en langue théotisque ou tudesque, le second dans la langue romane de son temps; mais les preuves alléguées paraissent insuffisantes. Ce qui est certain, c’est qu’on ne prête qu’aux riches, et que ces princes firent beaucoup pour le réveil des études bibliques. Charlemagne, dans ses Capitulaires 1, insiste fortement sur le devoir qui incombe aux ecclésiastiques de cultiver les saintes Lettres. Alcuin reçoit de lui la charge de revoir le texte corrompu de la Vulgate 2, et de son vivant encore, grâce à l’impulsion donnée par lui, le concile de Tours décide que, tant les homélies adressées au peuple que les portions de l'Écriture qui leur servent de texte, seront désormais traduites en langue vulgaire 1. Ces ordonnances furent renouvelées, dans le concile de Mayence en 847, et dans celui d’Arles en 851. « Elles ne demeurèrent pas sans résultat, et tout porte à croire que les évêques s’empressèrent de s’y conformer 2. » La traduction des textes à l’usage du culte hebdomadaire ne tarda pas à devenir le noyau des traductions plus considérables qui nous sont parvenues. M. le Roux de Lincy va jusqu’à assigner de semblables origines au texte publié par lui des Quatre livres des Rois 3. Bien donc que l’histoire documentée de Charlemagne ne le mette pas en rapport direct avec des traductions en langue vulgaire, « sa gloire n’en sera pas moins grande, dirons-nous avec M. Reuss, si l’esprit qu’il a pu éveiller dans l’un ou l’autre de ces séminaires a fini par produire les premiers essais d’une littérature nationale également vénérable par son antiquité et par son caractère sacré 4. »

2 Usserius, Jean de Serres, le P. Lelong, l'abbé Lebeuf, MM. Reuss et Berger de Xivrey, sont d'un avis contraire. — M. le Roux de Lincy croit trouver le texte d'une traduction faite par ordre de saint Louis, dans les n°* 7268 2 2 et 6701 des manuscrits de la Bibliothèque impériale. MM. Paulin Paris et Berger de Xivrey pensent plutôt que ces deux manuscrits ont été copiés sur une des premières versions des Vaudois.

1 Quelques-uns de ces Capitulaires prescrivent entre autres l'emploi de livres canoniques de l'Église, et il en est un qui dresse la liste de ces livres. Les apocryphes y brillent tous par leur absence ; c'est ni plus ni moins le canon de nos Églises protestantes. Ce fait ne paraît pas s'accorder avec l'opinion de M. Reuss qui estime que la notion de canon s'était perdue au moyen âge. Rev. de Théol., XIX, 10. —Capitularia regum Francorum, années 786,789, T. I, p. 202 et 237. Edition de Baluze.

2 « Des églises, des monastères et des écoles, les études bibliques se répandirent dans le monde, et l'impulsion donnée par Charlemagne fut cause que de la main des clercs, les Livres saints passèrent entre celles des laïques, surtout de ceux qui fréquentaient la cour de l'empereur. Bientôt la lecture de la Bible fut en faveur ; Alcuin devint l'interprète souverain auquel étaient soumises toutes les difficultés que présentait la lecture des Livres sacrés. Il faut voir avec combien de satisfaction le savant Anglo-saxon, dans ses lettres à l'empereur, lui apprend que de puissants seigneurs du royaume, de hautes et nobles dames, et des guerriers même ne dédaignaient pas de lui écrire pour lui demander le sens de tel ou tel passage difficile. Charlemagne s'applaudit de ce changement, et dans les différentes écoles qu'il fonda, il eut toujours soin de recommander aux maîtres de ne donner à copier aux enfants qu'un texte pur et nouvellement corrigé : ce qui prouve encore toute l'étendue qu'avaient prises les études bibliques, puisqu'elles étaient devenues la base de l'enseignement. » Le Roux de Lincy, ouvr. cité, p. cxi.

1 Can. 17.... Ut easdem homilias quisque aperte transferre studeat in rusticam romanam linguam aut theotiscam quô facilius cuncti possent intelligere quœ dicuntur.

2 Le Roux de Lincy, ouvr. cité, p. vi.

3 Voir plus haut, 22, note 2.

4 Ed. Reuss, Rev. de Théol. et de Philos, chrét. Vol. Il, 1re livr.

Louis le Débonnaire suivit son père dans la même voie. Il était si versé dans la science des Écritures, au dire d’un de ses biographes, qu’il en savait le sens littéral, le sens moral et l’analogique. Et l’attachement à la Bible passa de la famille des Carolingiens dans celle des Capétiens. L’un des fondateurs de cette dernière dynastie, Robert le Pieux, mort en 1031, ne faisait pas difficulté de dire, dans les conversations ordinaires, qu’ « il aimerait mieux être privé de la couronne que de la lecture des Livres sacrés. » On connaît l'affection que saint Louis (1215-1270) leur avait vouée ; il les prenait avec lui dans ses expéditions guerrières 1 et les expliquait à ceux de ses officiers qui ne comprenaient pas le latin. Plus tard, l’usage des traductions en français prévalut à la cour 2.

1 On possède encore le volume même dans lequel Louis IX, captif, cherchait des consolations. C'est un in-12, écrit avec une finesse et une uniformité vraiment remarquables et admirablement historié. Voir Mag. Pittor.,1834.

2 On trouve, dans plusieurs ouvrages de piété des XIIIe et XIVe siècles, une traduction française des Épîtres et des Évangiles qu'on récitait aux offices dans le courant de l’année. Certaines de ces traductions, faites par ordre des princes de la maison royale et à leur usage, portent le nom de leur auteur. Ainsi, à la fin d’un manuscrit de la Somme le Roy, ouvrage de morale religieuse composé par le frère Laurent, confesseur du roi Philippe le Hardi, en 1289, « sont les Épîtres et les Évangiles translatés de latin en français, suivant l'ordonnance du missel à l’usage de Paris. » De même, le manuscrit de la Bibliothèque royale, portant le numéro 7838, contient une traduction des Évangiles faite par ordre de la veuve de Philippe de Valois, ainsi que le prouve cette souscription : « Cy fenissent Epistres et Evangilles translatés de latin en françois, selonc l'usage de Paris. Et les translata frère Jehan de Bignay, à la requeste madame la royne de Bourgoigne, femme jadis Philippe de Valois, roys de France, ou temps qu’il vécut. Ce fut l’an de grace mil cccxxxvi, ou moys de may, xxie jour entrant. » — Le Roux de Lincy. Ouvr. cité, p. xx.

Enfin, dans les quatorzième et quinzième siècles, nous voyons les rois Jean le Bon ; Charles V ; Charles VI; Madelaine, princesse de Vienne, sa fille ; Anne de Bretagne; et Charles VIII, prendre la Bible sous leur haut patronage, et le dernier de ces princes la faire imprimer tout entière, en deux volumes, à Paris, vers l’an 1487.

Cinquante ans plus tard, une princesse du sang français, arrière-petite-fille de Charles V, fille puînée du bon Louis XII, Renée de France, duchesse de Ferrare, devait patronner les débuts de la première Bible italienne qui se soit conformée aux exigences des originaux, celle de Bruccioli.

Nous voici sortis des ténèbres du moyen âge. Avant d’y rentrer encore, suivons la clarté qui nous attire; allons au berceau de la Bible française réformée. De qui Dieu s’est-il servi pour protéger le long et douloureux enfantement de cette version nouvelle des saintes Écritures? Encore de l’égide d’un roi de France, François Ier, et de sa sœur, la tendre Marguerite. Les plus « haultes dames et princesses du royaume, » Briçonnet, le comte de Montbrun, d’autres gentilshommes de la cour, savants et grands seigneurs entourent le berceau, où accourent, d’autre part, de simples bergers, les Vaudois, descendus des montagnes où ils ont fait la garde pendant les longues veilles de la nuit des siècles. Ces pauvres Vaudois, à l’apparition de l’imprimerie, n’avaient, hélas ! dans leurs âpres vallées, pour publier la Bible, ni cette pléiade de savants que le roi de France entretenait à sa table, ni les établissements typographiques des Estienne ou des Simon de Collines; mais, sitôt que la traduction du docte Lefèvre aura paru, ils consacreront cinq cents écus d’or de leur indigence pour la faire reproduire et, de l’humble vallon de Serrières, sortira une Bible sans égale parmi ses contemporaines, pour sa correction et son exactitude. La Bible de « l’humble et petit translateur R. Olivetan » laissera, loin derrière elle, celle qui lui a servi de base et cela, parla raison bien simple qu’elle se sera résolûment affranchie des liens de la Vulgate latine, dans lesquels Lefèvre est demeuré timidement captif.

Je dis timidement captif ; car ce n’est nullement par ignorance, mais par peur, qu’en plus d’un passage Lefèvre donne une entorse au texte original; il veut ménager le texte latin. Ce texte était devenu une idole au sein de l'Église romaine, pendant que le grec et l’hébreu y étaient en fort mauvaise odeur 1. Il y avait péril de mort pour quiconque aurait franchement donné gain de cause aux originaux. Lefèvre recula. Cependant la Bible réformée française aura ses martyrs, et, à leur tête, qui voyons-nous? des artisans, un cordonnier, Chastellan; un cardeur de laine, Jean Leclerc. Peu d’années après, Louis, seigneur de Berquin, gentilhomme de la cour, commensal du roi et le « plus savant des nobles, » sera brûlé vif; Marguerite de Navarre, pour avoir pris la défense du Livre qui avait converti Berquin, sera publiquement menacée d’être enfermée dans un sac et jetée dans la Seine 1. Mais les prêtres sont relativement peu nombreux parmi ces premières victimes. Plus d’un, sans doute, appartient au mouvement ; mais que la persécution menace, et tel d’entre eux se rétractera, comme Briçonnet, ou mitigera le témoignage qu’il devait rendre à la vérité, comme son grand-vicaire Lefèvre. De tout temps, deux courants contraires se rencontrent au sein de l'Église de France : l’un est celui des conciles d’Arles et de Tours ; l’autre, celui des conciles de Toulouse et de Béziers. Aucune contrée, peut-être, ne fournira un nombre aussi considérable d’ecclésiastiques savants et pieux, amis de la tolérance et des lumières, en même temps que fidèles gardiens des libertés nationales ; rarement toutefois, leur fidélité ira jusqu’au martyre; le courant contraire, l’ultramontanisme, finira par prévaloir. Pour un Lefèvre, combien de Bédier; et pour un Bossuet, que de Péréfixe!

1 On connaît le mot d'un dignitaire de l'Église romaine, qui comparait le texte de la Vulgate imprimé avec le grec et l’hébreu en regard, à Jésus crucifié entre deux brigands. — « Le grec est la langue des hérésies ! « s'écriait le fougueux Noël Beda, syndic de la Sorbonne — « L'hébreu mène à judaïser ! » reprenaient d'autres théologiens... La Sorbonne entama les hostilités en condamnant cette proposition : « que l'Écriture sainte ne saurait être bien comprise sans la connaissance du grec et de l’hébreu (avril 1530). » C'est-à-dire, qu'elle proclama infaillibles saint Jérôme et sa traduction latine de l'Écriture. En même temps, elle cita devant le parlement les professeurs royaux « pour leur être fait défense d'expliquer les Livres saints selon le grec et l'hébreu, sans la permission de l'Université. » II. Martin, Histoire de France, t. VIII, p. 144. Encore ici, Rome arrivait trop tard ; la science philologique du temps avait déjà été mise à contribution pour la publication d'une Bible en langue vulgaire.

1 « Des propos menaçants se tenaient aussi contre le roi. Un jacobin, dans une altercation avec Lefèvre et Farel, ne craignit pas de dire que, si le roi soutenait l'hérésie, on prêcherait la croisade contre lui et on le chasserait de son royaume. » H. Martin, Histoire de France, t. VIII, p. 150. —Autoriser et protéger la traduction de la Bible en langue vulgaire, comme l'avait fait François Ier, c’était, en quelque sorte, aux yeux des moines, laisser mettre le feu aux poudres. De là ce paroxisme de démence et de fureur.

Reconnaissons, néanmoins, dans le sujet qui nous occupe, l’importance des services rendus par ce clergé. C’est là l’immense labeur de l’un de ses membres que l'Église réformée est redevable de la Bible qu’elle a le bonheur de posséder encore aujourd’hui. C’est au labeur également considérable du pieux janséniste de Saci, que l'Église catholique de France doit la traduction, non moins célèbre, qui a prévalu dans son sein. Ce furent également des prêtres qui traduisirent, complétèrent et corrigèrent, sous les auspices des rois de France, la Bible historiée de Guiars des Moulins, qui prépara les voies à Lefèvre et lui servit de point de départ 1. Ce fut sous le couvert de la Bible de Guiars que la vraie Bible, plus ou moins proscrite de France par les bulles des papes et par les décrets de certains conciles, y reparut peu à peu, sans causer trop d’ombrage. Ce qui, au début, n’était aux yeux de Rome qu’une compilation historique, incapable de lui nuire, devint, par les soins des rois de France, et grâce à des intercalations réitérées, une Bible complète à peu de chose près 2. On vit ainsi se réaliser, à l’égard de la propagation de la Bible, ce qui se passe dans le corps humain, où, lorsqu’on vient à y lier une artère, de nouveaux canaux s’ouvrent, par le moyen desquels le sang continue d’arroser les membres qu’il est destiné à vivifier et à nourrir.

1 Il serait exagéré de dire qu’elle lui servit de base. Toutefois nous avons trouvé des phrases identiques dans les deux traductions, et il est telles de ces phrases, qui reparaissent dans la Bible d’Olivétan. L’antique version de Guiars des Moulins et de Jean de Rely serait donc un des éléments constitutifs des nôtres.

2 D'après les recherches de M. Reuss, le cinquième chapitre des Lamentations de Jérémie manque seul dans les Bibles imprimées avant Lefèvre et dans les Codex manuscrits les plus récents.

A la même époque que Pierre Valdo (entre 1170 et 1180), paraissait, à Troyes-en-Champagne, une sorte d'Encyclopédie biblique en latin, renfermant, dans un récit suivi, les faits de l'Ancien et du Nouveau Testament, avec des sentences tirées des Pères de l'Église, et force excursions sur le domaine de l’histoire naturelle, de la cosmologie et de la métaphysique d’alors. Elle avait pour auteur un certain chanoine appelé Pierre et surnommé Comestor ou le Mangeur, à cause de sa prodigieuse mémoire1. D’abord prêtre de l’église cathédrale de Troyes-en-Champagne, puis, doyen de son chapitre, il acquit tant de réputation, par son savoir, qu’il fut appelé à Paris, en 1164. Il y enseigna la théologie, et revêtit la dignité de chancelier universitaire, jusqu’en 1169. On le considérait comme l’un des premiers érudits de son époque; le cardinal de Saint-Chrysogone le désigna au pape Alexandre III, qui lui demandait des candidats pour les hautes dignités ecclésiastiques.

1 Quod scripturæ sacræ auctoritates in sermonibus sæpiùs allegando quasi in ventrem memoriæ manducarit. L'abbé Jean de Trittenheim.

Ayant quitté l’enseignement pour se retirer dans l’abbaye de Saint-Victor, Pierre Comestor consacra ses dernières années à la composition de son grand ouvrage, Historia Scholastica. Il y réfute Platon, au sujet de la création du corps de l’homme ; cite Josèphe, qui assure avoir vu, lui-même, la statue de sel de la femme de Loth ; décrit le bœuf Apis, sur l’autorité de Pline le Naturaliste; raconte, à l’occasion de Samson et du Livre des Juges, la mort d’Hercule et l’enlèvement des Sabines, et se complaît à donner l’étymologie de chaque mot : celle du soleil, quare solus lucet; celle de la lune, quasi luminum una. Il semble vouloir faire rentrer dans son livre tous les travaux de l’esprit humain 1.

1 Il ne restait pas entièrement étranger à la polémique. Dans le chapitre intitulé : Etablissement du mariage, il observe que en ce, sont confondus aucuns bougres qui dient que conjonction de homme et de femme ne peut être faite sans péchié. Ce que son traducteur 1e. d par bougres (Bulgares, c’est-à-dire Cathares ou Albigeois), P. Comestor l'avait exprimé par quidam heretici.

Pierre Comestor mourut vers 1178. On l’enterra dans la chapelle de Saint-Louis, où on lisait encore, dans le dernier siècle, son épitaphe composée, dit-on, par lui-même :

Petrus eram quern petra tegit; diclusque Comestor,

Nunc comedor, Vivus docui, nec cesso docere

Mortuus; ut dicat qui me videl incineratum,

«Quod sumus iste fuit; erimus, quandoque, quod hic est 2 »

2 Fabricius, Bibliotheca latina medii œvi T. I, !1 404.

L’ouvrage de Pierre Comestor eut une grande vogue. Il se répandit rapidement, non-seulement en France, mais en Allemagne, en Italie et ailleurs; il devint la base de plusieurs travaux semblables, en différentes langues modernes. En un mot, le succès fut tel que l’auteur n’était plus appelé que le Maître, le Maître en histoires, c’était l’historien par excellence. Enfin, son livre fut de ceux qu’on imprima d’abord comme pouvant rapporter beaucoup d’argent. M. Reuss cite différentes éditions qui parurent en Allemagne, à Reutlingen, à Augsbourg, à Strasbourg, à Bâle, à Haguenau, à Venise enfin, en 1728! Il en mentionne une, entre autres, dont il est possesseur, et qui parait être sortie des presses d’un imprimeur de Cologne, avant 1473. Brunet assigne la même date à une édition du même livre, publiée à Utrecht, Historia scholastica super Novum Testamentum cum additionibus alque incidentiis, per Magistros Nycolaum Ketelaer et Ghirardum de Leempt. On le réimprima plusieurs fois encore à Paris et à Lyon, line tomba dans l’oubli qu’à l’apparition des Bibles complètes et sans commentaires; alors, on vit son éclat pâlir, comme l’étoile du matin au lever de l’aurore.

Guiars des Moulins naquit une soixantaine d’années après la mort de P. Comestor. Il fut lui aussi, chanoine, non point en Champagne, mais en Artois 1. Sa traduction française de la Biblia scholastica eut des destinées semblables à celles de l’ouvrage qui lui servit de modèle; elles furent longtemps brillantes. Patronné, à ses débuts, par les souverains de la France, ce livre acquit, dès la fin du XIIIe siècle, un crédit sans égal. On l’appelait la Bible hystoriaus ou les Ystoires escolastres ; c’est-à-dire, sans doute, les histoires destinées aux écoles ou les histoires de tradition dans l'École. « On peut placer ce livre, dit M. Berger de Xivrey, parmi ceux qui ont obtenu le plus de succès, puisqu’il fut la lecture de tout le monde en France, pendant quatre siècles, soit dans l’original, soit dans la traduction 2. » On s’en servait à Genève, lorsque les  Réformateurs y arrivèrent, et la bibliothèque de cette ville en conserve encore trois exemplaires. Le codex A, en particulier, très-nettement écrit sur un beau vélin, mérite d’être examiné. Ce sont deux volumes portant les armoiries de la famille Petau, et élégamment ornés de festons et de vignettes aux vives couleurs. Mais je passe, en renvoyant pour plus de détails, au Catalogue raisonné des manuscrits de la Bibliothèque de Genève, que l’on doit à Senebier. Ce qu’il nous tarde de connaître, c’est le traducteur Guiars des Moulins, et le but qu’il se proposait en faisant passer du latin dans le français le grand ouvrage de Comestor.

1 Remarquons en passant, que la Champagne comme l’Artois devinrent des foyers de protestantisme à l'avènement de la Réforme.

2 Elude sur le texte et le style, etc , p. 52.

Guiars des Moulins était chanoine de Saint-Pierre-d’Aire en Artois, sur les confins de la Flandre 1. Son œuvre date du règne de Philippe le Bel. Comme sa préface nous a été conservée, le mieux sera de le laisser parler lui-même.

1 La ville d'Aire fait maintenant partie du Pas-de-Calais. C’est une place forte de quatrième classe.

« Pour ce que (attendu que) le deable qui, chascun jour, empesche, destourbe et enordist (souille) les cuers des hommes par oiseuse (oisiveté) et par mille las qu’il a tendus pour nous prendre,... ne cesse de guetter comment il nous puisse mener a pechié, pour nos âmes traire (entraîner) en son puant enfer avecques lui, est il mestier(il est de notre devoir) à nous clercs et prebstres de saincte église, qui devons estre lumière du monde, que nous, après nos heures et nos oraisons, entendons à aucune (nous exercions à quelque) bonne ouvre faire... Si devons, sur toute rien (chose), fuir oiseuse (oisiveté), et entendre tousjours à faire aucune bonne œuvre qui a Dieu plaise, et au deable soit contraire et ennuyeuse... sy, ie, qui sui prebstres et chanoines de Saint-Pierre de l’évesché de Térouenne 1, et Guiars des Moulins sui apelé, premièrement à la louange de Dieu, de la Vierge Marie et de tous sains ; et après, au prouffit de tous ceulx qui ceste ouvre verront, et à la requeste de ung mien especial amy, qui moult (beaucoup) désire le prouffit de mon ame, translatay (j’ai traduit) les livres historiaulx de la Bible de latin en romans, en la manière que le Maistre en traicte en Histoires les escolastres... Si prie à tous ceulx qui ces translations lirront que, s’il y a aucune (quelque) chose à reprendre en lordonnance du romans, qu’ils me aient pour excusé; car sur l'ame de moy, ie n’y ai riens mis, ne adjousté, fors (hors) pure vérité; si, comme l’ay trouvé au latin de la Bible et des Histoires escolatres; et qui les vouldroit regarder, l’on y pourroit certainement trouver la pure vérité de toutes les translations, comment ie les ay extrais du latin, mot à mot, ains comme je le racompte. Si rens graces à Dieu de l’espace de vie et de la sancté et de tant de sens qu’il m’a presté, tant que ie ay si grant ouvre et si saincte parfaicte et acomplie. Et prie à tous ceulx qui l’orront 1 (l’entendront), qu’ils veuillent à Dieu prier pour moi et pour celuy pour l’amour de qui ie l’empris. Qu’il nous veuille tenir en son service et, après notre mort, nous doint (donne) règnes avecq ses sainctz en paradis, cil (celui) qui vit, règne et régnera sans fin par les siècles des siècles! Amen. »

1 Thérouane, Taruenna, ville du département du Pas-de-Calais, sur la Lys, ancien comté et évêché, 800 h. — De cette petite ville de Thérouane, sortit, au XVIe siècle, un jeune clerc, l’un des premiers martyrs de la Réforme. Saisi en 1525, comme hérétique, mis au pain et à l'eau, il évangélisait les moines qui entraient dans son cachot. Au bout de sept ans, voyant qu’il ne guérissait pas de sa « folie, » on le brûla en Grève à Paris.— Hist, de la Réforme en Europe, au temps de Calvin, par J. H. Merle d'Aubigné. T. I, d. 508.

1 Encore un indice d'une lecture publique de la Bible dans les églises au moyen âge.

Suivent certaines données et certains chiffres, par lesquels il établit qu’il a commencé son travail à l’âge de quarante ans, le 6 juin 1286, jour anniversaire de sa naissance; qu’il l’a terminé le 9 février 1289, et que, huit ans après, il était élu doyen de son chapitre.

Dans une note supplémentaire, Guiars nous informe indirectement des motifs qui l’ont déterminé à entreprendre son travail. « C’est, dit-il, en s’adressant au sien espécial ami qui moult désire le prouffit de son ame; c’est à la très-grande instance de vos prières pour faire layes personnes entendre les histoires des Escriptures anciennes... Si prie à tous clercs entendant Escriptures, qui cest ouvrage lirront, que s’ils y treuvent à corriger, que la lime de leur sens y veuille limer mon rude engin et corriger. »

Occuper les clercs à « saincte étude, au sortir des offices », et fournir aux laïcs « pâture spirituelle », tel était donc le dessein du pieux et charitable Guiars. Ce qui est moins clair, c’est, la méthode qu’il dit avoir suivie. On pourrait croire, en lisant sa modeste préface, qu’il s’est borné à traduire Comestor; mais le fait est qu’il ajoute çà et là quelques notes de son crû 1, et qu’en outre, il a fait subir à son auteur une double et importante transformation. D’abord, « fidèle à son point de vue de travailler pour les laïques, il néglige souvent le savoir philosophique et philologique complaisamment étalé par le doyen de Troyes... Ce n’est pas qu’il s’en défie ; au contraire, il est en admiration devant son illustre devancier; mais il n’est pas mestier (besoin) de tout translater 2. » En second lieu, il abandonne çà et là le texte qu’il traduit, pour « poursuivre la matière selon la Bible ; » c’est-à-dire, qu’il remplace souvent avec avantage les élucubrations du Maistre en Histoires par une traduction pure et simple du texte des Écritures. De plus, il fait entrer dans le corps de l’œuvre les Paraboles de Salomon, c’est-à-dire les Proverbes, et un abrégé historique du livre de Job. Ces livres étaient tout spécialement appréciés à cette époque; les Psaumes l’étaient davantage encore. Guiars des Moulins les laissa de côté, parce que des traductions antérieures les avaient suffisamment fait connaître et répandus.

1 A propos de la création, par exemple, il admet l'hypothèse d’une création d’animaux malfaisants après la chute. « De ces petites bestes, dist-on, que cheles qui naissent sans corruption, si comme celes qui naissent des fumées, furent adont faites ; et celes qui naissent de corruption furent nées après le pechiet de l'homme, des coses corumpues. » — Le Roux de Lincy. Ouvr. cité. Introd., p. xxxix.

2 Rev. de Théol. Janv. 1857, p. 37. Art. de M. Ed. Reuss.

L’on trouve bien une traduction des Psaumes dans les exemplaires de la Bible de Guiars des Moulins qui nous sont parvenus; mais ils sont d’insertion relativement récente. Il en est de même des Prophètes et des Épîtres, qui ne devinrent parties intégrantes de l’ouvrage que par voie d’additions successives. L’esprit de Guiars des Moulins s’était transmis à de nombreux continuateurs, qui donnèrent de l’extension à son œuvre, comme il en avait lui-même donné à celle de Pierre Comestor. On cite Jehan de Sy (1350), Jehan Vaudetar (1372), Raoul de Presles et Oresme (1377) 1, P. Arrenchel (1474), Guillaume Le Menand (1484), et enfin, Jean de Rely (1487), comme l’ayant tour à tour ou révisée, vu les changements nombreux de la langue à cette époque, ou complétée. On finit par substituer, dans plusieurs exemplaires, une version complète des quatre Évangiles à l'Harmonie composée par P. Comestor.

Quelle est dans ces modifications successives la part assignable à chacun des réviseurs que nous venons d’énumérer? — C’est ce qui n’a point encore été déterminé. — On ne sait pas seulement si les continuateurs de Guiars traduisirent les livres nouveaux qu’ils firent passer dans la Bible historiée, ou s’ils se bornèrent à copier des traductions antérieures, peut-être à Guiars lui-même 2.

1 Il va être parlé plus au long de Raoul de Presles. Oresme avait été précepteur de Charles V ; il fut aussi Maître du Collège de Navarre et évêque de Lisieux. Caen était sa ville natale.

2 Ayant comparé, par exemple, le Codex n°2 de la Bible historiée de Genève avec les échantillons du Ms. 7268 2 2 de la Bibliothèque impériale, fournis par M. Berger de Xivrey (p.58, ss. de son Étude), j’ai constaté un texte identique, à des minuties près. Or, M. B. de Xivrey fait remonter le texte du Ms. 7268 2 2 au XIIe siècle; c’est-à-dire, un siècle environ avant Guiars et, d'accord avec M. Paulin Paris, lui attribue une origine vaudoise.

« Cette question, dit M. Reuss, est très-importante 1; elle formerait même le chapitre de beaucoup le plus curieux de cette histoire... Mais l’ignorance à cet égard est générale 2. »

1 Le P. Lelong la posait, il y a cent cinquante ans déjà... Colligere licet hanc versionem fuisse a plurimis viris aut mutatum aut recognitam ; std a quibus et quo tempore definire quis poterit ? — Bibl. sacr., c. v.

2 Rev. de Théol., xiv, 80.

Cependant, M. le Roux de Lincy croit pouvoir indiquer le traducteur des discours de Job et du texte complet des quatre Évangiles que l’on rencontre dans certains exemplaires des Bibles de cette époque. Ce traducteur, suivant lui, serait un laïque, Raoul de Presles, avocat célèbre du Parlement de Paris, au XIVe siècle, promu par le roi Charles V à la dignité de Maître des requêtes. Un traité qu’il écrivit en latin contre le pouvoir temporel des papes, plut tellement au roi, qu’il eut l’ordre de le traduire en français. Il traduisit, également par le commandement du roi, les livres de la Cité de Dieu, imprimés à Abbeville en 1486, le livre qui s’appelle le Compendieur moral de la chose publique, et celui qui s’appelle la Muse. Enfin, il reçut mission de reprendre en sous-œuvre la Bible alors en usage de Guiars des Moulins. Raoul de Presles hésita longtemps avant d’accepter : il considérait la grandeur de l’œuvre, son âge avancé et « l’adverse fortune de sa maladie. » Mais, tandis qu’il « débattait cette question en lui-même, » il se « récorda avoir lu en un livre, que nature humaine est comme le fer qui s’use si l’on s’en sert ; mais qui se rouille et se gâte quand on le laisse gésir. » Il aima donc mieux « user soy en exercitant, que soy consumer en ociosité, » c’est-à-dire, dans l’inaction. Quand il fut venu à chef de son entreprise, il écrivit une dédicace au roi, dont voici les premières lignes :

« A vous, très-excellent et trés puissant prince, Charles le Quint, roi de France, je, Raoul de Praelle, vostre petit serviteur et subject, tout ce que je puis faire. Mon très-souverain et très-redoubté seigneur, quand vous me commandastes à translater la Bible en francoys, je mis en délibération lequel estoit le plus fort à moi du faire ou du laissier refuser; car je considéroie la grandeur de l’euvre et mon petit engin d’une part ; et, de l’autre, je considéroie qu’il n’estoit rien que je vous peusse ne deusse refuser. Je considéroie derechief... »

Suivent les raisons mentionnées plus haut ; puis, entre autres détails, la mention d’arguments et de sommaires au commencement des livres et des chapitres. « ... Pour ce que ainsi le m’avez-vous commandé., afin de comprendre plus legiérement ce que le text veut dire; car, sans declaracions aucunes, le texte est moult (très) oscur, en plusieurs lieux; espéciaument, aux gens lais qui n’ont point estudié en la sainte Escripture... »

Et puis, en bon laïque, Raoul de Presles s’excuse d’avoir osé remplir les fonctions saintes et sacrées de translateur du livre de Dieu. Il rejette toute responsabilité sur le roi... «et ne tienne nul à arrogance ce que je l’ai entrepris; car vostre commandement m’en excusera en tout et par tout. Après, je supplie à tous ceulx qui verront ceste euvre, que s’il y a auculnes choses qui ne soit à point mise, et à son droit, qu’ils veuillent supporter mes deffaultes ; et ce qu’ils y trouveront de bon, ils le veuillent attribuer à nostre Seigneur, duquel tout bien vient. »

On fixe la date de cette dédicace à l’année 1377. Charles V mourut en 1380. Mais, avant de s’adresser à Raoul de Presles pour obtenir la révision plus exacte dont nous venons de parler, il s’était procuré quantité d’exemplaires des saintes Écritures, telles qu’on les possédait alors ; « c’est à savoir le texte, pour parler avec Christine de Pisan, son biographe ; et puis, le texte et les gloses ensemble; et puis, d’une autre manière, allégorisée 1. »

1 Histoire de Charles K, par Christine de Pisan. IIIe partie, chap. xii.

Ce n’était pas seulement pour son édification privée que Charles le Sage faisait exécuter ces copies. Dans son traité sur l’Origine et les progrès de la monarchie française, le célèbre jurisconsulte Dumoulin affirme (p. 133) qu’elles étaient en différents dialectes, « afin que, dans toutes les provinces du royaume, chacun pût profiter de ces saints écrits. » Ce témoignage est confirmé par François Hotman dans son ouvrage intitulé Franco-Gallia.

On sait, dit Sennebier, que le roi avait fait présent de plusieurs exemplaires de la version de la Bible en français à divers seigneurs et dames de sa cour. L’évêque du Tillet pense qu’en répandant ces traductions, Charles V voulait les opposer à celles des Vaudois qu’on croyait falsifiées. Dans sa Chronique abrégée des rois de France, il s’exprime ainsi : « Le dit roi, Charles le Quint, était grand amateur des lettres et hommes lettrés. Durant son règne, il commanda, très-soigneux des choses ecclésiastiques et des saintes lettres, que la Bible fust traduite diligemment et selon la vérité ; car les Vaudois et autres la tournaient selon leur appétit. »

Mais, d’après Christine de Pisan, c’était l’avenir de sa dynastie qu’il avait particulièrement en vue; car, « nonobstant que bien entendist le latin, et que jà ne fust besoing qu’on lui exposast (interprétât) ; de si grant providence fu, pour la grant amour qu’il avoit à ses successeurs, que, au temps à venir, les volt pourvoir d’enseignemens et sciences introduisibles à toutes vertus; dont, pour celle cause fist, par solennelz maistres souffisans en toutes les sciences et arts, translater de latin en françois tous les plus notables livres : si la Bible, etc.1. »

1 Ouvrage cité. Ib. — La Bibliothèque impériale, fondée par Charles V, atteignit sous son règne le chiffre de neuf cent dix volumes. Elle occupait les trois étages d'une tour du Louvre, appelée Tour de la librairie. —Magas, pittor., 1re année.— Cette tour était appelée aussi la Tour favorite.

Les rois de France conservèrent longtemps, dans leur bibliothèque particulière, plusieurs des volumes que leur avait légués leur vénérable aïeul, Charles V. L’un de ces volumes était un petit in-4°, remontant à 1360, d’une belle écriture et orné de miniatures rehaussées d’or et de vermillon. « Après l’Apocalypse, dit le P. Le-long, sur le dernier feuillet, on lit les notes suivantes :

« Ceste Bible est à nos, Charles Vme de nostre nom, roy de France; et est en deux volumes, et la feismes faire et par faire.                      ChaRles.

« Ceste Bible est au duc de Berry, et fut au roy Charles, son frère.                       Jehan.

« Ceste Bible est à nous, Henry III de ce nom, roy de France et de Pologne.                 Henry.

« Cette Bible est à nous.            Louis XIII.

« Cette Bible est à nous.           Louis XIV. »

Elle fut reliée sous Henri IV. On lit au dos, en caractères d’or :

H. IIII. Palris patriœ, virtutum restitutoris.

Plusieurs catalogues anciens en font mention. L’Inventaire des joyaux de la Reine du mois de janvier 1379 la désigne ainsi : « Une grant Bible en deux volume que le roy Charles portait toujours avec lui. »

Au temps de l’abbé Peluche, la bibliothèque des R. P. Célestins de Paris renfermait l’exemplaire même dans lequel « ce prince, aussi pieux que savant dans l’art de régner, faisait tous les jours sa lecture, tête nue et à genoux. Ce beau trait s’y trouve attesté sous la couverture du livre, par l’illustre Maizière, un de ses principaux officiers, el qui avait part à sa familiarité la plus intime. C’est le contraire de ce qui est arrivé à bien des héros; ils n’ont point eu de plus grands ennemis de leur gloire que leurs valets de chambre 1. »

Philippe de Maizière, qui survécut vingt-cinq ans au Roi, son maître et son ami, était allé vivre chez les Célestins; on comprend qu’il ait tenu à emporter dans sa retraite un livre qui lui rappelait de si chers et si nobles souvenirs. On a de lui, outre plusieurs écrits de piété, un curieux ouvrage intitulé le Songe du vieil Pèlerin, demeuré manuscrit. C’est un recueil de conseils adressés au jeune roi Charles VI, deux ans après qu’il eut perdu son père, et un exemple, dit Senebier, de la liberté respectueuse avec laquelle un homme droit peut et doit dire la vérité aux princes. Le troisième livre fait parler la « royne Vérité, » qui instruit Charles VI, le prémunit contre la flatterie, et lui fait envisager les devoirs des rois comme étant ceux de pères de la patrie et des malheureux. Elle appuie ses exhortations par des exemples, et l’engage à étudier l’histoire; elle ajoute: « En la Bible, tu trouveras souveraine prouesse et vaillance véritable et approuvée.... Et si te conseilles, beau fils, que communément tu le tiesnes à elle, en suivant la doctrine de ton bon père Charles V... qui, chacun an, la lisait toute en personne 2. »

1 Spectacle de la nature, t. VIII, p. 212. — Les derniers moments de Charles V furent consacrés à la lecture du récit de la Passion de Notre-Seigneur. — Voir F.-T. de Choisy, Histoire de Charles V.

2 J. Senebier. Catalogue des Manuscrits de la Bibliothèque de Genève,

Cet attachement et ce respect que le pieux roi Charles, surnommé le Sage, portait aux saints Livres, était un héritage de son père Jean le Bon, que ses trois frères puînés se partagèrent avec lui. Le premier, Louis, duc d’Orléans, fit continuer la traduction que Jean de Sy avait commencée pour le roi Jean ; le dernier, Philippe le Hardy, duc de Bourgogne, quatrième fils de Jean le Bon, paya six cents écus d’or une Bible écrite en français, ainsi que le portent les registres de la Chambre des comptes de Dijon.

Enfin, le deuxième, Jean, duc de Berry, ne laissa pas moins de cinq exemplaires de la Bible en langue vulgaire. Ils sont cotés dans le catalogue de ses livres au prix de deux cent cinquante, trois cents, et quatre cents livres tournois, à une époque où l’argent valait vingt fois plus qu’aujourd’hui.

De la famille royale, le goût pour les saints écrits passa chez les grands seigneurs, qu’il disposait d’avance pour la Réforme. « On trouve dans la Bibliothèque du Roy, dit le père Simon, un exemplaire de cette même version (de Guiars des Moulins), qui était à Charles de Gonzague et de Clèves, duc de Nevers et de Retelois. J’en pourrais marquer beaucoup d’autres que j’y ai vus, et qui sont autant de preuves que les personnes les plus qualifiées lisaient autrefois la Bible en françois 1. »

1 Hist. crit. de» Versions du Nouv. Test., p. 320.

Avant de quitter l’histoire des Bibles manuscrites en langue française, disons encore que leur bienfaisante influence s’étendit jusqu’en Angleterre. Elles furent comme une arme entre les mains du duc de Lancastre, pour combattre le bill qui, en 1390, proposait au parlement anglais de supprimer la Bible de Wiclef. « Nous ne voulons pas, dit-il, devenir l’écume des nations (littéralement la lie, dregs): car nous voyons d’autres peuples posséder la loi de Dieu dans leur propre langue 1. »

1 Int rod. de Horne, t. V, p. 82. Neuvième édition.

 

CHAPITRE III.

Impression de la Bible glosée.

 

celui qui n'est pas contre nous, est pour nous. Luc, ix, 50.

Celui qui n'est point avec moi, est contre moi Luc, xi. 23.

 

L’œuvre de P. Comestor, composée à la fin du XIIe siècle, traduite avec de profondes modifications à la fin du XIIIe, complétée dans le XIVe, fut retouchée, quant au langage, et imprimée dès la fin du XVe, par la volonté de Charles VIII, dit l'Affable, et par les soins de Jean de Rely, confesseur du roi, professeur à la Sorbonne, archidiacre de Notre-Dame et, plus tard, évêque d’Angers1. C’est la première Bible complète, imprimée en français, que l’on connaisse. La Bibliothèque impériale et celle de l'Arsenal, à Paris, en renferment chacune un exemplaire. Au folio 353 verso, ,on lit ces mots : Cy finist le premier volume de la Bible historiée. Imprimé à Paris pour Anthoyne Verard libraire, demourant à Paris sur le pont Nostre-Dame, à lymage Saint-Jehan-l’Evangéliste., ou du Palais, au premier pillier, devant la chappelle où len chante la messe de Messeigneurs les Présidents. Comme beaucoup d’autres incunables, elle ne porte pas de date; mais on peut s’en rapporter à cet égard au témoignage d’un savant, qui avait connu Jean de Rely, et qui lui avait même dédié un de ses ouvrages 1, Jacques Lefèvre d’Etaples. Publiant, en 1523, une traduction nouvelle des Épîtres de Paul, Lefèvre parle en ces termes de l’œuvre de son devancier :

«..... Ce n’est donc point merveille, si ceux qui sont touchés et attirés de Dieu désirent la vraie et vivifiante doctrine, qui n’est qu’en la sainte Écriture. Auquel désir, passés trente-six ans ou environ, fut incité le très-noble roi Charles, huitiesme de ce nom, à la requeste duquel la saincte Bible fut entièrement mise en langue vulgaire; afin que, aucunefois, il en pût avoir pâture spirituelle, et pareillement, ceux qui étoient sous son royaume; coopérant à son sainct et fructueux désir, ung savant docteur en théologie, son confesseur, qui avait nom Jehan de Rely, constitué en dignité épiscopale, grant annonciateur de la parole de Dieu. Et depuis, derechief, par plusieurs fois, comme encore à présent, est et se peut trouver, de jour en jour, aux boutiques de libraires... »

1 On possède du même évêque un écrit intitulé : Remontrances faictes au roy Loys unzième sur les privilèges de l'Eglise gallicane et les plainctifs et doléances des peuples. Au XIVe siècle déjà, nous avons rencontré un zélé catholique gallican parmi les continuateurs de Guiars. C’était l’avocat Raoul de Presles, auteur du Traité contre le pouvoir temporel des papes.

1 Artificialis introductio moralis in X libros Ethicorum Aristotelis. Paris, 1496, in-fol., réimp plusieurs fois.

La Bible de Jean de Rely aurait donc paru vers 1487 1. Elle aurait suivi d’un an la dixième bulle papale contre la traduction de la Bible en langue vulgaire, et coïncidé exactement avec une autre bulle du mémo Innocent VIII, ordonnant qu’on courût sus aux Vaudois des Alpes, pour les écraser « comme des serpents venimeux. » Qui sait si la nouvelle de l’impression de la Bible en français n’apporta pas quelque baume sur les blessures affreuses que le légat du pape fit alors à ces humbles martyrs du saint Livre?

1 Barbier, dans son Dictionnaire des ouvrages anonymes, a maintenu cette date approximative, qu’a violemment contestée l'auteur de la Chasse aux Bibliographes. Paris, 1789. Les raisons de ce dernier ne nous ont pas semblé péremptoires.

Lallouette et Richard Simon mentionnent, en outre, un Psautier 2 imprimé à la même époque et aussi, par le « vouloir et commandement » de Charles VIII, chez Pierre le Rouge, libraire du roi. Dans l’Épître dédicatoire placée en tête du volume, le traducteur anonyme s’exprime comme suit :

« Considérant que, dès la vostre première enfance, comme plein de bonne doctrine et abbrevé du fleuve de sapience, avez aimé et, sur toute rien (chose), parfaitemcnt désiré venir à la connaissance des choses, à voir livres histoires et nobles faits; mesmement encore, dont trop plus estes à louer, les difficultés et nobles thrésors de la sainte Écriture, comme dévot imitateur de vos ayeuls et ancestres, les glorieux et saints roys de France, Monseigneur saint Charles et saint Louis qui, par fervent désir, ont aimé recueillir, des jardins de l'Écriture sainte, les fleurs délicieuses et bons mots, pour en faire Septre de perpétuelle mémoire et Diadème de perfection, etc. »

2 De tous les livres de la Bible, le Psautier fut l'un des premiers, sinon le premier traduit, et l’un des plus fréquemment imprimés. Pendant les XVIe et XVIIe siècles, plus de vingt traducteurs, dans la France catholique seulement, s’appliquèrent à le faire passer en français. — Les Livres sapientiaux, en général, jouirent d'un grand crédit. Ils furent imprimés avant tous les autres livres de l'Ancien Testament et, en 1481 déjà, in-4°. Ce volume existe dans la bibliothèque de l'Arsenal, à Paris ( Théol. p. 471 ).

Cette traduction est remarquable en ce qu’elle aborde les difficultés de la critique. Il s’agit, par exemple, de savoir si Monseigneur S. Augustin a eu raison d’avancer que tous les psaumes sont de David. L’exégéte français penche pour l’opinion contraire; estime, quant au premier psaume en particulier, qu’il a été composé, « par manière de prologue, pour le présent livre, » par le prophète Esdras et cite, comme autorité, le franciscain de Lyra, juif converti du XIVe siècle 1.

1 Les Postilles de Nicolas de Lyra furent fréquemment imprimées au XVIe siècle. On connaît le mot de Julius de Plug : Nisi Lyra lyrasset, Lutherus non saltasset.

L’ordre émané de Charles VIII, d’imprimer celle édition des Psaumes et la susdite Bible de Jean de Rely, fait d’autant plus d’honneur à ce prince, qu’il date des premières années de son règne. Il dut même le donner, pour ainsi dire, en montant sur le trône ; puisque la Bible de 1487 parut, le roi n’ayant encore que dix-sept ans.

Cependant, il avait été donné à un simple particulier de devancer les rois eux-mêmes dans l’œuvre sainte de la publication des écrits bibliques, et à une ville de province, d’avoir le pas, à cet égard, sur la capitale. La première Bible complète, imprimée, fut bien celle que nous avons indiquée ; mais ce fut Lyon, la cité primatiale des Gaules, qui n’a cessé d’être, depuis les jours d’Irénée et de Pothin, le foyer le plus intense de la vie religieuse en France ; Lyon, la ville natale de Pierre Valdès, qui, dix ans avant que parût la Bible de Charles VIII, donna le jour à la première traduction imprimée du Nouveau Testament, en français.

Ce Nouveau Testament, dont on ne connaît qu’un fort petit nombre d’exemplaires, appartient aux plus anciens monuments de l’art typographique en France 1. Il était sorti des presses de Barthélemy Buyer, riche citoyen de Lyon, qui imprimait lui-même ses livres 2. Nouveau Valdès, Barthélemy Buyer, désireux de publier l'Écriture sainte en langue vulgaire, s’adressa, lui aussi, à deux religieux, Fr. Julian Macho et le docteur Pierre Farget, de l'Ordre de Saint-Augustin. Ceux-ci se bornèrent à lui fournir le texte légèrement modifié des plus récents manuscrits de la Bible dite de Guiars.

1 L'imprimerie, on le sait, n’avait été introduite, à Paris même, que vers 1470.

2 Un riche citoyen, Barthélemy Buyer, fit imprimer le premier (par G. Regis), dans sa maison située sur le quai de Saône, le Compendium du cardinal Lothaire, depuis Innocent III (1473). Des presses du savant Buyer sortirent d’autres ouvrages. Entre plusieurs, la Légende dorée, 1476; le Nouveau Testament, édition à deux colonnes, et le Mirouër de la vie humaine (1477), traduit du latin par l’évêque Zamora. — L'Eglise de Lyon, par Clément de Faye, pasteur. — D'après les recherches de M. Aug. Bernard, Barthélemy Buyer était issu d'une famille consulaire. Il n’aurait pas imprimé de ses propres mains; mais un certain Guillaume le Roy travaillait sous ses auspices. Voir De l'origine et des débuts de l'imprimerie en Europe, t II, p. 343.

L’exemplaire visité par M. Reuss à la bibliothèque du Sénat, à Leipsig, est un petit in-folio imprimé en caractères gothiques, sur deux colonnes. Les titres frontispices étant d’invention plus récente, l’ouvrage n’en porte point. Les vingt premiers feuillets sont consacrés à une table des matières, qui se termine par ces mots : « Cy finist la table du Nouveau Testament; ensemble, la déclaracion d’icelluy, faicte et composée par vénérable personne, frère Jullian, docteur en théologie, de l’ordre de Saint-Augustin, demeurant au couvent de Lyon sur le Rosne. Deo Graicias. » Le P. Lelong parle, d’après Saint-Lambert et Cruciman, d’une Bible complète de Guiars des Moulins, révisée par Guillaume Le Menand, et imprimée à Lyon quelques années seulement après le Nouveau Testament de Buyer, vers 1484, ou même vers 1478, par ordre de Louis XI; mais il ne cite aucune bibliothèque qui la renferme. En revanche, on a conservé des exemplaires de quatre éditions de la Bible de Jean de Rely, qui s’imprimèrent dans ladite ville, durant les trente et une premières années du XVIe siècle.

La bibliothèque publique de Genève possède l’édition de 1521 1, que j’ai pu comparer avec les manuscrits de la Bible de Guiars mentionnés plus haut. A l'orthographe près, c’est généralement le même texte ; seulement, dans la Bible imprimée, deux préfaces, placées à la tête, l’une du premier, l’autre du second volume, remplacent le proéme et l’avertissement des Bibles manuscrites. Les noms trois ou quatre fois séculaires de Comestor et de Guiars ne sont pas même rappelés. Les éditeurs ont craint sans doute de rebuter, en les mentionnant, certains lecteurs désireux d’une plus grande nouveauté.

1 Et non de 1526, date fautive, qui a passé du Catalogue de la bibliothèque de Genève dans la Notice de M. Archinard, et dont M. Reuss a judicieusement soupçonné l'erreur. Rev. de Théol. Année 1857, p. 151.

La première préface ne conservera quelques-unes des idées du bon chanoine d’Aire, qu’en en changeant plus ou moins le tour et l’expression :

« Povres pécheurs, aveuglez de bien faire, qui vivez en ce monde et avez les cueurs mondains et molz à mal faire, considérez que Dieu ne veult pas la mon des pécheurs ; mais qu’ils vivent et se convertissent. Pour ce, ayez les yeulx ouvers, que le Diable ne vous preigne en ses latz. Vous, prestres et gens d’église, qui estes oyseux après vostre service, cognoissez-vous pas que le Diable assault les humains de temptacions, quand il les trouve oiseux? Par quoy il est nécessaire de le fuyr sur toutes choses, et faire bonnes œuvres agréables à Dieu et desplaisantes au Dyable d’enfer. Et pour ce que oysiveté est enemie de l’ame, il est nécessaire à toutes gens oyseux, par manière de passe temps, lyre quelque belle histoire ou autre livre de science divine. Vous povez lire ce présent livre qui est la sainte Bible, laquelle a été translatée de latin en françoys, sans rien adiouster que pure vérité, comme il est en la Bible latine. Rien n'a été laissé, sinon choses qui ne se doivent point translater. Et a esté la translation faicte, nompas pour les clercz; mais pour les lais et simples religieux et hermites qui ne sont pas litterez comme ils doivent; aussi, pour autres bonnes personnes qui vivent selon la loy de Iesuchrist; lesquelz, par le moyen de ce livre, pourront nourrir leurs âmes de divine histoire, et enseigner plusieurs gens simples et ignorans. »

On le voit, le fond des idées est bien de Guiars ; mais la forme en est plus nette et plus incisive. L’auteur procède, ensuite, à rénumération des richesses du premier volume :

« Ceste Bible est divisée en deux volumes. Au premier, est le Livre de la Genèse, qui traicte de la création du monde, de Adam et de Ève, et des générations et faitz de nos premiers parents, et du Déluge, avec plusieurs belles histoires. Après, sont les deux Livres de Exode, où est la vie de Moyse et ses faitz. Et, après, est le Livre de Lévitique, parlant des prestres et de leurs dignitez ; puis, le Livre des Nombres, contenant plusieurs belles matières. Le Deutéronome s’ensuyt, parlant de toutes choses sainctes. Après, est le Livre de Josué, où est contenu comment Josué mena les enfants d’Israël en la terre que Dieu leur avait promis. Puis après, est le Livre des Juges, où sont escriptes diverses choses. S’ensuivent après, les Livres des Rois, parlant de la vie et des faitz de plusieurs. Après, sont les Livres de Paralipomenon, où sont contenues choses briefves et utiles. Puis, sont les Livres de Esdras, du réediffiement du temple. Après, est le Livre de Thobie, où sa vie est descripte. Et, de rechef, de Godolie (sic), de Hiérémie, de Ezéchiel, de Daniel et de Susanne. Après, le Livre de Judich, contenant la victoire qu’elle eut de Olofernes. Puis, le Livre de Ester, où est escript comment elle saulva tous les Juifs. Et, finablement, le Psaultier qui, de nouveau, y a esté adiousté, où sont plusieurs belles doctrines. Et a esté ceste Bible en françoys, la première foys, imprimée à la requeste du très-crestien roi de France, Charles huytiesme de ce nom. Et, depuis, a esté corrigée et imprimée et, avec ce, adiousté le Psaultier, comme dit est, affin que la Bible fust toute complette.

« Les Livres qui sont contenus au second volume, trouverez en telle ordonnance, au prologue du second volume, qui est en la fin de la table. Pour ce, gens lubriques, qui vostre temps passez en oysiveté, je vous prie, arrestez-vous en ceste lecture et l’incorporez en vos cueurs; et vous en aurez plus grand prouffit que de passer vostre temps en ieuz, yvrognetez, paillardise et autres choses desplaisantes à nostre Créateur. El, ainsi faisant, nous trouverons le vray chemin de la gloire éternelle. A laquelle gloire nous veuille mener et conduisre le Père, le Fils elle Saint-Esprit. Amen. »

La préface du second volume est entièrement originale. Sa valeur, comme pièce caractéristique, le parfum de sa piété naïve et le charme de son vieux langage nous engagent à la reproduire ici tout entière :

« Pour inciter tous bons chrétiens à parvenir au chemin de la Gloire éternelle, il est requis veoir et ouyr la parolle de nostre Seigneur Iesuchrist. Et ne souffist pas encore la veoir ou ouyr ; mais la fault entendre et mettre en effect et retenir de bon cueur; parquoy, ceulx qui facillement ne le pevent comprendre en oyant dire, il leur est requis le voir ; cest assavoir le lire et ruminer, tellement que on y puist prendre viande et pasture à l’ame. Ceux qui ne le pevent veoir ne lire, par faulte qu’ilz n’ont point été endoctrinez ès lectures en leur jeunesse, il leur est nécessité de le ouyr et, en ce faisant, ils mectront oysiveté hors de leurs entendemens, et prendront substantacions divines, pour efforcer leurs corps et leurs âmes en bonnes vertus. Vous donc humains, qui vivez soubz la garde et puissance du Roy éternel, venez; et qui voulez, après mort, vivre au royaulme des cieuix, vous povez veoir en ce second volume et ouyr choses divines et anciennes, pour esmouvoir vos cueurs qui sont endurciz ès choses mondaines et dyaboliques, et povez trouver le chemin du royaulme devant dit; auquel royaulme toute nature humaine se doit appliquer et avoir désir de y entrer, considérant que le Roy qui, à présent, y est en corps et en ame, nous a créé; ayans tousiours la face et le regard vers Luy et vers son royaulme. Oultre plus, il nous a donné exemple comment nous devons aller en son dit royaulme, pour les biens et plaisirs qui y sont. Pour ce, qui y veult aller, il fault entrer en la grâce du Roy éternel, par vaillance, c’est-à-dire par bien faire; car le Roy est doux et miséricordieux. Il vous vault mieux occuper en divine Escripture, qu’il ne faict ès rommans parlans damours et de batailles, qui sont plains de menteries. Vous trouverez icy les faitz de Salomon, tous fondez en bonne doctrine; puis, les prophecies de divines paroles et le Livre des Machabées, où sont contenues plusieurs batailles et destructions de villes et de pais, pour les péchez des peuples. Après, sont les Épistres et Évangiles, contenant plusieurs belles doctrines avec la Passion de nostre Seigneur Iesuchrist; et, après ce, est, finablement, l’Apocalypse où sont moult belles visions que vit saint Jehan l’évangéliste, en exil en l’Isle. Vous ne povez donc pas estre excusez de l’inorance de nostre foy ; car vous avez des livres plusieurs, qui vous monstrent la manière de bien vivre en ce monde, qui est le vray chemin et droicte sente pour aller au royaulme devant dit; c’est-à-dire, assavoir, en la gloire de Paradis, à laquelle nous maine, par sa grâce et miséricorde, la saincte Trinité, qui est Père et Fils et Sainct-Esprit en une mesme essence. Amen. »

Cette même Bible parut une dernière fois à Lyon, en 1531. Elle fut dès lors éclipsée par celle de Genève, que des imprimeurs lyonnais reproduisirent, par trente éditions, de 1541 à 1610. A Paris, au contraire, la vieille Bible de Charles VIII bénéficia de la persécution qui proscrivait la Bible réformée. Elle y atteignit, en 1545, sa quatorzième ou quinzième édition 1, sans avoir été, un seul instant, le moins du monde inquiétée. C’est qu’aussi elle était peu inquiétante. En dépit de toutes les révisions, elle était remplie de superfétations humaines; et les contre-sens y abondaient tellement qu’elle demeurait un livre fermé dans plusieurs de ses parties. Les Épîtres de saint Paul, spécialement, y demeuraient inintelligibles. L’Épître aux Romains, en particulier, cette clef des Écritures, comme l’appelle saint Chrysostôme, était couverte d’une rouille si épaisse que l’usage en était rendu très-difficile, sinon impossible. D’autre part, on est surpris de rencontrer, dans ces Bibles d’avant la Réforme, des annotations telles que celles-ci, qui semblent être quelques lambeaux des écrits de saint Augustin ; « Ce que l’Esperit et l'Espouse disent Venez : cela signifie que la Trinité et la saincte Eglise nous sermonnent à entendre cette Escripture et à la mettre en œuvre, et ceux qui l’entendent sermonnent les autres ; et ce qui est dit : Qui a soif vienne, signifie que celui qui désire la gloire du ciel par vraye foy, la doit mettre en pratique et ne se fier pas en ses mérites, mais en grâce. » Ici, la glose n’a d’autre tort que d’occuper la place du texte qui, dans l'Apocalypse, est aux trois quarts supprimé.

1 L’existence de l’édition de 1545 reste douteuse ; Richard Simon est seul à la citer. Les dernières éditions ne diffèrent des premières que dans quelques expressions : Ange est mis au lieu de angle; et serviteur, au lieu de serf. Il est curieux de voir, par une singulière vicissitude, ce mot de serf, abandonné au XVIe siècle, reparaître dans la version de M. le prof. Perret Gentil, qui parle des serfs d’Abraham.

« Qu’on se figure, dit M. Nisard, que trente ans avant l’apparition du livre de Calvin (l'Institution), il n’y avait en France, pour toute Bible, qu’une sorte d’interprétation grossière où la glose était mêlée au texte, et faisait accorder la parole sacrée avec tous les abus de l'Église romaine. Les prédicateurs de la cour de Louis XII faisaient aller Caïn à la messe, et payer les dîmes à Abel. La Vierge Marie lisait les Heures de Notre-Dame; Abraham et Isaac récitaient, avant de se mettre au lit, leur Pater noster et leur Ave, Maria... Au temps même de François Ier, on lisait, dans le Nouveau Testament, evertit domum pour everrit domum, il renverse la maison pour il la balaie; hereticum de vita, au lieu de l'hereticum devita de saint Paul : ce qui substituait à mort l'hérétique à évite l’hérétique, vraie glose de la Sorbonne d’alors 1. »

1 Hist. de la litt. franç., t. I, p. 307,

Il serait injuste de mettre à la charge de la première Bible française toutes les capucinades des prédicateurs du temps de Louis XII, et les fausses leçons de la Vulgate d’alors. Toujours est-il vrai qu’elle donnait des cornes à Moïse; ce qui, dit Olivétan, excitait les railleries des docteurs juifs; et que, suivant elle, «la poudre du veau d’or, que le grand législateur fit mêler à l’eau des Israélites, s’était arrêtée sur les barbes de ceux qui avaient adoré l’image : ce qui fut la marque à laquelle on les reconnut. » Et, lorsque nos premiers parents furent chassés du Paradis : « lors, leur fist nostre Seigneur cottes de piauz de bestes mortes pour leur montrer qu’ils étaient mortels, et les en vesti, en disant par manière de dérision et de moquerie : « Voici Adam, qui est fait comme l’un de nous. » De tels commentaires n’étaient pas propres à donner de grandes et nobles idées de la divinité.

On peut donc, tout en reconnaissant les services considérables que cette Bible a rendus, regretter qu’elle ait si longtemps survécu à elle-même. Sa principale utilité avait été de faire soupirer, par son imperfection, après la Bible réformée. Celle-ci mise au jour, l’autre devait modestement et promptement céder la place. Mais les conducteurs spirituels de la nation refusant à leur pupille le vin des forts, la coupe des Écritures, les âmes altérées burent aux eaux saumâtres de la tradition. La parole de Dieu se trouvait bien aussi dans la Bible de Jean de Rely, mais mélangée aux gloses d’invention humaine. Comme une excellente liqueur dans une grande quantité d’eau, elle avait perdu une portion notable de sa vertu. On craignait pour le peuple chrétien les effets d’un vin pur et généreux. Il pouvait lui donner prématurément le sentiment de sa force et de son indépendance. Les docteurs de la Sorbonne avaient senti que leur règne finirait avec celui des additions et des retranchements arbitraires dans le corps des Écritures.

 

CHAPITRE IV.

La Bible de Lefèvre d’Étaples.

 

Cris impuissants, fureurs bizarres!

Tandis que ces monstres barbares

Poussent d’insolentes clameurs,

L’astre, poursuivant sa carrière,

Verse des torrents de lumière

Sur ses obscurs blasphémateurs.

Le Franc de Pompignan.

 

Aussitôt donc qu’on prétendit donner au peuple la parole de Dieu sans alliage humain, la Sorbonne qui, dans la personne de Jean de Rely, avait favorisé, à la fin du XVe siècle, la dissémination de la Bible en langue vulgaire, s’y opposa de toutes ses forces. Sa colère fut grande déjà en 1512, lorsque Jacques Lefèvre d'Étaples, professeur au Collège du cardinal Lemoine, détrônant la Vulgate, fit paraître, le premier en Europe, une nouvelle traduction latine des Épitres de Paul 1. Afin de ne pas trop effaroucher les esprits, Lefèvre, dans cette traduction, se rapprochait autant que possible de la version reçue; ce qui donna à Érasme occasion de dire que Lefèvre n’était que demi-grammairien et médiocre helléniste 1. Mais ce dernier ne se découragea pas. Il publia, en 1517, l’année où Luther affichait ses thèses, une dissertation pour prouver, contrairement au Bréviaire romain, que Marie la pécheresse, Marie-Magdelaine et Marie, sœur de Lazare, constituent trois personnages distincts ; peu de temps après, il osait affirmer qu’Anne, mère de Marie, n’avait pas été mariée trois fois. C’en était trop; Lefèvre, condamné par la Sorbonne comme hérétique, fut déféré au Parlement de Paris, qui s’apprêtait à le faire brûler vif, lorsque survint un ordre de François 1er, lequel interdisait de passer outre. Mais dès que la politique eut contraint ce prince à sortir du royaume, Lefèvre, inquiété de nouveau par le terrible Bédier, dut s’enfuir de la capitale. Un ancien ami, Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux, lui donne asile. Bientôt, son fils en la foi 2, notre bienheureux Farel, le suit dans sa retraite. Briçonnet établit

Lefèvre à la Maîtrise de la maladrerie, et, Farel, avec quelques-uns de ses anciens condisciples, reçoit la permission de monter dans toutes les chaires du diocèse; leur voix y trouve un merveilleux écho. Lefèvre fait imprimer, en 1522, son Commentaire latin sur les quatre Évangiles. Il déclare dans la préface, qu’il est temps de revenir aux croyances apostoliques et de retrancher tout ce qui nuit à la pureté du culte. Il invite ses lecteurs pieux « à prier le Seigneur d’envoyer dans sa nouvelle moisson de nouveaux et habiles ouvriers. » Puis, sentant la nécessité de légitimer, aux yeux du peuple lui-même, la réforme qu’on lui prêche, il cède aux sollicitations de plusieurs dames et princesses du royaume et traduit le Nouveau Testament en langue vulgaire. Les Évangiles paraissent chez Simon de Colines 1, le 8 juin 1523. L’opulent et généreux Briçonnet ordonne à son régisseur de les distribuer gratuitement « à ceux qui désiraient y entendre, sans y épargner argent ni or. » On dut les réimprimer peu de mois après, tant était grand l’empressement du peuple de Meaux à se nourrir de cette Parole de vie. « Festes et dimanches, nous dit Crespin, étaient employés à lire les Écritures et à s’enquérir de la bonne volonté du Seigneur; en sorte qu’on voyait, en ce diocèse, reluyre une image d’Église renouvelée. Car la Parole de Dieu non-seulement y était prêchée, mais pratiquée ; attendu que toutes œuvres de charité s’exerçaient là. Les mœurs se réformaient de jour en jour, et les superstitions s’en allaient bas 1 ! »

1 Erasme était ici juge et partie. Sa traduction latine du Nouveau Testament devait paraître très-peu de temps après. Erasme, du reste, reconnaissait hautement Lefèvre pour le plus savant des professeurs de Paris.

2 « Lefèvre me retira de la fausse opinion du mérite et m’enseigna que tout venait de la grâce; ce que je crus, sitôt qu’il me fut dit. » Ep. de Farel. A tous seigneurs, peuples et pasteurs.

1 Simon de Colines était le successeur de Henri Estienne, premier de ce nom ; il avait épouse sa veuve. Mort en 1547.

1 Crespin, Histoire des Martyrs. Liv. IV.

L’année ne s’était pas écoulée que le Nouveau Testament tout entier avait paru : les Épîtres, le 17 octobre ; les Actes des Apôtres, le 31 du même mois, et l’Apocalypse le sixième jour du mois de novembre 1523.

Cette date est capitale pour l’histoire de la Réforme et l’avenir de la France 2.

2 A partir de 1523, les réimpressions se succédèrent rapidement. Le zélé Conrard, à Bâle, en fit une dès 1524 et, en 1525, il en paraissait une autre à Anvers, chez G. Vorsterman. Ce même imprimeur publiait, l’année suivante, l’une des premières éditions du Nouveau Testament anglais, de Tyndale. — La bibliothèque du Musée britannique renferme à elle seule douze éditions du Nouveau Testament de Lefèvre, imprimées à Anvers, à Paris et à Bâle, de 1524 à 1543.

De Paris et de Meaux, le Nouveau Testament de Lefèvre se répandit dans les provinces françaises avec une étonnante promptitude. « Etudiants et gentilshommes, nous dit Calvin, se travestissent en colporteurs et, sous l’ombre de vendre leurs marchandises, ils vont offrir à tous fidèles les armes pour le saint combat de la foi. Ils parcourent le royaume, vendant et expliquant les Evangiles. Ceux qui ont des châteaux sont honorés de les consacrer à Dieu pour temples. Chacun s’efforce de gagner à Jésus-Christ ceux qu’il pourra, et nos grands personnages montrent volontiers leur foi par le meilleur gouvernement de leurs familles. »

Ces missionnaires dépassent bientôt la frontière française. Ils se répandent dans les vallées des Alpes et du Jura ; ils forment des associations nommées « les Amateurs de la très-sainte Evangille » et, en 1526, l'Évêque de Lausanne fait rapport au duc de Savoie que, dans ce pays de Vaud, bourgeois et manants déclarent tenir pour la Bible de Luther, malgré les menaces de brûler comme faux et traîtres hérétiques ces Évangélistes prétendus. »

Deux ans plus tard, une lettre de l’évêque de Chambéry apprend au pape les nouveaux progrès des missionnaires réformés (juillet 1528) : « Votre Sainteté saura que cette détestable hérésie nous arrive de tous côtés par le moyen des porte-livres. Notre diocèse en aurait été entièrement perverti, si le duc n’eût pas fait décapiter douze seigneurs qui semaient ces évangilles. Malgré cela, il ne manque pas de babillards qui lisent ces livres et ne veulent les céder à aucun prix d’argent. » 1

1 Les grands jours de l’Eglise réformée, quatre conférences par J. Gaberel, ancien pasteur. Genève et Paris, chez Joël Cherbulier, 1863.

Une grande révolution s’est opérée. L’abîme qui séparait le docteur de la foule, et le gentilhomme du cardeur de laine a été comblé. La Bible réformée est un anneau qui les unit. Petits et grands, las de l’enseignement des hommes qui les ont trop longtemps abusés, veulent être instruits directement de Dieu 2, et le protestantisme évangélique a commencé.

2 La parole prophétique, sur laquelle se fonde ce grand principe du protestantisme, devint, douze ans plus tard, l'épigraphe du Nouveau Testament de P. R. Olivétan, 1535. Elle s'y lit en grec, encadrée dans un liston qui se déroule au haut du titre : ἔσονται πάντες διδακτοὶ τοῦ Θεοῦ. Ιωαν. Z. — Jean VI, 45.

La préface du Nouveau Testament de Lefèvre n’est plus dédiée à un roi seulement, ni à quelque évêque ou archevêque ; elle est adressée à « ung chascun qui a cognaissance de la langue gallicane. » En voici quelques passages :

« A tous Chrétiens et Chrétiennes, salut !

« Présentement, il a pleu à la bonté divine inciter les nobles cœurs et chrétiens désirs des plus haultes puissantes dames et princesses du royaulme 1, derechief 2 faire imprimer le Nouveau Testament pour leur édification, afin qu’il ne soit seulement de nom dict royaulme très-chrétien, mais aussi de faict... Aussi, maintenant le temps est venu que nostre Seigneur Jhésus-Christ, seul salut, vérité et vie, veult que son Evangille soit purement annoncé par tout le monde, afin qu’on ne se desvoye plus par autre doctrine des hommes qui cuident estre quelque chose.... Et, afin que ung chascun qui a cognaissance de la langue gallicane et non point du latin, soit plus disposé à recepvoir ceste présente grâce, laquelle Dieu, par sa seule bonté, pitié et clémence, nous présente, en ce temps, par le doux et amoureux regard de Jhésus-Christ, nostre seul Saulveur, vous sont ordonnées en langue vulgaire, par la grâce d’iceluy, les Évangilles, selon le latin qui se list comrûu-nément partout, sans rien y ajouter ou diminuer ; afin que les simples membres de Jhésus-Ghrist, ayant ce en leur langue, puissent estre aussi certains de la vérité évangélique comme ceulx qui l’ont en latin ; et auront après, par le bon plaisir d’iceluy, le reste du Nouveau Testament... Qui est-ce doncques, qui n’estimera estre chose deüe et convenable à salut, d’avoir ce Nouveau Testament en langue vulgaire? Qui est chose plus nécessaire à vie, non point de ce monde, mais à vie spirituelle? Se, en chascune des religions particulières 1, ils ordonnent que chacun d’eulx, ignorant le latin, ait sa règle en langue vulgaire, et la porte sur soi et l’aye en mémoire, et qu’on leur expose plusieurs fois en leurs chapitres; de tant plus forte raison, les simples de la religion chrestienne, seule nécessaire (car il n’en peut estre qu’une nécessaire), 2 doivent avoir leur règle, qui est la parolle de Dieu, l’Escripture, pleine de grâce et de miséricorde... Cette saincte Escripture est le Testament de Jhésus-Christ, le Testament de nostre Père, confirmé par sa mort 1 et par le sang de nostre rédemption. Et qui est-ce qui défendra aux enfans de avoir, veoir et lire le testament de leur père? Il est doncques très-expédient de le avoir, le lire et le ouïr, non une fois, mais ordinairement, aux chapitres de Jhésus-Christ, qui sont les Églises où tout le peuple, tant simple comme savant, se doilt assembler à ouïr et honorer la saincte Parolle de Dieu... Et si aulcuns, voulant desgoutter les simples ou destourner de la vérité, disent qu’il vault mieux lire les Évangiles, comme devant ont été translatés, en ajoutant, diminuant ou exposant ; et qui, par ainsi, sont aussi plus élégants, se peut répondre, qu’on a voulu aulcunement user de paraphrase, crainte, expliquant le latin, de bailler aultre sens que le Saint-Esprit avait suggéré aux Évangélistes; pour ceste cause, user de paraphrase en translatant la Parolle de Dieu est chose périlleuse... Et sachez que ce que plusieurs estiment élégance humaine, est inélégance et parolle fardée devant Dieu. »

1 La belle et spirituelle Marguerite d'Orléans, improprement dite de Valois ; sa mère, Louise de Savoie, et sa jeune tante, Philiberte de Nemours. C’était vraiment par sollicitude pour le peuple que Marguerite désirait cette traduction. Quant à elle-même, elle lisait Erasme dans l’original ; « elle savait assez de grec pour lire Sophocle, et elle prenait des leçons d'hébreu de Paul Paradis surnommé le Canosse, qu'elle fit nommer professeur au collège de France, fondé par François Ier. » — Nisard, Hist. de la litt. fr., I, 210. — La Bible fut partout en France et en Suisse le grand levier de la Réforme; à vues humaines, ce mouvement eût été longtemps retardé, sinon étouffé, sans cette aimable princesse que Dieu suscita comme un ange protecteur et que pressait, par-dessus tout, le besoin de faire le bien et d’empêcher le mal.

2 Allusion à la Bible de Jean de Rely. Lefèvre s'excusera, tout à l’heure, de l’avoir dépouillée du bagage de ses gloses.

1 Par cette acception du mot de religion, peu connue des protestants, il désigne l'état des personnes engagées par des vœux à suivre une certaine règle autorisée par l'Eglise. Au reste, l'intelligence de ce passage nous est clairement donnée par cette phrase de la Préface du Nouveau Testament de Mons qui suivit de cent cinquante ans celui de Lefèvre : « Si les Religieux se croient obligés de lire tous les jours la règle qu’ils ont reçue de leur instituteur, comment pouvons·nous négliger de lire la loi de Jésus-Christ? » Les hôtes de Port-Royal avaient, à leur insu peut-être. Lefèvre pour aïeul.

2 Trait décoché en passant contre la vie de couvent

1 Godeau de Vences, évêque, au XVIIe siècle, est lui aussi un héritier de Lefèvre. Lui aussi, dans la Préface de son Nouveau Testament, présente Jésus-Christ comme notre Père. « Voici, dit-il, le Testament du Fils de Dieu, votre Père et votre Juge, que je vous offre. Je ne puis douter que la lecture ne vous en soit agréable. Vous y verrez qu’il vous y laisse un patrimoine tout divin, qui est sa vérité. »

Le principe nouveau posé dans cette mémorable préface porta bientôt ses fruits. Quand la tempête de la persécution eut dispersé les prédicateurs du diocèse de Meaux, « les artisans, dit M. Henri Martin, reprirent l’œuvre arrachée des mains des savants. Un cardeur de laine, Jean Leclerc, se fit le pasteur de ce troupeau abandonné  1. »

1 Histoire de France, t. VIII, p. 450.

Lefèvre se tut; mais il continua d’écrire. Protégé à la cour, il veille à l’impression d’une édition corrigée de son Nouveau Testament, et prépare la traduction française des Psaumes. Mais, le 24 février 1525, François Ier perd la bataille de Pavie, et le Parlement français, fanatisé, a cru voir dans cette défaite la vengeance du ciel sur une nation qui tolère l’hérésie. Il met, le 28 août, les traductions de Lefèvre au nombre des livres défendus, et menace de sévir contre leur auteur. Lefèvre, âgé d’au moins soixante-dix ans, s’enfuit à Strasbourg ; et, le 20 novembre, Capiton annonçait à Zwingle l’arrivée dans cette ville hospitalière, de Farel, Lefèvre d’Étaples, Roussel, Vadaste et d’un certain Simon, néophyte juif, « tous français, dit-il, et mes hôtes. »

Lefèvre est sauvé; mais la vindicte des prêtres sévit avec d’autant plus de rage contre les livres dont elle n’a pu atteindre l’auteur. « Le lundi, 5 février 1526, un mois avant le retour de François Ier, le son de la trompe se faisait entendre dans tous les carrefours de Paris et, plus tard, de ceux de Sens, d’Orléans, d’Auxerre, de Meaux, de Tours, de Bourges, d’Angers, de Poitiers, de Troyes, de Lyon, de Mâcon, etc., en tous bailliages, sénéchaussées, prévôtés, vicomtés et terres du royaume. La trompe ayant cessé, le héraut criait par ordre du Parlement : « Défense à toutes personnes d’exposer, ni translater de latin en français « les Épitres de saint Paul, l'Apocalypse, ni autres livres. .« Que désormais nuls Imprimeurs n’ayent plus à imprimer aucuns livres de Luther. Que nul ne parle « des ordonnances de l'Église, ni des images, sinon « ainsi que la sainte Église l’a ordonné. Que tous livres « de la sainte Bible, translatés en français, soient vidés « désormais de ceux qui les possédaient, et apportés « dans huit jours aux greffes de la cour. Et que tous « prélats, curés et vicaires défendent à leurs paroissiens « d’avoir le moindre doute sur la foi catholique. » Traductions, impressions, explications, le doute même étaient prohibés 1. »

1 Journal d’un Bourgeois de Paris sous François 1er, t.I, p. 277, cité par M. Merle d’Aubigné. Hist, de la Réforme en Europe, au temps de Calvin, t. I, p. 498.

Duprat, le prélat chancelier, profitait du temps. Tout-puissant auprès de la régente, il craignait, non sans raison que, François et Marguerite de retour, la persécution ne languit. Déjà le Parlement avait reçu d’Espagne, à la date du 12 novembre, une lettre du Roi, portant qu’il « trouvait mauvais qu’on osât susciter des chagrins à un homme en si bonne odeur de piété et de savoir, dans l’Europe entière. » L’année suivante, voulant témoigner sa reconnaissance à Marguerite, sa libératrice, François Ier nomme Lefèvre précepteur du prince Charles, son troisième fils 2. Lefèvre, sous l’égide royale, poursuit, d’abord à Paris, puis à Blois, ses saints travaux. Il confère la Vulgate avec les originaux hébreux, grecs et chaldaïques, et termine, en 1528, une traduction française de la Bible entière. Mais ne pouvant plus absolument imprimer en France, il envoie son œuvre à Anvers, où elle parait avec l’approbation des frères minorites de cette ville et un privilége de Charles-Quint, en quatre parties successives, de 1528 à 1530; et en un seul volume folio, en 1530. Une troisième et une quatrième édition parurent avec d’importantes corrections, en 1534 et en 1541. Nous y reviendrons.

2 Instruit par Lefèvre, ce jeune prince devint partisan de la Réforme, comme le prouvent les instructions qu'il donnait à son secrétaire, Antoine Mallet, en l'envoyant à Francfort, auprès de l'Électeur de Saxe et du Landgrave de Hesse, en 1543.— On espérait de grandes choses de ce prince ; mais il mourut sans laisser de postérité, le 2 septembre de l’an 1545, d’une pleurésie. Moreri ajoute : quelques-uns disent de poison.

Trop pieux pour vivre plus longtemps au sein d’une cour corrompue; trop sensible pour supporter la vue du sang des martyrs ; craignant le bûcher pour lui-même, Jacques Lefèvre, rassasié de jours, trouve enfin, en 1531, chez son ancienne protectrice, la reine de Navarre, un dernier et sûr asile. Mais, sur son lit de mort, il est assailli de regrets. Une déposition, écrite de la main de Michel d’Arande, raconte ses derniers moments : Horrendum erat tampium senem ita angi animo et tanto horrore, judicio Dei, concuti. Vociferabat, dicèns se œternum periisse, quad veritatem Dei non aperte professus fuerit 1. Enfin il reprit quelque confiance; mais il continua de pleurer sur ce qu’il n’avait pas publiquement rendu témoignage à Jésus-Christ, là où se décernaient les palmes des martyrs. Sa douleur était d’autant plus cuisante qu’il était, par ses ouvrages, par ses traductions de la Bible spécialement, le père spirituel de beaucoup d’entre eux.

1 « Il était effrayant de voir ce pieux vieillard en proie, par un jugement de Dieu, à tant d'angoisse et d'épouvante. Il poussait de grands cris, disant qu’il était à jamais perdu, parce qu’il n'avait pas ouvertement confessé la vérité de Dieu. » Ms. Farelli, fol. 113.

— Les détails fournis par Michel d’Arande confirment le témoignage tout pareil de Thomas Hubert, conseiller de l'Électeur palatin. V. l’Essai sur la vie et les œuvres de Jacques Lefèvre, par Ad. Encontre. Strasbourg 1839.

Lefèvre avait fait un grand pas. Il avait purgé la Bible des gloses innombrables qui, pareilles à des plantes parasites, avaient envahi de toutes parts le champ des saintes Écritures; il avait éclairci le sens d’une infinité de passages. Si l’on compare sa traduction à celle qui précéda et à celle qui suivit, on est étonné du degré de perfection qu’elle atteignit du premier coup. «Quant à la langue, dit M. Sayous, Lefèvre traduit avec une sorte d’élégance qui devance la date 1. » Mais ce qui frappe surtout, c’est la justesse de ses interprétations, dans une entreprise où chaque ligne, chaque mot, pour ainsi dire, offrait un écueil. Un si remarquable succès ne s’explique que si l’on se souvient des antécédents de Lefèvre, lorsqu’il commença l’œuvre capitale qui fut le couronnement de sa vie. Il était né dans une province où, dès les temps d’Éligius de Noyon, la Parole de Dieu avait eu cours plus qu’en aucune autre contrée de la France, tellement que le nom de ses habitants était devenu synonyme de celui de Vaudois. 2 Comme son prédécesseur Guyars, comme son successeur Olivétan; comme Vatable, comme Calvin, et Pierre de Wingle : les deux premiers, exégètes incomparables des saintes Écritures; ce dernier, imprimeur de la Bible de Serrières, Jacques Lefèvre, était picard. Il était originaire d’Étaples, gros bourg à l’embouchure de la Canche, dans le Pas-de-Calais.

1 Études littéraires sur les Écrivains français de la Réformation. T. II, p. 318.

2 Picards et Vaudois, c'est la même secte sous différents noms. On les accusait d'adamisme, transformant le dénuement dans lequel la persécution les réduisait parfois, en une nudité totale, volontaire et cynique. V. Moreri, art. Picards, et la dissertation du grand Beausobre à laquelle il se réfère.

Puis, il avait vieilli dans l’enseignement. Les illustres philologues des règnes de Louis XII et de François Ier, G. Budé, J. Tusan, les Étienne, Vatable, dont les Juifs eux-mêmes admiraient les connaissances hébraïques; Berquin, Michel d’Arande formaient le cercle de ses relations et de ses amis. Le savoir universel de Lefèvre, sa sagesse, l’autorité de l’âge et de la piété, lui conféraient la première place au sein de cette docte assemblée. « Le premier, dit Duboulay, il enseigna le grec dans l'Académie de Paris ; le premier, il s’était adonné à l’étude des saintes Écritures. Seul d’entre eux, peut-être, il connaissait l'Orient, pour y avoir voyagé 1. De 1492 à 1528, d’après les laborieuses recherches de MM. Haag, il avait publié tout près de quarante ouvrages de philosophie et de théologie. Son raisonnement se distinguait par tant de justesse; son style, par tant de clarté et par tant de concision que, jusque chez les étrangers, il avait acquis le renom de restaurateur des la saine dialectique. Une vive sensibilité, l’éloignement du monde, un penchant prononcé au recueillement et à l’adoration, s’ajoutaient aux dons éminents de son esprit, pour faire de lui un excellent traducteur de la Bible 1.

1 «... Causa discendi, totam Europam et Asiam transfretavit et partem Africæ etiam transeunit, ut viros doctos et perfectissimos litteris græcis, latinis, hebræis et chaldæis inveniret » — Chasseneux Catalogus gloriœ mundi. Lyon, 1529, x 4. — On lit encore dans une lettre de Symphorien Dampier, année 1507 : « Instar item Pythagoræ Patque latonis aliorumque insignium philosophoruro, exteras lustrati regiones.. »

1 Un Dictionnaire d'histoire et de géographie, fort accrédité dans les collèges de France et généralement estimé, celui de M. N. Bouillet, ne mentionne pas même notre vénérable Lefèvre. M. H. Martin, moins oublieux ou plus équitable, l'appelle « le doyen des savants français. » Que la jeunesse studieuse se console. On ne lui fera connaître ni Ad. Monod, auquel l'illustre Lacordaire se déclarait inférieur; ni Ostervald, dont Fénelon achetait les ouvrages pour les introduire dans les couvents, où peut-être on les trouverait encore; ni Martin, qui correspondait d'Utrecht avec l'Académie française, ni Olivétan. Et cependant, les traductions de la Bible qui portent leur nom, sont au nombre des livres les plus répandus en France. Par compensation, le volume universitaire fournira, sans empêchement aucun, des notices sur les vaudevillistes les plus frivoles; et il aura soin d’informer les lecteurs du danger que peuvent présenter certains écrits, excellents d'ailleurs, que le bon plaisir de Rome a mis à l’index : l’Histoire de Charles-Quint, de Robertson, par exemple, ou les Provinciales.

« Le jour vient qui, mettant les bons en évidence, Saura les consoler d’un injuste silence. »

La Fille de Sion, chant iii.

Pour plus de détails sur Lefèvre, voir en particulier sa Vie en français par M. Graf, et surtout le travail approfondi du même auteur, dans le périodique d'Illgen et Niedner, Leipzig, 1852.

 

Grâce à son mérite, la version de Lefèvre eut l’honneur de devenir la base des traductions tant catholiques que protestantes. Ce ne fut pas, toutefois, sans recevoir de notables modifications.

Et d’abord, les protestants ne pouvaient l’accepter telle qu’elle était sortie des mains de son auteur. Nous avons eu occasion de le remarquer : Lefèvre avait conservé, en plusieurs endroits, le texte de Jean de Rely ; il le reconnaît lui-même dans un passage de la préface citée plus haut : « Il leur a pleu (à ces plus haultes dames et princesses) que ce Nouveau Testament ait été reveu et conféré à la langue latine pour les faultes, additions et diminutions qui se trouvaient en ceux qui étaient imprimés. » En outre, moitié prudence, moitié timidité, Lefèvre avait usé de ménagements à l’égard de la Vulgate. A proprement parler, il n’en avait redressé le sens que dans un nombre restreint de passages particulièrement fautifs. Il professe avoir traduit « selon le latin qui se list communément partout, sans rien y adjouster ou diminuer » et, pour prévenir les soupçons qui planaient sur lui à cet égard, il a soin de donner avis, dans le titre même de la Bible d’Anvers, que « la translation a été faite selon la pure et entière version de sainct Hierosme. »

Sans doute, on ne lit pas dans cette Bible ce que porte la Vulgate, que « Jacob adora l’extrémité de son bâton, » adoravit fastigium virgæ, Hébreux, XI, 22 : erreur de traduction sur laquelle on s’est efforcé de fonder le culte des reliques. De même, au chapitre treizième de la dite Épître, Lefèvre traduit conformément au grec, v.16 : « Dieu est apaisé par de tels sacrifices, » et non d’après la Vulgate : « on acquiert des mérites auprès de Dieu, » promeretur Deus. Il repousse aussi, Genèse III, 15, la leçon fautive qui fait de la vierge Marie l’auteur de notre rédemption. Au lieu de rendre le ipsa (fœmina) conteret de la Vulgate, il traduit, d’accord avec l’hébreu, « cette semence brisera ta tête. » Partout le mot d’hostie, qui revient cent cinquante fois dans la Vulgate, est remplacé par celui de sacrifice ou de victime ; mais, en revanche, le mot de tradition est abusivement conservé dans un passage où saint Paul parle d’enseignements récemment donnés par lui-même. Moïse garde son visage cornu, cornuta facies; et, Psaume XIX (XVIII), 5, le traducteur fait dire au psalmiste, en parlant de Dieu, qu’il a établi son tabernacle dans le soleil : In sole posuit tabernaculum suum. On sait que les docteurs de l'Église romaine ont cherché dans ce passage ainsi traduit, un argument pour établir la perpétuelle visibilité de l'Église!

En outre, et ceci est plus grave, Lefèvre avait conservé différents termes de la Vulgate dont l’usage avait, petit à petit, oblitéré le véritable sens. Nous n’en citerons que deux : prêtre et pénitence, presbyter, pœnitentia. Ces mots qui, dans l’origine, désignaient l’un, un simple ancien ou pasteur, le second, un regret sincère d’avoir offensé Dieu, avaient fini par éveiller, dans l’imagination des peuples, l’idée d’un confessionnal, d’une tonsure, du pouvoir merveilleux conféré à un homme, d’appeler, à l’autel, son créateur à l’existence... Les conserver, c’était donc risquer de donner le change. En les supprimant, en bannissant du Nouveau Testament les prélats, les évêques et les prêtres tolérés par Lefèvre, les versions protestantes travaillèrent efficacement à ramener l'Église à la vérité de ses origines. La version de Lefèvre n’est que la Bible d’un jansénisme anticipé.

Enfin, le texte de la Vulgate renferme une multitude de fautes de tout genre. Thomas James, savant Anglais, en a relevé quatre mille, sans en épuiser la liste 1. La plupart de ces fautes s’étaient jointes, dans la version de Lefèvre, aux méprises qu’il avait pu commettre lui-même.

1 Supersunt adhuc multa corrigenda... prœter decem millia verborum in utroque instrumenta. — Bellum papale sive concordia discors Sixti Quinli et Clementis Oclavi. Londini, 1578 — D’ailleurs, il y a l'aveu du cardinal Bellarmin. Dans sa lettre au duc de Bruges, du 6 décembre 1603, il s'exprime ainsi : Scias velim Biblia Vulgata non esse a nobis accuratissime castigata; multa enim, de industria, justis causis pertransivimus. En 1542 déjà, un bénédictin du mont Cassin, Isidore Clarius, évêque de Foligno, avait publié une édition de la Vulgate, avec huit mille corrections d'après l'original. Cette édition, d'abord prohibée, ne fut autorisée plus tard qu’après la suppression des préfaces et des prolégomènes. L'auteur y disait que s'il avait voulu tout corriger, il aurait dû publier une traduction nouvelle et non une Vulgate révisée.

Mais ces fautes sont précisément ce que Rome apprécie le plus dans les traductions de la Bible en langue vulgaire. Elles rendent le texte sacré obscur ou singulier ; elles rebutent le lecteur, le volume lui tombe des mains ; et Rome, que ce livre devait battre en brèche, Rome est épargnée. De là, cet attachement opiniâtre à la Vulgate, et l’absurde suprématie qu’on lui assigne au mépris des originaux. En dépit des dénégations de dom Calmet et d’autres catholiques gallicans, cette suprématie abusive de la Vulgate a été consacrée par les faits. Il n’a pas encore été imprimé en France une version autorisée de la Bible, qui soit traduite en langue vulgaire d’après le texte hébreu ou d’après le texte grec. Ces textes, s’il arrive aux versions jansénistes de les consulter, sont piteusement laissés à la marge. Le bon sens se révolte contre un pareil procédé. Mais le bon sens de l’Église romaine a consisté jusqu’ici à narguer le sens commun, au cri répété de non possumus. L’instinct de la conservation l’avertit qu’en traduisant exactement la Bible d’après les sources, elle commettrait un suicide ; et qu’en proscrivant, de tout son pouvoir, ceux qui la traduisent de la sorte, elle écarte ses plus redoutables ennemis.

Il fallut donc à ceux qui, les premiers, firent passer dans les faits le principe lumineux de la prééminence des originaux, plus que du bon sens et plus que du savoir; il leur fallut, par-dessus tout, du courage; plus encore, de l’héroïsme. Cet héroïsme qui manquait à Lefèvre — Lefèvre ne fut que courageux — la grâce divine le fit naître chez l’un de ses disciples. Olivétan franchit hardiment le pas devant lequel son maître avait reculé. Pour accomplir son œuvre, il se condamnait à l’exil et bravait le martyre.

C’était déjà le braver que de se rendre dans l’assemblée d’Angrogne, au mois de septembre 1532. Les partisans de Rome n’épargnaient pas les Vaudois et les évangéliques, barbets et luthériens, qu’ils pouvaient saisir au passage. Olivétan qui dut entreprendre, à plusieurs reprises, ce voyage périlleux, échappa toujours providentiellement; il n’en fut pas de même de l’un de ses compagnons de course. Saisi en 1536, le fidèle Martin Gonin fut étranglé par ordre du parlement de Grenoble, et jeté dans l’Isère.

 

CHAPITRE V.

La Bible d’Olivétan.

« Chaque fois que, dans la suite de mes travaux, je reviens à cette grande histoire populaire des premiers réveils de la liberté, j’y retrouve une fraîcheur d’aurore et de printemps, une sève vivifiante et toutes les senteurs des herbes des Alpes. Sento l'aura mia antica!... Ceci n’est point un vain rapprochement. » Michelet. Histoire de France, t. VIII, p. 342.

On sait à quelle occasion l'assemblée d’Angrogne avait été convoquée. Les Vaudois, ayant ouï parler des doctrines luthériennes, avaient envoyé à plusieurs reprises quelques-uns de leurs barbes, oncles ou pasteurs, dans les pays en voie de réforme. Les barbes de retour, eurent des merveilles à raconter : ils dirent comment le souffle de l’Eternel se mouvait sur la terre et relevait le peuple des morts. Les Vaudois invitent les réformateurs à leur faire visite à leur tour. Le 12 septembre 1532, des députés venus du Piémont, du Dauphiné, de la Provence, de la Calabre et de la Pouille, se réunissent dans la bourgade de Chanforans, au milieu du val d’Angrogne. Bientôt, ils acclament l’arrivée de Farel, monté sur un cheval blanc, rapporte un témoin oculaire, et accompagné d’Olivétan et de Saulnier. Les barbes racontent que, dans leurs excursions, ils ont trouvé les fidèles de France mal pourvus de la Parole de vie. « On advise qu’il serait grandement expédient et nécessaire de répurger la Bible, selon les langues ébraïcque et grecque, en languaige francoys et de l’imprimer en abondance ! » Les regards se dirigent du côté d’Olivétan qui passait pour très-savant; on l’avait recommandé comme tel au citoyen Jean Chautemps, membre du Conseil de Genève, et celui-ci avait regardé comme une bonne fortune de le prendre chez lui pour enseigner les lettres à ses enfants. Sans être un Reuchlin pour l’hébreu, ni un Mélanchthon pour le grec, Olivétan possédait bien ces deux langues ; il lisait habituellement les saintes Écritures dans le texte original, et il aimait à intercaler dans ses écrits des passages de l’Ancien Testament, où ils brillent encore en beaux caractères hébraïques, au milieu de son vieux français 1. A plusieurs reprises déjà, il avait décliné la vocation qui lui avait été adressée de traduire la Bible et, maintenant encore, il hésite, il allègue son insuffisance, il s’efforce de faire comprendre qu’il est « autant difficile de pouvoir bien faire parler à l’éloquence ébraïque et grecque le languaige francoys, que si l’on voulait enseigner le doulx rossignol à chanter le chant du corbeau enroué 2. » Mais, cette fois, les instances des barbes se joignent à celles de Farel et de Saulnier; Olivétan est « prié, sollicité, importuné et quasi adjuré 1. » A la fin, les excuses d’Olivétan se trouvent moins puissantes que leurs persuasions; et il est, pour ainsi dire, « contrainct à entreprendre cette si grande charge. »

1 Histoire de la Réforme en Europe au temps de Calvin, par J. F. Merle d'Aubigné, t. II, p. 653.

2 Olivétan semble avoir emprunté sa comparaison à la lettre de Luther à Spalatin du 14 juin 1528 : « Je sue sang et eau pour donner les Prophètes en langue vulgaire. Bon Dieu, quel travail ! Comme les écrivains juifs ont de la peine à parler allemand ! ils ne veulent pas abandonner leur hébreu pour notre langue barbare. C'est comme si Philomèle, perdant sa douce mélodie, était obligée de chanter toujours avec le coucou une note monotone. » Vie de Martin Luther, par Gust. A. Hoff, p. 427.

1 Ceci rappelle la célèbre entrevue de Farel et de Calvin à la Tour-Perce, et la rencontre également providentielle du même Farel et d'Olivetanus sur le lac Léman.

La réunion du val d’Angrogne, rencontre momentanée des Réformés d’avant la Réforme avec les enfants de la renaissance littéraire et biblique, fut pour Rome comme le rapprochement de deux nuages remplis d’électricité. Il en sortit des foudres divines qui, en fondant sur la cité pontificale, purifièrent l’atmosphère morale du XVIe siècle.

Joyeux du résultat de leur course, Farel et Saulnier accompagnent Olivétan à Genève. Olivétan les introduit auprès de son hôte, et les prêtres leur font proposer une conférence ; mais ils n’échappent qu’avec peine au guet-à-pens qui leur est tendu.

Olivétan demeure seul à Genève, et l’étude de la Bible dans laquelle il se plonge, enflamme son zèle. Un jour, dans une église, il entend calomnier la Réforme. Le discours terminé, il prend la parole et réfute le prédicateur. Forcé de quitter Genève, il retourne aux Vallées vaudoises, où Bayle pense qu’il remplit des fonctions de pasteur; d’autres disent qu’il alla s’établir à Neuchâtel. Il est probable, en tout cas, qu’il se rendit d’abord dans cette dernière ville, afin d’y voir son compatriote Pierre de Wingle, qui devait se charger d’imprimer sa Bible.

Pierre de Wingle était, lui aussi, fugitif. Longtemps imprimeur à Lyon chez un typographe dont il avait épousé la fille, il avait été poursuivi par l’Officialité métropolitaine, pour avoir reproduit par la presse certains livres venus d’Allemagne. De Lyon, il était venu s’établir à Genève ; mais, là aussi, des Nouveaux Testaments et des pamphlets publiés contre les moines lui avaient attiré l’animadversion de l’autorité ecclésiastique supérieure. Pierre de Wingle chercha un refuge à Neuchâtel. Il y avait deux ans que « l’idolâtrie avait été abolie de céans 1. » Les bonnes gens de Neuchâtel, comme veut bien les appeler M. Vulliemin 2, non-seulement lui laissèrent imprimer en paix une nouvelle édition du Nouveau Testament de Lefèvre et divers « tracts » de Farel; mais, reconnaissant le service qu’il leur avait rendu en imprimant la sainte Écriture, ils lui firent don de la bourgeoisie. L’imprimeur exilé parait avoir été sensible à ce titre, qu’il prend soin de faire connaître aux lecteurs delà Bible de 1535.

1 Inscription gravée sur le premier grand pilier de la collégiale de Neuchâtel, à droite en entrant. Il y est ajouté la date 1530, et ces mots « par les bourgeois. »

2 Le Chroniqueur, recueil historique et journal de l’Helvétie romande, dans les années 1535 et 1536, p. 103. G. Bridel, Lausanne.

La complaisance avec laquelle il énumère, par deux fois, à la fin de cette Bible, ses noms et surnoms, nous apparaît également comme un indice de la satisfaction qu’il éprouva, en voyant sortir de son établissement le beau volume qui l’a rendu célèbre. Quoi de plus légitime qu’une telle joie, lorsqu’elle est accompagnée d’une humble reconnaissance envers le Dieu qui nous permet de prendre part à son œuvre?

Pierre de Wingle, dict Pirot Picard, n’était pas un imprimeur ordinaire. Non-seulement les persécutions qu’il endura, et la remarquable préface qu’il mit à la tête de son Nouveau Testament de 1534 1, nous prouvent qu’il y avait en lui l’étoffe d’un missionnaire, et que, s’il restait imprimeur, c’est qu’il voyait à bon droit, dans l’exercice de cet art, un puissant moyen d’évangélisation ; mais, de l’aveu des typographes modernes, il excellait dans sa profession. On sent, en examinant le Nouveau Testament de 1534 et la Bible de 1535, en particulier, qu’il s’est acquitté de sa tâche con amore.

1 Voir à l’Appendice.

Cette Bible, au reste, est bien l’un des plus curieux in-folio que nous ait légués le XVIe siècle et, sans contredit, le volume le plus remarquable qui soit jamais sorti des presses neuchâteloises. Il est composé de soixante-dix cahiers qui sont de douze pages, à l’exception d’un qui n’en a que huit; ce qui fait en tout huit cent trente-six pages et, avec les pièces liminaires, huit cent cinquante pages. Le texte est sur deux colonnes ; des notes critiques et philologiques, de courts sommaires et des références occupent les marges. Les versets ne sont point indiqués; on ne commença de les introduire qu’entre 1551 et 1560, dit M. Reuss. Ils parurent pour la première fois, dit Lallouette, dans la belle édition de la Bible française publiée en 1553 par Robert Estienne. En revanche, cette Bible-renferme la division par paragraphes ou péricopes : division dont on a fait honneur tantôt à l’un, tantôt à l’autre des traducteurs modernes. En outre, les fragments poétiques des livres historiques se trouvent imprimés sous forme de stiches, à la façon des vers. On revient, après trois siècles, à cet arrangement si rationnel. D’autre part, on a conservé jusqu’à aujourd’hui l’usage introduit dans cette Bible, d’imprimer, en caractères différents, les mots qu’il a fallu jouter à l’original.

Les critiques les plus favorables contestent à Olivétan le génie; mais n’en fait-il pas preuve, dès la page du titre, dans cette traduction d’une parole d’Esaïe placée comme épigraphe : Écoutez, Cieux, et toi, Terre, preste l’aureille, car l’Éternel parle. Ce nom, l’Éternel, l’un des termes les plus majestueux de notre vocabulaire biblique, a été introduit par Olivétan. Il ne sacrifie pas l’exactitude à la sonorité, puisqu’il est la traduction littérale du Nom ineffable qui, d’après l’étymologie, désigne en hébreu Celui qui est et qui sera; aussi a-t-il été adopté par un Israélite, M. S. Cahen, dans sa version de l’Ancien Testament. M. Wogue ne s’en est pas non plus départi.

Au verso du titre, on lit une Épitre latine de Jehan Cauvin à tous empereurs, rois, princes et peuples soumis à l'empire de Christ. Cette pièce manque à la plupart des exemplaires ; et, souvent, cette mutilation a été faite par une main amie. « Les livres venus de Neuchâtel inspiraient, à cette époque, une grande frayeur à l’Eglise catholique, » raconte l’abbé Jeanneret dans ses Étrennes neuchâteloises et, sans doute, la haine était proportionnée à la peur. On devait donc user d’expédients, pour introduire ces livres en France. Parfois, on en remplissait des tonneaux ; souvent aussi, dit-on, les expéditeurs eux-mêmes enlevaient le titre; et les douaniers ignorants, ne reconnaissant pas le volume désigné à leur vigilance, laissaient passer.

Après l’Épître de Calvin, on trouve successivement, celle de P. Robert Olivetanus, l'humble et petit Translaleur à l’Église de Jésus-Christ et l’Apologie du Translaleur. Cette dernière pièce est dédiée à trois personnages mystérieux qui s’appellent l’un, Hilerme Cusemeth, le second, Céphas Chlorotes, et le troisième, Antoine Almeutes. M. le pasteur Gagnebin d’Amsterdam a découvert dernièrement 1 que ce ne sont là que les noms traduits en hébreu ou en grec de Farel (far, épeautre, en hébreu, כסמת); de Viret (chlorotes (grec), viriditas); de Saulnier enfin ( almeutes(grec), saleur). Cette Apologie expose une théorie judicieuse sur les points hébreux et la méthode de traduction suivie par Olivétan. « Cette méthode est digne d’être remarquée 2, dit Richard Simon, critique sobre d’éloges, on le sait, surtout à l’endroit des protestants. » Il dit-encore : « On ne peut nier que cette méthode ne soit très-bonne ; mais l’exécution n’a pas répondu au dessein du traducteur. »

1 V. Bullettin de la Société de l’histoire du protestantisme français. Année 1862, p.211.

2 R. Simon, Hist. crit. du V. Test. liv. II, chap. xxiv.

Quel anonyme se cache sous les initiales O. F. C. qui se trouvent en tête de l’épître adressée « A nostre allié et confédéré, le peuple de l'Alliance de Sinaï? » Sans doute, elles désignent les trois réformateurs français réfugiés en Suisse, Olivétan, Farel et Calvin. Cette attention et cette sympathie accordée par la première Bible protestante au peuple juif, était un favorable augure des bons rapports qui devaient s’établir dans notre siècle entre les Israélites et nous 1. Ici encore, on retrouve un contraste avec l'Église catholique, qui n’a guères eu pour l’ancien Peuple de Dieu que des paroles de malédiction.

1 Voir à ce sujet le document intitulé : L’Epoque du rapprochement ou Entente fraternelle entre l'Alliante évangélique et l’Alliance Israélite universelle. Paris, chez Michel Lévy, 1863. C'est une série de lettres récemment échangées entre M. J. Kœnigswarter, membre corresp. de l'institut, président de l'Alliance Israélite, et M. A.-F. Pétavel, Dr en philos., ministre du Saint-Évangile.

Deux poésies, l’une en français, l’autre en latin, terminent le recueil des pièces liminaires. On en retrouve plusieurs autres au nombre des pièces finales. C’est un des aimables caractères de cette Bible qui, malgré son grand âge, porte un cachet indélébile de fraîcheur et de vie. Imprimeur, traducteur, collaborateurs appartenaient à l’élite de la jeunesse lettrée en France. L’un des collaborateurs d’Olivétan, c’est Eutyche Deper, devenu célèbre sous le nom de Bonaventure Despériers. Il est l’auteur de la première épître en vers latins que renferme le volume. Le poète, s’adresse à la France et l’invite à laisser une littérature frivole pour l’étude des saints Livres, étude dont plusieurs nations voisines lui donnent le salutaire exemple. Les trésors du Livre de Dieu sont demeurés trop longtemps enfouis dans le mauvais latin de la Vulgate :

Trita sub Ausonio quæ latuere luto 2,

Accipe, volve, diu noctuque, volumina sancta.

2 L'expression est forte, mais on la retrouve dans la lettre de Luther à Spalatin, citée plus haut : « Qui ne connaît pas la langue hébraïque, dit-il, ne comprendra jamais parfaitement les saintes Ecritures ; car même le Nouveau Testament qui est grec, est rempli de locutions hébraïques. Aussi a-t-on eu raison de dire que les Hébreux boivent à la source, les Grecs dans le ruisseau qui en découle, et les Latins dans le bourbier. »

Le dernier distique est ainsi conçu :

Quisquis es, 0 lector, primores carminis hujus

Ne sperne notas; qui tibi vertit, is est.

Ce qui signifie que la pièce tout entière forme l’acrostiche du nom d’Olivétan.

Au jugement de Ch. Nodier, Bonaventure Despériers fut « le talent le plus naïf, le plus original et le plus piquant de son époque. » Olivétan l’appelle, dans l’Apologie, son « loyal frère et bon ami. » Despériers avait mérité ce titre par le dévouement avec lequel il avait rempli, auprès d’Olivétan, les fonctions de secrétaire, amanuensis; et par le soin qu’il avait mis à dresser la Table de l’interprétation des noms propres, qui se trouve à la fin de la Bible de 1535. Cette table, au rapport de Papillon, est ample et curieuse et n’a pu se faire sans beaucoup de peine. Le style de Despériers bénéficia de ce contact intime avec le Livre des livres. Deux ans plus tard, il fit paraître le Cymbalum mundi, l’un des premiers modèles de notre langue classique. « Avant Despériers, dit M. Haag, notre langue ne faisait que bégayer; le premier, il la fit parler. » Il serait à souhaiter seulement que la sainte Écriture eût réglé ses mœurs, de la même manière qu’elle façonna son esprit. Calvin le met au rang des « Rabelais et des Govéa qui, après avoir goûté l’Évangile, furent frappés d’un tel aveuglement, qu’ils pensaient ne différer en rien des chiens et des pourceaux. » La débauche conduisit Despériers au suicide.

Si nous mentionnons encore un Discours préliminaire sur l’excellence des Écritures, adressé à tous les amateurs de Jésus-Christ et de son Évangile, et placé à la tête du Nouveau Testament, et l’Indice des principales matières contenues en la Bible, rédigé par Matthieu Grammelin, nous aurons terminé l’énumération des principales pièces caractéristiques de la Bible d’Olivétan. Le Discours préliminaire est de Calvin et fut mis, plus tard, en tête des éditions génevoises de la Bible. L’Indice occupe vingt pages et commence par ces mots :

« Comme les avettes (les abeilles) soigneusement recueillent les fleurs odorantes pour faire, par naturel artifice, le doulx miel : aussi ay-je les principales sentences contenues en la Bible, et l’un à l’autre confrontés plusieurs difficiles passages... affin que le prudent lecteur, par l’Esperit de Dieu, en puisse remporter naifve et claire intelligence. Ainsi chascun (comme est tenu) pourra estre appresté, muny et garny de réponses à tous ceux qui demandent raison de sa foy. On y pourra aussi trouver (ce qui soulage grandement l’estude des Lecteurs) l’explication d’aucuns tropes hébraïques, translations, similitudes et façons de parler que nous disons idiotismes... »

Le tout se termine par une pièce devers,

Lecteur, entends si Vérité adresse

et la citation d’un passage énigmatique du prophète Ezéchiel :

« Leur ouvrage estoit comme si une roue eust été au milieu de l’autre roue. »

A bon entendeur salut! Cela veut dire, sans doute, que si l’on réunit les initiales de tous les mots de la susdite pièce de vers, on obtiendra une nouvelle pièce de vers, un distique :

« Les Vaudois, peuple évangélique, Ont mis ce thrésor en publicque. »

On n’est pas d’accord sur la somme consacrée par les Vaudois à l’exécution de leur entreprise. Léger parle de quinze cents écus d’or ; et le Chroniqueur, de cinq cents écus seulement. L’écu d’or pouvait valoir, à cette époque, dix francs environ. Ce fut donc cinq mille francs, pour le moins, que collectèrent entre eux ces pauvres montagnards, dans un temps où le gage d’une servante ne dépassait pas de beaucoup trois à quatre livres faibles ; c’est-à-dire, trois à quatre francs par an, plus deux chemises et une paire de souliers.

Mais ce qui donne au sacrifice des Vaudois une valeur incalculable, c’est qu’il réalisa, pour la première fois, l’idée des Sociétés bibliques.

Là réformation fut votée à Genève en 1535. La Bible des Vaudois devint pour l’église de cette ville, ainsi que pour les églises de France nouvellement fiancées à Jésus-Christ, comme le présent de noces donné par un frère aîné, le peuple des vallées, à ses sœurs cadettes 1. Telle est l’image employée par Olivétan dans sa Dédicace, qu’il est temps de citer. Olivétan y a laissé comme une empreinte de son âme ; c’est ce qui nous détermine à la reproduire plus au long qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Elle sera pour nous une compensation des détails biographiques qui nous manquent sur son auteur. Tout ce que l’on sait de lui, à partir de l’achèvement de sa Bible, c’est que, courant d’exploits en exploits, il entreprit d’attaquer Rome au cœur même de son empire. Voulant mettre à profit ce qu’il avait appris d’italien dans les Vallées ; appelé, peut-être, par quelques amis secrets de la Réforme, il partit pour la capitale du catholicisme. On l’empoisonna, et il vint mourir à Ferrare en 1538. Il ne survécut donc que d’un an à son maître et devancier, Lefèvre; mais du moins, à sa dernière heure, il n’eut pas le regret d’avoir faibli par un excès de timidité. C’est, l’auréole du martyre sur le front, que Pierre Robert Olivétan se présente à nos yeux, et ce que nous allons dire constitue pour nous ses ultima verba. A la vérité, Senebier 2 se méfie de ce qu’il appelle « ces soupçons d’empoisonnement. » Mais il nous sera permis de nous défier de la légitimité de ces doutes, en considérant d’abord, que Senebier ne motive en aucune façon l’hésitation qu’il exprime; puis, que le fait est rapporté par le savant Spanheim, qui avait visité Rome un siècle après Olivétan ; et que Bayle lui-même, qui n’est pas suspect de crédulité, l’admet sans aucune restriction. La circonstance n’a d’ailleurs rien en soi d’incroyable. Olivétan était, en 1538, dans l’âge où l’on meurt le moins, entre quarante et quarante-cinq ans; et l’on sait qu’avant lui, ses amis, Farel et Viret, à Genève, n’échappèrent qu'à grand’peine au genre de mort qui fut apparemment le sien.

1 Dans cette même année 1535, Calvin dotait l’Eglise de son Institution chrétienne.

2 Hist. litt. de Genève. Liv. I, p. 153.

« P. Robert Olivetanus, l’humble et petit translateur à l’Église de Jésus-Christ. Salut !

« La bonne coustume a obtenu de toute ancienneté, que ceux qui mettent en avant quelque livre en publicque, le viennent à desdier à quelque prince, roi ou empereur... Laquelle manière de faire n’est point totalement maintenue sans cause. Car, avec ce qu’on est affriandé par l’expectation d’un royal remerciement, aucuns ont telle prudence qu’ils ne recevraient pas un écrit, s’il ne portait la livrée de quelque très-illustre, très-excellent, très-haut, très-redouté, très-victorieux, très-sacré, béatissime et sanctissime nom... Pour moi, ayant en main ceste présente translation de la Bible, après avoir eu le tout bien considéré, n’ai pas tant fait pour icelle dame coustume, que je me soie voulu assujettir au droict qu’elle exige. Aussi bien, cestui livre est-il de bien autre étoffe que tous autres livres, quels qu’ils soient, servant d’offrandes contre riches et plantureux octroys. Après lesquelles bestes je ne chasse point; car me passe bien de tel gibier, la grâce à Dieu, qui me fournit de contentement et suffisance... Tel livre donc n’a que faire de faveur, support ni adveu humain, ni de puissance ou paternité quelconque, tant souveraine soit-elle, fors que de toi, ô paoure petite Église, et de tes vrais fidèles, savants en la cognaissance de Dieu. C’est donc à toi seule que s’adresse ce précieux thrésor... et ce, de par un certain paoure peuple, le tien amy et frère en Jésus-Christ; lequel, depuis que jadis il en fut doué par les apôtres ou ambassadeurs de Christ, en est toujours demeuré en jouissance et fruition.

« Et maintenant, ce peuple, te voulant faire feste, m’a donné cette charge et commission : de tirer ce thrésor des armaires et coffres ébraïcques et grecs, pour (après l’avoir empacqueté en bougettes françaises 1, le plus convenablement que je pourrais, selon l’adresse et le don que Dieu m’a dispensé), en faire un présent à toi, ô paoure Église! à qui rien l’on ne présente... Vraiment cette offrande te estait proprement due, en tant qu’elle contient tout ton patrimoine ; à savoir, cette parole par laquelle, par la foi et assurance que tu as en icelle, en paoureté, tu te réputes très-riche ; en malheureté, bien-heureuse ; en solitude, bien accompagnée ; en doute, acertainée; en périls, assurée; en torments, allégée; en reproches, honorée; en adversités, prospère; en maladie, saine ; en mort, vivifiée. Tu accepteras donc, ô paourette petite Eglise! cestuy présent, d’aussi joyeuse affection que de bon cœur il t’est envoyé et dédié. Et pourquoi aurions-nous honte de te l’adresser, bien que tu sois si malotrue 1 et que tu aies, le plus souvent, en ta famille, impotents, aveugles, sourds, paralytiques, vefves et orphelins. Christ ne s'est-il pas donné et communiqué soi-mesme à telle manière de gens abjects, petits et humbles; ne leur a-t-il pas familièrement déclaré les grands secrets du royaume qu’il proteste leur appartenir? C’est sa petite bande invincible, sa petite armée victorieuse, à laquelle, comme ung vrai chef de guerre, il donne courage et hardiesse par sa présence, et chasse toute frayeur et crainte par sa vive et vigoreuse parole.

1 « Bougete est le diminutif de Bouge, Bulgula, qui est un mot que les Latins ont imité des anciens Gaulois. Mais le français, par ce diminutif, entend ce petit coffret de bois de bahu, feutré ou bourré entre cuyr et bois par dessous, afin qu'il ne blesse le cheval, et ferré de petites listes de fer blanc par dessus le couvercle, qui est voûté et d'un pied et demi de long ou environ, quelque peu de moins de large, fermant à serrure et à clef, que les femmes portaient anciennement pendüe à courroyes de cuyr doubles, à l'arçon de devant de la selle de leur palefroy, quand elles allaient aux champs ; en laquelle elles portaient leurs bagues, joyaux et menus affiquets. Et parce qu'elles y portaient leurs meubles les plus précieux comme bagues, joyaux, attours, afflquets et choses de cabinet qui sont leur chevance et pécule, que les Latins appellent mundus muliebris, il est venu en usage, que les Seigneurs appellent bougete, non seulement telle espèce de coffret, ains (mais) la layete où ils tiennent l'argent comptant de leur espergne. — Thrésor de la langue francoyse par Jean Nicot — Les auteurs qui ont cité des fragments de Dédicace d'Olivétan, ont expliqué bougette par petit sac de cuir qu’on portait en voyage. Mais combien la description fournie par Nicot cadre mieux avec le contexte ! La traduction de la Bible se trouve comparée à la corbeille de parures et de bijoux, mundus muliebris, offerteà l'épouse de Jésus-Christ. Nous dirions écrin; mais bougette est bien préférable, puisque le présent est destiné à l’Eglise étrangère et voyageuse ici-bas.

1 Informe, mal bâtie.

« Mais ne te voudrais-tu point enquérir quel est cet ami inconnu et cet étrange bienfaiteur, qui se mesle ainsi de te donner ce qui est à toi ? Quant à ce qu’il te donne ce qui est tien, j’estime que tu ne lui en sauras pas moins de gré que s’il te donnait quelqu’autre chose; vu que, de si longtemps, voire jamais, au moins si pleinement et franchement 1, on ne t’a donné la faculté d’en jouir, comme maintenant tu feras. Ce bien est tien, et toutefois il demeure entièrement à celui qui te le donne. O la bénigne possession de grâce, qui rend au donnant et à l’acceptant une même joie et délectation! Quelque beau semblant que les hommes fassent, et quelque propos qu’ils aient en la bouche, pour vouloir colorer et faire entendre de combien bon cœur ils donnent, toujours y a-t-il, en quelque anglet de ce cœur, une prudence paoureuse qui crie: prends garde à ce que tu fais, que tu n’aies faute de ce dont tu es prodigue! Or il n’en va pas ainsi de ce don ; car (affin que tu le saches) il n’est faict que pour être donné et communiqué à un chascun ; et ceux qui le donnent, se tiennent pour avoir fait un grand gain et bonne emplette, quand ils ont trouvé occasion de te le présenter et le mettre en ta possession.

1 Allusion aux précédentes traductions de la Bible, qui n’avaient point été faites d'après les originaux.

« Quant au paoure peuple qui te fait le présent, il fut, il y a plus de trois cents ans, banni de ta compagnie. Espars aux quatre parties de la Gaule, il est (à tort toutefois et pour le nom de Christ) réputé le plus méchant que jamais fut, tellement que les autres nations emploient son nom pour injure et reproche. C’est le vrai peuple de patience, lequel, en silence et espérance, a vaincu tous les assaults. Ne le connais-tu point? C'est ton frère, lequel, comme le pitoyable Joseph, ne se peut plus contenir qu’il ne se donne à connaître à toi. C’est ton ami, tel que Jehonathan, le plus parfait, constant et entier que tu aies jamais eu. Il attendait toujours que tu vinsses à reconnaître ton droit, qui t’est commun avec lui, et duquel il lui déplaisait en jouir sans toi. Longtemps, il t’a vue au service de tant rigoreux et difficiles maîtres, trotter, mal-accoutrée, mal-menée, morfondue, en si piteux état, qu’on t’eût plutôt jugée être quelque paoure esclave, que la fille et l’héritière du Dominateur universel. Ton frère donc, auquel ta vie tant misérable faisait pitié, s’est souventes fois ingéré, en passant et repassant, de t’appeler par le nom de sœur, s’efforceant de te donner le mot du guet de parfaite et heureuse liberté. Mais toi, toute hébétée de tant de coups, peines et travaux, tu passais outre et allais ton chemin. Tu n’avais pas déchargé un fardeau, que tes religiosissimes maîtres te rechargeaient d’un autre. Et à peine te laissaient-ils le loisir de boire et de manger ; ains, voulaient, entendaient et commandaient, ces gens de bien, que tu jeusnasses la plupart du temps et le tout, pour servir l’insatiable appétit de tels gloutons. Maintenant que tu es, un petit, revenue à toi, et que tu commences à connaître de quelle race tu es, ce peuple, ton frère, s’avance et t’offre amiablement son tout. Or, avant donc, paoure petite Église, encore en état de chambrière et de servante; va décrotter tes haillons, tout poudreux d’avoir couru dans le marché fangeux des vaines traditions. Va laver tes mains qui sont toutes salles de faire l’œuvre servile d’iniquité.

Veux-tu toujours ainsi être à maître? N’est-il pas temps que tu songes à ton époux? Christ t’aurait-il aimée en vain; aurait-il perdu les peines qu’il a prises pour toi? Ne prendras-tu pas égard aux précieux joyaux que lui-même (si tu sais comprendre) t’envoie en loyauté de mariage? Préfères-tu les ombres claustrales? Prises-tu davantage les secrets choppinements sous tes maîtres, que la plantureuse et délicieuse table de ton Époux? Lui veux-tu point donner ton amour et ta foi? Qu’attends-tu? Ne veux-tu pas te fier en lui? N’y a-t-il pas assez de bien en la maison de son Père pour t’entretenir? As-tu paour qu’il te deçoive, lui en qui il n’y a nulle fraude ou malice? As-tu doubte qu’il te traicte mal, lui qui est tant doulx et tant de bonne sorte? As-tu doubte qu’il te laisse mourir, lui qui donne vie immortelle? As-tu paour qu’il te laisse quelque jour vefve, lui qui vit éternellement? N’aie égard à ta petitesse; il lui plaît d’eslire les choses basses, pour confondre et faire honte aux choses haultes; il lui plaît de te choisir, toi qui n’es rien, pour te faire eslre plus que ceux qui se cuident estre quelque chose. Ne te chaille 1! Prends congé de les maîtres et de cette traître marâtre que tu as si longtemps appelée mère. Mets-leur en avant, qu’il est temps que tu suives la volonté de Christ, ton Époux, lequel te demande. Quitte-leur tout ce que tu pourrais avoir gagné et mérité avec eux. Car le tien Époux n’a que faire de ces biens-là, qui lui feraient deshonnenr. Il est bien vrai que, de ta part, tu ne pourrais apporter à ton Époux chose que vaille. Mais qu’y ferais-tu? Viens donc, viens hardiment avec tous les nobles et attitrés de ta cour, tes Injuriés, tes Excommuniés, tes Emprisonnés, tes Bannis, tes Décrachés, tes Confisqués, viens avec tes Tenaillés, tes Flétris, tes Exoreillés, tes Démembrés. Tout au contraire des autres rois, qui ne veulent, en leur palais, personne qui ne soit bien accoustré, sain et en bon point, il les veult tels qu’il a été lui-même en ce monde ; et il les appelle amiablement, pour les soulager, les enrichir, les-avancer et les faire triompher avec lui en sa cour célestielle.

1 Courage!

« Maintenant donc, heureuse Épouse du Fils du Roi, accepte et reçois cette Parolle et Testament, où tu pourras voir la volonté saincte et infaillible de Christ, le tien Époux, et de Dieu son Père, lequel, ô paoure petite Église, te maintienne en sa grâce !

« Des Alpes, ce XIIe de féburier 1535. »

En se taisant presque entièrement sur lui-même, Olivétan, dans cet Avant-propos, nous révèle la modestie de son caractère. Il se nomme loyalement ; puis, il s’efface. Obligé, dans son Apologie, de dire ce qu’il a fait, il nous fournira le modèle de la vraie humilité chrétienne :

« J’ay faict du mieulx que j’ay peu, dit-il ; j’ay labouré et foui, le plus profondément qu’il m’a esté possible en la vive mine de pure vérité... Mais je n’entends point avoir icelle du tout épuisée. Autant en y pourra trouver un autre, s’il y veult vaquer... Aussi, en ung mesme corps, tel que nous sommes en Jésus-Christ, il n’y a nulle envie, ni reproche entre les membres. L’œil net, qui voit clair, adresse le pied qu’il ne choppe et lace un faulx pas, sans lui reprocher sa cécité et souillure. Aussi le pied, salle et fangeux, marche par les mauvais passages, sans avoir envie de la netteté des délicats yeux, qui ne endureraient pas la moindre ordure qui soit. Ainsi, j’espère que les clairs et lumineux yeulx ne desdaigneront, ne blâmeront point les petits labeurs de moy, qui suis comme l’ung des plus petits artueils des humbles pieds de ce corps, fouillans et querans ce qui nous a esté si longtemps caché aux étranges terroirs Ebraicques et Grecz. Et, quant à moi, j’endurerai volontiers le gracieux aspect et regard de ces yeulx, quand il leur plaira me bénignement admonester et faire que je soye purifié, s’il reste en moy (comme en hommes que nous sommes, tous bons ouvriers de faultes), quelque ordure et défaillance... Aux bien accordantes orgues de l’Église universelle de Christ, desquelles les vifs tuyaux sont espars par tous les costez du monde, les petits tuyaux, quelques menus qu’ils soyent, ce néantmoins, ils servent à la mélodie ; et les gros, plus résonnans, attempèrent aussi leur haultesse à la petitesse et tendre ton d’iceulx. »

Tant de grâce, tant de candeur auraient dû désarmer les critiques. Mais, s’il peut rester un doute relatif à l’attentat commis sur la vie du traducteur, il est indéniable que Rome n’a que trop bien réussi à empoisonner le souvenir qu’il a laissé. Grâce à elle, il est demeuré sous le coup d’une double accusation de présomption et de plagiat.

Voici comment s’exprime le chanoine Lallouette, dans son Histoire des Traductions françaises : « Olivétan a voulu faire croire à son parti qu’il avait été le premier qui avait fait imprimer une traduction française... Cependant, c’est un fait que j’ai vérifié : que la traduction d’Olivétan est une copie de celle d’Anvers... Sauf quelques changements, tout est copié mot à mot ; les notes mêmes qu’il a mises en marges, sont presque toutes celles de la seconde édition d’Anvers. »

Le jésuite Cotton et Richard Simon ne parlent pas autrement : « Il est ridicule, dit le Père Simon, d’avoir ôté le mot d'Apôtre, pour mettre en sa place celui d’Ambassadeur. Cependant, l’érudition de ce premier traducteur de Genève ne s’étend guère au delà de ces sortes de changements 1. »

1 Hist. crit. du Nouveau Testament, chap, xxix., p. 330.

Grâce à l’incurie qui n’a que trop longtemps prévalu en semblable matière, ces assertions ont pris cours; et la postérité, en les reproduisant, loin de les réformer, n’a fait que renchérir, si possible. On en jugera parles lignes suivantes de la Biographie universelle : « Olivétan, dit-elle, ne doit la place qu’il occupe dans les dictionnaires, qu’au titre qu’il avait usurpé de premier traducteur de la Bible... Il ne fit que retoucher la version de Lefèvre d’Étaples. Il n’en eut pas moins l’impudence de se vanter d’avoir traduit sur les textes originaux. On le crut sur parole ; et Théodore de Bèze, pour expliquer la rapidité du travail d’Olivélan, assure qu’il fut aidé par Calvin... Cette première édition de la Bible, à l’usage des protestants, est très-rare; mais elle n’a guère d’autre mérite... »

Ce jugement est d’autant plus fâcheux qu’il émane d’un écrivain protestant. Mais il serait injuste d’en faire peser sur M. Weiss seul la responsabilité ; elle doit être partagée par ses prédécesseurs, les historiens de la Réforme, qui ne se sont donné aucune peine pour détruire les préjugés des catholiques à cet égard.

Bien que plus favorables à Olivétan, les écrivains qui ont parlé de lui, à partir de M. Weiss, n’ont pas directement combattu l’opinion de ce dernier; du moins, la nature plus ou moins populaire de leurs ouvrages ne leur a pas permis d’apporter des preuves à l’appui de leurs appréciations.

Ne pouvant supporter la pensée qu’Olivétan n’eût fait que changer quelques expressions de la Bible d’Anvers, nous nous sommes décidé à consacrer le temps nécessaire à l’examen comparatif des deux Bibles d’Anvers et d’Olivétan ; et nous sommes heureux de le dire, la Bible d’Olivétan est sortie victorieuse de cette épreuve.

Dans le premier chapitre de la Genèse, par exemple, où Lallouette prétend qu’Olivétan n’a introduit qu’un seul changement, nous n’avons pas compté moins de soixante-huit modifications ; c’est deux fois plus de corrections qu’il n’y a de versets et davantage. Pour ne parler que des corrections notables, faites d’après l’hébreu, nous en avons relevé jusqu’à quarante dans les chapitres deuxième et troisième du même livre ; cinquante-huit, dans les soixante-treize versets du prophète Joël. Dans les Psaumes, Olivétan ne corrige plus, il traduit à nouveaux frais 1. Dans le cinquième chapitre de l’Évangile de Matthieu, il renouvelle le texte de Lefèvre en vingt-quatre endroits différents; dans le dix-septième chapitré des Actes, les innovations sont au nombre de trente; il y en a dix-neuf dans la lettre à Philémon, et trente-quatre dans le premier chapitre de la première épître de Pierre. D’après ces chiffres, Olivétan aurait réformé le texte de la Bible d’Anvers en vingt-trois mille cinq cents endroits; en plus de soixante mille, si nous voulons tenir compte de toutes les minuties du style. Nous parlons des livres canoniques de la Bible; car, pour ce qui concerne les livres apocryphes, ils ont été de sa part l’objet d’un travail beaucoup moins considérable, comme on peut s’en convaincre en jetant un coup d’œil sur le chapitre xxxvi de l’Ecclésiastique, où se retrouve la même lacune de dix versets, que présente la Bible d’Anvers. Mais, comme protestants, nous n’avons à nous occuper que des livres canoniques.

1 La traduction des Psaumes est plus fautive que tout le resta, dans la Vulgate. Jérome l’avait bien révisée ; mais sa révision n’a pas prévalu. L’Église romaine a conservé, pour ce livre, le texte de la Vetus Itala, et c’est ce texte que Lefèvre avait pris pour base de sa version; il ne pouvait donc pas même servir de canevas à Olivétan. — Dans l’Église anglicane, à cette heure encore, et pour une raison toute semblable, la traduction des Psaumes que renferme la liturgie n'est pas la même que celle de la Bible autorisée. Celle-ci est faite d'après l'hébreu, et celle-là d'après la Vulgate.

Soixante mille modifications de tout genre ! Nous ne parlons pas, il va sans dire, de l’orthographe, ni de la ponctuation; vingt mille corrections d’après les originaux! Personne assurément, en présence de ces chiffres, ne pourra plus appeler l’œuvre d’Olivétan une retouche; elle mérite plutôt le nom de réforme, que nous lui avons donné; on pourrait l’appeler une refonte. A cette époque-là surtout, ce n’était pas trop de la carrière d’un homme pour l’opérer. Olivétan n’y consacra que deux ans et demi à peine; et même, seulement un an, si nous prenons au pied de la lettre ces mots de l’Apologie : « Je viens maintenant, après avoir travaillé toute l’année, rendre compte de la besogne faite, etc. » Une telle facilité de travail tiendrait à nos yeux du prodige, si Olivétan n’avait eu soin de nous indiquer lui-même les secours qui lui ont été fournis. « De vaillants pionniers, dit-il, ont crosé et fouy devant moi, desquelz j’ay veu les cros et cavernes. De là où les ouvriers chaldaïques ont pris pour ceux de leur langue, du mesme or, les translateurs Grecz ont tiré leur cinq nobles translations, les Latins plusieurs, les Allemands trois, les Italiens deux, et plusieurs autres nations... » et il ajoute plus bas, qu’il a « conféré toutes translations anciennes et modernes, jusque à l’italien et l’allemand, tant que Dieu lui en a donné à connaître. »

Il faudrait donc avoir sous la main la Bible allemande de Luther (1532)et la Bible italienne d’Antoine Bruccioli, qui est du mois de mai de la même année, pour apprécier dans quelle mesure Olivétan s’est servi de l’une et de l’autre. Ce que nous pouvons statuer en tous cas, c’est que cette mesure est restreinte. Et pourquoi serait-il allé chercher dans des langues d’un accès plus ou moins difficile les lumières qui s’offraient à lui dans l’idiome familier des savants d’alors? Les princes des hellénistes et des hébraïsants, Erasme et Xantès Pagninus, ce dernier après trente ans de labeur, venaient de publier deux admirables traductions latines, l’une du Nouveau, l’autre de l’Ancien Testament. Grâce aux propriétés plastiques du latin, Pagninus, l’ancien disciple de Savonarole, était parvenu à calquer, mot après mot, sa version sur l’original; moins littérale, la version d’Erasme est généralement si Adèle, qu’on la réimprimait encore dans l’Allemagne protestante, à la fin du dix-septième siècle. Pressé par les circonstances, qui exigeaient impérieusement la prompte émission d’une Bible réformée en français, Olivétan, sans perdre de vue les originaux, adopta pour guides Erasme et Pagnin 1. On pourrait dire qu’il a formé le tissu de sa traduction, en prenant pour chaîne la Bible d’Anvers et, pour trame, en quelque sorte, les deux versions latines sus-mention-nées. Çà et là, il insérait dans son tissu un fil que lui avaient fourni ses propres recherches ou d’autres interprêtes. Je dis çà et là seulement car, après Erasme et Xantès Pagninus, on ne pouvait plus que glaner.

1 « Erasme a pondu l'œuf et Luther l'a couvé. » Ce mot des ennemis de Luther s'applique, on le voit aussi, en une certaine mesure à Olivétan; mais il n'enléve ni à l'un ni à l'autre le mérite d'avoir su choisir un bon guide. Quant à Pagninus, il était digne de la confiance d’Olivétan, en sa qualité d'ancien disciple de Savonarole. Les Juifs qui lurent sa traduction, rendirent hommage à sa fidélité.

Quant aux notes qui enrichissent la Bible d’Olivétan, il est faux de dire, avec Lallouette, qu’elles sont, pour la plupart, empruntées à la Bible d’Anvers de 1534. Elles attestent un usage judicieux des meilleurs commentaires de l’époque : entre autres, de la Paraphrase d’Erasme pour le Nouveau Testament; et pour l’Ancien, des Postilles de Nicolas de Lyra, Juif converti, que nous avons cité plus haut, et dont les commentaires avaient été complétés, au quinzième siècle, par un autre Israélite converti, Paul, évêque de Burgos. C’est dans ces Postilles qu’Olivétan trouva les opinions des plus fameux exégètes de la Synagogue, Jarchi et Kimchi, sur l’autorité desquels il s’appuie en une multitude de passages.

Mais d’où vient, diront quelques-uns, qu’Olivétan ne cite pas Erasme, Pagnin et Lefèvre, de là même manière qu’il cite Jarchi et Kimchi? La réponse est aisée. D’abord, Olivétan, nous l’avons vu, dit expressément s’être servi de versions latines autres que la Vulgate. S’il ne précise pas davantage, c’est uniquement par prudence évangélique. Ce n’était pas sans beaucoup de difficultés et d’oppositions que ces diverses traductions avaient vu le jour. Léon X, grand ami des lettres et des arts, avait étendu sa protection sur les savants travaux de Pagnin et d’Erasme; mais c’était à condition qu’ils ne sortissent pas des régions savantes. D’ailleurs, ce patronage même allait à l’encontre de la tendance d’un puissant parti dans l’Église romaine qui, plus papiste que le pape, avait en aversion tout travail sérieux dont la Bible était l’objet. Ce ne fut pas trop de l’amitié de Léon X, pour défendre la traduction d’Erasme contre ceux qui voulaient la proscrire; et ce pape étant venu à mourir, Pagninus dut abandonner, faute de ressources, l’impression de son œuvre. Commencée dès l’année 1493, sa traduction ne put paraître que sept ans après la mort de Léon X, en 1515; non point en Italie, mais à Lyon, et aux frais de quelques citoyens généreux de Lucques et de Florence.

Qu’en de telles circonstances, un hérésiarque, tel qu’Olivétan, eût déclaré avoir pris pour guides Erasme et Pagnin, loin de servir ces traducteurs, il les compromettait de la façon la plus grave; il fournissait une arme terrible à leurs accusateurs; il risquait de faire mettre à l’index ces secrets pionniers de la réforme. À plus forte raison, la mention expresse qu’Olivétan aurait faite de la Bible italienne de Bruccioli et de la Bible française de Lefèvre, déjà suspectes, aurait infailliblement précipité les sentences d’interdiction, qui ne les atteignirent que trop tôt, l’une comme l’autre. C’eût été, en même temps, troubler les derniers jours du vénérable traducteur anonyme dans sa retraite de Nérac. En fait de Bibles françaises, Olivétan parle de Bibles manuscrites, les seules qu’il pût nommer sans inconvénient; les seules, d’ailleurs, qui fussent bien connues en Suisse. Ce ne dut pas être sans peine, qu’à deux cent cinquante lieues de distance, Olivétan se procura dans sa solitude des Alpes, en dépit de la persécution et de la défectuosité des moyens de transport, la Bible d’Anvers qui servit de canevas à la sienne.

Ces observations auront suffi, j’espère, pour repousser les préventions injustes que l'esprit du parti avait fait peser sur la Bible d’Olivétan ; du reste, nous ne prétendrons pas qu’elle fût parfaite. Le style se distingue de celui de la Bible d’Anvers par des formes plus grammaticales et plus correctes ; d’autre part, un flot d’hébraïsmes brusquement introduits en altère souvent la limpidité. Olivétan ne suit pas ses guides en aveugle, et il lui arrive souvent d’éviter leurs faux pas; mais, parfois aussi, il les répète. C’est ainsi qu’il a conservé, dans le deuxième chapitre de la Genèse, le pays où il croist de l’or, traduction de ubi nascitur aurum, v, 11. Martin est le premier qui, cent soixante-dix ans plus tard, ait corrigé cette lourde faute de la Vulgate. On retrouve de même l’influence de la Vulgate dans le mot de firmament, employé au premier chapitre du même livre, et l’influence de la Bible d’Anvers dans le terme de baleines, dont Olivétan se sert pour rendre celui de tanninim, qu’il serait peut-être plus exact de rendre par monstres marins, ou grands amphibies; si l’on recule devant l’expression trop savante de mégalosauriens, ou devant les fantastiques dragons de la nouvelle version de Lausanne. Castalion, qui ne se gênait pas de créer de nouveaux mots, les appelle dans sa traduction du nom de poissonnars; mais cela valait déjà mieux que baleines. En fait de nouveaux mots, Olivétan n’est pas toujours également heureux. A la vérité, c’est lui qui, le premier, nous l’avons vu, eut l’idée de traduire par l'Éternel le nom quadrilitère ; mais le terme de hommace qu’il emploie, Gen. II, 23, n’est guère préférable à celui de Virago, que Lefèvre avait conservé de la Vulgate. Reste à savoir si l’ingénieuse traduction de M. Perret, qui porte femme d’homme, ou celle de Lausanne, qui se borne à reproduire le mot hébreu Ischa, ont, l’une ou l’autre, définitivement résolu la difficulté.

Hommace, pour désigner notre mère Éve, sortie pure et brillante de beauté des mains du Créateur! Vraiment, ce mot-là sent le refuge. Mais à qui la faute, sinon à ce fanatisme farouche qui, jusqu’à nos jours, a forcé les traducteurs de sortir de la société de leurs concitoyens, pour accomplir leur œuvre? Nous n’adresserons pas même à Olivétan le reproche de s’être trop hâté 1. Il y avait cinq ans que la réforme avait été votée à Neuchâtel, l’Église de cette ville pouvait-elle rester plus longtemps sans Bible ; se représente-on une Église protestante subsistant sans un exemplaire complet des saintes Écritures? Ébauche, si l’on veut, la Bible d’Olivétan était une excellente ébauche, supérieure peut-être, sous le rapport de l’exactitude, à la version de Luther, et tellement préférable aux traductions anglaises d’alors, que vingt-sept ans plus tard, M. Coverdale, avec quelques autres exilés de l’Angleterre, pensèrent rendre un éminent service à leur pays, en le gratifiant d’une traduction nouvelle, calquée sur la Bible d’Olivétan. Elle fut réimprimée maintes fois, à partir de 1562, sous le nom de Bible anglaise de Genève. Plus tard encore, en 1587, P. Hackius se servait de la Bible d’Olivétan, pour reviser la version hollandaise. Enfin, jusqu’à nos jours, c’est la Bible d’Olivétan qui a prévalu, avec différentes modifications, dans toutes les églises françaises de la Réforme.

 1 « Tout ce qu'on peut dire de lui, c'est qu'il se hâta trop, qu'un ouvrage de cette conséquence demandait qu'on y employât plus d'une personne ; mais nous n'avions pas dans ce temps-là d’habiles critiques. On s’appliquait entièrement à la prédication; et il est difficile qu'un prédicateur qui fait profession de dire peu de choses en beaucoup de mots, puisse réussir dans une version de la Bible. » Note de l’Editeur de l'Hist. crit. du V. Test., par R. Simon. Amst., 1685, p. 343.

On eût donc évité de graves erreurs si, au lieu de prêter l’oreille aux calomnies des adversaires, on se fût donné la peine d’examiner soi-même les textes ou si, du moins, l’on eût tenu compte de l’opinion d’un juge dont la savante Allemagne a réimprimé naguère encore les arrêts, et qui était éclairé, en semblable matière, autant qu’homme de son siècle. Voici le jugement plein de modération, porté par Calvin sur Olivétan et sur son œuvre ; il est tiré de l’Épître préface, placée immédiatement après le titre de la Bible de 1535. Nous reproduisons, à peu de chose près, la traduction de M. C. Read 1, la première, croyons-nous, qui ait été donnée de ce passage.

1Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français Année 1853, p. 77.

« Du translateur, dit Calvin, je ne veux dire que peu de chose, de peur qu’on n’attribue ce que je dirai à la parenté qui nous lie ou à notre vieille amitié. Je dirai cependant, (et cela je crois pouvoir l’affirmer sans crainte d’être démenti), qu’il est doué d’un esprit vif et pénétrant, qu’il ne manque pas de science, et qu’il n’a épargné ni travail, ni recherches, ni soins : c’est un homme, en un mot, qui entend bien les devoirs du traducteur. Toutefois, il est, je n’en doute point, des endroits qui, soit par suite de la grande diversité des goûts, soit parce que dans un ouvrage de si longue haleine, il est difficile de ne pas faiblir quelquefois, ne plairont pas à tout le monde. Mais si le lecteur rencontre de ces endroits, je l’invite à ne pas attaquer et à ne pas incriminer un savant qui a bien mérité des études sacrées ; mais, bien plutôt, à relever ses fautes avec modération. Cette modération ne sied pas moins au vrai savoir qu’à la piété chrétienne. Ce sera d’ailleurs justice envers notre excellent Robert Olivétan qui, entre autres qualités éminentes qui le distinguent, est remarquable par la modestie; si je dois appeler modestie ce qui est vraiment chez lui une humilité poussée à l’excès, puisqu’elle a failli l’empêcher d’entreprendre le saint travail de cette translation, et que ce n’est qu’à force de sollicitations et de supplications, que ces deux vénérables frères et intrépides témoins de la parole de Dieu, Cusémeth et Chlorotes 1, ont enfin obtenu qu’il l’accomplît. Quant à ceux dont aucune considération ne saurait contenir la langue, je les prie de se souvenir qu’il est très-facile de faire assaut de médisances et que, sous ce rapport, les commères des carrefours, elles-mêmes, l’emporteront toujours sur les plus habiles rhéteurs des écoles. Du reste, je ne leur appliquerai pas la menace du comique qu'on les paiera de leur monnaie. Ils auront affaire à un personnage qu'ils pourront attaquer impunément, car il n’est pas homme à user de représailles, quand on l’offense. Mais aussi, je les avertis de ne pas se promettre une grande gloire de leurs frais d’éloquence aggressive, car il est d’une grande vérité ce proverbe qui dit, qu’il est facile de critiquer, mais non de pratiquer. »

Cavillari omnia promptum esse, sed non item aemulari 2.

1 Farel et Viret, ainsi que nous l’avons vu plus haut,

2 On voit, en passant, que notre vers si souvent cité :

« La critique est aisée et l’art est difficile »

n'est que la traduction, littérale et élégante à la fois, d'une vieille locution populaire appliquée ici fort à propos. — CR.

Ne semble-t-il pas, en entendant Calvin, que son génie perspicace ait prévu les vicissitudes de l’opinion relativement à l’œuvre qu’il recommande ; et sa sentence, trop longtemps méconnue, n’apparaît-t-elle pas comme celle qui doit finalement prévaloir? Nous ne contestons pas le savoir d’un Bochart qui, dit-on, se plaisait à appeler, par un mauvais jeu de mots, le travail d’Olivétan, l'aversion des savants; nous ne contestons pas non plus la justesse des critiques plus récentes dont celte traduction révisée a été l’objet; mais, avec Calvin, nous contestons le droit de se constituer juge rigoriste, dans un genre difficile où l’on ne s’est pas soi-même exercé.

J’émets le vœu qu’un de nos futurs candidats en théologie choisisse, comme sujet de thèse, la Bible d’Olivétan. Non-seulement elle mériterait d’être plus complètement décrite au point de vue bibliographique, historique et linguistique; mais, au fond, elle fournirait l’occasion d’une étude critique de la Vulgate comparée aux originaux. Il s’agirait d’examiner si les fautes qui fourmillent dans la Vulgate et qui, pour la plupart, se trouvent corrigées dans Olivétan, sont tout autant de fautes accidentelles, ou si elles accusent une tendance à dévier vers le catholicisme? Par son contact de plus de mille années avec les prêtres de l’Église romaine, le texte de la Vulgate ne s’est-il pas imprégné, par une sorte d’endosmose, des erreurs qui avaient cours dans le milieu où il se trouvait placé? C’est là une question à laquelle les exemples que nous avons cités, nous porteraient à répondre d’une manière affirmative.

Je dois ajouter, relativement au témoignage de Calvin. qu’il n’est pas un hommage implicite rendu à la capacité d’Olivétan ; mais qu’il suivit un examen attentif de la traduction elle-même. Cela ressort d’une lettre de Calvin à Christophe Fabri ; lettre latine encore inédite, dont je dois la communication à la bienveillance de M. Merle d’Aubigné. Elle est datée du troisième jour des Ides de septembre 1534  1, et porte pour adresse ces mots : Christophoro libertino Verbi Dei ministro, Bolæ 2. Calvin y mande à Fabri, qu’il n’a pas encore mis la main à la révision, recognitionem, qu’Olivétan réclamait de lui; qu’il s’est adonné à d’autres études (l’institution était en préparation), ou « que plutôt il s’est complu dans sa paresse habituelle (!) vel potiùs acquievi in solitâ meâ desidiâ; » mais il annonce qu’il aura soin désormais de consacrer tous les jours une heure à ce travail, et qu’il communiquera ses observations à son correspondant.

1 11 septembre.

2 « Fabry, à cette époque, était encore à Boudry ou plutôt à Bôle, qui était le lieu de sa résidence. Bôle était pour lors une dépendance de l'église de Ponthareuse. » Annales de Boyve, année 1535, t. II, p. 359.

Son cousin mort, Calvin adopta sa traduction; mais non sans y apporter de nombreuses retouches. Il en parut sous ses auspices une nouvelle édition en 1540. Une multitude d’autres suivirent. Les Bibles du seizième siècle accompagnèrent l’Église martyre jusque sur le bûcher; elles ont presque toutes disparu. Mais, comme le dit la préface d’une édition subséquente, « un grand fruit s’en est ensuivi, et la postérité doit en avoir la mémoire très-précieuse et très-chère. » C’est avec un sentiment sincère de sympathie et de respect que nous nous séparons ici de l’homme qui fut le premier pionnier du protestantisme dans la capitale du protestantisme français au seizième siècle et qui, en réformant la traduction de la Bible d’après les originaux, rendit à la cause de la vérité un service dont l’importance ne peut être comparée qu’à la conversion de Calvin, de laquelle l’Église lui est également redevable.

Maintenant, pour être complet, nous devons abandonner quelques instants la branche protestante des versions de la Bible, revenir au tronc dont elle est issue et suivre le prolongement de l’arbre dans un second rameau non moins considérable que le premier, celui des versions catholiques. Ce sera l’objet de notre sixième chapitre.

 

CHAPITRE VI.

Les traductions catholiques de la Bible, de Lefèvre à Port-Royal.

Il est vrai que quelques-uns prêchent Christ par envie et par un esprit de dispute..., Quoi donc? Toutefois, en quelque manière que ce soit, par ostentation, ou par amour de la vérité, Christ est annoncé; et c'est de quoi je me réjouis, et je me réjouirai.                          Philip., I, 15-18.

Au point de vue critique, les traductions catholiques de la Bible ne peuvent avoir pour nous qu’un intérêt secondaire ; non point par la raison qu’elles émanent d’une communion différente de la nôtre; mais parce qu’elles érigent en principe l’asservissement à la Vulgate, et qu’elles ne s’y dérobent parfois, que par l’effet d’une inconséquence. En revanche, les qualités du style qui souvent les distinguent, mériteraient, à elles seules, de fixer notre attention, quand d’ailleurs nous serions sans intérêt pour leur histoire.

Mais, solidaires de tous les membres de l’humanité, nous le sommes bien spécialement de la France. La langue et le voisinage établissent entre les Français et les Suisses une étroite fraternité. Notre premier désir doit être que la religion affermisse, resserre et relève cette fraternité־là. La diffusion de la Bible est le moyen le plus efficace de réaliser l’union désirée; comment donc suivrions-nous avec indifférence les louables travaux de catholiques-romains qui, en traduisant et en répandant les saintes Écritures, ont préparé les voies, dans les siècles passés, à l’œuvre qui doit, de nos jours, faire l’objet de nos vœux les plus chers?

La ville d’Anvers, princesse parmi les cités marchandes du quinzième siècle, s’illustra, dans le seizième, par ses nombreux établissements typographiques. Elle avait acquis, dans ses relations commerciales avec toute espèce de peuples, cet esprit de tolérance et de progrès qui est le souffle vital de la presse. Et, pour parler avec M. Rosseeuw Saint-Hilaire, « la liberté de conscience y florissait à l’ombre de la liberté commerciale..... Toujours peuplée d’étrangers qui, en venant y chercher la richesse, y apportaient la liberté, cette cité cosmopolite était devenue le grand marché des idées du monde en même temps que de ses denrées1. » Trente ans avant que Christophe Plantin y imprimât la Polyglotte royale, Martin Lempereur publiait, dans cette même ville, la première Bible française non glosée; Jacques de Liesvelt, le premier Nouveau Testament hollandais ; Chrystophe Eyndhoven, Vorsterman et Jean de Reymond, différentes éditions du premier Nouveau Testament anglais, celui de Fyndale. Ce fut à Anvers, de 1520 à 1530, comme une pluie printanière d’éditions princeps de la Bible, dans les langues des pays circonvoisins. L’impression de la Bible flamande avait commencé, en 1518 déjà, chez l’habile imprimeur Barthélemi de Grave, dont le fils devint professeur de théologie, et commenta saint Augustin. La Bible de Barthélemi de Grave était, paraît-il, une Bible glosée, dans le genre de la Bible française de Guiars ; mais l’on ne peut douter qu’elle n’ait servi à frayer le chemin à la publication des Bibles qu’on proscrivait ailleurs. On l’imprima à réitérées fois. Au reste, elle fut bientôt suivie de versions plus correctes.

Lorsqu’on 1526, Henri VIII donna à son agent Hacket l’ordre de poursuivre l’imprimeur Eyndhoven, Hacket rencontra, de la part des autorités du pays, une résistance à laquelle il ne s’attendait point : « Nous ne pouvons prononcer un jugement qu’avec connaissance de cause, répondirent les seigneurs d’Anvers ; nous allons donc faire traduire le livre incriminé d’anglais en flamand. » Hacket obtint qu’on n’en fit rien; mais, en définitive, Eyndhoven fut renvoyé de la plainte. Indigné de ce jugement, Hacket court à Malines, où résidaient la Gouvernante et le Conseil établi par l’empereur. « Quoi ! s’écrie-t-il, on punit celui qui répand de la fausse monnaie, et l’on ne punirait pas plus sévèrement encore celui qui la frappe! » c’est-à-dire, en ce cas-ci, l’imprimeur.

« Mais, lui répondit-on, c’est précisément la question en litige : nous ne sommes pas sûrs que cette monnaie soit fausse. » L’acquittement d’Eyndhoven fut maintenu, et Anvers continua d’être l’officine des Bibles anglaises, jusqu’à ce qu’elles pussent être publiées à Londres. Évidemment, la municipalité d’Anvers avait l’humeur libérale, et Charles-Quint, prince tout flamand, ne voulait pas qu’on la contrariât. Il paraît même que le clergé partageait ces dispositions ; car non-seulement les Cordeliers d’Anvers, plus généreux que leurs confrères de Meaux, accordèrent leur approbation à la Bible de Lefèvre ; mais un inquisiteur de la foi catholique, Nicolas Copin, docteur en théologie et doyen de l’église collégiale de Saint-Pierre de Louvain, la revêtit aussi de la sienne.

Cette faveur, cependant, ne fut pas de longue durée. La Bible de Lefèvre parut, une fois encore, après la mort du vieillard; puis, elle fut supprimée. La bibliothèque publique de Neuchâtel possède un exemplaire de la dernière édition; il porte la date de 1541 1. On y retrouve les améliorations déjà introduites par Lefèvre ou par ses mandataires dans l’édition de 1534. Le texte est révisé, dans plusieurs endroits, d’après les originaux ; certains passages interpolés de la Vulgate sont supprimés ou mis entre crochets, et des notes placées aux marges, « exhalent une odeur de luthéranisme, » pour parler le langage de l’inquisition. On y lit, par exemple, que le mot de prestre en grec signifie simplement ancien, « assavoir celuy qui est révérend en aage et en prudence. » Une citation vous renvoie à 1 Pierre, V, 5, où, évidemment, le mot ne peut avoir que le sens indiqué. Ces notes vous apprennent encore que pénitence n’a que deux parties, qui sont « mortification de la chair et de sa gloire, et foy en Jésus-Christ. » Enfin, le tout est précédé d’une espèce de confession de foi qui, sans rien dire du Pape ni de la Vierge, renferme la doctrine condamnée par Rome, de l’assurance du salut : « Ne craignans plus d’être damnez, par une vive foy, assurance et fiance. »

1 Le titre manque dans cet exemplaire, comme dans un grand nombre de ceux de cette époque. Mais on lit à la fin, collée sur la couverture, l’indication suivante imprimée en caractères gothiques : A la louenge de Dieu soit ! Ceste Bible fut achevée d’imprimer le douziesme jour de janvier, l’an mil cinq cens quarante et ung, en Anvers, par Antoine des Gois. Spes mea Jesus.

Lors donc que, plus tard, il se fit un revirement dans la politique de Charles-Quint ; qu’il se fut refroidi à l’endroit des Pays-Bas, en suite de la révolte de Gand, en 1536, et des excès des anabaptistes ; qu’il se fut rallié au Pape, et qu’il eut commencé à faire la guerre aux protestants d’Allemagne, les changements apportés dans les dernières éditions de la Bible de Lefèvre lui fournirent un prétexte plausible pour la condamner : ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Non-seulement, cette Bible ne put plus être imprimée ; mais les deux éditions de 1534 et de 1541 ayant été mises à l’index, elles furent recherchées par le duc d’Albe et détruites avec tant de rigueur, qu’il en est à peine demeuré de reste quelques exemplaires.

Ainsi finit la Bible de Lefèvre, après un petit nombre d’années d’existence. Mais, si l’on prend garde à ce fait, que catholiques et protestants l’adoptèrent comme base de leurs versions, ne peut-on pas dire qu’elle subsiste encore, et qu’il est né d’elle une postérité nombreuse comme le sable de la mer? Nous venons de voir comment, en 1535, elle devint la base des versions protestantes; il nous reste à considérer comment, quinze ans plus tard, les catholiques la prirent pour fondement des leurs.

IL ne s’était pas, en effet, écoulé plus de quatre ans, depuis la condamnation dont cette Bible avait été l'objet, qu’on la voyait reparaître, par une sorte de résurrection, non plus à Anvers, sans doute ; mais à sept lieues de là, à Louvain, chez Barthélemi Grave, et revêtue, cette fois, d’un caractère officiel par la Faculté de théologie de Louvain, qui l’éditait à ses frais et sous son nom.

Voici l’explication de ce fait, étrange au premier abord. L’œil perspicace des chefs de l’Église romaine n’avait pas tardé à reconnaître l’impopularité des mesures tardives qui avaient frappé la Bible d’Anvers. Un irrésistible élan était donné, chacun, à celte époque, tenait à prendre connaissance du contenu des Ecritures. C’était pour tous affaire de curiosité, sinon de conscience; la Bible d’Anvers satisfaisait ce besoin. La proscrire, c’était donner de la faveur aux Bibles hérétiques récemment arrivées de Neuchâtel et de Genève, c’était courir de mal en pis; l’opinion publique était en voie de formation aux Pays-Bas, il fallait compter avec elle. Les docteurs de Louvain jugèrent que le seul moyen de sortir de péril était de rendre la Bible au peuple, en ayant soin d’atténuer ce qu’elle contient de favorable à l’hérésie. Ils prirent donc la Bible de Lefèvre, y rétablirent le sens de la Vulgate partout où elle donne gain de cause au catholicisme et, pour que cette nouvelle édition ne parût pas trop inférieure aux Bibles genevoises, ils empruntèrent à celles-ci un certain nombre de corrections qui ne portaient point atteinte au dogme traditionnel. Telles furent, de l’aveu des écrivains catholiques eux-mêmes, les origines de la célèbre Bible dite de Louvain 1.

1 Comme si les chefs de l’Eglise romaine se fussent donné le mot, un fait tout semblable s’était passé en Allemagne à l’occasion de la Bible de Luther. « Dieu se servit, pour répandre sa parole, des mains qui prétendaient la détruire. Les théologiens catholiques voyant qu'ils ne pouvaient arrêter l'œuvre du Réformateur, publièrent, eux-mêmes, une traduction du Nouveau Testament. C'était la traduction de Luther, çà et là corrigée par les éditeurs ; on ne fit aucune difficulté de la laisser lire. Rome ne savait pas encore que, partout où la Parole de Dieu s’établit, la puissance papale chancelle. Joachim de Brandebourg permit à ses sujets de lire toute traduction de la Bible, latine ou allemande, pourvu qu'elle ne vînt pas de Wittemberg. Les peuples de l'Allemagne, ceux de Brandebourg en particulier, firent ainsi un grand pas dans la connaissance de la vérité. » Histoire de la Réformation du seizième siècle, par J.-H. Merle d'Aubigné, t. III, p. 112, s. — Les mêmes motifs encore ont présidé, de l’aveu des éditeurs, à la publication de la Bible anglaise, dite de Reims, ainsi qu’aux éditions catholiques des Bibles polonaises. Simon, Hist. crit. du V. T., I. II, chap. xxii. Dès 1548, les docteurs de Louvain avaient imprimé également une Bible flamande, dont la publication avait été décidée en même temps que celle de la Bible française et, sans aucun doute, pour des raisons identiques.

Voici comment le P. Le Long s’exprime à ce sujet : « La première édition de la Bible de Louvain (1550) renferme peu d’éléments qui lui soient propres; elle suit habituellement la Bible anversoise et, de temps en temps, la neuchâteloise... La seconde édition (1572) reproduit la première ; seulement, le style en est épuré et l’on y trouve certains idiotismes de la Bible d’Olivétan, que la première édition n’avait pas admis 1. » Il paraît que les emprunts faits à la Bible d’Olivétan par cette seconde édition furent assez considérables pour motiver le jugement suivant du P. Simon : « Ayant seulement retouché la traduction d’Olivétan revue par Calvin, les docteurs n’ont pu suivre la Vulgate avec autant d’exactitude que s’ils avaient été les auteurs d’une version entière sur la même Vulgate 2. » M. Reuss, qui fait autorité en pareille matière, confirme le témoignage du P. Le Long : « L’importante révision entreprise par les docteurs de Louvain, reproduit en général, dit-il, la Bible de Lefèvre; les changements apportés sont fort peu considérables 3. »

1 Biblioth. sacr., 1709, t. Il, p. 38.

2 Hist. crit. des Versions du N. T., chap. xxx.

3 Herzog, Encyclopédie, t. XIII, p. 99.

Nous laisserons encore les auteurs catholiques nous dire quelle fut la nature de ces changements, et quel but les docteurs de Louvain avaient en vue en publiant la Bible en français. Voici comment le P. Simon répond à cette dernière question : « Ces théologiens, dit-il, n’entreprirent celle tâche que dans le but de détourner les plébéiens illettrés de la lecture des Bibles genevoises qui abondaient alors. » II dit encore dans un autre passage que « tel fut le véritable motif des théologiens de Louvain, parce qu’ils reconnurent que la plupart des catholiques lisaient celles de Genève 4. »

4 Diss. crit., ch. 24 — Hist. crit. du V. T. 10c. cit.

Et quant aux efforts des docteurs de Louvain pour conformer la traduction d’Anvers à la Vulgate, voici la déclaration de Jacques de Bay, l’un d’entre eux, dans l’Épitre dédicatoire de l’édition de 1578 : « On s’est appliqué avec le plus grand soin, dit-il, à donner de la Vulgate une version fidèle, et telle qu’on pût s’en servir sans danger. »

Les docteurs de Louvain étaient en grand renom d’orthodoxie. Se confiant à leurs lumières, Charles-Quint, puis, Philippe II le Catholique, son fils, accordèrent et confirmèrent sans peine les privilèges requis. Munies des plus hautes approbations, tant ecclésiastiques que civiles, les Bibles de Louvain virent toutes les portes s’ouvrir devant elles. On les réimprima une infinité de fois, à Anvers, à Louvain même, à Rouen, à Paris et à Lyon. Un auteur grave, le grand Arnauld, mentionne, à trois reprises, un chiffre total de deux cents éditions 1. Cet immense succès s’explique. En dépit de leur imperfection, les Bibles de Louvain jouèrent, à partir de 1550, le rôle que les Bibles glosées avaient rempli pendant la première moitié du XVIe siècle. On les opposait aux Bibles protestantes, et la masse des curieux timides, masse très-considérable dans les Pays-Bas et en France, les préférait naturellement aux Bibles hérétiques qui, à la vérité, plus exactes, pouvaient coûter la vie aux détenteurs. En même temps, elles n’étaient pas tellement corrompues qu’elles ne pussent être adoptées, au besoin, par les protestants eux ·mêmes. On les trouvait encore, au commencement de ce siècle, dans les chaires des Eglises réformées du nord de la France. Partout ailleurs, elles enfantèrent et nourrirent, sinon des protestants, du moins des gallicans et des jansénistes, en attendant le jour où ces gallicans et ces jansénistes, l’élite de l’Eglise catholique de France, les Bossuet, les Fénelon, les Arnauld, les Nicole, les Pascal, les Lemaistre de Saci, reconnaissant dans l'Ecriture leur véritable mère spirituelle, s’appliqueraient à la défendre envers et contre tous, et deviendraient ses humbles interprètes dans l’idiome épuré du XVIIe siècle.

1 Voir entre autres : Œuvres de Messire Antoine Arnauld. Paris et Lausanne, 1775, t. V,p. 150.

D’après le P. Simon, la publication des Bibles de Louvain n’était qu’un stratagème. La ruse, en ce cas, aurait coûté cher. Pour nous, nous serions porté à croire que, chez quelques-uns des docteurs de Louvain, des motifs plus nobles, une secrète impatience du joug de Rome et un sincère attachement aux Ecritures, ont pu se mêler, dans une certaine mesure, «à l’esprit de ruse et de rivalité. Nous avons mentionné les jansénistes ; mais quel était le lieu d’origine des jansénistes, si ce n’est cette même université de Louvain où Jansénius avait étudié et où il était devenu professeur de l’Ecriture sainte? cette université de Louvain qui, dans la personne de Nicolas Copin, avait patronné les premiers débuts de la Bible complète de Lefèvre ; qui bannissait, cent ans plus tard, les jésuites de son sein et qui, de nos jours encore, cultive la philologie biblique avec un soin qui lui fait honneur. Qui dit Jansénius, dit Saint-Cyran, dit Port-Royal. On voit briller le fil d’or qui relie Port-Royal à Lefèvre. Et comment nommer Port-Royal sans reconnaître que, si l’œuvre principale et le drapeau du parti, le Nouveau Testament de Mons, put voir le jour et se répandre, ce fut grâce encore, grâce surtout aux Bibles de Louvain, qui lui avaient frayé les voies et qui, en maintenant partout le droit en même temps que la possibilité de lire le saint Livre en français, établissaient les plus utiles précédents en faveur de sa dissémination subséquente.

Sans doute, il entrait en France bien des Bibles genevoises. L’œuvre du colportage avait commencé. « Étudiants et ministres, porte-balles, porte-paniers, comme le peuple les appelait, parcouraient le pays, un bâton à la main, le panier sur le dos, par le chaud et le froid, dans les chemins écartés, à travers les ravins et les fondrières des campagnes. Ils s’en allaient, continue M. de Félice, frapper de porte en porte, mal reçus souvent, toujours menacés de mort, et ne sachant le matin où leur tête reposerait le soir 1. »

1 Histoire des Protestants de France, p. 68.

Mais, quel que fût le zèle de ces premiers colporteurs bibliques, le nombre des exemplaires qu’ils réussissaient à placer clandestinement, çà et là, était comme perdu dans la vaste étendue d’un pays tel que la France ; comme les disciples, ils pouvaient dire en mettant au service du Seigneur tout ce qu’ils possédaient de nourriture spirituelle : « qu'est-ce que cela pour tant de gens? »

Les deux cents éditions de la Bible de Louvain arrivèrent d’autant plus providentiellement, pour combler en quelque sorte les inévitables lacunes de leur entreprise, qu’il s’écoula tout un long siècle avant que la France catholique donnât un successeur à Lefèvre.

Les péripéties de la Bible de René Benoist sont là pour attester à quel point la Sorbonne avait conservé les traditions d’intolérance que lui avaient léguées les Bédier de la génération précédente, et que si quarante années avaient pu s’écouler sans que le savant corps eût rien appris, il n’avait du moins rien oublié.

René Benoist est connu dans l’histoire par la part qu’il prit à ce qu’on est convenu d’appeler la conversion de Henri IV. D’abord curé de Saint-Eustache, son éloquence lui acquit tant de crédit au sein de sa paroisse, qu’on lui donna le nom de pape des Halles. Il avait été confesseur de l’infortunée Marie Stuart et l’avait accompagnée en Ecosse. Monté sur le trône, Henri IV le nomma à l’évêché de Troyes ; mais le nouveau dignitaire attendit vainement de Rome les bulles qui devaient le confirmer dans cette charge. Grégoire XIII avait un grief contre lui 1. Du temps où il était encore professeur au collège de Navarre, en 1566, juste trente ans après la mort de Lefèvre, René Benoist avait publié une traduction de la Bible qui avait encouru la condamnation de ses collègues de la Sorbonne, sans qu’il eût consenti dès lors à faire amende honorable.

1 D'après la Biographie universelle, ce grief n'était pas le seul. L'imparfaite conversion de Henri IV n'avait pas satisfait la cour de Rome, qui en voulait à celui qui l'avait procurée. Le catholicisme de René Benoist n'avait pas le degré de fanatisme voulu, si l'on en juge par ce titre d'un de ses ouvrages : Examen pacifique de la doctrine des huguenots, où l’on montre, contre les catholiques rigides, que nous ne devons point condamner les huguenots comme des hérétiques, avant que l’on ait prouvé de nouveau, Caen, 1590.

Il suffit de lire la préface de cette Bible pour comprendre le tollé général qui l’accueillit. Elle était dédiée à Charles IX, et décrivait les maux que l’hérésie avait causés dans son royaume; puis, elle proposait comme remède cela même qui, aux yeux de la docte faculté, avait été le plus fatal à la tranquillité publique, la dissémination de la Bible en langue vulgaire. Imitant le roi Josias qui, parmi sept moyens différents de rétablir la pureté du culte de Dieu, faisait lire la Loi devant le peuple, le roi devait faire en sorte « que la sainte Bible eût cours en sa pureté et sincérité, comme Dieu l’a baillée à son Eglise, pour notre instruction et éducation, connaissant ce que l’ennemi de la gloire de Dieu et du salut des hommes a toujours tâché à obtenir deux choses, l’une estoit : scavoir, ou que la Bible fût comme ensevelie et cachée, ou bien proposée avec corruption et dépravation pernicieuse, par les versions ou expositions erronées ou dangereuses des hérétiques. » Il était ajouté que cette lecture est principalement nécessaire aux rois qui doivent donner l’exemple à leurs sujets.

Censurée par la Sorbonne, en 1567, cette Bible ne laissa pas que de reparaître en 1568. Elle était, cette fois, précédée d’une apologie. « La langue française, disait René Benoist, est-elle donc plus excommuniée pour parler chrétien, que le latin ou autre langue quelconque? »

Malheureusement, René Benoist ne se maintint pas à la hauteur de sa mission. Harcelé par la Sorbonne « dont les actes, dit le P. Simon, ne font pas tous honneur à cette Faculté de théologie, » l’infortuné traducteur finit par fléchir dans cette lutte, où le soutenaient pourtant l’évêque de Paris et même le Parlement. Au bout de vingt ans, la lassitude, en même temps que la perspective de devenir doyen de la Sorbonne, s’il venait à se rétracter, prévalurent sur ses répugnances. Il chanta la palinodie, en avouant publiquement qu’il avait calqué sa traduction sur celle de Genève et que, par conséquent, elle méritait d’être rejetée.

Il paraît effectivement que René Benoist s’était borné à prendre un exemplaire de la Bible de Genève, qu’il avait envoyé chez l’imprimeur, sans autres changements que des différences de synonymes aux marges. Soit incurie de sa part, soit inadvertance des imprimeurs, la conservation de quelques termes en usage chez les hérétiques aurait trahi la source à laquelle Benoist avait puisé.

Comme le dit un proverbe vulgaire, en sévissant avec tant de rigueur à l’égard du pauvre Benoist, Rome et la Sorbonne battaient le chien devant le lion. On n’osait s’attaquer aux Bibles de Louvain, crainte d’offenser une université qui était le principal rempart du Saint-Siège aux Pays-Bas; et cependant, les docteurs de Louvain, eux aussi, avaient puisé à la source empoisonnée des Bibles hérétiques.

Il en fut de même de la révision que Pierre Besse, en 1608, dédia à Henri IV ; de celle de Claude Deville, en 1613 ; de celle enfin que Pierre Frizon, en 1621, dédiait à Louis XIII. Elles tiennent toutes des origines reprochées à celle de René Benoist ; mais elles échappèrent au sort de cette dernière, en s’annonçant comme de simples révisions de la version autorisée, se plaçant ainsi sous le patronage et comme sous le pavillon de la Bible de Louvain.

« Si nous en croyons le P. Véron, ces différentes révisions, comme déjà celle de René Benoist dans le siècle précédent, doivent être attribuées à l’importunité des libraires, qui n’ont eu en vue que de vendre mieux leurs Bibles, en mettant à la tête de nouveaux noms; bien qu’en effet on n’y eût changé qu’un très-petit nombre de vieux mots 1. » Nous ne nous y arrêterons donc pas. La seule particularité digne de mémoire, qu’elles nous offrent, concerne la Bible de Pierre Frizon, qu’il édita, paraît-il, sans réclamer préalablement aucune permission épiscopale, ni même l’approbation d’aucun docteur. Il pensa qu’il lui suffisait de s’élever avec virulence, dans son avertissement, contre les Bibles protestantes et, en effet, cela lui réussit. Toutefois, remarque le P. Simon, « il avait beau déclarer qu’il avait employé le vert et le sec pour corriger la Bible des fautes laissées dans les éditions précédentes, et crier contre les mauvaises, hérétiques et pestiférées versions de l'Écriture, en les appelant Bibles du diable, sa traduction n’en devait pas être plus à couvert, si elle ressemble à ces Bibles du diable 2.

1 R. Simon, Hist. crit. des Vers. du N. T., XXXI.

2 Ibid.

Il paraît que ces différentes Bibles firent souvent le tourment des polémistes catholiques-romains; ils ne pouvaient les récuser et, dans maints passages, elles donnaient gain de cause à leurs adversaires. François Véron, prédicateur et lecteur du roi pour les controverses, sentit fortement ce désavantage. En sa qualité de curé de Charenton, il avait de vives discussions à soutenir avec Bochart et d’autres ministres protestants, qui ne laissaient pas que de le battre quelquefois, grâce à de nombreuses citations bibliques. A la fin, le P. Véron, impatienté, se décida à faire paraître, en 1547, une nouvelle édition du Nouveau Testament, toujours sous le pavillon de la Bible révérée de Louvain ; mais en confessant qu’il avait dû y corriger plusieurs erreurs préjudiciables à la religion catholique. Suivant lui, la plupart des reproches dont la version de René Benoist fut l’objet, tombent également sur celles de Louvain, de Besse et de Frizon. « Toutefois, ajoute-t-il, je ne veux pas même blâmer ces auteurs en ce qu’ils se sont servis de cette version genevoise, la corrigeant et repurgeant. Quel mal y a-t-il en cela? Ains, cette répurgation mérite louange. Pourquoi ne nous servirions-nous pas des vaisseaux d’Égypte... mais purifiés? » Il les reprend seulement de ce qu’ils ne les ont pas assez répurgés de leurs ordures. Ailleurs encore, il s’efforce de justifier ses prédécesseurs au moyen d’une argumentation digne du corps dont il était sorti. F. Véron était un ex-jésuite : il pose en principe que l’on doit considérer plutôt la qualité des traducteurs que les traductions, et que l’hérésie consiste plutôt au sens qu’aux paroles, qui doivent s’expliquer selon l’intention des auteurs et selon leurs doctrines. « Mais, d’après ce principe, reprend le P. Simon, à qui nous laissons le soin de la réfutation, les Bibles de Louvain, de Benoist, de Besse et de Frizon seraient catholiques dans les endroits mêmes où elles s’accordent avec les précédentes (les Bibles protestantes). Mais, sans tant raffiner, les unes ne sont pas meilleures que les autres, si les mêmes erreurs se trouvent dans toutes également. L’intention des traducteurs et leurs sentiments catholiques ne peuvent pas faire que ce qui est de soi-même une erreur, soit orthodoxe dans leurs ouvrages 1. »

1 Ibid.

L’argumentation du P. Véron ne prouve qu’une chose: l’embarras que les Bibles de Louvain causaient aux controversistes catholiques et, par là même, les services qu’elles rendaient à la France, en procurant le triomphe, sinon du protestantisme, du moins, d’une doctrine plus épurée que celle qui prévalait au-delà des Pyrénées et dans la plupart des autres contrées catholiques.

« Nous sommes impuissants contre la vérité, » a dit saint Paul. En voulant laver son Eglise du reproche que lui adressaient ses adversaires, de retirer la Bible des mains du peuple, le P. Véron, lui-même, fournit des armes aux protestants contre lesquels sa version est dirigée. Voici ce qu’on lit dans l’avant-propos dont nous avons déjà cité quelques lignes : « Plusieurs docteurs et confesseurs, dit-il, enseignent en pratique et en leurs prônes, qu’il n’est pas permis de lire la Bible en français, même d’une version catholique, en notre France, sans la permission de l’évêque ou du curé..... Mais quoi! la Bible est-elle un livre pernicieux? Je dis que nul docteur, sans enfreindre tous les principes de la théologie, ne peut soutenir qu’il y ait défense aucune, en France, de cette lecture; ni nécessité aucune d’avoir permission de lire la Bible par aucune loy, statut ou règle qui nous y oblige.....car c’est un principe certain en nos escholes de théologie, de Driedo, de Medina, bref de tous nos théologiens ecclésiastiques et moraux, sans en excepter un seul (Voir Vasquez 1, 2. D. 156, e. 5., etc.), qu’une loy, fût-elle même d’un pape ou d’un concile, lorsqu’elle n’a été ni promulguée aux provinces ni reçue ains, rejetée en pratique et coutume contraire de plusieurs années, n’oblige pas. Or, dit-il, cette maxime s’applique à la loi ou règle iv de l’index du concile de Trente, sur laquelle seule, ou sur quelques bulles ensuite des papes Pie IV et Clément VIII, ces gens-là se fondent. Cette loi n’a jamais été ni promulguée, ni reçue en France; ains, y a toujours été et est rejetée par pratique contraire et de bien longues année?, même de plus de quarante ans. » Là-dessus, il cite Vasquez, qui assure que la coutume peut abroger une loi, et déclare que la règle susdite du concile de Trente est bonne et utile en de certains lieux ; mais que le scandale que les protestants en prennent, peut l’emporter.

La préface du Nouveau Testament que Michel de Marolles, abbé de Villeloin, fit paraître deux ans plus tard, 1649, professe une doctrine semblable. « Les conciles œcuméniques, dit-elle, n’ont jamais défendu la lecture des livres sacrés en langue vulgaire. » Cette traduction est également un indice des besoins de l’époque, qui réclamait une version de la Bible plus conforme aux originaux; mais, n’osant traduire directement du grec, de Marolles a suivi, nous dit-il, l’interprétation latine d’Erasme, et il a soin de rappeler la haute approbation donnée par Léon X au traducteur de Rotterdam. Du reste, de même que Frizon, Michel de Marolles n’avait pas jugé indispensable de solliciter l’approbation des évêques ni des docteurs, et on ferma les yeux. Il publia aussi les Psaumes isolément, et commença, en 1671, l’impression d’une traduction complète de l’Ancien Testament. Déjà il en était arrivé au vingt-troisième chapitre du Lévitique, lorsque survint un ordre du chancelier Séguier, qui retirait le privilège accordé par son prédécesseur, Mathieu Molé. L’édition en resta là. On accusait de Marolles d’avoir pour secrétaire un préadamite. Isaac Péreyre, le secrétaire en question, était pis encore : juif d’origne et devenu calviniste avant de passer au catholicisme, il pouvait bien avoir gardé quelque terrible levain d’hérésie protestante.

On fut plus coulant à l’égard de la Bible que Jacques Corbin publia en 1643. Ce traducteur doit être signalé comme étant le premier qui, depuis Jean de Rely et la fin du XVe siècle, ait pu faire paraître librement en France une traduction nouvelle de la Bible entière. Sa qualité de laïque mérite également d’être mentionnée. Jacques Corbin était avocat au parlement de Paris. On se souvient que, dans le XIVe siècle déjà, nous avons rencontré un laïque, avocat aussi au parlement de Paris, parmi les traducteurs de la sainte Ecriture et, pour compléter ce rapprochement, l’un comme l’autre agirent par tes ordres des souverains régnants : Raoul de Prestes, par la volonté de Chartes V, et Jacques Corbin par celle de Louis XIII. Cependant, au mépris de ce royal patronage, et bien que la version de J. Corbin se tînt humblement collée au texte de la Vulgate, la haine de la Sorbonne pour les traductions en langue vulgaire prévalut tellement sur toute autre considération, qu’elle refusa l’approbation qui lui fut demandée. Jacques Corbin s’adressa aux docteurs de Poitiers qui, plus accommodants, ne se firent aucune peine de déclarer sa traduction « très-élégante, très-littérale et très-conforme à la vulgaire édition du pape Sixte-Quint, selon 1e sens et l’intention du Saint-Esprit. » Toutefois, le P. Simon assure qu’il n’y a que des docteurs de Poitiers qui puissent dire qu’elle est très-élégante. Elle était, au contraire, d’un style rude et barbare, et si obscure que cela seul aurait dû rassurer la Sorbonne. Le fait est que, par opposition aux autres Bibles précédemment mentionnées, il ne s’en fit qu’une seule édition 1.

1 Boileau fait à Corbin l'honneur de le nommer :

« On ne lit guêres plus Rampale et Ménardiëre Que Maignon, du Souhait, Corbin et Lamorliére. »

On était en plein XVIIe siècle. Quatre générations s’étaient succédées depuis la mort de Lefèvre, et l’on en était réduit encore, dans la France catholique, à de superficielles révisions delà Bible de 1530, ou à quelques essais fragmentaires de traductions nouvelles, dont aucune n’est parvenue jusqu’à nous. « Il faut bien se représenter, dit M. Sainte-Beuve, quelle était la situation générale des esprits catholiques en France, par rapport à la sainte Ecriture, quand Port-Royal, par M. de Saci principalement, entreprit de la traduire et de la divulguer. Les traductions faites par les protestants ne comptaient pas pour les catholiques, et demeuraient suspectes d’interprétation non orthodoxe. Les traductions surannées et gauloises étaient imparfaites, difficiles d’ailleurs et de peu d’usage, à cause du grand changement survenu dans la langue , et de cette nouveauté d’élégance à laquelle l’époque de Louis XIV s’était aussitôt accoutumée et comme asservie. »

Que, dans de telles conditions, les Bibles de Louvain continuassent à s’imprimer et à se lire, un tel fait témoigne hautement de la puissante efficace du Livre de Dieu, au sein même des entraves où l’abandonnait une coupable incurie. Toutefois, si bien des âmes savaient reconnaître, sous l’écorce de ces antiques et raboteuses versions, une pierre de grand prix, leur nombre allait diminuant de jour en jour. La Bible était devenue une lettre morte pour la très-grande majorité des lecteurs. Mais où trouver des joailliers assez habiles et assez audacieux pour polir ce diamant brut, sur lequel la Sorbonne fixait un œil jaloux, sans permettre à personne d’y toucher? Le crédit d’un seul n’eût pas suffi à la tâche. Les exemples de R. Benoist et de J. Corbin étaient là pour prouver que la Sorbonne faisait bon marché des résistances individuelles, quelles qu’elles fussent. Sans doute, les nouveaux traducteurs pouvaient invoquer, à litre d’antécédents, cette série non interrompue de Bibles catholiques traduites en français, qui ont côtoyé, au moyen âge, les traductions vulgaires des hérétiques, des Vaudois et, à partir du XVIe siècle, des protestants ; mais, malheur à qui se serait engagé seul « dans cette voie difficile, étroite, sur cette marge périlleuse et mal définie, à grand’peine laissée par Rome et par la Sorbonne à la traduction des Ecritures 1! » Il fallait, pour rendre la lutte moins inégale, que tous les amis de la Parole de Dieu s’entendissent et ne formassent qu’un corps, afin d’opposer, si possible, contre les résistances opiniâtres de la Sorbonne, maison à maison et société à société. Dieu, dans ses vues miséricordieuses à l’égard de la France, suscita Port-Royal.

1 Port-Royal, par Sainte-Beuve, t. II, p. 348, note.

 

CHAPITRE VII.

La Bible de Port-Royal.

 

Les positions nettes sont les seules fortes.             A. de GaspariN.

 

Les excès de la Sorbonne hâtèrent sa défaite. En 1656, nonobstant les protestations de soixante-douze de ses membres, elle repoussait le grand Arnauld de son sein. L’année suivante, Antoine Arnauld présidait, à Vaumurier, les conférences qui donnèrent naissance au célèbre Nouveau Testament de Mons.

En se mettant à la tête de cette publication, Arnauld devait savoir que rien ne pouvait mortifier davantage le corps dont il avait fait partie; mais il serait injuste et faux de prétendre qu’il ait agi par esprit de vengeance. Lorsque le Nouveau Testament de Mons parut, en 1667, « il y avait, au fait, près de trente ans que ceux qui y travaillèrent en avaient conçu le projet.....et, ayant différé l’exécution environ vingt ans, il y en avait près de dix qu’ils s’y étaient appliqués 1. » Loin d’être le seul auteur du Nouveau Testament qui porte parfois son nom, Arnauld n’en fut guère que le principal éditeur. Il y eut un traducteur principal qui fut de Saci; mais la plupart des solitaires de Port-Royal, Nicole; Cambout de Pontchâteau ; Claude de Sainte-Marthe; Noël de Lalanne; Nicolas Fontaine; Henri de Peyre, comte de Tréville ; Arnauld d’Andilly; Claude Lancelot, y donnèrent pareillement tous leurs soins. A ces noms il faut encore ajouter ceux de Pascal et du duc de Luynes. L’un et l’autre assistaient aux réunions de Vaumurier, et l’avis de Pascal compta entre tous, lorsqu’il s’agit de fixer le genre de style qui devait être adopté. De saintes femmes, mères, tantes et sœurs des pieux solitaires, coopérèrent aussi à l’entreprise, en y apportant, ainsi que nous allons le voir, le concours de leurs prières. Ce fut donc, à Port-Royal, une œuvre collective que cette traduction. Il n’en sera pas moins intéressant de préciser la participation respective des principaux collaborateurs.

1 Préface historique et critique du N. T. de Mons. — Œuvres de Messire Antoine Arnauld. Paris et Lausanne, 1775.

D’après une note manuscrite de Jean Racine, le Nouveau Testament fut l’œuvre surtout de cinq personnes, MM. de Saci, Arnauld, Le Maître, Nicole et le duc de Luynes. « M. de Saci faisait le canevas, ajoute Racine, et il ne le remportait presque jamais comme il l’avait fait; mais il avait, lui-même, la principale part aux changements, étant assez fertile en expressions. M. Arnauld était presque toujours celui qui déterminait le sens. M. Nicole avait presque toujours devant lui saint Chrysostome et de Bèze ; ce dernier, afin de l’éviter 1. »

1 Dictionn. des Ouvr. anon. et pseudon., par A.Alex. Barbier,t. II.

Afin de l’éviter, le mot est naïf. S’il s’agissait d’éviter la version genevoise, le plus simple était de ne pas l’ouvrir du tout. Sans doute, la phrase est elliptique : elle signifie qu’on avait reconnu l’exactitude du sens fourni par la traduction hérétique; mais qu’on tenait à en modifier les expressions, crainte d’indisposer les censeurs catholiques.

Enfin, la sœur Angélique de Saint-Jean, dans une lettre écrite à Arnauld en 1668, attribue le Nouveau Testament de Mons à trois principaux traducteurs : « Celui qui en a creusé les fondements, ayant renouvelé dans l’Église, par son exemple, la pénitence que l’Évangile nous prêche — c’est-à-dire M. Le Maître; — le second qui a élevé tout l’édifice, et qui le cimente et l’affermit par ses liens — M. de Saci, alors à la Bastille ;— et vous, dit-elle, s’adressant à Arnauld, qui y avez mis le comble 1. »

1 Port-Royal, t. IV, p. 271.

Eh bien! cette lettre encore est implicitement un hommage rendu au protestantisme. Pour peu qu’on y réfléchisse, on se rappellera que l’abbesse qui écrit, son oncle auquel la lettre est adressée et les deux autres traducteurs de la Bible dont elle parle, Antoine Le Maître, et Isaac dit de Saci, sont tous quatre, fils ou petits-fils de huguenots. M. Le Maître père faisait profession de la religion réformée, et Catherine née Arnauld, sa femme, était elle-même petite-fille d’un zélé protestant. En effet, A. Arnauld, seigneur de Corbeville et grand-père, tant de la mère Angélique, qui réforma Port-Royal-des-Champs 2, que de tous les Arnauld de Port-Royal, s’était fait protestant. Il avait épousé en premières noces une sœur de l’illustre Anne du Bourg et, lors de la Saint-Barthélemy, il eût péri, comme tant de milliers de ses coreligionnaires, si Catherine de Médicis, auprès de laquelle il remplissait les fonctions de procureur général, et qui l’affectionnait, ne lui eût envoyé une sauvegarde. Aidé de ce renfort, il parvint à repousser les assassins qui envahissaient sa maison. Par les Arnauld et par les Le Maître, Port-Royal, dont ces deux familles formaient le centre vivant, Port-Royal dans son ensemble, selon la chair comme selon l’esprit, se trouve être issu de la Réforme. Protestants eux-mêmes sans s’en douter, les solitaires de Port-Royal firent du zèle en combattant les protestants sur des points secondaires, tels que l’Eucharistie; mais, au fond, ils étaient d’accord avec eux sur le point capital de l’autorité des Écritures. Leur grande erreur fut de croire toute leur vie cette autorité conciliable avec celle de l’Église romaine et, comme le dit M. de Sainte-Beuve, plusieurs d’entre eux moururent fort à propos pour Rome, au moment précis où leur patience semblait être à bout. Le levain d’un protestantisme inconscient de lui-même fermentait aussi parmi les religieuses de Port-Royal qui comptait, entre autres, six sœurs Arnauld. L’une d’elles, la mère Agnès, avait écrit le Chapelet secret du saint Sacrement de l’autel, ouvrage qui fut supprimé à Rome, et dont le P. Meynier se servit pour prouver que Port-Royal s’entendait avec Genève. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’elles prirent un intérêt extraordinaire à la traduction des saintes Écritures, qu’avaient entreprise les pieux solitaires des Champs. Animées d’un esprit qui n’était pas très-ordinaire chez les personnes de leur vocation, elles s’organisèrent en groupes et, de la même manière que des sentinelles qui se relèveraient mutuellement pour la garde d’une ville, elles avaient établi un cours de prière incessante. Quand un groupe avait fini, un autre venait immédiatement occuper sa place. A genoux, elles offraient à Dieu des prières ferventes, le suppliant de faire descendre sur les traducteurs de sa Parole, l’esprit de sagesse, de lumière et d’intelligence, afin qu’il ne pût sortir de leurs plumes qu’une sainte et pure traduction du volume inspiré, image fidèle du texte original 1.

2 Et quand le réforma-t-elle? Ce fut en 1608, après un sermon pendant lequel Dieu la toucha tellement que, dès ce moment, elle se trouva plus heureuse d'être religieuse qu'elle ne s’était estimée malheureuse de l'être. Cette heure fut comme le point du jour, qui a toujours été croissant en elle jusqu'au midi. Or, le sermon avait été prêché par un certain capucin, du nom de Basile, dont Racine dit qu'il alla se faire apostat dans les pays étrangers. Apostat, c’est sans doute protestant qu’il faut lire. Avant de faire profession de son hérésie prétendue, le P. Basile en aurait inoculé le venin dans le monastère des Champs.

1 La Bible et son histoire, par Madame Ellen Ranyard, 1re partie, chap. viii. Toulouse, Soc. des Liv. relig. 1857.

La suite prouva que leurs supplications furent entendues. Le principe de la suprématie de la Vulgate étant admis, la version de Port-Royal réalisa, à peu de chose près, l’idéal d’une excellente traduction. « Entreprise et poursuivie à genoux et comme arrosée de prières, » suivant une belle expression de M. Pozzy, elle fut pour la France un instrument d’évangélisation dont on calculerait difficilement toute la salutaire influence.

Constatons encore que ceux des solitaires de Port-Royal qui s’appliquèrent surtout à cet important travail, furent précisément les deux frères Le Maître qui, du côté maternel comme du côté paternel, avaient reçu en même temps qu’un sang huguenot une éducation à demi-protestante. Et qui sait si ce ne fut point, parce que ce nom de Le Maître sonnait mal aux oreilles catholiques, qu’Isaac Le Maître adopta celui de Saci, sous lequel il s’est principalement fait connaîtra, et qui n’est que l’anagramme de son nom de baptême?

Isaac Le Maître de Saci termina l’œuvre à laquelle il a laissé son nom ; mais ce fut son frère Antoine qui la commença, « qui en jeta les fondements, » pour parler avec la sœur Angélique. « Il y avait en lui du saint Antoine, son patron, dit M. Sainte-Beuve, et surtout du saint Jérôme. Comme celui-ci, il était un grand lutteur des déserts, ne sachant qu’inventer pour se mater lui-même, et se roulant presque dans l’arène enflammée. On le voyait du moins, lui, l’ex-conseiller du roi et le plus éloquent avocat de son époque, bêchant la terre, sciant les blés, faisant les foins par la chaleur de midi, se ressuyant, son chapelet en main, au soleil, s’interdisant le feu dans les durs hivers; puis, se plongeant, au sortir de ses travaux manuels, dans l’étude opiniâtre de l’hébreu qu’il dévorait, pour arriver à l’esprit le plus caché de l’Ecriture; compulsant toute la doctrine des Pères, les traduisant ; en divulguant de petits traités, en écrivant des vies savantes, en amassant des matériaux pour les écrits de M. Arnauld, son oncle (son jeune oncle), et passant de là à l’apologie de la vérité présente attaquée 1. » Il avait formé depuis longtemps le dessein de publier une Vie des saints purgée des fables de la légende. Mais sa mort, trop prompte, arrêta le cours de son entreprise. Dans ses derniers moments, pénétré des sentiments d’une parfaite humilité, il dit à ses amis que Dieu qui lui avait inspiré ce projet, ne lui avait pas permis de le consommer, parce que la vie des saints devait être écrite de la main d’un saint 1. Comme Lefèvre qui, lui aussi, avait commencé une Vie des saints, Antoine Le Maître laissa un ouvrage plus précieux que celui qu’il eût tant aimé finir : ce fut sa traduction des quatre Évangiles et de l’Apocalypse, point de départ et stimulant pour son frère Isaac.

1 Port Royal, t. I, p. 403.

1 Dictionnaire de Moreri, art. Antoine Le Maistre.

Nous avons déjà vu ce dernier prendre là part la plus active aux conférences pour la traduction projetée du Nouveau Testament; c’est lui, dit Racine, qui fournissait le canevas et qui prenait note des modifications proposées. « Bossuet et Pascal exceptés, dit M. Sainte-Beuve, il n’y avait guères personne qui fût à même alors de traduire l’Écriture sainte plus convenablement et mieux que M. de Saci n’a fait pour l’ensemble. » Nous aimons à contempler en lui l’une des plus belles figures de cette galerie des traducteurs de la Bible, que nous sommes appelés à parcourir. Né en 1613 2, Isaac-Louis Le Maître fit preuve dès l’enfance d’une piété rare. Ce qui lui donnait cette gravité qu’on admirait, rapporte son élève Fontaine, c’est qu’il se répétait sans cesse à lui-même cette parole de Job : Semper enim quasi tumentes super me fluctus timui Deum, et pondus ejus ferre non potui. « J’ai toujours craint Dieu comme des flots suspendus au-dessus de moi, et je n’ai pu en supporter le poids 1. » Il reçut la consécration avec une joie grave et recueillie, le 25 janvier 1650; il avait trente-sept ans. Devenu directeur de Port-Royal, il renvoyait toujours les âmes à la lecture et à la méditation de l’Écriture. C’est à quoi, dit Fontaine, il exhortait perpétuellement ces Messieurs. « Sur ce point de la lecture de la Bible, c’est M. Sainte-Beuve qui parle, M. de Saci était aussi absolu que ceux qui croient directement à la Bible seule, sans autre tradition nécessaire. « Avec « une Bible, disait-il, j’irais jusqu’au bout du monde. »

2 Ce qui suit, spécialement le récit de l’arrestation de M. de Saci, est plus ou moins textuellement emprunté de Port-Royal, par M. Sainte-Beuve.

1 Job XXXI, 23.

Les événements ne tardèrent pas à confirmer la vérité de cette parole. Neuf ans s’étaient écoulés depuis les conférences de Vaumurier. La persécution suscitée à l’occasion du Formulaire, s’étant renouvelée en 1660, presque tous ces Messieurs de Port-Royal avaient été contraints de se disperser, et conséquemment de suspendre leur commun travail. On ne le reprit que vers l'an 1665, « à la sollicitation, dit M. Varet, de diverses personnes d’un fort grand mérite et dans l’Église et dans l’État. » On revit d’abord chez un ami les quatre Évangiles; le reste fut revu chez Madame la duchesse de Longueville, qui avait eu la générosité de donner asile dans son propre hôtel, à MM. Arnauld et Nicole. Le travail touchait à son terme; il ne restait plus à examiner ensemble que la Préface destinée à paraître en tête de l’ouvrage, une onctueuse préface dont M. de Saci était l’auteur. On était en 1666, et le 13 mai avait été fixé pour cette révision. Dès que le jour indiqué eut commencé de luire, M. de Saci prit, accompagné de Fontaine, le chemin de l’hôtel de Longueville. Enfin, elle était venue la conférence qui, dans sa pensée, devait couronner toutes les autres! Passant devant la Bastille, le maître et le disciple s’apitoyaient sur le pauvre Savreux, libraire de Port-Royal, qu’on y avait enfermé, lorsqu’ils entendirent une voix qui leur criait par derrière : « C’est assez, Messieurs, c’est assez. » C’était un commissaire civil qui les suivait depuis un moment déjà et qui avait charge de les arrêter, les Jésuites ayant obtenu contre eux un décret d’emprisonnement...

On dépouilla M. de Saci du manuscrit qu’il avait dans la poche, et les portes de la Bastille se fermèrent sur deux nouveaux prisonniers. Mais la plus grande peine de M. de Saci fut d’avoir manqué d’emporter ce jour-là son petit saint Paul. Depuis deux ans qu’il s’attendait toujours à être saisi, les Épîtres de l’Apôtre ne le quittaient pas et il les avait fait relier exprès : « Qu’on fasse de moi ce qu’on voudra, avait-il coutume de dire; quelque part qu’on me mette, pourvu que j’aie avec moi mon saint Paul, je ne crains rien. » Toutefois, ce matin même, au départ — ô inutilité des précautions humaines ! — l’idée d’un long chemin à faire par un temps chaud lui avait fait omettre son cher viatique. Il suffît d’une Bible latine qu’on lui accorda pour qu’il fût entièrement consolé. La traduction du Nouveau Testament était achevée, l’idée lui vint d’entreprendre l’Ancien. Cette sombre Bastille se transforma en une nouvelle Wartbourg. « Que je suis heureux d’être ici ! disait-il, Dieu me montre qu’il désire que j’y sois. Les barrières qu’on a posées aux avenues de ma chambre sont pour empêcher de venir à moi le monde qui me dissiperait, plutôt que pour m’empêcher de l’aller voir, moi qui ne le cherche point. » Il se regardait dans les tours de cette forteresse comme dans une haute tour de Sion, et pour y être aussi l’humble interprète des choses de Sion. « Toute sa vie est dans la prière et dans la lecture, écrivait son ami Fontaine, qui avait obtenu la faveur de partager sa chambre ; il va de l’une à l’autre depuis le commencement du jour jusqu’à la fin sans que, dans cet exercice tout intérieur et tout spirituel, il y ait rien de mort et de languissant. Ses yeux sont devenus, depuis qu’il est ici, deux sources d’eau qui ne tarissent guère... c’est une prière continuelle (et dans une autre lettre) c’est une prière qui n’a rien de sec et qui fait sortir autant de larmes de ses yeux qu’elle pousse de soupirs de son cœur. »

Cependant, ses amis qui étaient parvenus à recouvrer la Préface qu’on lui avait prise au moment de son arrestation sollicitaient, mais en vain, la permission d’imprimer leur traduction nouvelle du Nouveau Testament. A la fin, ils cherchèrent, selon leur usage, à éluder les formalités ; ils y réussirent avec toute sorte d’adresse, et leur ouvrage, moyennant un détour, revint en France, imprimé de fait à Amsterdam, chez les Elzévirs, mais portant le nom d’un libraire de Mons appelé Gaspard Migeot. On y lisait, en tête, une permission de l’archevêque de Cambrai et une approbation de l’évêque de Namur, suivies d’un privilège de Charles II, roi d’Espagne. A la rigueur, la Sorbonne aurait pu récuser tous ces témoignages ; mais on avait eu soin de lui fermer la bouche, en produisant une approbation émanée de cette même université de Louvain, pour les Bibles et les certificats de laquelle la Sorbonne avait toujours professé une considération particulière. Or, l’approbation dont il s’agit était en bonne et due forme; elle portait la signature de Jacques Pontanus, docteur et professeur en théologie, doyen de l’église cathédrale de Saint-Pierre, conservateur apostolique des privilèges de l’Académie de Louvain, censeur royal des livres, etc. ; et ce qui en faisait une arme à deux tranchants, c’est que, dans le privilège royal, l’auteur anonyme de la traduction était désigné sous le titre de Docteur de Sorbonne; de sorte que, par le fait et sans s’en douter, la Sorbonne avait comme donné son attache à ce qu’elle avait solennellement déclaré avoir en horreur, une traduction de la Bible qui s’éloignait de la Vulgate. Ce tour qui lui était joué était d’autant meilleur, qu’Arnauld qui n’avait conservé du doctorat que le titre, avait eu grand soin de ne pas se nommer.

Aussitôt que le Nouveau Testament de Mons eut vu le jour, M. de Pont-Château qui en avait surveillé l’impression, expédia l’édition tout entière à Paris, où on la reçut au mois d’avril 1667. Elle y fut si favorablement accueillie qu’il s’en débita jusqu’à cinq mille exemplaires, dans l’espace de quelques mois. Il s’en fit cinq éditions dans le cours de cette même année, et il y en eut quatre l’année suivante. « On a peine aujourd'hui à se le figurer, dit M. Sainte-Beuve, ce fut non-seulement alors chez les personnes de piété, mais dans le monde et auprès des dames, un prodigieux succès. Mme de Longueville, convertie, en était encore à donner le ton à la mode, même dans la piété. Avoir sur sa table et dans sa ruelle ce Nouveau Testament élégamment traduit, élégamment imprimé, était, en 1667, le genre spirituel suprême 1. »

1 Port-Royal, t. IV, p.271.

Il est facile de se figurer la colère des ennemis de Port-Royal. La Sorbonne, tenue en échec, laissa aux Jésuites le triste honneur d’une campagne contre ce bon livre. Mais « jamais, dit M. Nicole, on ne vit plus clairement qu’en cette occasion, combien la malice des hommes est aveugle, et combien Dieu se plaît à faire réussir leurs efforts tout au contraire de leurs desseins. » Les déclamations du P. Mainbourg eurent un tout autre résultat que celui qu’il s’était promis. Il se comparait lui-même, dans ses sermons, cyniquement, c’est bien le cas de le dire, au chien de chasse qui fait lever le gibier, en donnant occasion au chasseur de le tuer. Il crut avoir réussi quand, sur les instances de la Société dont il faisait partie, le 18 novembre de la même année 1667, M. Hardouin de Péréfixe, archevêque de Paris, consentit à publier une ordonnance contre le Nouveau Testament de Mons; mais, la plume magistrale de M. Arnauld y releva tant d’abus et de nullités, qu’elle n’eut pour ainsi dire pas d’effet. La défense de la traduction incriminée remplit plusieurs volumes des œuvres du grand Arnauld ; elle fut si chaleureuse qu’on finit par lui attribuer l’œuvre dont il s’était constitué le patron ; et si solide, que quantité de personnes souhaitaient que le Nouveau Testament de Mons eût été l’objet de plus d’objections encore, afin de donner lieu à l’auteur des Réponses d’en éclaircir davantage. Ces écrits apologétiques présentaient un double intérêt; ils offraient un véritable commentaire des passages dont ils justifiaient la traduction et, surtout, ils maintenaient le droit et le devoir qu’ont tous les fidèles de lire l’Ecriture sainte en langue vulgaire. « On n’avait rien dit, ou du moins on ne disait plus rien contre les anciennes traductions que personne ne lisait ; mais, dés que Port-Royal s’avisa de traduire, il eut à conquérir pour son compte, à maintenir, sans trêve, ce droit et cette obligation qu’on se mit à lui contester avec acharnement. Cette polémique fut la mission spéciale d’Arnauld, et elle justifie l’expression de sa nièce : « Vous qui avez mis le comble à l’édifice. »

Finalement, la raison prévalut sur le préjugé. Il y eut même un moment où la version de Mons fut sur le point d’acquérir une valeur officielle. Lors de la Paix de l’Eglise, Bossuet, sollicité comme censeur par Arnauld et MM. de Port-Royal, avait accédé à leur demande. Des conférences eurent lieu à l’hôtel de Longueville entre Bossuet, Arnauld, Nicole, Lalanne et Saci. Les traducteurs se soumettaient avec docilité aux lumières de Bossuet et à son sens si modéré, quand la mort de l’archevêque Péréfixe et l’avénement de M. de Harlay rompirent le travail 1. Néanmoins, vingt ans après l’apparition du Nouveau Testament de Mons, Arnauld écrivait au landgrave de Hesse, sous la date du 12 avril 1683, qu’il s’était vendu déjà quarante mille exemplaires de celte traduction. Ici encore, nous retrouvons la cour de France active dans ce mouvement de diffusion des Écritures. Louis XIV fit imprimer, à lui seul, vingt mille exemplaires du Nouveau Testament de Port-Royal. Voici, dit le même Arnauld, l’aveu que le dépit et la force de la vérité arrachent au docteur Mallet. « Chacun sait, dit-il, que cette traduction a été « imprimée en toutes manières : en bons caractères pour « les riches, en caractères très-communs pour les pauvres; avec des notes pour les savants, sans notes « pour le simple peuple; en petit papier pour être portée « plus facilement, en plus grand pour être gardée dans « les bibliothèques; en français seulement, pour ceux « qui n’entendent que cette langue, et avec le grec et « le latin, pour ceux qui sont capables de confronter les « textes. Enfin, je ne sais s’il y a aucune province du « royaume où elle n’ait été imprimée pour être ainsi « répandue partout 1. »

1 Port-Royal, t. II, chap. XVII.

1 Œuvres de Messire Antoine Arnauld, t. VIII, p. xxxiii.

Ce que le docteur Mallet ne mentionne pas, ce sont les sacrifices que s’imposaient les pieux solitaires pour faire participer les plus indigents au bienfait de leur entreprise. Dès que leur traduction fut prête, ils envoyèrent de Paris un grand nombre de colporteurs chargés de la vendre au prix de revient et même, dans certaines circonstances, à des prix réduits; et ils couvrirent la dépense par des dons volontaires.

L’exemple fourni par leur charité porta des fruits jusque dans le siècle suivant, où l’on vit se fonder en France comme une Société biblique anticipée, « dont le mérite, dit M. de Félice, appartient à un respectable prêtre catholique, l’abbé de Barneville. Cet ecclésiastique, encouragé par l’approbation des évêques de Lectoure, de Rhodez et d’Auxerre, distribua plusieurs éditions du Nouveau Testament à bas prix et même gratuitement, au moyen d’avances faites par des personnes aisées. Dans la préface qui précède l’édition de 1726, il se félicite du zèle d’un grand nombre de personnes charitables qui ont pris une part active à son entreprise 1

1 Essai sur l’esprit et le but de l'institution biblique, p. 243.

La Société des Traités religieux de Paris a publié, en 1835, un édifiant recueil des Préfaces de Nouveaux Testaments 2 imprimés à cette époque. Voici, par exemple, un fragment de celle qui se lit en tête de l’édition de Paris 1731 :

2 N° 107 de la Collection.

« Si le Maître n’a pas cessé, durant tout le temps de son ministère public, d’annoncer sa parole, les disciples sont dans une pareille obligation, en suivant son exemple, de l’annoncer assiduement ; et les fidèles, dans une pareille obligation de s’en instruire et de la méditer le jour et la nuit... C’est dans cette vue que des personnes de piété et zélées pour le salut des âmes, ont entrepris de rendre le Nouveau Testament plus commun, et de faire en sorte que les pauvres gens, surtout à la campagne, où ils ne sont pas instruits si commodément, ni si fréquemment que dans les villes, puissent en être fournis... Et nous devons rendre ce témoignage au zèle de quelques personnes d’une fortune fort médiocre, qu’elles donnèrent très-volontiers selon leur pouvoir, et même au delà de leur pouvoir, pour contribuer à ce moyen de répandre l’Évangile. Il y eut aussi des gens riches et charitables qui voulurent bien y entrer : ils ne se contentèrent pas de faire provision pour eux et pour leur famille de cet ouvrage, ils firent encore la dépense d’en acheter un grand nombre, qu’ils ont fait distribuer gratuitement aux pauvres à Paris, et dans les provinces. On n’a rien négligé pour faire qu’il fût au plus bas prix qu’il était possible ; et l’on a eu la consolation de voir qu’il s’en est distribué en très-peu de temps trois éditions des plus amples qu’on ait encore faites. »

Jamais protestant a-t-il fait de la Bible un éloge plus senti que celui qui se trouve dans une édition antérieure et se termine par ces mots :

« Tout ce que l’on peut dire à la louange de la parole de Dieu ne la fait pas si bien sentir qu’elle se fait sentir elle-même, quand on la lit avec un esprit docile et avec un cœur humble... Il en est d’elle comme du miel auquel le Saint-Esprit la compare, et dont une goutte qu’on met sur la langue fait mieux goûter la douceur, que ne pourraient jamais faire les discours les plus amples et les expressions les plus vives. »

Effrayés du succès qu’avait obtenu le Nouveau Testament de Mons, les ennemis de la Parole de Dieu en France firent ce qu’ils purent pour proscrire l’Ancien et, grâce à leurs efforts, l’apparition en fut longtemps différée. Lorsque M. de Saci sortit de la Bastille, le 1er novembre 1668, sa traduction était achevée ; mais, quand il s’agit d’obtenir le privilège nécessaire pour l’imprimer, on y mit la condition qu’il ajouterait des explications à la suite de chaque partie traduite. Ce fut un retard de plus de vingt années. Commencée en 1672, l’impression de la Bible annotée de Saci ne fut terminée qu’en 1696, c’est-à-dire, longtemps après sa mort. Lui-même ne donna les explications que pour l’Ancien Testament ; Du Fossé continua, MM. Huré et de Beaubrun terminèrent. Mais ces regrettables délais eurent du moins l’avantage de laisser au traducteur le loisir de peser à la balance du sanctuaire tous les mots du saint Livre, et ces explications qu’il devait ajouter, lui faisaient une obligation de son occupation la plus chère, l’étude approfondie des Écritures. M. de Saci passa les quinze années qui lui restaient de sa vie, soit à Pomponne, soit à Port-Royal des Champs, soit à Paris, tout occupé de la direction des consciences, de l’impression de sa Bible et des éclaircissements qu’il y ajoutait... Cet immense travail sur la Bible, ces explications qu’il poussa très-avant, et cette traduction complète qui avait précédé, c’est là le grand et spécial monument de M. de Saci, à titre d’écrivain, et comme la mission singulière qu’il eut à remplir 1. A quoi nous ajouterons, c’est là aussi ce que Port-Royal a laissé de plus populaire et de plus durable. Les Provinciales exceptées, de toute cette abondance de volumes qu’ont écrits les pieux solitaires, la Bible est le seul qui soit d’une lecture générale aujourd’hui ; elle a rendu, en immortalité, à ses traducteurs, ce qu’ils lui avaient donné de nouveauté dans le style.

1 Port-Royal, ibid.

« Ce qu’il est sûr de remarquer et de graver de plus en plus, dit l’auteur déjà plusieurs fois cité, M. Sainte-Beuve, c’est l’admirable convenance de toute cette vie de M. de Saci avec sa mission singulière d’interprète des Écritures. Il était constamment occupé dans sa pensée à se rendre digne de cet emploi, à se purifier les mains et à se châtier le cœur, le plus chaste des cœurs. Toutefois, il continua jusqu’à la fin de s’en croire indigne. L’année de sa mort, il eut avec son ami Fontaine une conversation confidentielle à ce sujet :

« Que sais-je, lui dit-il, si je n’ai rien fait contre les desseins de Dieu? J’ai tâché d’ôter de l’Écriture sainte l’obscurité et la rudesse, et Dieu jusqu’ici a voulu que sa parole fût enveloppée d’obscurités. N’ai-je donc pas sujet de craindre que ce ne soit résister aux desseins du Saint-Esprit que de donner, comme j’ai tâché de faire, une version claire et peut-être assez exacte par rapport à la pureté du langage? Je sais bien que je n’ai affecté ni les agréments ni les curiosités qu’on aime dans le monde, et qu’on pourrait rechercher dans l’Académie française. Dieu m’est témoin combien ces ajustements m’ont toujours été en horreur; mais je ne puis me dissimuler à moi-même que j’ai tâché de rendre le langage de l’Écriture clair, pur et conforme aux règles de la grammaire; et qui peut m’assurer que ce ne soit pas là une méthode différente de celle qu’il a plu au Saint-Esprit de choisir ? Je vois dans l’Écriture, que le feu qui ne venait pas du sanctuaire était profane et étranger, quoiqu'il pût être plus clair et plus beau que celui du sanctuaire... Une faut pas se tromper dans cette belle pensée d’édifier les âmes. Il y a grande différence entre contenter et édifier. II est certain que l’on contente les hommes en leur pariant avec quelque élégance ; mais on ne les édifie pas toujours en celte manière 1. »

Bossuet faisait déjà de semblables remarques à propos du Nouveau Testament de Mons; il n’y trouvait qu’un défaut essentiel, un tour trop recherché, trop d’industrie de paroles, une affectation de politesse et d’agrément que le Saint-Esprit avait dédaignée dans l’original. Nous n’insisterons point sur ce reproche que M. de Saci s’adressait à lui-même avec une si touchante humilité; nous y insisterons d’autant moins que les exigences du génie de notre langue en restreignent considérablement la portée. Que nous font après tout quelques mots ajoutés à la lettre originale, si ces mots, loin de fausser le sens, sont au contraire indispensables pour nous le faire bien saisir ? En tout cas, ce défaut, si c’en est un, est bien racheté par cette pureté de langage que nos versions reçues n’ont point encore atteinte. Se plaçant à ce point de vue de la conformité au génie de la langue, M. le professeur Ostertag, de Bâle, va jusqu’à préférer la Bible de Saci, même à nos versions protestantes. Parlant des débuts de la Société biblique de Bâle, il rapporte que le comité choisit la version d’Ostervald pour ses distributions en France. « Toutefois, ajoute-t-il, on en eût certainement préféré une autre, qui est encore meilleure dans le fond ; mais elle n’est pas adoptée par l’Eglise, et fut peu appréciée, son auteur étant catholique : c’est la Bible de Saci 2. »

Ce jugement ne tient pas compte du vice capital de la version de Saci, vice qui, du reste, lui est commun avec toutes les versions catholiques et qui gît dans une dépendance servile et consentie de la Vulgate. Héritier et restaurateur de l’œuvre de Lefèvre, de Saci porte le même joug qui avait pesé sur son devancier; mais, tandis que ce dernier gémit, regimbe et se dérobe parfois à l’intolérable tyrannie de la version romaine, de Saci l’accepte avec une sorte de docilité dont il n’a pas l’idée de s’accuser, tant l’autorité de l’Eglise se confond à ses yeux avec celle de Dieu même ! On trouve donc dans la version de Saci, outre les fautes graves déjà signalées dans celle de Lefèvre, plusieurs fautes nouvelles que Lefèvre avait évitées. Il traduit comme suit le fameux passage de la Genèse, iii, 15 :

« Je mettrai inimitié entre toi (le serpent) et la femme, entre sa race et la tienne. Elle te brisera la tête, et tu tâcheras de la mordre au talon. » Elle est équivoque, l’original ne l’est pas ; la version grecque des lxx, l’arabe et la syriaque ne le sont pas non plus. Lefèvre avait traduit « cette semence brisera ta tête. »

De même, Exode xx, 5, on lit dans la Bible de Saci :

« Vous ne les adorerez point (les images taillées) et vous ne leur rendrez point le souverain culte. » Souverain n’est pas dans le texte. La version d’Anvers porte : « Tu ne les adoreras point et ne leur feras point d’honneur. »

Ainsi de suite, dans cent passages dont M. Prideaux Tregelles et d’autres docteurs anglais ont fait l’énumération M. Pozzy, après eux, 1 conclut par un verdict sévère à l’endroit de la Bible de Saci : « Prenez successivement, dit-il, toutes les idées particulières au catholicisme : la pénitence, le sacerdoce, l’adoration de la Vierge, le culte des anges, le mariage considéré comme un sacrement, le célibat des prêtres, le mérite des œuvres, le purgatoire, je me charge de prouver que, toutes, elles sont enseignées dans la Parole de Dieu, si la Bible de Saci est la fidèle traduction de la Parole de Dieu. » D’où M. Pozzy tire cette conséquence que, sans renier notre histoire, sans nous renier nous-mêmes, nous ne saurions imprimer ces erreurs et les répandre comme des vérités de Dieu. Nous ne trancherons point Une question si complexe. Les raisons avancées par les Sociétés bibliques distributrices de la version de Saci ont bien aussi leur poids, aux yeux du moins de ceux qui pensent que le demi-jour est préférable à la nuit complexe, que dix erreurs avec cent vérités sont moins funestes qu’une ignorance absolue. Pourtant, quand on voit, par exemple, le mot de !«»®nifto» rendu par sacrement dans un seul cas , alors qu’il s’agit du mariage (Ephés. v, 32); tandis que, dans 36 autres passages où le même mot revient, on le rend par mystère ou chose sacrée; quand on voit, en dépit de tous les dictionnaires, faire pénitence donné pour la traduction de μετανόειν et prêtre pour la traduction de πρεσβύτερος , on est conduit à soupirer après le temps où, la lumière se faisant de plus en plus en France, la précieuse Bible de Saci sera purgée des fautes qui la déparent.

1 La Bible et la Version de Le Maistre de Sacy.

La révision de la Bible de Saci, que Le Gros publia à Cologne (Amsterdam) en 4709, aurait offert en général plus de garanties. M. Reuss cite même une édition de la Bible de Saci, imprimée également à Cologne, en 1739, et dans laquelle le texte se base réellement sur l’hébreu, en rejetant en marge les différences de la Vulgate 1. Reste à savoir si la reproduction de cette Bible-là aurait cours parmi les catholiques de France.

1 Nouv. Rev. de théol., v. I, p. 14.—La bibliothèque du Musée britannique renferme une Bible in-12, imprimée aux dépens de la Compagnie, Cologne, 1739. Les variantes de la Vulgate s’y trouvent entre crochets, etc. ; Genèse III, 15, on lit « cette race te brisera la tête. »

Ce qui est certain, ce sont les persécutions dont le Nouveau Testament de Mons fut l’objet pour avoir, dans une certaine mesure, tenu compte de l’original grec. De Saci finit par reconnaître la faiblesse d’un système bâtard qui consiste à opter, à chaque verset, entre l’original et la Vulgate. Nul ne peut servir deux maîtres : de Saci, de guerre lasse, en vint à faire prévaloir partout le texte latin.

Le Nouveau Testament de Mons accordait bien, en général déjà, la suprématie à la Vulgate dont il adoptait les variantes ; seulement, là où le grec renferme quelque chose que la Vulgate n’a pas, on l’insérait dans le texte entre crochets. Eux aussi, les infortunés traducteurs avaient les mains tenues entre crochets, et ces crochets étaient de fer. Ils subissaient la conséquence de toute position fausse; et c’est pitié que de voir l’amertume avec laquelle Richard Simon, leur rival et leur ennemi, leur fait sentir dans ses critiques, l’erreur de ceux qui prétendent mettre à l’unisson Rome et le texte inspiré.

Au reste, si Richard Simon s’était flatté de faire échapper sa propre traduction à la censure, en battant en brèche celle de Port-Royal, son espoir fut péniblement déçu. La version nouvelle du Nouveau Testament qu’il publia en 1702, resta sous le coup d’une ordonnance du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, et de deux instructions pastorales de Bossuet.

La traduction du P. Amelotte eut plus de succès; on l’opposait au Nouveau Testament de Port-Royal, et c’est ainsi qu’elle est parvenue jusqu’à nous. Félix Neff la trouvait, il y a quarante ans, entre les mains des protestants des Hautes-Alpes, qui l’avaient sans doute adoptée en vue d’apaiser leurs persécuteurs. On possède un écrit de M. Napoléon Roussel, qui signale les graves erreurs qui s’ajoutent, dans cette traduction, à celles des versions catholiques en général. Souvent même ce ne sont plus des erreurs, mais d’évidentes supercheries. Je me hâte d’ajouter, à la décharge du P. Amelotte, que ces falsifications grossières paraissent avoir été introduites après sa mort. D’autre part, si l’on en croit les écrivains de Port-Royal et M. Sainte-Beuve, Amelotte aurait usurpé son titre de traducteur du Nouveau Testament. « Sa traduction, du moins celle des quatre Évangiles, ne serait autre que celle de Port-Royal, déguisée seulement par quelques légers changements. Informé que M. le marquis de Laigue en avait une copie, il avait engagé la comtesse de Loménie de Brienne chez laquelle il avait accès, à la faire demander par M. de Brienne son fils, qui était alors retiré dans une maison de l’Oratoire. M. de Laigue qui ne soupçonnait point l’usage que l’on voulait en faire, s’était rendu facile à la communiquer, et le P. Amelotte en abusa. La Providence ne sembla le permettre que pour justifier d’avance la traduction de Mons par l’adoption qu’en avait faite le P. Amelotte, l’un des plus grands adversaires de MM. de Port-Royal 1. »

1 Préf. histor. et crit. sur la trad, du N. T. dite de Mons. p. 5.

La traduction du P. Amelotte avait immédiatement précédé celle dite de Mons. Elle avait vu le jour en 1666; la traduction de Mons parut en 1667 ; celle d’Antoine Godeau, évêque de Vence 2, est de 1668. Dans une lettre adressée à tous les fidèles, il leur recommande fortement la lecture du Nouveau Testament qu’ils doivent, dit-il, étudier jour et nuit. « Ce livre, ajoute-t-il, sera un admirable casuiste pour régler votre vie. Les chrétiens, durant plusieurs siècles, n’en ont point eu d’autres ; et ils s’en trouvaient si bien que leurs mœurs étaient aussi saintes que leur créance. » Cette version est remarquable en ce qu’elle adopte le tutoiement en usage chez les protestants : car « il y aurait indécence à ce que Dieu parlât au Diable par vous ; » — « Mais, reprend le P. Simon, en se servant partout également de l’expression de loi, on met Dieu et le Diable sur le même rang, faisant autant de civilité à l’un qu’à l’autre. » La méthode suivie par l’évêque Godeau a été, dès lors, adoptée par le P. de Carrières, encouragé par Bossuet. C’est un moyen terme entre la paraphrase et la traduction proprement dite. « Faire une version littérale du Nouveau Testament, c’est, dit l’évêque de Vence, s’engager dans la nécessité d’être peu intelligible en beaucoup d’endroits ; et faire une paraphrase, c’est trop s’étendre et, en quelque façon, affaiblir le sens du texte en le voulant éclaircir. Il a donc cherché et il croit avoir trouvé un tempérament, en faisant une version pure et simple quand il ne trouve rien de difficile qui mérite d’être expliqué. Mais aux lieux, ajoute-t-il, où je rencontre quelque chose d’obscur ou qui a besoin de liaison pour être plus facilement entendu, j’ajoute quelques mots que j’ai fait enfermer entre parenthèses et imprimer en caractères italiques, lesquels, à mon avis, éclaircissent la difficulté sans rompre la suite du texte. »

2 Ne pas confondre celte traduction du Nouveau Testament par l’évêque de Vence, avec celle de la Bible entière, paraphrasée par le P. de Carrières, 1701-1716, 24 vol. in-12, et complétée par l’abbé de Vence, en 1743. La version de Saci se trouve à la base de cette dernière traduction et de plusieurs autres : la Bible commentée de Calmet, par exemple, 23 vol. in-4°, 1707-1716; la même avec un Abrégé des Commentaires, par Rondet, 1748-1750, etc.

Nous avons vu comment les traductions protestantes de Neuchâtel et de Genève provoquèrent la publication des Bibles jansénistes de Louvain d’abord, puis, de Port-Royal. Ces dernières, à leur tour, piquèrent d’émulation les RR. PP. Jésuites. Le Nouveau Testament que le P. Lallemant opposa, en 1713, à celui de Quesnel, n’est qu’une révision de celui du P. Bouhours, son collègue et son prédécesseur. Le P. Bouhours, on le sait, écrivait avec élégance et pureté ; il s’était assuré, pour son travail, la collaboration des RR. PP. Michel, Tellier et Pierre Besnier. Cependant, sa traduction fut attaquée, pour quelques expressions recherchées ou mal sonnantes. Le traducteur, dit-on, voulait se venger des censeurs de son livre. « Gardez-vous-en bien , lui dit spirituellement Boileau ; ce serait alors qu’ils auraient raison de dire que vous n’avez pas entendu le sens de votre original. »

On a réimprimé de nos jours la traduction du P. Bouhours 1, concurremment avec celle de Saci et d’autres plus récentes, notamment celles de Genoude et de Lamennais, qui ont obtenu un succès significatif; celle de l’abbé Glaire (1861), mentionnée plus haut; celle du latiniste Valart (1760 réimp. 1860). En dernier lieu, M. de Saci a adopté celle du janséniste Mésenguy, pour la faire entrer dans sa Bibliothèque spirituelle. « Mésenguy est un excellent écrivain, dit M. de Saci : c’est une justice que lui rendent tous les critiques, ceux mêmes qui partagent le moins ses opinions religieuses. Ils reconnaissent sans difficulté, que ses écrits ne se recommandent pas moins par la correction sévère et par la pureté du style que par l’esprit de piété qui les anime... Né en 1677, Mésenguy se rattache encore par son goût et par ses premières études à la bonne époque de l’école de Port-Royal. Mort en 1763, et n’ayant publié sa traduction du Nouveau Testament qu’en 1752, il a pu s’aider des travaux de ses prédécesseurs, éviter leurs fautes et profiter de l’espèce de rivalité que fit naître la célèbre traduction de Mons 2. »

1 Nouveau Testament, traduction du R. P. Bouhours et du R. P. Lallemand, revue et corrigée par M. l’abbé Herbet, chanoine honoraire d’Amiens, du clergé de la Madeleine, à Paris, 1848 ; réimp., 1860.

2 Préface du Nouveau Testament.

Au jugement de M. Berger de Xivrey, cette dernière serait encore, de toutes, la préférable. « Quiconque, dit-il, l’examinera très-attentivement, y reconnaîtra un mérite de fidélité, d’exactitude véritable, qui n’a peut-être pas été surpassé. Malgré certaines critiques de détail, la version de Mons reste peut-être encore la meilleure des traductions françaises 1. » Toutefois, M. Berger de Xivrey estime que, pour ce qui concerne les quatre Evangiles, aucun essai antérieur ne vaut la traduction de Bossuet, mise en ordre et publiée, en 1855, par M. H. Wallon.

1  Etude sur le texte, etc., p. 61, 86.

Mais, s’agit-il de la Bible dans son ensemble : c’est la Bible de Le Maître de Saci, qui est la plus populaire en France et la plus digne de l’être, comme version catholique. C’est celle que l’on reproduit dans les éditions illustrées, et cela seul, dit M. Reuss, dénote la prédilection du public. C’est même, en définitive, la seule, pour ainsi dire, qui ait généralement cours parmi nos frères les catholiques romains. Cette considération légitimerait déjà, ce nous semble, l’attention que nous avons consacrée à l’entreprise de Port-Royal; quand, d’ailleurs, l’étendue de nos remarques ne serait pas suffisamment motivée par l’extrême sollicitude dont cette entreprise fut l’objet ; par la vie sainte de ceux qui s’y employèrent, par les bénédictions abondantes dont elle fut la source; par les services enfin que, sous le rapport du style, cette traduction a rendus et peut rendre encore à nos traducteurs protestants.

 

CHAPITRE VIII.

Les Bibles protestantes d’Olivétan, à Ostervald 1.

1 Telle est la vraie orthographe du nom, la seule que J.-F. Ostervald ait connue, celle qu’on trouve dans les éditions originales de ses ouvrages. Ses descendants ne l'ont point changée, ainsi qu'on peut s’en assurer en considérant, dans le cimetière de Neuchâtel, la pierre tumulaire érigée, il y a quelques années, à la mémoire du dernier des Ostervald. Primitivement, ce nom s'est écrit Ousterval.

 

Ceux qui bâtissaient la muraille, et ceux qui chargeaient les portefaix, travaillaient chacun d'une main, et de l'autre ils tenaient l'épée. Néhémie, iv, 17.

 

La Bible que Calvin fit imprimer à Genève, en 1540, est plus rare encore que celle d’Olivétan. C’est un petit in-4°, imprimé en lettrés rondes, chez Jean Gérard, et sans autre caractère distinctif que la représentation d’un glaive sur le feuillet de l’intitulé. De là le nom sous lequel elle est connue, de Bible de l’Épée. Elle est accompagnée d’un Indice des matières par Nicolas Malingre. M. Bungener mentionne cette Bible dans son récent ouvrage sur Calvin. « Quoique cette version, dit-il, ne soit que celle d’Olivétan, corrigée, on ne peut guère ne pas se demander où Calvin trouvait le temps de faire tant de choses, car nous l’avons laissé à la fin de 1538, remaniant l'Institution chrétienne, et montant, chaque jour, dans ses deux chaires de pasteur et de professeur 1.» Puis, banni de Genève, il avait passé dans l’exil deux années, pendant lesquelles son Commentaire sur l’épître aux Romains, et divers écrits de circonstance étaient sortis de sa plume. L’illustre exilé avait conservé à Genève des amis, qui surveillèrent l’impression de cette nouvelle édition des saintes Écritures. L’épée qui fut placée en tête, put servir à leur rappeler que la lutte qu’ils avaient à soutenir contre les libertins pour le rappel du réformateur, était cette bonne guerre prédite et apportée par Jésus-Christ 2.

1 Calvin, sa Vie, son Œuvre et ses Ecrits, p. 255.

2 Matth. X, 54. « je n'y suis pas venu apporter la paix, mais l'épée. »

Olivétan était mort en 1538. Calvin devint le fidèle administrateur de l’héritage laissé par son cousin à l’Église de Jésus-Christ. Outre l’édition de 1540, celles de 1545, de 1551 et de 1560, se distinguent par les améliorations apportées par sa main savante, soit à la traduction, soit surtout aux notes marginales. Théodore de Bèze, son collègue, lui rend ce témoignage « qu’il a diligemment travaillé en la translation française de toute la Bible... qu’il l’a, souventes fois, amendée en quelques passages... et nommément, celle du Nouveau Testament, laquelle il a fréquemment revue et conférée avec le texte grec, autant soigneusement que lui ont permis les continuelles occupations de son office 1. » Richard Simon, qui conteste à Calvin une connaissance approfondie de l’hébreu, ne laisse pas de convenir de l’à-propos de ses corrections. « Comme il était homme d’un grand jugement, et qu’il s’était appliqué depuis longtemps à l’étude de l’Écriture, il a quelquefois mieux réussi, dit Richard Simon, que ceux qui ont su la langue hébraïque. Ailleurs, le même critique reconnaît de quel utile secours fut à Calvin, pour ce travail, son habileté consommée dans l’art d’écrire. Calvin, toutefois , gémissait de ne pouvoir faire davantage. Dans un avis placé en tête de l’une des dernières éditions qui parurent avant sa mort, il exprimait le vœu, « que quelque savant homme, garni de tout ce qui est requis en une telle œuvre, se consacrât tout entier, pendant une demi-douzaine d’ans, à la traduction de la Bible et qu’ensuite, il communiquât son ouvrage à plusieurs personnes habiles qui le reviseraient de concert avec lui. » Le malheur des temps ne permit pas la réalisation d’un tel souhait.

1 Hist de l‘Eglise, I.I, p. 36. — Préface de la Bible, de 1560.

C’est chose rare en toute époque, qu’un homme vraiment qualifié pour l’interprétation des Écritures, jouisse du loisir et de la retraite nécessaires pour l’accomplissement de son œuvre ; il est, le plus souvent, accaparé pour la satisfaction de ce qu’on pourrait appeler les premiers besoins de la vie de l’Église, la prédication, la mission, la cure d’âmes. Au XVIe siècle, il y avait en outre les exigences de la controverse. Continuellement, il fallait être sur la brèche, une truelle dans une main, une épée dans l’autre. La Genève de Calvin avait ses ennemis extérieurs, les catholiques, contre lesquels, humainement parlant, une incessante polémique était son unique défense ; elle en avait d’intérieurs. C’en était bien assez pour occuper les forces vives de celte forteresse de la Réforme. Il arriva de plus que, par une rigidité peut-être excessive, Calvin s’aliéna le traducteur de la Bible intellectuellement le mieux doué pour répondre à ses vues.

Une lettre des Ministres de l'Église de Genève à tous les fidèles chrétiens, met en garde les lecteurs du Nouveau Testament de 1559 contre la Bible latine et contre la Bible française de Sébastien Chastillon, « homme si bien connu en l’Église de Genève, tant par son ingratitude et impudence, que par la peine qu’on a perdue après lui pour le réduire au bon chemin. » Cette lettre ajoute : « Pour obtenir saine intelligence des Écritures, il y faut procéder en révérence, crainte et sobriété, sans trop attribuer à notre propre sens. » La Bibliothèque des pasteurs et ministres neuchâtelois renferme un fort bel exemplaire de la Bible française de Castalion 1. Celle en latin du même auteur n’est point rare, de nombreuses réimpressions en ont été faites ; elle porte le cachet d’une incomparable élégance. « On doit signaler un côté utile dans ce travail de Castalion, — dit M. Berger de Xivrey, — comme il était fort savant en hébreu, en grec et en latin, il a préparé une lecture attrayante par le charme si puissant, alors surtout, des études classiques. Encore aujourd’hui, un exercice d’étude qui pourrait être conseillé aux esprits d’une délicatesse exquise, entretenue par la pratique constante des chefs-d’œuvre littéraires de l’antiquité, serait déliré, tout d’une suite, le Nouveau Testament de Castalion, sauf à reprendre partiellement, dans la Vulgate ou dans l’original, les passages qu’on voudrait revoir avec plus d’attention 1. » Calvin s’étant opposé à ce que Castalion (Chasteillon) occupât le poste de pasteur à Genève, Castalion se démit des fonctions de régent qu’il avait remplies jusqu’à ce moment, et partit pour Bâle où il mourut finalement de misère. Sa traduction française se ressentit de l’isolement fâcheux dans lequel il se plaça. Le mérite qu’elle peut avoir est entaché de ridicule. Amoureux de la période cicéronienne, il l’introduit là même où le style biblique serait plutôt comparable à celui de Tacite. Il traduit ainsi les premiers versets de la Genèse : « Premièrement, Dieu créa le ciel et la terre. Et comme la terre était néant et lourde et ténèbres par-dessus l’abîme, et que l’Esprit de Dieu se balançait par-dessus les eaux, Dieu dit : la lumière soit. » Le même traducteur appelle Dieu, Monsieur de Rochefort; brûlages, les holocaustes, et arrière-femmes, les concubines 2.

1 La dédicace placée en tête de ce curieux in-folio est adressée à très-preux et très-victorieux prince Henri de Valois, second de ce nom; elle est signée : Sébastian Chasteillon, et datée de Bâle, le 1er janvier 1553. Une traduction du XIIIe livre des Antiquités de Josèphe se trouve intercalée entre les Apocryphes et le Nouveau Testament.

1 Etude sur le texte, etc., p. 49.

2 Voici encore comment il rend les versets 25, 26 et 27 du chapitre IIe de l'épitre aux Romains : « Si tu viens à trespasser la loi, ton rongnement devient avant-peau; que si un empellé garde les ordonnances de la loi, certes, son avant-peau lui sera comptée pour rongnement, etc. »

De nouvelles éditions de la Bible de Genève parurent dans le courant du XVIe siècle. En 1551, une traduction nouvelle des Psaumes par Louis Budé, remplaça, dans le recueil sacré, celle d’Olivétan, et Théodore de Bèze fit une nouvelle version des Apocryphes. Les autres livres demeurèrent sans modifications profondes jusqu’en 1588, date à laquelle Corneille-Bonaventure Bertram, professeur de langues orientales à Genève, remania l’Ancien Testament, d’après l’hébreu. Bertram était fils d’un célèbre jurisconsulte de Thouars en Poitou ; il avait étudié à Paris, sous Angélus Caninius. Ses collaborateurs, pour la révision de la Bible, furent : de Bèze, Rotanus, Fay, Jaquemot, Goulart. « Il redressa le texte d’Olivétan en bien des endroits, dit M. Reuss; mais il n’avait pas le jugement de Calvin, et il donna trop de crédit aux interprétations rabbiniques. » Munster et Trémellius, ce dernier, juif converti, furent ses principaux guides. Un des caractères distinctifs de la Bible de 1588 est de généraliser l’usage du vocable l'Eternel, qu’Olivétan n’avait introduit que dans un nombre restreint de passages. On décida de l’employer partout où revient en hébreu le quadrilitère. En somme, d’après l’opinion de certains juges, on trouverait plus d’énergie dans le style des éditions antérieures, et tout autant peut-être d’exactitude.

La Bible de 1588 fut réimprimée dans plusieurs villes de France; à Lyon principalement, puis à Caen, à Paris, à la Rochelle, à Sedan, à Charenton, à Niort; mais surtout en Hollande et dans la Suisse française, ainsi qu’à Bâle. Elle reparut à Genève avec des modifications, en 1693, en 1712 et en 1726. Malheureusement, dit M. Reuss, ces révisions ne firent que remplacer certains mots anciens par de plus nouveaux, remanier çà et là certaines phrases, sans donner une suffisante satisfaction aux exigences de la langue. D’après les modernes traducteurs suisses, l’édition de 1712 serait la dernière dont le texte fût parfaitement pur.

La Bible de Jean Diodati, publiée en 1644, fut une tentative individuelle. Elle fut goûtée de plusieurs, parce qu’elle parlait un langage plus intelligible que les autres ; mais on l’accusa d’être paraphrastique et parfois incorrecte, elle ne prévalut pas. On vit échouer entièrement les efforts collectifs des Genevois, lorsque, à la même époque, ils essayèrent de faire subir à leur traduction de la Bible plus qu’une simple retouche. Ils avaient envoyé à leurs frères de Paris des projets qui leur furent retournés avec dédain, et non sans un grand scandale. MM. Claude et Allix, en particulier, avaient fait des remarques dont les Genevois furent mal satisfaits. On y traitait de galimatias les notes édifiantes que les Genevois avaient ajoutées 1.

1 Préface pour la nouvelle édition de l’Hist. crit. du N. T., par R. Simon, Rott., 1685. « Je parle de cette affaire avec d'autant plus de vérité, dit l'auteur protestant de cette Préface, que j'étais dans ce ternes-là à Genève, et même chez M. Turrettini, personnage digne de son emploi, quand il reçut le pacquet qui lui était adressé de Paris. Nous fûmes fort scandalisés, lui et moi, quand nous lûmes, etc. »

Les réformés de France ne firent rien pour la révision de la Bible. Cependant, Claude parait s’en être préoccupé; mais la révocation de l’édit de Nantes survint et, deux ans plus tard, la mort l’enleva sans qu’il eût mis à exécution le dessein qu’on lui attribue. Jean Daillé et Valentin Conrart publièrent, en 1671, un Nouveau Testament, dans lequel ils avaient mis à profit les traductions nouvelles de Mons et d’Amelotte ; mais leur édition fut immédiatement supprimée. La Bible, publiée en 1669 par les Desmarets père et fils, reproduit le texte d’Olivétan, 1535, avec les modifications qui se trouvent dans la réimpression de Paris, 1652. Ce qui l’a rendue justement célèbre, ce sont ses notes, pour la plupart traduites de la Bible flamande, 1637, ou empruntées aux écrits exégétiques de Pierre de Launay.

La fin de l’époque classique arriva, sans que l’Église possédât autre chose que la version vieillie du XVIe siècle, la même à peu de chose près.

« A la longue, dit M. Sayous, le contraste entre le français consacré devant l’Église et la langue usuelle devint si frappant, que les adversaires et les profanes parmi les Réformés en faisaient des railleries toujours plus indécentes. Les catholiques que la curiosité attirait aux sermons protestants, trouvaient ridiculement barbare ce mélange d’expressions surannées. « Un « conseiller de Sédan, dit Bayle, de la religion romaine, « fort honnête homme et fort savant, me contait, il y a « environ un mois, que M. l’archevêque de Reims, ayant « envoyé quelques-uns de son clergé à Sédan pour des « affaires ecclésiastiques, ils furent curieux d’entendre « prêcher M. Jurieu, un jour d’imposition des mains. « Ils furent fort satisfaits de sa science et de son langage « en général ; mais ils trouvèrent des expressions insupportables, comme offrir les bouveaux de nos lèvres 1, « guerroyer le bon combat, etc., dont M. Jurieu se servait souvent. Ils le trouvaient incompréhensible, « voyant d’un côté, qu’il avait un style fort pur et fort « éloquent, et de l’autre, qu’il avait de si méchantes « phrases. » Cela se passait en 1675. »

1 Cette expression s'est conservée jusque dans les éditions modernes de la Bible de Martin : « Nous te rendrons les bouveaux de nos lèvres. » Osée, XIV, 2.                  (Note de l’éditeur.)

Vingt et un ans plus tard, David Martin, ministre du refuge et pasteur à Utrecht, satisfit aux besoins les plus urgents. Cédant aux instances du Synode des Églises wallonnes, il publia, en 1696, la traduction revisée du Nouveau Testament, qui est à peu de chose près celle que les Sociétés bibliques répandent aujourd'hui sous son nom. La Bible entière, avec d’excellentes notes et différentes préfaces, parut en 1707. Les corrections portaient surtout sur le style. Cette révision fut retouchée, en 1736, par Pierre Roque, pasteur français à Bâle. Pierre Roque était originaire de la Caune. On lui doit trois volumes du Supplément au dictionnaire de Moréri. Son travail sur la Bible de Martin fut généralement adopté.

Par ses antécédents distingués, David Martin justifiait la confiance dont il fut l’objet de la part des Églises wallonnes. Né en 1639, à Rével, en Languedoc, il avait fait ses études à Montauban et à Nîmes, où il fut reçu maître ès-arts et docteur en philosophie, à l’âge de vingt ans. On rapporte qu’il soutint sa thèse in universam philosophiam e mane ad vesperem sine prœside. En 1663, il devint pasteur à Espérance, après quoi il fut appelé à la direction de l’Église de la Caune ; et telle fut la confiance qu’il inspira, que les catholiques eux-mêmes le recherchaient comme arbitre dans leurs différends. Fortement attaché à son troupeau, il refusa la place de professeur en théologie dans l’Académie de Puy-Laurens. Celte Académie, on le sait, avait remplacé, à partir de 1662, celle de Montauban, que la perfidie des Jésuites était parvenue à détruire. Le temple de la Caune ayant été démoli en 1685, la persécution contraignit David Martin de se réfugier à Utrecht où, dès l’année suivante, un nouveau poste de professeur lui fut offert par les magistrats de Deventer. Mais déjà quelques prédications l’avaient fait connaître avantageusement à MM. de la régence d’Utrecht et, sur leurs sollicitations, il resta dans cette ville en qualité de pasteur. Par le fait, il remplit aussi les fonctions du professorat. Il avait chez lui des aspirants au saint-ministère, qu’il enseignait, plusieurs jeunes seigneurs et même des fils de souverains que sa réputation avait attirés à Utrecht. Son esprit était vif, pénétrant; son jugement heureux. Arts, lettres, sciences, affaires, tout excitait son intérêt; il était intarissable dans la conversation. Des lettres de remerciement lui furent adressées par l’Académie des quarante, pour les communications littéraires qu’il avait lait parvenir d’Utrecht à ces Messieurs, relativement à la deuxième édition de leur Dictionnaire. A l’âge de quatre-vingt-deux ans, David Martin monta une dernière fois en chaire... Il prêcha sur les merveilles de la Providence, avec une vigueur d’esprit et de corps et une élévation d’idées qui frappèrent d’étonnement son auditoire; mais à peine eut-il cessé de parler, qu’il se sentit épuisé. Il fallut l’aider à descendre de la chaire ; il expira le lendemain. Il est à remarquer qu’il avait toujours souhaité de mourir en prêchant, et que la fin qu’il avait désirée pour lui-même, fut aussi celle de J.-F. Ostervald, son successeur dans l’œuvre de là. révision de la Bible.

Toute sa vie, Ostervald, pasteur à Neuchâtel, avait désiré voir paraître une traduction nouvelle des saintes Écritures. C’est un vœu qu’il exprime déjà dans son premier ouvrage, où il traite des Sources de la corruption (1699) 1. Les corrections de la Bible de Martin ne lui parurent pas suffire. Cependant, il ne publia qu’à son corps défendant, la première édition de la Bible qui porte son nom. Il avait rédigé pour le culte liturgique, à Neuchâtel, des Arguments et Réflexions sur tous les livres canoniques de l'Écriture sainte. Cet ouvrage encore manuscrit, ayant été porté à Londres où Ostervald avait des amis, y fut tellement goûté qu’on le traduisit en anglais. La publication s’en fit sous les auspices de l’archevêque de Cantorbéry, et la reine, Anne de Grande-Bretagne, s’en servit dès lors dans ses lectures du saint Livre. Informés du succès de cette traduction, les imprimeurs d’Amsterdam s’adressèrent à Ostervald pour lui demander la permission de faire paraître l’original et, la modestie de l’auteur s’y refusant, ils menacèrent de faire retraduire l’ouvrage d’anglais en français; Ostervald dut céder. Ce fut l’origine de l’édition d’Amsterdam, 1724. Elle renferme, outre les Arguments et Réflexions, un certain nombre de modifications qu’Ostervald avait déjà apportées au texte de Genève.

1 Source VII Les livres.

En 1741, parut la Bible de Le Cène, qui falsifiait les textes dans un esprit de secte 1 ; elle ne pouvait, par conséquent, prétendre à remplacer la Bible de Genève. De même, la réputation de socinianisme que Le Clerc s’était faite, nuisit à sa traduction du Nouveau Testament (1703); mais la préface qui se trouve en tête est digne d’intérêt, aussi bien que le Projet publié par Le Cène. La traduction que publièrent, en 1728, deux savants du refuge, Beausobre et Lenfant, fut mieux accueillie: on la réimprima souvent en Allemagne et en Suisse, parfois, avec une traduction allemande ; mais les portes de la France lui restèrent fermées au moment de son plus grand succès. M. Henri de Berlin reproche à cette version du Nouveau Testament un défaut de fraîcheur 2. Elle n’acquit pas un caractère officiel. Au reste, les textes de Martin et d’Ostervald eux-mêmes ne se sont répandus en France que depuis que les Sociétés bibliques de ce pays les ont préférées ; c’est-à-dire, depuis 1820, environ. « Pendant tout le xviiie siècle, dit M. Reuss, le texte genevois demeura le plus usuel, garda la prépondérance... La préférence que la France orthodoxe a, dès lors, accordée à la Bible d’Ostervald s’explique, ajoute le même auteur, par le mauvais renom que se firent les pasteurs et professeurs de Genève, au point de vue doctrinal. Mais il faut avouer que les principes suivis par eux, dans la publication de leur Bible de 1805, n’étaient guère propres à assurer le succès de leur œuvre. Le français devint tout à coup, pour ces théologiens, le point capital. Il fallait que la Bible fût enfin un livre digne du monde cultivé et que le patois de Canaan, comme on dit, se réglât tant soit peu davantage sur le Dictionnaire de l'Académie... L’ancien et obscur littéralisme fut tellement mis de côté que l’on tomba dans l’excès contraire. Ce texte se lit très-bien, parce qu’il est à la fois transparent pour le sens et élégant pour la forme. Mais il a le tort de sacrifier complètement à ce double avantage l’exactitude philologique, nous pourrions dire la fidélité, cette première qualité de tout traducteur et surtout d’un traducteur des saintes Écritures. Nous ne voulons pas dire par là que les traducteurs aient altéré sciemment le sens de l’original; mais ils ont cru satisfaire toutes les justes exigences, en en reproduisant la substance, sauf à faire parler aux prophètes et aux poètes hébreux le langage de nos jours. Le parfum antique et oriental se dissipe de la sorte et se perd ici plus entièrement encore que sous l’étreinte des pronoms relatifs, et sous la bigarrure des italiques, dans les autres traductions 1. »

1 Rev. de thiol. et de philosophie chrét. Le Pajonisme, par M. Saigey, vol. XIV, p. 344. — L'exemplaire de la Bible de Le Cène, que l'on conserve à la Bibliothèque des Pasteurs de Neuchâtel, porte sur la première page la note manuscrite suivante : « N. B. Quoique cette version ait quelque chose de singulier et qu'elle ait été condamnée en Hollande par un synode français, elle ne laisse pas d'avoir son mérite. Mais ce qu'il y a icy de meilleur, c'est le projet d’une nouvelle version ; il mérite d’être lu par quiconque souhaitera d'entendre le langage de nos auteurs sacrés. » — Ce projet ne peut être que le fruit d’un labeur considérable. Il propose, en les motivant, deux mille changements environ au texte de la Bible de Genève. C'était une réaction outrée contre l’orthodoxie raide et le littéralisme d’alors.

2 Das Men J. Calcin’s, t. I, p. 559.

1 Reuss. Herzog’s Encyclopédie. - Nouv. Rev. de théol., janvier 1858. — Et toutefois, nous avons entendu notre professeur, M. Perret Gentil, nous dire que c'était dans cette Bible qu'il avait pour la première fois entrevu les beautés qu’il a admirées dès lors dans l’original. Feu M. l’ancien maire Perrot de Pourtalès, orthodoxe rigide, en lisait journellement plusieurs chapitres, la proférant pour son usage personnel, à toute autre Bible française.

Ce fut notre petite Église de Neuchâtel qui, la première, eut le privilège de posséder une révision de la Bible, dont la supériorité est attestée par ce simple fait que, seule parmi ses contemporaines, elle reçoit actuellement les honneurs de la discussion. Complétant l’œuvre commencée dans l’édition ci-dessus indiquée de 1724, Ostervald là prit pour base d’une nouvelle révision plus profonde que la précédente et qui parut vingt ans plus tard, en 1744. La Bibliothèque des pasteurs et ministres neuchâtelois possède le vénérable exemplaire de l’édition d’Amsterdam, qui porte sur ses marges les modifications écrites de la main même du traducteur. On en a relié en un volume les feuillets détachés qui furent successivement envoyés chez l’imprimeur. Ce volume pourrait fournir, si on le désirait, le chiffre exact des corrections dOstervald, chiffre fort considérable. Nous en avons compté soixante-douze, par exemple, dans la lettre à Philémon qui n’a que vingt-cinq versets. D’un bout à l’autre, le style est remanié ; c’est, à chaque page, une campagne meurtrière où succombent en foule, sous la plume du correcteur, les tournures vieillies, obscures, barbares, en un mot, qui risquaient de scandaliser les faibles et de rebuter les indifférents. « Tout en travaillant sur le texte reçu (de 1588), et tout en profilant tant soit peu de Martin, Ostervald, dit M. Reuss, a donné une véritable traduction révisée; ses changements ne portent pas exclusivement sur la forme, mais aussi sur le sens, et trahissent assez fréquemment une étude préalable, soit de l’original, soit surtout des commentateurs 1. » Voici comment s’exprime sur ce sujet l’auteur anonyme des Particularitez sur la vie et la mort de Monsieur J.-F. Ostervald : « M. Ostervald couronna tous ses pieux travaux en donnant la Bible in-folio, avec les Arguments et les Réflexions, qu’il fît imprimer sous ses yeux à Neuchâtel, en 1744, dans un âge de passé quatre-vingts ans, sans interrompre aucune de ses fonctions pastorales ; et, en moins de deux années, il acheva un ouvrage auquel tout autre théologien, moins laborieux, aurait mis plus de dix années. Il revit et corrigea, non-seulement les Arguments et Réflexions; mais il conféra la Bible avec le texte original, la Vulgate, la version des Septante et toutes les versions données en allemand et en français, même parmi les catholiques 2 ; afin de voir celle qui avait le mieux rendu le texte. Après s’être assuré du sens d’un passage par ces différents examens, il se déterminait, en théologien judicieux et savant, qui possédait très-bien les langues hébraïque et grecque et le génie des autres, à faire ses corrections au texte de la Bible française; mais sa circonspection ne lui faisait jamais hasarder aucune correction sur laquelle il fût en doute. Dans ce cas, il mettait ses notes en bas pour expliquer le texte.»

1 Nouv. Rev. de Théol., t. I, p. 12.

2 En effet, lorsqu'on compare Ostervald à l’ancien texte genevois, on reconnaît en bien des endroits, dans le style de notre compatriote, l’heureuse influence de la Bible de Saci. — Voir à l’Appendice.

« Tous les jours, raconte un autre de ses biographes, il était debout, à quatre heures du matin, pour ce travail. » La tradition porte qu’il l’accomplit dans un cabinet de campagne qu’il possédait au Faubourg, et dans lequel il jouissait de quelque retraite 1.

1 Au moment de recevoir notre dernière épreuve, une brochure nous est adressée sous ce titre : Défense d’Ostervald et de sa théologie par un pasteur neuchâtelois. On y lit une page bien sentie sur le sujet qui nous occupe, et nous y renvoyons ceux qui voudraient faire une plus intime connaissance avec notre vénérable traducteur.

Ici se termine, Messieurs et très-honorés frères, cette esquisse historique et la première partie de notre étude. Nous avons répondu à la première des trois questions que nous nous sommes posées ; nous nous sommes enquis des origines de nos versions reçues, ou plutôt de notre version reçue, puisque la Bible d’Ostervald est la seule qui soit officielle chez nous. Historiquement, nous sommes fixés à son égard ; elle est la résultante de collationnements successifs, de Guiars des Moulins jusqu’à nous. Révisée par Jean de Rely, la Bible dite de Guiars fut purgée de ses gloses et refondue d’après la Vulgate, par Jacques Lefèvre ; elle fut ensuite réformée d’après les originaux par Robert Olivétan, émendée par Calvin et ses successeurs, les pasteurs et les professeurs de Genève; enfin, modernisée par Martin et surtout par Ostervald.

Ce qui revient à dire que notre version reçue n’a point été traduite directement des originaux. La Vulgate est à sa base; on pourrait à la rigueur l’appeler une version de seconde main.

Mais, dira-t-on, qu’importe? pourvu que les fautes que peut renfermer la Vulgate aient disparu au crible de ces révisions réitérées dont vous nous avez entretenus. C’est là précisément la question, Messieurs et très-honorés frères. Nos versions reçues se sont-elles entièrement dépouillées de ce qu’on pourrait appeler leur vice originel, ou bien sont-elles plus ou moins demeurées sous l’influence de la Vulgate? Voilà ce qu’il nous importe de savoir. Pour y parvenir, nous passerons du champ de l’histoire dans celui de la critique.

Nous chercherons, dans un examen spécial de la version d’Ostervald, la réponse demandée. Ce sera l’objet de notre deuxième partie.

 

DEUXIÈME PARTIE

PARTIE CRITIQUE

 

Nous ne faisons point de nos versions un texte authentique, pour leur donner le cours au prix de l’original.

Bénéd. Turretin. Déf. des Bibles de Genève.

 

Si nous consultons sur notre version le jugement de la science allemande, la sentence sera sévère. « Il est déplorable, ainsi s’exprime M. Reuss, dans l'Encyclopédie de Herzog, il est déplorable que, dans les mains d’Ostervald, le langage de la Bible ait perdu ce qu’il avait conservé de richesse antique et de force native, sans rien acquérir de l’élégance et de la finesse moderne. Une phrase qui se traîne au travers de mots parasites, un style prosaïque et bourgeois, sans gain pour la clarté dans les passages difficiles, font de cette version ce qu’il y a au monde de moins tolérable et de moins attrayant (die denkbar ungeniessbarsle). Eh bien! la force de la coutume et le manque total d’études exégétiques au delà des Vosges, ont fait de cette traduction-là, la Bible en vogue, l’unique Bible... Le peuple qui se targue d’être en possession du plus clair et du plus cultivé des langages, n’a pour l’usage de ses Églises que cette détestable version... Il n’est pas de peuple, parmi les peuples civilisés de l’Europe, chez qui la différence entre le langage biblique et le langage usuel soit plus sensible qu’en France; nous parlons des protestants car, quant au style du moins, les catholiques ont de meilleures traductions; seulement, ils ne les lisent pas... Non, il n’est pas de traduction dans la chrétienté tout entière, dont le style soit si lourd et les inexactitudes si nombreuses; sans que, malheureusement, on ait lieu d’espérer aucune prochaine amélioration, vu le triste état des études théologiques en pays français 1. »

1 Art Romanische Ubersetzungen

M. Stein, dans ses lettres au Lien, enchérit si possible sur M. Reuss. « La traduction reçue au milieu de nous est pitoyable, répète-t-il sous toutes les formes, détestable ; les hébraïsmes et les non-sens y fourmillent. Quant aux fautes de français, le lecteur le moins lettré peut se convaincre, avec quelque attention, que leur nom est Légion et leur nombre infini. Mais les fautes évidentes ne suffiraient pas à elles seules, pour faire tomber en discrédit une version défectueuse. Il y a de ces imperfections radicales qui gâtent toute une œuvre, la frappent d’impuissance et pourtant défient l’analyse. » M. Dutemps, dans le Lien du 28 juin 1862, développe la même pensée : « Quand on aurait relevé tous les tours incorrects d’Ostervald, dit-il, on n’aurait pas changé la trame même de son style, qui a je ne sais quoi de mou, de lâche, de foncièrement peu français. » Tout en faisant cette réserve, MM. les collaborateurs du Lien passent en revue plus de cent passages dans lesquels ils signalent force solécismes, fautes de goût, termes vieillis ou grossiers, métaphores doubles ou brisées, contre-sens et tournures impossibles.

Plus modéré dans la forme, M. Bonnet de Francfort, dont l’orthodoxie ne peut être suspectée, n’en est pas moins catégorique : « Avec les plus louables intentions, dit-il,... Ostervald, auquel manquait, comme à toute son époque, la science et le tact exégétique, Ostervald n’a produit qu’une pâle paraphrase des Écritures. »

Ce jugement est renfermé dans le Chrétien évangélique du 25 mai 1862. Le numéro subséquent du même journal présente un point de vue plus favorable. Parlant de la dispute qui a surgi à ce sujet dans le sein des Conférences pastorales de Paris, le chroniqueur du Chrétien évangélique s’exprime ainsi : « La question des traductions de la Bible a occupé les membres des conférences, sans qu’on soit arrivé à aucun résultat pratique. Dans son zèle à avoir de nombreuses traductions, on paraît oublier que, malgré les défectuosités du style, nos traductions ordinaires, d’après le témoignage des personnes compétentes, égalent presque en exactitude les traductions anglaises, et sont de beaucoup supérieures, sous ce point de vue, à celle de Luther. »

Le ton tranchant et dénigreur étant partout à l’ordre du jour, il y aurait à remercier le chroniqueur anonyme qui a écrit ces lignes. Quand on se rappelle les circonstances dans lesquelles nos versions ont vu le jour et les vénérables ligures de leurs auteurs, c’est de respect, non de dédain que l’on doit se sentir rempli.

Et puis, après tout, ces versions ont nourri notre enfance; elles sont encore la source dans laquelle toutes nos populations de langue française puisent l’édification et la vie ; et, quand même leur infériorité, vis-à-vis de versions plus récentes, serait universellement reconnue, ce qui n’est pas le cas, pourquoi décharger sur de laborieux serviteurs de l'Église, tels que Martin ou Ostervald, le ressentiment que nous inspire l’incurie de leurs successeurs ou de nos contemporains?

Sans doute, il est grandement à regretter que Calvin, l’un des créateurs de notre langue, le théologien profond, l’incomparable exégète 1, le travailleur infatigable, n’ait pas imprimé le cachet de son génie sur une traduction de la Bible directement émanée de lui. « Il pouvait, lui, entreprendre cette œuvre, dit M. Henry de Berlin, car il joignait aux connaissances requises une vie religieuse intense, et une âme toute pénétrée du sentiment de la misère de l’homme et de la miséricorde de Dieu. Voilà ce qu’on ne trouve que dans ces époques tourmentées où l’âme est contrainte de crier à son Dieu; alors, elle trouve l’expression vraie... Si Calvin eût traduit la Bible, l’influence reconnue qu’il a exercée sur la langue française eût été bien autrement considérable, et bien différent eût été le développement de cet idiome. Calvin, comme Luther en Allemagne, Calvin et la Bible» et non l'Académie ou le théâtre, seraient devenus les régulateurs de la langue. La naïveté et la richesse de l’ancien langage français eussent été conservées dans ce livre où le peuple protestant, si nombreux en France jusqu’à Louis XIV, eût puisé, grâce à Calvin, des expressions et des tournures appropriées à son génie. Et quelles n’auraient pas été les destinées de cette langue, fille des langues classiques, si, devenue l’héritière du goût et de la logique de l’antiquité, elle eût gardé l’abandon, la fraîcheur et l’originalité profonde que nous admirons dans les vieux poètes français, et dont le secret perdu n’a pu être retrouvé par les écrivains qui, de nos jours, ont voulu le ressaisir 1. »

1 Le plus grand exégète du seizième siècle. Rev. de Théol. t. X, p. 172.

1 Das Leben, J. Calvin's, t. I, p. 355, s.

Mais si notre version n’a pas été le fruit du génie, du moins rendons hommage, avec l’auteur que nous venons de citer, au savoir et à la piété de ceux à qui nous la devons 2. Disons avec les dignes traducteurs du Nouveau Testament de Mons : « Les défauts de nos versions ne diminuent rien de l’obligation qu’on a à ceux qui les ont faites. Ils ont servi l'Église de la meilleure manière qu’ils le pouvaient, et ils n’ont pu écrire que comme ils ont fait. Si nous avions été de leur temps, nous aurions parlé comme eux et, s’ils étaient du nôtre, ils parleraient comme nous. » Nos versions reçues manquent de finesse et de coloris, elles ne brillent pas non plus par l’exactitude ni par l’érudition ; mais elles rachètent en partie ces défauts par des qualités qui, pour être plus modestes, ne doivent pas être méconnues. Toute recherche en est bannie ; on chercherait difficilement ailleurs plus de bon sens et plus de modération. On y reconnaît l’œuvre non de jeunes gens, mais d’hommes d’âge et de poids, blanchis sous le harnais et mûris par une longue expérience ; tels enfin que le furent Ostervald et Martin, qui mirent le couronnement à l’édifice dont Lefèvre avait jeté les bases. C’est un vin qui aurait perdu la saveur piquante et la vivacité de sa jeunesse; mais qui aurait acquis avec l’âge, comme la venu d’un médicament. « Sans vanité d’auteur, dit M. Stapfer, sans but personnel à poursuivre, sans intérêts particuliers à soigner et, dignes représentants de ces profonds sentiments religieux que l'Écriture doit réveiller, vivifier en nous, ils bornent toute leur ambition à être avec candeur et loyauté les interprètes du Royaume des cieux 1. »

2 Sie isl das Werk von Gelehrten, aber nicht das Werk des Geistes.

1 Mélanges, vol. II , p. 119.

Il en fut dOstervald comme de ses prédécesseurs Olivétan et Calvin ; il manqua du loisir nécessaire pour l’exécution de son œuvre. Le goût et l’aptitude ne lui firent pas défaut ; mais sa vie fut absorbée par le soin des Églises dont il fut le restaurateur et le père nourricier. Néanmoins, en retranchant de la Bible de Martin, dans une infinité d’endroits, ce qu’elle avait de dur, d’obscur, d’insolite, de paradoxal, d’erroné, ce qui était de nature à blesser des oreilles pieuses ou paraissait contredire des passages correspondants, il gagna à la Bible un grand nombre de lecteurs cultivés, qui éprouvaient un éloignement insurmontable pour l’antique version. Dès lors, ces mêmes personnes trouvèrent dans l’étude des Écritures, attrait et profit. Mais Ostervald n’a pas tout corrigé, tant s’en faut; il y a dans la traduction qui porte son nom bien des vices héréditaires, tristes fruits du malheur des temps, qui ne laissa aux Réformateurs des pays de langue française qu’à peine le loisir nécessaire pour le remaniement d’un vieux fonds d’origine vulgatique.

Reconnaître ces vices héréditaires, c’est, de notre part, avouer que c’est moins des versions elles-mêmes que nous avons voulu faire l’apologie, que de leurs auteurs. En définitive, c’est la conviction profonde de la défectuosité déplorable de nos versions, qui, depuis sept ans, nous aiguillonne dans nos recherches et nous a fait un devoir de prendre la plume. Mais, encore une fois, avant de manifester cette conviction, ne fallait-il pas faire nos réserves en faveur de personnages qu’il est d’autant plus injuste de prendre à partie, qu’ils se signalèrent au milieu de leurs contemporains, par un zèle non moins louable pour l’objet qui nous occupe, et non moins effectif, sans doute, que le nôtre?

Il y a dans une traduction, comme dans toute chose, deux éléments constitutifs, le fond et la forme. Le fond, c’est la pensée elle-même; la forme, c’est le style que cette pensée revêt. C’est par la forme que pèche surtout notre version reçue. Ce péché passe pour léger aux yeux de l’un, pour nul aux yeux de l’autre, pour un mérite, au dire d’un troisième; en réalité, il est fort grave. Ceux qui l’envisagent comme insignifiant, feront bien de peser ces paroles d’un grand penseur :

« Le mépris de la forme n’enferme-t-il pas secrètement le mépris de la pensée?... On n’exagère point, en disant que le respect de la langue de tous peut être classé parmi les devoirs moraux, et que le mépris de la langue, si commun à notre époque, en est un des plus fâcheux symptômes 1. » La forme est le véhicule de l’idée ; vicieuse, elle risque d’en devenir la barrière et peut-être le travestissement. Ou bien elle obscurcira le sens, et fera dégénérer la lecture en un exercice stérile et formaliste; ou bien elle faussera le sens et enfantera l’erreur et l’hérésie. Le contexte et les explications orales aidant, ces fâcheux résultats sont considérablement atténués au sein du public religieux protestant. A force d’exercice, il finira par discerner le vrai sens caché sous des expressions incorrectes; mais, en même temps, il se familiarisera avec ce style sans propriété, qui, sans qu’il s’en doute, deviendra le sien. Les mots et les phrases, détournés de leur emploi habituel, constitueront, dans sa bouche, comme un jargon étranger à la foule, auprès de laquelle les lecteurs assidus de la Bible auront perdu, par le fait même de l’incompréhensibilité de leur langage, une partie de leur salutaire influence. « Nous n’en sommes pas, hélas ! réduits à des conjectures sur ce sujet, dit M. Stein. Au siècle où la langue française atteignit l’apogée de sa perfection, pourquoi l’infériorité littéraire la plus incontestable est-elle le partage des écrivains et des orateurs protestants ? Pourquoi les prédicateurs de Charenton sont-ils loin de la pureté de langage des prédicateurs de Versailles? D’où viennent la lourdeur, la gaucherie, la rudesse, qui déparent les plus beaux élans d’un Dubosc, d’un Lefaucheur, et jusqu’à l’éloquence la plus pathétique de Saurin lui-même, le digne émule de Bossuet? — Le petit nombre des protestants, leur éloignement de la cour, rendez-vous de tous les talents, de toutes les gloires littéraires; en outre, la persécution : voilà des raisons valables sans doute ; mais, avant tout, il faut placer l’action pernicieuse exercée par l’emploi journalier d’une traduction de la Bible, d’un siècle en retard de la langue de l’époque. C’est cette version servile, comme l’a fort bien dit notre savant littérateur 1, qui a donné naissance au style terne, incorrect et sans grâce, qu’on nomme style réfugié; un peu à tort, selon nous, car il date d’avant la Révocation... Tandis que, dès 1668, les lecteurs catholiques de la Bible entrèrent en possession d’une traduction vraiment française du Nouveau Testament, celle de Port-Royal; et que, du reste, chaque ecclésiastique était libre de citer la Vulgate, en la traduisant comme il l’entendait, c’est-à-dire, inexactement peut-être, mais du moins dans la langue de son époque ; le protestant, au contraire, n’avait que sa traduction surannée, à laquelle il devait se conformer, même quand elle froissait le bon goût ou arrêtait l’essor du génie. Plus imprégné de l’esprit biblique, ce qui fit sa force morale, le protestant contractait aussi naturellement les défauts du livre qu’il méditait sans cesse, et c’est ce qui fit sa faiblesse littéraire. Nos meilleurs écrivains contemporains oseraient-ils se flatter que le mauvais style de nos versions n’ait laissé aucune trace dans leur diction 2? »

1 A. Vinet, Essais de philosophie morale, p. 280.

1 M. Sayous, Hist, de la litt. franç. à l'étranger, au XVIIe siècle.

2 La Version d’Ostervald et les Sociétés bibliques, p. 36, ss.

Ostervald est si loin d’avoir corrigé tous les défauts du style de la Bible huguenote, qu’il n’est pas de page de sa révision où il ne soit facile d’en signaler plusieurs.

On a l’habitude de se tranquilliser sur ces imperfections de forme, en répétant le lieu commun, que nos versions ont du moins pour elles, le nec plus ultra de l’exactitude, à peu de chose près. Sans doute, comparées, aux versions catholiques, elles peuvent se vanter de leur évidente supériorité sous ce rapport; mais, sans parler des découvertes nombreuses de l’exégèse, depuis un siècle et plus qu’elles ont paru, elles sont loin d’être entièrement indépendantes de la Vulgate, dont le texte fautif constitue, encore à cette heure, la trame de leur tissu.

Les preuves philologiques abondent en faveur de cette thèse que nous avons historiquement établie.

Les controverses entre catholiques et protestants ont provoqué la rédaction de listes où sont consignées des milliers de différences existant entre la Vulgate et les originaux. Grâce à ces listes et aux efforts assidus des correcteurs de la Bible de Genève, on a fait disparaître bien des fautes saillantes qui avaient passé de la Vulgate dans la Bible de Lefèvre et, de la Bible de Lefèvre, dans celle d’Olivétan ; mais on ne paraît pas s’être douté d’une source abondante d’erreurs provenant de l’absence de l’article dans la langue latine. Traduisant la Vulgate en français, Lefèvre, dans une infinité de passages, introduisit, à son gré, l’article où le grec ne l’a pas, et vice-versâ.

L’importance de ce petit mot ne doit pas se mesurer à sa petitesse; il confère à notre langue un avantage incontestable sur le latin. — Au rapport de Suétone, l’empereur Auguste regrettait vivement que la langue latine fût privée d’article, et il essaya d’employer le pronom ille pour combler cette lacune. Sa tentative échoua ; mais deux langues dérivées du latin se partagèrent, en quelque sorte, le pronom de la langue mère, pour s’en faire à chacune un article ; l’italien prit la première moitié du mot, et nous avons retenu la dernière. Il est évident qu’il n’est pas indifférent de traduire præbe mihi panem par donne-moi un pain, du pain ou le pain. Il vaudrait donc la peine de faire, sur ce point spécial, une étude comparée des originaux de la Bible avec nos versions reçues. Cette étude amènerait, nous en sommes certain , la découverte d’une foule d’erreurs souvent graves, quoique subtiles, et dont la révision réclamerait parfois le sens exégétique le plus exercé ; puisque, vu la différence du génie des langues, il n’y a pas toujours correspondance dans l’emploi de l’article en hébreu, en grec et en français.

Voici, entre mille, quelques exemples qui attestent la défectuosité de nos versions à cet égard :

Il est un verset de l’Épître aux Éphésiens qui peut paraître contradictoire, aux yeux mêmes de l’enfant auquel on le fait apprendre. C’est celui où Paul enseigne, si l’on en croit nos versions, que le cinquième commandement est le premier qui renferme une promesse, Éph. vi, 2. Mais, se dit à lui-même l’enfant, le deuxième commandement déjà contient une promesse : celle du « Dieu fort et jaloux qui fait miséricorde jusqu’à la millième génération à ceux qui l’aiment et qui gardent ses commandements. » Cette difficulté disparaît, dès qu’on regarde le grec, où il n’y a pas le premier, mais premier ou capital : le mot πρώτος a les deux sens. Le même scribe qui, dans l'Évangile selon saint Marc, demande à Jésus quel est le premier commandement de la loi, dans saint Matthieu, demande quel en est le plus grand. — « Honore ton père et ta mère, dit l’Apôtre, ce commandement est capital ; une promesse y est attachée : afin, etc. »

Dans l'Évangile de Jean, xix, 40, on lit que les saintes femmes enveloppèrent le corps de Jésus de bandelettes, avec des aromates : le texte porte avec les aromates ; quelles aromates ? Celles apportées par Nicodème au verset précédent. La juxtaposition de ces deux versets aurait dû ouvrir les yeux des disciples trop confiants de la Vulgate.

Citons encore Jacques 1, 27 : « Une manière de servir Dieu, pure et sans tache, consiste, etc., » et non « la religion pure et sans tache; » ce qui, dogmatiquement, serait sujet à caution. Luc v, 32 : « Ce sont des pécheurs et non des justes que je suis venu appeler à la repentance. » Matth. xi, 25 : « Je te bénis, ô Père ! de ce que tu as caché ces choses à des sages et à des intelligents, et non à tous les sages et à tous les intelligents, comme l’article défini semblerait l’indiquer, en outrant la pensée de Jésus-Christ. De même, saint Paul, I Tim. 1, 15, se serait envisagé comme l’un des plus grands pécheurs sauvés par Jésus-Christ; mais non, toutefois, comme le plus grand. Le fondement de l'Église , ce sont les apôtres-prophètes, Éph. II, 20; III, 5; et non les apôtres et les prophètes. L’importance de l'article est considérable dans les nombreux passages qui nous parlent de Jésus-Christ Dieu Sauveur, et non de Dieu et du Sauveur, comme le prétend la version de Genève, Tite II,13, 1.

1 En parcourant l'évangile de saint Jean dans l'original, nous y avons remarqué l'influence de la Vulgate, relativement à l'article, dans les quelques passages suivants : v, 27 ; vi, 68; xiv, 2; xviii, 15; xx, 22; xxi, 24. — Voir encore Matth., xi, 5; Luc, vii, 22; xv, 12. Apoc. 1,13; xxi, 2. — En savant français, qui vient de laisser, en mourant, un vide regrettable, M. Berger de Xivrey, trouvait « surprenantes » ces négligences des traducteurs français, en ce qui concerne l'article. Loin de nous étonner, elles confirment notre thèse historique qui a pu, de son coté, nous les faire pressentir et nous mettre sur leur trace.

Pour achever de nous convaincre à cet égard, lisons dans nos anciennes versions, Hébr. xiii, 20. Toutes, sans en excepter Leclerc, qui professe pourtant avoir traduit directement du grec 2, toutes portent ces mots : Jésus-Christ; le grec ne donne que Jésus. Cette addition de Christ provient de la Vulgate ; on la trouve bien aussi dans le Codex cantabrigensis, mais chacun sait que le texte reçu fait seul règle pour nos versions usuelles1, et Leclerc déclare dans sa Préface n’en avoir pas suivi d’autre. En revanche, Leclerc rétablit le nom de Jésus dans un passage 2 où nos versions, originairement calquées sur la Vulgate, l’avaient supprimé 3.

2 En revanche, Actes v, 6, Leclerc s'est soustrait à l'influence de la Vulgate, qui se fait sentir dans nos versions. On lit dans ces dernières : ils l'emportèrent; le texte latin porte amoverunt. Il y a dans le grec συνέστειλαν; Leclerc traduit : ils enveloppèrent le corps. — Il est moins exact, Jude 8, où il traduit, d’accord avec la version genevoise, ένυπνιαζόμενοι, par endormis dans la sécurité; tandis que cette expression n'a d'autre sens que celui de rêver. Mais, du moins, sa traduction n'a pas la lourdeur de celle d'Ostervald : « Ceux-ci de même, étant endormis d'un côté, souillent leur corps. » Luc, 11, 22, Leclerc traduit sa purification: encore une influence de la Vulgate, qu'il subit avec les autres traducteurs. Ne pouvant admettre que Jésus eût contracté aucune souillure, même purement cérémonielle, l'interprète latin a traduit ejus; l'original demandait leur purification, αύτών. — Même genre de remarques sur le Nouveau Testament de Beausobre et Lenfant, dont la traduction ne fut pas non plus radicalement nouvelle.

1 Lorsque, par exception, nos versions s’éloignent du texte grec reçu, c'est, d'ordinaire, en suivant servilement la Vulgate dans ses écarts. Conférez par exemple, les trois textes, grec-elzévir, français et latin, dans ces quelques passages : Actes xix, 12; xxii, 30; — I Cor. ii, 22; — Ephés. iii, 7 ; — Philipp, iii, 21 ; — II Tim. iv, 14 ; — Philém. 7 ; — I Pierre ii, 8 ; — I Jean ii, 23 ; — Apoc. 1, 11 ; xviii, 1; xxi, 8.

2 Jean, XX, 21. — D'autre part, il conserve à tort, Act. XVI, 7, ce même nom de Jésus, qui n'a disparu de ce passage que par les soins d'Ostervald.

3 Des remarques analogues peuvent être faites sur Matth, vi. 23; — Luc, ii, 22;— Jean, iv, 43; ix, 40; xii, 11; xiii, 2, 8; xv, 6; xvi, 11, 22-23; xvii, 5, 11 ; xix, 15; xx, 6,21 ; — Act., v, 6; — xv, 17; Rom. ii,22. — I Cor. xii, 13; — II Cor. i ,13; ii ,6 ; iv, 15; vii, 2; x, 4; — xi, 25; — xiii, 4; — Gal. ii, 6; — Eph. ii, 5; — Philém. 2; — Héb vii, 23; xi, ii; — I Pierre i, 2, 12; — Il Pierre i, 1 ; ii, 14; — I Jean, 1, 3, 4; ii, 8. — On trouvera en examinant ces divers passages, soit des adjonctions, soit des retranchements, soit encore d'autres changements qui dénotent une influence vulgatique. Les dénominations impropres de firmament, de ducs, en parlant de chefs de tribus : le duc Omar, le duc Amalek, etc. Gen., xxxvi, 15, s. et celle d'enfer sont également des vestiges de la Vulgate. — Plusieurs de ces fautes se trouvent relevées dans le récent Commentaire de M. E. Arnaud, qui revient souvent à l'emploi de cette formule: « Ostervald traduit, sans raison, de telle ou telle manière. » Mais il y a une raison, a Vulgate. Encore une fois, Ostervald ne fut que réviseur et ne doit pas être mis seul en cause; il ne mérite « ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. »

Parfois même nos versions, à la remorque de la Vulgate, ont, de plus ou de moins que le texte grec reçu, non pas seulement un mot ou deux; mais une phrase tout entière. Nous citerons : I Jean 11, 23; ces mots : « Quiconque confesse le Fils, a aussi le Père, » sont un héritage de la Vulgate que nos versions française sont, à tort ou à raison, accepté de leur mère.

A ces influences de la Vulgate se joint, dans la révision d’Ostervald, çà et là, celle de son propre caractère. Ostervald est l’apôtre de la modération, du bon sens. On peut lui appliquer le jugement de M. Sainte-Beuve sur de Saci ; « L’uniformité faisait sa loi la plus chère. » Sa tendance pouvait dégénérer en un respect excessif du décorum. Il craint tellement que la parole de Dieu ne soit en scandale aux faibles, qu’il en vient à des ménagements abusifs. Dans un pays de vignobles tel que le nôtre, il a peur que le peuple ne cherche dans le produit de la vigne autre chose qu’un simple réconfortatif. Au lieu donc de traduire « le vin réjouit le cœur de l’homme, » Psaumes civ, 15, il juge à propos de substituer « le vin qui fortifie le cœur de l’homme; » et, dans le Nouveau Testament, il rendra par se rassasier le mot qui signifie s'enivrer : comment supporter l’idée que des membres de la primitive Église s’enivrassent jamais! Avant lui déjà, les traducteurs de Genève avaient remplacé le terme d'ivresse dont se sert Olivétan, par celui de bonne chère; mais Ostervald, qui aurait dû rétablir le vrai sens, l’affaiblit plus encore que ses prédécesseurs. Il va jusqu’à le fausser, lorsqu’il s’agit des devoirs des époux 1. Dans sa traduction, la concession faite par saint Paul devient un conseil, mais jamais suggnome (grec) n’a signifié conseil; il le fausse aussi en traduisant Rahab, e porne (grec) par Rahab l'hôtelière. Ici, toutefois, nous pouvons l’excuser, en disant qu’il n’a fait que répéter l’erreur commise, sept ans avant lui, par Pierre Roques, dans sa révision de la Bible de Martin, révision dans laquelle on lit Rahab, l'hospitalière. La ferveur de la foi avait diminué depuis le réveil religieux du XVIe siècle; on commençait à douter de l’efficace de la grâce, pour le relèvement d’une femme de mauvaise vie, et cet affaiblissement de la doctrine chez les traducteurs, trahissait, sans qu’ils s’en doutassent, la droiture de leurs intentions 1.

1 I Cor. vii, 5, 6.

1 La même tendance se manifeste, Luc vii, 37, où il est question, dans la version dOstervald, d’une femme qui avait été de mauvaise vie. Ces mots qui avait été ne se trouvent pas dans l'ancien texte genevois. Une remarque presque identique peut être faite sur Matthieu, i, 6, touchant la mère de Salomon, qui avait été femme d'Urie. Seulement, dans ce cas-ci, l'adjonction remonte à Lefèvre lui-même. Les traducteurs de Lausanne ont mis en italiques le mot de veuve. Eux aussi ont reculé devant la crudité du texte : « David eut, de la femme d'Urie, Salomon. »

Il serait donc injuste d’accuser Ostervald seul d’avoir introduit dans le texte de la Bible de semblables adoucissements. Il n’en est pas moins vrai qu’il a cédé à plusieurs motifs d’appréhension qui n’avaient exercé aucune influence sur Martin. C’est, sans doute, l’une des raisons qui expliquent pourquoi la révision de ce dernier a subsisté jusqu’à ce jour. Malgré la rudesse de son langage, elle est encore la version que préfèrent certaines personnes d’une piété forte et quelque peu mystique, dont l’imagination trouve un aliment dans cette obscurité même; elle devint le texte favori du Réveil, il y a quarante ans. La saveur antique qu’on goûte en la lisant, la verdeur et l’énergie toute gallo-romaine, qui la caractérisent en maint passage, ne sauraient toutefois faire passer aisément sur les aspérités et le galimatias qui la déparent ailleurs 1.

Ni Martin, ni Ostervald ne peuvent donc plus nous suffire. En présence de leurs défauts, les esprits les plus modérés, M. le pasteur Bastie à leur tête, ont déclaré éminemment désirable un changement du texte reçu dans nos églises 2. Le même besoin s’est fait sentir dans le sein de la confession d’Augsbourg : « J’ai depuis trente ans la conviction, dit M. Matter, que le plus sérieux de nos intérêts d’éducation religieuse et d’éducation pastorale est la conquête d’une version à la fois assez exacte pour satisfaire le théologien, et assez claire pour plaire au fidèle 3. »

1 Où trouver un phébus mieux caractérisé que dans ce v. 16e du IVe chap, de l’épître aux Ephésiens : « duquel tout le corps, bien ajusté et serré ensemble par toutes les jointures du fournissement, prend l'accroissement du corps, selon la vigueur qui est dans la mesure de chaque partie, pour l'édification de soi-même, en charité. » Voir aussi Rom. vi, 16; Act. xiii, 39.

2 Espérance du 27 juin 1862.

3 Id., du 19 septembre 1862.

Néanmoins, avant de nous départir de ce que nous possédons, considérons ce qui nous est offert; et d’abord, pour le Nouveau Testament, la version de Genève de 1835; afin que, si nous devons faire l’échange, ce ne soit du moins qu’à bon escient.

Des plumes plus autorisées que la nôtre ont fait avec sévérité le procès à cette version. M. Bastie, dans l’article précité , s’est appliqué à faire voir : 1°, que cette version reproduit Ostervald là où elle devrait s’en abstenir; 2°, qu’elle n’est pas exacte; 3°, qu’elle altère la physionomie de l’original; 4°, qu’elle supprime des mots qu’elle juge inutiles. M. Arnaud, quelques semaines plus tard, corroborait de son témoignage celui de M. Bastie : « Comme l’a très-bien prouvé M. Bastie, écrivait-il dans l'Espérance du 1er août 1862 (et comme une expérience de plusieurs années nous en a depuis longtemps convaincu), la version de Genève, au point de vue dogmatique, est d’une infidélité manifeste; et, sous le rapport du travail proprement dit ou de la traduction, très-inexacte, abrégeant, coupant, expliquant le texte à son gré. »

Nous regrettons qu’en tranchant le mot d’infidélité, M. Arnaud n’ait pas produit les raisons qui, par devers lui, sans doute, motivent son dire 1. Quant à nous, la traduction donnée par cette version de Tite ii,13, nous a toujours semblé, pour le moins, incorrecte 2.

1 II l'a fait quelques mois plus tard. Voir l'Espérance du 22 mai 1863 et, dans le numéro du 5 juin du même journal, les passages relevés par M. J. Orth, pasteur-aumônier.

2 « ... Attendant la réalisation de notre bienheureuse espérance, et la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, Jésus-Christ » τοῦ μεγάλοῦ Θεοῦ και σωτῆρος ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ. — « Le texte ne permet pas qu'on applique à un autre qu'à Jésus-Christ ce double titre de notre grand Dieu et sauveur. C'est ainsi qu'il a toujours été entendu pendant que le grec a été une langue vivante. (Voyez à ce sujet la savante et décisive dissertation de M. Granville Sharp, sur l'Emploi de l'article défini dans le Nouveau Testament ) M. C. Wordsworth a compulsé, d'un bout à l'autre, l'immense collection de 70 Pères grecs, pour s'assurer du sens qu'on donnait à ce verset, comme à d'autres passages du même genre; et partout il les a vus attribuer à ces mots le sens que nous leur avons donné. Les auteurs ariens eux-mêmes, qui ont écrit en grec, n'ont pas même soupçonné qu'il pût y avoir de l'ambiguité. Cette remarque doit s'appliquer également aux passages suivants : Ephés. v, 5 (où Jésus est appelé Dieu et Messie, Dieu et Christ); II Thess. i,12; I Tim., v 21 ; Jude, 4; 2 Pier. I, 1. II Tim. iv, 1; Jacq. 1, 1. — Lettre sur la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par Gaussen. — J. T. Beelen, dans sa Grammaire latine du Nouveau Testament (Louvain, 1837), interprète ce passage de la même manière. Il s'exprime ainsi : « Nimirum Jesus Christus ibi à Paulo vocalur μέγας θεός, idemque σωτηρ. Nam voci σωτηρος articulum non apposuit... Atque hunc scribendi usum Apostolus perpétuo observat. » — J. B. Winer sur lequel les partisans de l'opinion contraire s'appuient, avoue que la traduction que nous adoptons est fondée en grammaire; mais, dit-il, elle ne cadre pas avec le système paulinien. Christ est appelé Dieu, θεός., dit M. Reuss, et il cite comme preuve, Rom. ix, 5, et notre verset. Au moins, ajoute-t-il en note, c’est l'explication la plus simple et la plus naturelle de ces deux passages. Hist, de la Théol. chrét. au siècle apost., 1852. Tome II, p. 101. — La version de Genève traduit donc à tort : « du grand Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ. »

En tout cas, l'on ne peut nier que les notes n’aient été rédigées sous l’empire de préoccupations exclusives, puisqu’elles ne fournissent guère les variantes des manuscrits, que lorsqu’il s’agit du point spécial de la divinité ou de la déité de Jésus-Christ. Le Nouveau Testament de 1835 fut, la date le rappelle assez, une publication de circonstance, le manifeste d’un parti dans l'Église. Ce serait donc vouloir briser l’un des derniers liens qui réunissent les tendances diverses au sein de l'Église réformée de France, que de donner, dans telle ou telle paroisse, une valeur officielle à cette traduction dont la fidélité est demeurée douteuse. Un fait significatif, c’est que le plus compétent des adversaires d’Ostervald, M. le professeur Reuss, n’a jamais, que nous sachions, recommandé la version de Genève, 1835. Il se borne à dire que ce texte ne méritait pas, en général, le cri de réprobation qu’il souleva. Il ne s’explique pas sur les réserves que suppose cette expression de en général qu’il emploie; mais il fait clairement sentir, dans les lignes que nous allons transcrire, qu’à ses yeux, il n’existait, en 1855, aucune traduction de la Bible qui, somme toute, fût préférable à la nôtre :

« Les traductions reçues, dit-il, sont consacrées par le temps et l’habitude; elles ont fait du bien , elles en feront encore. Leurs défauts, pour être compris des savants, ne sont pas de nature à compromettre, soit la pureté de l'Évangile, soit la sûreté de l’enseignement. Les corrections dont elles ont besoin ne sauraient aujourd'hui être présentées immédiatement aux fidèles comme quelque chose de définitif; elles doivent passer par le creuset de la science. Les changements que l’on proposera doivent, avant tout, être soumis aux juges compétents ; les théologiens, les pasteurs doivent se familiariser avec les nouvelles traductions; et ce n’est que lorsque l’opinion générale, dans celle sphère privilégiée, aura reconnu, non-seulement les bonnes qualités d’un travail de ce genre, mais encore sa supériorité incontestable sur tout ce qui existait jusque-là, et surtout cette rare réunion de l’onction du langage avec la justesse philologique ; c’est alors seulement, disons-nous, que l’on peut songer aux moyens de faire servir un tel livre au culte public.

« Ce chemin est un peu plus long encore en France qu’ailleurs, parce que la science exégétique n’y est pas, pour le moment, dans un état très-florissant; mais c’est une raison de plus pour ne pas se précipiter 1. »

Ayant que l’on adopte une traduction nouvelle des saintes Écritures, M. Reuss exige, avec raison, qu’elle ait obtenu le suffrage des théologiens; or, la question des mérites et des défauts du texte de 1835 à part, le sentiment général est si peu favorable à cette version, qu’après un laps de trente années, qui a dû suffire pour l’examen, la majorité des conducteurs de l'Église en France ont déclaré n’en point vouloir. Confirmant son vote de l’année précédente, cette majorité s’est prononcée, plus nombreuse et non moins énergique, dans les Conférences de 1863.

Bien différentes étaient les réclamations des novateurs quant à l'Ancien Testament. Ils demandaient la version de M. Perret-Gentil, version généralement bien accueillie, depuis seize ans, par les hommes de tous les bords, par les frères de Plymouth, par exemple, ce qui forme un préjugé en faveur de sa fidélité doctrinale. Cependant, ici encore, les motifs qui ont déterminé la Société biblique dans son refus s’expliquent aisément.

Ces motifs sont ceux que M. Reuss exposait tout à l’heure, relativement aux traductions nouvelles des saintes Écritures; ils ne sont point spéciaux à l’œuvre de M. Perret-Gentil. Ce traducteur a accompli ce qui ne s’était jamais fait dans notre langue 1, une traduction nouvelle de l'Ancien Testament d’après l’hébreu. Appelé, en 1837, à prêcher sur le psaume xvi, ce psaume lui parut si pâle et si peu suivi dans notre version reçue

que, pour faire son sermon, il eut l’idée de se rendre un compte exact de son texte en le traduisant d’après l’original. Charmé de cet essai qui lui fut communiqué, un de ses amis 1 l’engagea à en entreprendre d’autres. Sur ces entrefaites , une chaire de philologie biblique fut érigée à Neuchâtel, et M. Perret-Gentil invité à l’occuper. Il lisait à ses étudiants, au fur et à mesure de ses leçons, sa traduction de la portion de la Bible expliquée en dernier lieu. Les Hagiographes et les Prophètes parurent en 1847. Puis, les événements politiques firent à M. Perret des loisirs forcés ; il put consacrer à la traduction du Pentateuque et des Livres historiques à peu près tout le temps que lui laissèrent de nombreuses indispositions. La dernière ligne d’Esther fut écrite le 25 octobre 1850; puis, la Genèse et l'Exode furent traduits à nouveau, et l’impression achevée au mois d’août de l’année 1861. Il s’était écoulé, depuis le début de l’œuvre, vingt-quatre années, pendant lesquelles des circonstances providentielles n’avaient cessé de confirmer le traducteur dans sa vocation. Ne prêchant presque jamais, il envisage le travail qu’il poursuit comme le culte spécial que Dieu demande de lui. L’authenticité de ces détails que nous tenons de la bouche même de notre ancien professeur, excusera, nous l’espérons, cette petite digression historique.

1 A moins que l'on ne tienne compte de la malheureuse tentative de Chasteillon.

1 Feu M. le professeur L’Eplattenier.

Si M. Perret-Gentil avait visé à l’adoption immédiate de sa traduction dans l'Église, il s’en fût tenu, comme Ostervald, à une révision. Mais sa traduction est si peu une révision, qu’il est allé jusqu’à cesser tout contact avec les versions françaises existantes, afin de s’en rendre d’autant plus indépendant; il en est résulté une infinité de divergences entre les versions reçues et la sienne. M. Perret-Gentil, nous en sommes persuadé, est le premier à s’expliquer les retards qui doivent nécessairement précéder l’acceptation d’une œuvre aussi indépendante, aussi originale ; qu’il nous permette de trancher le mot, d’une œuvre aussi radicale que la sienne.

En ouvrant la Bible d’Ostervald de 1744, on est quelque peu surpris de ne voir le nom de l’éditeur mentionné au titre, que pour ce qui concerne les Arguments et les Réflexions. C’est La sainte Bible revue et corrigée par les pasteurs et professeurs de Genève. L’important travail de révision exécuté par Ostervald ne se trouve indiqué que par deux modestes lignes dans un Avertissement presque inaperçu; encore cet avertissement fut-il supprimé dans les éditions subséquentes. Tels étaient alors le respect de la version reçue et la crainte que l’on avait de passer pour novateur ! Notre époque est bien autrement hardie dans ses allures ; mais l’approbation qu’elle accorderait à une révision nouvelle, nous doutons qu’elle la donnât d’emblée à une traduction fondée sur de tout nouveaux principes.

Combien de gens parmi les personnes illettrées, qui seraient disposés à s’écrier que l’on change la Bible ! N’ayant pas la notion claire de ce qu’est une traduction, leur foi dans l’immutabilité des oracles de Dieu s’ébranlerait en présence de nouveaux textes. Ils s’imagineraient être victimes de quelque supercherie de la part des conducteurs spirituels de la nation. Ceux-ci, de leur côté, sont habitués, dés leur jeunesse, à expliquer et à commenter la version reçue. Il suffirait d’adopter la version nouvelle, pour ôter à bon nombre de ces explications et de ces discours, le point d’appui qu’ils trouvaient dans les mois de l’ancienne. Qu’un prédicateur développe ce verset du psaume xxxiv : « Les lionceaux ont disette et ont faim ; mais ceux qui cherchent l'Éternel n’auront faute d’aucun bien, » il rappellera l’extrême tendresse des lions pour leurs petits et la majesté de ces rois du désert, à qui il appartient de lever le tribut sur tous les animaux qui peuplent leur empire. Eh bien ! dira le prédicateur, malgré la tendresse et le dévouement dont les petits du lion et de la lionne sont les objets, malgré la puissance et les abondantes ressources de ceux qui pourvoient à leur entretien, ces lionceaux peuvent avoir faim; tandis que ceux qui cherchent l'Éternel, non-seulement seront toujours nourris, mais ne manqueront d’aucun bien vraiment désirable. Ce prédicateur-là, prenant en main la Bible de M. Perret-Gentil, sera surpris d’apprendre que dans l’intervalle, les lionceaux ont grandi, qu’ils sont devenus des lions, et qu’il doit dire adieu à la moitié de son commentaire. Mais ce ne sont pas seulement les sermons, c’est toute la dogmatique qui se ressentirait du mouvement des esprits, du jour où l’on prescrirait une nouvelle traduction de la Bible. Une semblable perspective donne nécessairement à réfléchir.

« Les versions dOstervald et de Martin, dit M. J. Aug. Bost, sont celles dont notre Église a l’habitude, celles auxquelles notre Église rattache, malgré leurs imperfections, le souvenir de ses joies, de ses grandeurs et de ses délivrances dans le passé. Bienvenue parmi les savants, la version de M. le professeur Perret-Gentil n’est point entrée dans les habitudes de l'Église; il nous faut, si nous voulons quelque chose, il nous faut quelque chose de beaucoup plus modeste, de moins héroïque, de plus pratique et de plus praticable à la fois. Bornons-nous à retoucher dans nos traductions, simplement et uniquement, les passages qui renferment une erreur notoire 1. »

1 Espérance du 14 oct. 1859.

Plus récemment, M. E. Arnaud, pasteur aux Vans et, lui-même, auteur d’une traduction du Nouveau Testament, exprimait un vœu semblable : « En tant qu’il s’agit de versions ecclésiastiques, disait-il, nous ne sommes pas partisan d’une opinion extrême et radicale dans la question des versions. Nous ne voulons pas qu’Ostervald soit remplacé, mais corrigé. En se rangeant à cette opinion, on sauvegardera la tradition, qui doit toujours être respectée dans ce qu’elle a de légitime ; on répondra aux besoins de réforme qui se font généralement sentir, on rattachera l’avenir au passé; on habituera peu à peu l'Église à un nouveau texte et, plus tard, quand la science aura fait des progrès parmi nous, et que nous aurons un Synode général, on pourra charger les théologiens de travailler entièrement à nouveau. Pour le moment, contentons-nous de révisions; ce sera le parti le plus prudent et aussi le plus réalisable 2. »

2 Id. du 1er août 1862.

Ce dernier vœu de M. Arnaud est d’autant plus réalisable, qu’il est en quelque sorte déjà réalisé. Elle existe, depuis dix ans, quoique obscure, la révision demandée : c’est la Bible dite de Matter. M. Matter, ancien inspecteur général de l'Université, avait exprimé, il y a une trentaine d’années déjà, dans le sein de la Société biblique de France dont il faisait partie, son désir de voir des améliorations apportées à l’état de nos versions; mais à cette époque, nous dit-il, nulle idée d’entreprendre un travail de ce genre, sous le patronage ou avec le concours de qui que ce soit, ne s’était présentée à son esprit. Ce fut l'Angleterre qui s’adressa à la France à ce sujet: la Société pour la propagation de la vérité chrétienne (for promoting Christian knowledge 1698) demandait qu’on s’occupât d’une révision dont elle voulait faire les frais, et qu’elle destinait plus particulièrement aux troupeaux français des îles de Jersey et de Guernesey. « J’acceptai d’autant plus volontiers ce qui m’était proposé, dit M. Matter, que les vues manifestées étaient plus conformes aux miennes et me donnaient, avec les moyens matériels mis au service de l’œuvre, plus de liberté dans le choix de mes collaborateurs. En peu de mois, un petit local était loué, une bonne provision de livres achetée, le travail en train. Notre travail demandait impérieusement la connaissance complète de la langue allemande, qui est plus familière aux membres de l’une de nos communions qu’à l’autre. D’habiles théologiens de Londres nous assistèrent de leurs lumières, ainsi que Messieurs les pasteurs français des Iles-Britanniques; de sorte que, s’il y eût eu une divergence touchant le dogme, le calvinisme eût prévalu. Notre travail s’est fait lentement, mais assiduement. Il est tel livre de la Bible dont il a été fait jusqu’à trois traductions suivies de trois révisions. J’ai corrigé, pour les deux éditions (in-4° et in-8°), jusqu’à dix épreuves de la même feuille. M. Eug. Haag et d’autres personnes corrigeaient, tantôt avant, tantôt après moi ; et toutes nos feuilles ont été vues à Londres avant le tirage 1. »

1 Espérance du 4 nov. 1859.

Ces lignes de M. Matter se terminaient par une sérieuse et cordiale invitation à Messieurs les pasteurs et aux savants de nos Églises, de vouloir bien communiquer au Comité de révision, toutes les observations que leur suggérerait la lecture ou l’examen de cette nouvelle Bible.

Dans une lettre au journal de l'Espérance, insérée à la date du 19 septembre 1862, M. Matter entre dans de nouveaux détails nécessaires pour nous faire connaître le plan que s’est proposé le Comité présidé par lui.

« Martin et Ostervald ont à ce point présidé à l’éducation religieuse du monde protestant de langue française, dit M. Matter, que toute idée de rompre avec eux est un non-sens révolutionnaire, passez-moi cette expression. Leurs textes sont devenus à ce point notre langue maternelle, que toute version entièrement nouvelle, si admirable qu’elle puisse être au point de vue philologique, doit être écartée, au point de vue de nos plus saintes habitudes de famille et de nos plus graves intérêts d’Église. Comme l’Allemagne, en révisant la Bible, doit partir de sa version reçue, et l’Angleterre de la sienne ; de même, nous aussi, nous devons partir de la nôtre ou des nôtres, puisque Martin est encore admis concurremment avec Ostervald. Mais il ne faut pas conserver une seule de leurs fautes reconnues ou signalées par la science. Or, il en est beaucoup. Cela étant, combiner Martin avec Ostervald , là où l’un est exact et l’autre clair, c’est la méthode de toutes la meilleure ; mais là où ils ne sont plus exacts, ni fidèles, mes amis et moi, nous n’avons pas combiné Martin et Ostervald, mais nous nous sommes appliqués à traduire le grec et l’hébreu... Grâce à la composition de notre Comité qui possédait toutes les langues nécessaires à son œuvre, et tenait à toutes les nuances de l’exégèse ancienne et moderne, nous avons pu profiter de toutes les versions et de tous les commentaires qui se trouvent dans la librairie. »

M. A. Eschenauer énumère quatre principes fondamentaux auxquels le Comité est demeuré invariablement attaché, et qui n’avaient été adoptés qu’après de mûres délibérations :

« 1° De prendre pour point de départ les versions de Martin et d’Ostervald, dont l’une est plus fidèle, l’autre plus élégante et qui, toutes deux, sans avoir en France le rang que la version de Luther occupe en Allemagne, et que celle qui remonte à Wiclef occupe en Angleterre, ajoutent cependant à l’avantage de remonter à Calvin, celui d’être adoptées dans nos Églises ;

2° De recourir toujours aux textes originaux, tout en consultant les commentaires les plus estimés ;

3° De mettre la fidélité de la traduction au-dessus de tout autre mérite ;

4° De recevoir, dans le corps de l’ouvrage, toutes les corrections immédiatement admissibles, et d’indiquer les autres en marge.

C’est sous la présidence de M. Matter, qui réunissait à la qualité de membre correspondant de l’institut et à celle d’inspecteur général de l'Université, la science d’un professeur de théologie, que le Comité de Paris a fait son œuvre, dont la principale part revient, après le président, à MM. Rodolphe Cuvier, pasteur et président du consistoire de la Confession d’Augsbourg, à Paris ; Sardinoux, professeur de la faculté de théologie de Montauban; Munk, de la bibliothèque impériale; Kreiss, Kroh et Fuchs, pasteurs; Bartholmess, professeur du séminaire de Strasbourg ; Pichard, littérateur orientaliste ; Gerock, etc. »

Le Nouveau Testament sortit le premier de presse, en 1842; l'Ancien date de 1849; mais personne n’en parla. Le Bulletin du monde chrétien est, que nous sachions, le premier journal qui ait fait mention de cet important travail. L’article qu’il lui consacra est du mois de mars 1858; c’est celui-là même que nous venons de citer. L’année suivante, MM. Bost, Arnaud et M. Matter lui-même ont pris la plume à ce sujet; et il n’en a plus été question jusqu’à l’année passée. Nous nous attendions à ce que, dans les dernières Conférences pastorales de Paris, où la question des traductions de la Bible était à l’ordre du jour, la révision dont nous parlons serait sinon adoptée, du moins prise en sérieuse considération. Les comptes-rendus des journaux ne disent pas même qu’elle ait été proposée.

M. Reuss, dans son article de l'Encyclopédie de Herzog(1860), en parle avec quelque sévérité. « En 1834, dit-il, un Comité fut constitué à Paris, sous le patronage de l’évêque anglican Luscombe; l'historien et philosophe Matter en reçut la direction. L’œuvre fut exécutée par un certain nombre de jeunes candidats en théologie, pour la plupart alsaciens, qui y travaillèrent les uns après les autres , pendant le temps qu’ils habitaient Paris. Après avoir corrigé et recorrigé sans fin, en tenant compte du style, autant que possible, on fit paraître en 1842, un Nouveau Testament d’un format gigantesque, en même temps qu’une autre édition plus portative ; on finit par publier la Bible entière. Mais il paraît que les chefs de l’entreprise eux-mêmes ne furent guère satisfaits de leur œuvre, car je ne sache pas que, jusqu’ici, l’édition soit sortie des magasins ; quelques exemplaires seulement ont été donnés en présents. »

Le jugement de M. Augustin Bost est beaucoup plus favorable ; mais il regrette les délais apportés dans la dissémination de cette Bible. Voici ses expressions :

« Les hommes honorables, presque tous luthériens, qui ont pris part à ce travail, se sont-ils donné autant de peine pour le faire connaître, qu’ils s’en sont donné pour le faire arriver à bon port? Ont-ils assez mis la lumière sur le chandelier? Leur œuvre a-t-elle été communiquée au public par ces nombreux moyens que les temps nouveaux ont consacrés et dont on ne peut plus guère se passer? Nos journaux se sont tus, nos annonces de librairie ont gardé le silence, le talent a été enfoui. Et pourtant, c’est un bien beau travail 1. »

1 Espérance du 14 oct. 1859.

M. Bost motivait son jugement par la citation de quantité de passages dont la nouvelle Bible. améliore judicieusement la traduction, et il concluait à l’adoption de cette révision par la Société biblique ; mais, un mois plus tard, M. E. Arnaud conseillait de différer cette adoption jusqu’à ce que fussent terminés plusieurs grands travaux de science biblique qui s’achèvent à cette heure en Allemagne.

De toutes les lettres publiées par le Lien sur la Bible d'Ostervald et les Sociétés bibliques 1, la dix-huitième est, je crois, la première et la seule qui parle de la Bible de Matter; encore est-ce en termes fort brefs. Elle rend hommage au style qui la distingue, et quelques fautes, dit-elle, s’y trouvent corrigées.

1 Lien du 15 déc. 1862.

Désireux de nous faire une opinion qui nous appartint, l’idée nous est venue d’examiner dans la Bible de Matter, les passages de la version d'Ostervald condamnés par le Lien. Sauf erreur ou omission, il y en a 163. Sur ce nombre, il en est plus de cent qui se trouvent corrigés dans la Bible de Matter. Plusieurs des soixante autres corrections proposées fourniraient naturellement matière à discussion.

La Bible de M. Matter renferme de notables améliorations. De nouveaux sommaires sont placés en tête des chapitres et correspondent aux péricopes, qui indiquent les coupures naturelles du texte. D’intéressantes variantes occupent les marges, qu’enrichissent en outre de nombreux parallèles. On n’y entend plus « la complainte pour apprendre aux enfants de Juda à tirer de l’arc 2, » ni celle du prophète « dont les entrailles font bruit sur Moab comme une harpe, et le ventre sur Kirhérès 1. » On n’y voit plus cette « bien-aimée qui se pâme d’amour et demande qu’on lui fasse un lit de pommes 2, » ni cette autre bien-aimée « fille des rois qui est pleine de grâce au dedans 3. » On lit « la fille du roi est toute resplendissante dans l’intérieur de son palais. » Psaume lxviII, 15, au lieu du sens obscur et presque ridicule de l’ancienne version: « Lorsque le Tout-Puissant dissipa les rois de ce pays, il devint blanc comme la neige du mont Salmon, » on trouve un sens magnifique : « Lorsque le Tout-Puissant dispersa les rois de Canaan, ce fut comme la neige qui tombe sur Salmon. » Ne semble-t-il pas qu’on voie ces rois, fuyant en désordre comme des flocons de neige chassés par un vent d’hiver? A la vérité, toutes les corrections ne sont pas aussi heureuses que celles-là. L’épigraphe du psaume xxxiv, par exemple, laisse quelque chose à désirer au point de vue grammatical. Elle est ainsi conçue : « Psaume de David au sujet de la ruse dont il se servit devant Abimélech pour s’en faire chasser et s’évader. » Mais combien cependant cette traduction est supérieure au phébus qui dépare notre version reçue ! « Psaume de David sur ce qu’il se contrefit devant Abimélech, qui le chassa et il s’en alla. »

2 II. Sam. i, 18.

1 Esaïe xvi, 11.

2 Cantique ii, 5.

3 Psaume xlv, 13.

Heureux serions-nous si, dès ce moment, la Bible de M. Matter était la seule que répandissent nos Sociétés bibliques 4. Toutefois, puisque l’on a si longtemps attendu, il serait bon qu’elle subit, avant d’être admise, une nouvelle révision. Au rapport de M. Bost, l’une des règles adoptées par les réviseurs de la Bible de Matter, aurait été « de ne pas toucher aux textes dogmatiques et, s’il en est dans nos versions reçues, qui demandent des modifications, de porter ces modifications en marge. » Un tel principe a l’avantage d’inspirer une grande confiance aux esprits conservateurs dans l'Église; mais peut-il se maintenir? Lui donner gain de cause en tout et partout, ne serait-ce pas, en vérité, reconstituer une nouvelle Vulgate et porter atteinte à la loi immuable de Dieu, par respect pour la tradition des hommes? Comme l’a dit M. de Gasparin, en parlant précisément d’un attachement superstitieux aux versions vieillies, ne serait-ce pas reculer vers le catholicisme romain? On reconnaît à de tels principes l’anglicanisme et le luthéranisme des traducteurs de la nouvelle Bible; pour rendre leur œuvre tout à fait admissible, un courant calviniste, mieux encore, le souffle de la vraie liberté évangélique, devrait y passer.

4 Une nouvelle édition de cette Bible vient de paraître, in-16, au prix, de f. 1. 25, le Nouveau Testament, et f. 3. 75, la Bible entière. La Bible in-4°, avec parallèles et notes marginales, coûte à Londres f. 35. — Dépôt central : N° 77, Great Queen street, Lincoln's inn Fields. La Société anglaise for promoting Christian Knowledge a fait pour cette entreprise une avance libérale d’environ, nous a-t-on dit, f. 400 000.

 

TROISIÈME PARTIE

PARTIE THÉORÉTIQUE.

 

Mais j'aime mieux prononcer dans l'Eglise cinq paroles d'une manière à être entendu, afin que j'instruise aussi les autres, que dix mille paroles en une langue inconnue.

I Cor. xiv, 19.

Il faut comprendre. imaginer, sentir avant de traduire. D’AlEmBert.

 

La Bible révisée de M. Matter est, dans notre opinion, la seule qui, pour le moment, réponde aux besoins urgents de nos Églises. Cela jette-t-il la moindre défaveur sur les travaux de ces hardis pionniers qui, brisant avec le texte traditionnel, n’ont point révisé, mais retraduit? Est-ce à dire que tant d’efforts et de sueurs eussent pu recevoir un plus utile emploi ? Nous ne le pensons pas. L’admission d’une traduction foncièrement nouvelle peut être différée, mais le savant qui l’aurait créée dans les conditions requises, nous insistons, qui l’aurait créée, ce savant-là aurait rendu à l'Église un service plus signalé encore que celui dont la révision serait admise. La foi du premier est plus grande que. celle du second. Ce fut la foi d’un Luther ; et son œuvre, profondément gravée sur le roc éternel, a traversé les siècles.

On se représente un génie et un savant de sa trempe, dominant la lettre par l’esprit, couvant dans son cerveau les pages inspirées dont il retient et pèse jusqu’au moindre trait de lettre, s’attachant à rendre la pensée, toute la pensée, rien que la pensée d’un auteur organe de Dieu lui-même, remontant de l’analyse à la synthèse, puis, descendant de la synthèse qu’il croit avoir enfin trouvée, pour s’assurer qu’elle se justifie dans chacun des détails de l’analyse; jour et nuit préoccupé des grandes idées qu’il a aperçues dans son texte et dont les lois de la philologie établissent l’existence objective, mais pour lesquelles il doit encore trouver une forme et une expression adéquate. Voilà comment se passent dans la méditation d’un chapitre, parfois d’un ou de deux versets, les journées, les semaines, les mois de celui qu’enflamme l’amour de la vérité révélée et le désir de la communiquer à ses semblables.

Telle est, selon nous, la vraie, la royale méthode; mais chez ceux qui n’ont pas cette foi, il s’en manifeste une autre. Pour eux, le culte de la lettre remplace celui de l’esprit; méthode inférieure et rudimentaire, méthode du caboteur qui, n’osant pas voguer en pleine mer, longe la côte.

Pindarum quisquis studet æmulari

Tel est l’adage qui semble tinter sans cesse aux oreilles timorées des traducteurs du Nouveau Testament traduit en Suisse, ainsi que le portait le titre des deux premières éditions, et que l’a spirituellement relevé M. Ad. Monod. Nous respectons profondément leurs sentiments ; mais nous ne saurions admettre leurs principes. Sous un certain rapport, leur version est pour le Nouveau Testament ce que celle de M. Perret est pour l'Ancien : c’est une version indépendante à sa manière, consciencieusement exécutée, qui a frayé la voie à plusieurs autres publiées depuis, et mis en circulation beaucoup d’idées nouvelles. Mais ce n’est qu’une ébauche, un blockhaus et non l’arche en bois de cèdre, plaquée d’or, qui renfermait la Loi de l'Éternel. Les lois de la synthèse et de l’accommodation y sont méconnues. Pour en revenir au vers d’Horace, les honorables auteurs de cette version ont si grande peur de voler à la hauteur de leur modèle, qu’on dirait, à les voir marcher, que le sol chancelle sous leurs pas, ou plutôt qu’ils se traînent au lieu de marcher; et ce qu’il y a de pis, ils érigent leur manière en principe, et décorent leur crainte presque superstitieuse du nom de respect et de fidélité.

Les habiles craignent aussi, ils connaissent encore mieux les difficultés de l’art du traducteur; mais cette crainte ne les paralyse pas. La méthode boiteuse proposée par la société lausannoise leur répugne. Deux principes combinés les dirigent : celui de l’accommodation qui se préoccupe moins des détails que de la pensée générale et centrale du texte, et celui du littéralisme, qui s’attache à l’examen de chacun des éléments du texte, pris à part, abstraction faite de l’idée qui a présidé à leur association. Mais ces deux principes, après une lutte souvent longue et vive, doivent finir par s’entendre. L’analyse éclaire la synthèse qui, à son tour, lui renvoie sa lumière, et vice versa. On pourrait comparer ces deux principes aux parapets du pont qui joint deux rives escarpées ; au delà, sont les abîmes :

Dabit nomina ponto.

Les traducteurs de Lausanne — ils sont généralement désignés sous ce nom, — effrayés de l’abus qu’on avait fait du principe de l’accommodation, ont versé leur char du côté opposé. Ils n’ont évité les marécages de la prolixité, que pour se jeter dans la fosse de l’obscurité.

Personne, à l’heure qu’il est, ne défend plus le principe de l’accommodation excessive, qui a si longtemps prévalu en littérature, et dont Perrot d’Ablancourt et ses belles infidèles sont demeurés les types. Le principe du strict littéralisme, en revanche, impose encore à de nombreux partisans. Il a triomphé dans l'Église libre du canton de Vaud, au sein de laquelle le Nouveau Testament, dit de Lausanne, a pris cours, si bien qu’il en est arrivé à sa troisième édition.

Avant d’attaquer le principe lui-même, jugeons l’arbre à ses fruits; jugeons le système dans sa conséquence et dans ses inconséquences.

Le voici d’abord dans sa conséquence :

« Apoc. i,12. Je me retournai pour voir la voix.

« Apoc. xi, 2. Quant à la cour, qui est hors du temple, jette-la dehors.

« II. Jean 5. Je te prie, Madame 1.

« II. Thess. ii, 7. Il y a celui qui maintenant fait obstacle, jusqu’à ce qu’il soit hors du milieu; et alors, etc.

1 II eût fallu, du moins, dire vous.

« Gal. ii, 19. Au moyen de la loi, je mourus par [cette] loi, afin que je vécusse par Dieu.

« Luc iv, 3. Sa parole était avec autorité.»

Comme inconséquences du système, nous pouvons citer les passages suivants delà deuxième édition (1849), qui se trouvent corrigés, on ne sait au nom de quel principe, dans la troisième (1859) :

« Héb. viii, 9. Ils n’ont pas persévéré dans mon Testament — 3e édit. — Alliance.

« Matth. xxvii, 50. Il laissa son esprit — 3e édit. — Il laissa aller son esprit.

« Luc I, 37. Aucune parole ne sera impossible à Dieu — 3e édit. — Aucune chose.

« Act. I, xxii, 4. J’ai persécuté ce chemin jusqu’à la mort — 3e édit. — [Les gens de] ce chemin.

« II. Tim. ii, 15. L’ouvrier qui découpe bien la vérité — 3e édit. — Qui dispense comme il faut. »

Aux bizarreries, aux obscurités s’ajoutent les contre-sens :

« Luc xiv, 1. Comme il était entré, un jour de sabbat, dans la maison de l’un des chefs des pharisiens, pour manger du pain. »

Le texte porte φαγείν άρτον, locution dont le sens véritable est prendre son repas, ainsi que le fait judicieusement remarquer M. Berger de Xivrey. La preuve en est que, dans le passage de saint Luc, il est question d’un repas où un assez grand nombre de convives ont été invités. Bossuet emploie avec autant d’exactitude que de concision le seul mot manger. La traduction d’Ostervald se rencontre avec la sienne.

Parfois, ces contre-sens sont de nature plus grave :

« Héb. xi, 13. Tous ceux-ci moururent sans avoir reçu les promesses. — Au lieu de — ce qui leur avait été promis. »

Le mot de peirasmos (grec) est toujours rendu par celui de tentation, tandis qu’il désigne souvent, on le sait, une épreuve envoyée de Dieu qui, saint Jacques le déclare, ne tente jamais personne.

Un mot encore sur les inconséquences du système. Feint-on d’ignorer que la ponctuation, les alinéas et jusqu’à la séparation des mots ne se trouvaient pas dans les autographes des apôtres? Ici, dira-t-on, la nécessité fait loi. Mais qu’est-ce qui vous autorise à vous mettre, en quoi que ce soit, au-dessus des lois toutes également sacrées ou consacrées de la grammaire et de la lexicologie; qui vous permet de choisir entre les règles du langage, celles qu’il vous plaît d’observer et de violer les autres? Pourquoi, par exemple, vouloir que nous ayons une épître de Judas, ce qui peut effaroucher le lecteur; tandis que vous conservez le nom admis de Jean au lieu de celui de Johannes? Pourquoi, d’après votre système, les noms d'Artémise et de Hermès ne remplacent-ils pas ceux que la Vulgate nous a transmis, de Diane et de Mercure ?

Peut-être avons-nous tort de parler de système à propos de la version du Nouveau Testament de Lausanne. Les traducteurs se bornent à nous dire qu’ils ont travaillé d’après le principe de l'inspiration plénière des Écritures. Ce principe n’implique point un système de traduction plutôt qu’un autre. Leur méthode est moins un système qu’un procédé. On l’a comparée au calque, qui ne reproduit ni les ombres, ni les couleurs. On pourrait dire aussi que c’est la manie de gens qui prétendraient voyager dans un pays, en payant avec une monnaie étrangère, dont les banquiers savent la valeur, mais que le public refuse naturellement de recevoir.

En nous séparant de la version de Lausanne, nous conservons pour elle quelque chose de cette estime et de cette affection que vous inspire tel personnage un peu rude et bourru parfois, mais à intentions franches et loyales. Personnellement, à défaut du texte, nous préférerions cette traduction à toute autre; mais il s’agit ici du besoin des Églises et de la foule, et nous ne croyons pas qu’un littéralisme même mitigé soit de nature à les satisfaire.

Le système d’un littéralisme quelque peu adouci es représenté par nos versions reçues et, jusqu’à un certain point, par la troisième édition du Nouveau Testament dont nous venons de parler ; mais, plus spécialement, par les essais d’une Société suisse, anonyme comme la précédente, et à laquelle on doit deux éditions d’une traduction nouvelle des Psaumes, et une traduction nouvelle des cinq Livres de Moïse 1. Ces derniers ont paru le même mois que le Pentateuque et les Livres historiques de M. Perret-Gentil, en août 1861. La préface a le mérite de formuler et de raisonner quelque peu la méthode suivie jusqu’ici par la routine. En voici le trait distinctif :

1 La sainte Bible. Ancien Testament, nouvelle version du texte hébreu. Lausanne, Georges Bridel, éditeur, 1861.

« La traduction sera littérale et non paraphrastique. Pour reproduire l’original dans toute sa vérité, on ne craindra pas certaines hardiesses de style, pourvu toutefois que les lois de la grammaire soient suffisamment respectées. On n’aspirera pas à rendre clairs, dans la traduction, les passages décidément obscurs dans l’original. D’un autre côté, l’on évitera de rendre incompréhensibles par un littéralisme extrême, des passages parfaitement clairs pour qui sait l’hébreu. Tels sont les termes dans lesquels les auteurs de la nouvelle version exprimèrent au début, ce que l’on doit envisager comme leur principe fondamental. Tout le reste en découle 1. »

« L’ensemble de ce travail — dit M. Reuss, à l’occasion de l’essai premièrement fait sur les Psaumes, — l’ensemble nous parait marquer un progrès réel et pour le fond et pour la forme 2. » Toutefois, le même critique est loin d’adopter le principe du littéralisme comme le seul que doivent poser les traducteurs. « L’idéal d’une bonne traduction, dit-il, c’est d’exprimer l’original aussi exactement que possible; mais de manière que le lecteur reçoive par ce qu’il lit dans sa propre langue, une idée exacte de ce que l’auteur a voulu dire. Or, il est clair que ce résultat n’est pas obtenu, lorsque le traducteur assujettit sa propre langue à des formes étrangères et plus ou moins contraires au génie particulier qui la distingue 3. »

1 Préface, p. v.

2 Revue de théologie, vol. X, p. 176.

3 Ibid., 173.

On a relevé comme contraires au génie de notre langue, les phrases suivantes de la nouvelle version :

« Bénédictions de l’abîme qui est couché en bas. — Que l'Éternel te mette en imprécations et en serments! — Il les interrogea touchant leur paix. — Faites-le descendre vers moi et que je pose mon œil sur lui. — Des hommages cuits au four, apprêtés à la poêle, pétris à l’huile. »

Nos regards tombent, Genèse xi, 31, s. sur les lignes que voici : « Et Térak prit Abram, son fils, et Lot, fils de Haran, fils de son fils, et Saraï, sa belle-fille, femme d’Abram, son fils; et ils sortirent ensemble d’Our des Caldéens pour aller dans la terre de Canaan. Et ils vinrent jusqu’à Karan, et ils y habitèrent. El les jours de Térak furent de deux cent-cinq ans ; et Térak mourut à Karan. »

La conjonction et revient huit fois dans ce court passage; elle est répétée cinq fois dans les versets 29 et 30, c’est-à-dire, en tout, douze fois, dans ces quatre versets consécutifs. On la retrouve également douze fois dans les dix premières lignes de la page suivante. Notez que cette accumulation, pénible en français, est une des grâces du texte original dans lequel, pour toute conjonction, il n’y a qu’une consonne euphonique.

Nombres xiv, 9, on lit : «Ne craignez pas le peuple de ce pays, car ils seront notre pain ; leur ombre s’est retirée de dessus eux. » — C’est vraiment trahir l’hébreu, traduttore, traditore.

Nous aurions d’autres observations de détail à présenter; nous les supprimons, pressé que nous sommes d’aborder la question de principes. Aux yeux de plusieurs, les traducteurs suisses ont seulement outré dans l’application, un principe qui serait juste en lui-même, et seul admissible , celui du littéralisme. On ne saurait contester, dit-on, que le littéralisme ne soit synonyme d’exactitude. Nous répondrons : pas toujours.

Parlerait-il un langage exact l’insulaire qui, un beau matin, vous adresserait la parole en ces termes : « Comment faites-vous faire? » L’impression qu’il produirait sur vous serait semblable, sans doute, à celle que vous produiriez vous-même sur des Anglais en les saluant par ces mots : « How do you carry yourself 1? » Vous auriez été littéral, auriez-vous été exact? Pressé dans ses dernières conséquences, le littéralisme aboutit, on le voit, au superficiel, à l’absurde. C’est ainsi que, prenant un adjectif pour un substantif, on a dit de Socrate qu’il avait un démon; tandis qu’il n’a jamais eu autre chose que les avertissements d’une voix divine 2 ?qui lui parlait plus qu’au commun des hommes, dans les profondeurs de sa conscience.

1 « Comment vous soutenez-vous? »

2 To daimonion (grec) , dans Platon et Xenophon, ce qui sort de l'ordinaire, le surnaturel, le divin.

L’erreur du principe du littéralisme exclusif est de croire qu’il existe entre les langues une correspondance telle, qu’on puisse se borner à rendre, trait pour trait et mot pour mot, tout ce que renferme le texte, sans s’inquiéter autrement du sens ni de l’intention de l’auteur qu’on traduit. Un ami, M. Félix Bovet, nous a raconté la conversation qu’il eut un jour sur ce sujet avec l’un des traducteurs suisses : « Nous ne cherchons nullement à comprendre, disait celui-ci; nous ne nous représentons rien. Nous nous contentons de reproduire avec une scrupuleuse exactitude, ligne après ligne, la lettre de notre original. » De même, dans leur Préface, ils se comparent « à l’interprète assermenté, duquel on n’exigerait que la reproduction aussi servile que possible du document qu’on l’invite à translater. »

Esclaves de la lettre, et se donnant eux-mêmes pour tels, les traducteurs littéralistes se placent sous le coup de la sentence de l'Apôtre : « La lettre tue. » Qui ne sait que chaque langue a été formée sur son moule à elle, et que les associations aussi bien que les acceptions des différents mots varient à l’infini d’idiome à idiome. Encore une fois, il en est des langues des différents peuples comme de leurs monnaies : il est tel pays où l’on ne pouvait voyager qu’en échangeant son or contre du fer, comme à Sparte; voire contre, du sel, comme maintenant encore, en Abyssinie. Certains peuples élèvent des maisons en briques; d’autres n’emploient que le bois ; des troisièmes font surtout usage de pierre de taille : ce sont autant d’architectures distinctes. Qui voudrait suivre les mêmes procédés dans l’emploi de ces divers matériaux, élèverait un édifice aussi bizarre que peu solide 1.

Le mot grec στόμα peut être rendu d’ordinaire par celui de bouche; mais comme, dans l’imagination du grec, la bouche se présente armée de ses dents incisives, le même terme servira, dans sa langue, à désigner le tranchant d’un glaive, expression que les traducteurs de Lausanne ont substituée, par une heureuse inconséquence, à l’hellénisme, bouche du glaive dont leur système réclamait l’adoption. C’est, en effet, l’un des corollaires du littéralisme que de s’appliquer, avant tout, à rendre le même mot par le même mot. Refusant le secours du contexte, les littéralistes se croient à l’abri de l’erreur, en s’en tenant toujours au sens le plus usuel du terme original. Ils n’admettent pas que les différentes combinaisons de la phrase changent rien à la valeur habituelle de chaque mot pris isolément.

1 Souvenir d’une leçon de M. le professeur De Laharpe, de Genève.

De là, le défaut de propriété dans les termes qu’ils emploient et la pauvreté de leur vocabulaire biblique. S’obstinant à ne donner qu’un correspondant à un mot hébreu ou grec qui en réclamerait deux, trois ou davantage, et n’ayant souvent à leur disposition qu’un seul terme français pour rendre plusieurs expressions synonymes de la langue originale, il se trouve, en définitive, que le dictionnaire de la Bible a perdu, dans le français, des centaines de mots et par conséquent de nuances d’idées, qui font la richesse de l’idiome sacré.

Encore cet inconvénient est-il peu considérable, au prix de l’étrangeté d’un langage qui distrait le lecteur, et des obscurités qui le déroutent. « On ne craindra pas certaines hardiesses de style, disent les traducteurs suisses, pourvu toutefois que les lois de la grammaire soient suffisamment respectées. » Passe pour les hardiesses, mais les témérités ! Ensuite, n’y a-t-il dans une langue autre chose à respecter que les lois de la grammaire; l’usage et le génie d’un idiome ne doivent-ils pas être consultés; et qu’est-ce que respecter suffisamment les lois de la grammaire, qu’est-ce aussi que vous appelez un littéralisme extrême? Cela demanderait une explication. La tournure que vous considérez comme admissible, est impossible au jugement d’autrui. Ce n’est pas à vous, traducteurs, ni aux auteurs étrangers qui parlent notre langue, de la régenter ; la langue n’accepte comme législateurs que les écrivains classiques qui vous ont précédés ; et encore, elle n’enregistre leurs arrêts qu’avec la plus grande circonspection. Qu’en sera-t-il donc de la révolution dont vous vous instituez les fauteurs? Elle court grand risque d’échouer. Admettra-t-on dans un état, autant de codes que de citoyens?

Mais voici : « Le langage que nous proposons, dites-vous, n’est pas le nôtre, c’est le langage de Dieu lui-même, tel qu’il lui a plu de le parler aux Israélites. La Bible n’est pas un livre comme un autre. C’est, poussés par l’Esprit-Saint, que les hommes de Dieu ont parlé. Prétendre qu’une bonne version fasse parler le prophète comme il l’eût fait en français, c’est oublier que, si la langue française eût été le canal primitif et immédiat des révélations du Seigneur, notre langue aurait contracté le caractère de sainteté qui lui manque, ou, pour le dire autrement, elle se serait modifiée de manière à parler des choses divines comme le fait la langue hébraïque. »

On pourrait répondre que le peuple juif n’a pas reçu sa langue des prophètes, mais que les prophètes ont pris la sienne ; qu’elle devait, elle aussi, participer à l’imperfection et aux souillures d’une nation qui , à bien des égards, ne valait pas mieux que les autres; que la langue française, en partie formée sous la double influence de la Grèce et du christianisme, pourrait bien posséder quelque chose de cette douceur qui caractérise le langage adopté par les Apôtres, de préférence à l’hébreu, pour la rédaction des livres du Nouveau Testament. Mais, à supposer que l’hébreu soit la langue modèle; encore les traducteurs suisses auraient-ils à s’adresser le reproche d’inconséquence que nous formulions plus haut. « Ils n’ont pas, nous disent-ils, poussé le scrupule à l’excès, ils n’ont pas donné dans un littéralisme extrême. » Ils ont donc fait prévaloir, en certains cas, le langage profane et corrompu des hommes sur celui qu’il a plu à Dieu de choisir; de quel droit? — Les lois de la grammaire, la clarté l’exigeaient. — Vous reconnaisses donc avec nous l’existence d’une règle autre que le littéralisme. Au lieu d’un principe fondamental, vous en admettez en réalité deux ; seulement, en cas de conflit entre le principe de l’accommodation et celui de la littéralité, il vous plaît de faire le plus souvent prévaloir cette dernière. Nous sommes livrés à l’arbitraire de vos préférences.

La version des traducteurs suisses sera appréciée par les hébraïsants novices; elle jouera pour eux le rôle de ces traductions interlinéaires qui facilitent les écoliers. En outre, comme après tout le langage est quelque chose de conventionnel , certains petits troupeaux pourront se faire à cette version. Les gens du monde, qui s’égareront dans leur sein, y rencontreront un parler moins intelligible encore que celui qu’on y entendait jusqu’ici; ces Églises prendront d’autant plus à leurs yeux l’aspect de coteries; mais la conviction de posséder la plus fidèle des traductions de la Bible consolera les membres de ces sociétés de leur isolement. Initiés dès leur tendre enfance au langage araméisant de leur version, ils le comprendront mieux que tout autre et cela, sans doute, leur suffira.

Pour nous, qui avons en vue la satisfaction des besoins d’Églises, non de professants, mais de multitude, souhaitant la dissémination de la Parole de Dieu au sein des classes les moins lettrées, nous en sommes à nous demander si nos versions reçues elles-mêmes, quelques corrections qu’on y fasse, remplissent les conditions requises. En combattant le littéralisme dans la version des traducteurs suisses, nous ne devons pas oublier que le même principe a présidé à la traduction des Bibles en usage parmi nous; principe servile, inintelligent, qui compromet la cause qu’il prétend servir, et contre lequel la réaction opérée par Ostervald est demeurée insuffisante. Dans les livres historiques, qui exposent des faits, le vice du système est moins apparent; mais il ressort avec d’autant plus d’évidence dans les livres didactiques et prophétiques où se dessine davantage l’individualité des auteurs. On a relevé ce mot d’un ancien conseiller d’État de Neuchâtel 1 qui, faisant allusion aux Épîtres du Nouveau Testament, disait : « J’aime mieux entendre le Maître que les disciples. » Il oubliait que c’est encore le Maître qui parle par la bouche de ses apôtres. Mais le moyen d’apprécier dignement ces derniers dans le style barbare de nos versions ! Nous ne parlons pas des prophètes de l'Ancien Testament, dont, pour la même raison, la lecture est presque totalement abandonnée. Pour nous en tenir aux livres de la Nouvelle Alliance, le commentaire indispensable que les Épitres nous offrent de la vie de Jésus, se trouve perdu pour la majorité des lecteurs 1 ? Le vague dans les expressions entraîne après soi le vague dans les notions religieuses et théologiques, et celte incapacité où sont la plupart de nos ouailles de rendre raison de leur foi.

1 Feu M. de Sandoz-Rollin.

1 Faute de comprendre ce commentaire, on s'accommodera d’explications insuffisantes ou erronées; de celles, par exemple, qu'a tenté de fournir M. E. Renan, dans sa récente Vie de Jésus.

Fâcheux dans tous les idiomes, le littéralisme l’est surtout dans notre langue française, à la fois si peu plastique et si avide de clarté. C’est ce que constatait, il n’y a pas longtemps, un habile traducteur moderne. M. Renan, dans la Préface de sa traduction du livre de Job:

« On croit, disait-il, conserver la couleur de l’original, en conservant des tours opposés au génie de la langue dans laquelle on traduit. On ne songe pas qu’une langue ne doit jamais être parlée ni écrite à demi. Il n’y a pas de raison pour s’arrêter dans une telle voie; et si l’on se permet, sous prétexte de fidélité, tel idiotisme qui ne se comprend qu’à l’aide d’un commentaire, pourquoi n’en pas venir franchement à ce système de calque, où le traducteur, se bornant à superposer le mot sur le mol, s’inquiète peu que la version soit aussi obscure que l’original et laisse au lecteur le soin d’y trouver un sens? De telles licences sont permises en allemand ; mais c’est une des facilités que j’envie le moins à nos amis d’outre-Rhin. La langue française est puritaine ; on ne fait pas de conditions avec elle. On est libre de ne point l’écrire ; mais dès qu’on entreprend cette tâche difficile, il faut passer les mains liées sous les fourches caudines du dictionnaire autorisé et de la grammaire que l’usage a consacrée 1. »

1 Job, Préface, p. II.

Notre compatriote, M. Vinet, a traité le même sujet avec sa supériorité ordinaire. Ce consciencieux écrivain ne se laisse pas imposer par la prétendue exactitude dont se vante le littéralisme. Chateaubriand, au contraire, a traduit mot pour mot le Paradis perdu. Il appelle Ève l’impératrice de ce monde beau. Vinet pense qu’il eût été moins littéral, mais non moins exact, de lui donner le titre de souveraine de ce bel univers. Ses conclusions sont les nôtres : « Quel système, dit-il, que celui qui, réduisant l’art d’écrire à la partie en quelque sorte mécanique, vous isole de votre talent et vous oblige à transporter d’un langage à l’autre le génie d’autrui, comme une lettre close ! Il y a des messages qu’on ne rend bien, des missions qu’on ne saurait accomplir à moins d’en avoir le secret, d’en posséder l’esprit; or, ce secret, cet esprit, quelque capable qu’on soit de le pénétrer, on finit, dans le système du littéralisme, par ne plus l’avoir. La seule fatigue qu’on éprouve nécessairement à remuer cette glèbe de mots, convertit en un mécanisme involontaire, une œuvre qui devrait être tout intellectuelle. On cesse de vivre avec son modèle. Aux endroits les plus sublimes, on cesse de le sentir; aux endroits les plus clairs, on ne le comprend plus; les mots eux-mêmes qui, si souvent, trouvent leur explication dans le contexte, refusent de donner leur sens; et cessant d’être averti par cette intuition vive qui ranime incessamment l'attention, on prête à l’écrivain des intentions qu’il n’eut jamais et jusqu’à des contre-sens. Le traducteur libéral, associé parla sympathie à son original, uni tout à la fois à la pensée et aux signes de la pensée, ressemble à cet officier suédois, qui, chargé d’un ordre pour un corps d’armée, et remarquant en chemin une nouvelle disposition de l’ennemi, prit sur lui de changer l’ordre dont il était porteur, et au lieu d’une défaite qu’il eût commandée à ses compagnons, leur apporta la victoire. L’interprète littéral n’aperçoit aucun mouvement chez l’ennemi, s’en tient à son ordre et tombe dans les contre-sens, qui sont les défaites des traducteurs  1. » Conformément à cette judicieuse doctrine, Vinet fixe comme suit les devoirs du traducteur : « On ne saurait, dit-il, se prescrire d’une manière absolue de rendre identiquement le style d’un auteur, excepté dans les cas toujours bien rares, où les deux langues offrent les mêmes moyens... Peut-être, le vrai système consisterait à se dire : Si l’auteur que je traduis, pensant comme il pensait, avait dû se servir de ma langue; ou plutôt, si ma langue avait été la sienne, comment aurait-il rendu ce fait, celte idée, ce sentiment? Je pense que cette méthode est la meilleure pour s’identifier avec l’auteur original et pour le traduire, c’est-à-dire, pour le transporter tout entier, tout vivant, dans une langue étrangère 1. » C’est, en d’autres termes, le principe adopté dernièrement par un très-habile écrivain, M. Lazard Wogue. « Traduire un auteur, dit-il, c’est le faire parler comme il eût parlé lui-même, s'il se fût exprimé dans la langue de son traducteur 2. »

1 Études sur la litt. franç. au XIXe siècle, tom, i, p. 508,

1 Le Semeur. Tome VI, p. 67.

2 Le Pentateuque, traduction nouvelle, 1860, p. xxxii.

D’après Bitaubé, la règle prescrite aux traducteurs d’écrire comme si l’auteur eût écrit dans la langue des traducteurs, n’est pas pour eux d’un grand secours et peut même quelquefois les égarer. « On ferait mieux, dit-il, de leur imposer, au contraire, la règle d’écrire comme ils eussent fait à la place et dans le siècle de leur auteur 3. »

3 Réflexions sur la traduction des poètes.

Que l’on admette l’une ou l’autre règle, ce principe demeure, que la traduction est, non un mécanisme, mais un art et, comme l’a dit de La Harpe, une lutte de style et une rivalité de génie. Elle doit être accommodée au public auquel on la destine : elle doit, par conséquent, être intelligente et libre. Celle liberté n’est pas le caprice; c’est la permission de faire des hypothèses sur le sens de l’auteur que l’on traduit, sous la condition expresse, que l’examen minutieux de la lettre confirme ces suppositions; en d’autres termes, que l’hypothèse rende raison des moindres détails du texte. Il faudra donc que le traducteur des saintes Écritures soit non-seulement philologue érudit, mais encore grand penseur et, en même temps, grand écrivain, puisqu’il est appelé à exprimer avec la concision et la majesté convenable, non les mots, mais le sens, tout le sens et rien que le sens de l’original sacré.

Nous citerons, à l’appui de celte opinion, le jugement énoncé par M. Aug. Bost dans l’Espérance du 14 décembre 1858 : « Une traduction de la Bible semble au premier abord, dit-il, et c’est beaucoup trop le point de vue d’un protestantisme exclusif et superficiel, le commencement de toute science théologique, la source de tout dogme, la tâche la plus facile et la plus élémentaire. En réalité, c’est le couronnement de la science et le dernier mot de la théologie. Après un travail opiniâtre de la pensée chrétienne, après un mouvement spirituel dans l'Église, paraissent les grandes traductions de saint Jérôme, de la Vulgate et du XVIe siècle, traductions qui résument une révolution et qui prennent force de loi pour la généralité des esprits, jusqu’à ce qu’une ère nouvelle se signale par des besoins nouveaux. Nous sommes donc porté à considérer comme un peu illusoire cette impartialité que recherchent les traducteurs de la Bible, quand ils disent avec M. Rilliet : « Nous nous sommes proposé de distinguer soigneusement l’œuvre du traducteur de celle de l’exégète, « à plus forte raison de celle du théologien. » Y a-t-il donc une version qui échappe à la nécessité d’être un commentaire? Et de même que dans les sciences naturelles, une intuition de l’esprit précède toujours les expériences vraiment fécondes, tellement que l’âme retrouve ses conceptions dans le livre de la nature qu’elle interroge; de même, il est impossible d’aborder sans parti pris le livre qui nous révèle Dieu et l’ordre moral. »

Si la traduction, dégagée des langes du littéralisme, nous fournit, dans sa plénitude, la pensée de l’original, que peut-on exiger de plus? Ce principe même sera la sauvegarde du traducteur contre les abus du principe de l'accommodation. S’il s’agit, par exemple, de traduire l’expression andres (grec) placée en tête d’un discours, il évitera le terme de Messieurs adopté par certains traducteurs ; car celui qui l’emploie se subordonne en quelque sorte à ceux auxquels il l’adresse, tandis que le terme grec n’implique point une idée de subordination. D’autre part, le mot de hommes employé comme interpellation, serait d’une rusticité non moins étrangère à l’antiquité classique. Le traducteur évitera l’un et l’autre écueil, en se bornant à traduire le terme qui d’habitude suit le mot en question : « Frères, que ferons-nous? Israélites, écoutez ces paroles! Act. II, 37, 22. » La tournure Hommes frères, Hommes Israelites, conservée dans nos versions, alourdit le style sans bénéfice pour l’idée. Tel mot aussi peut appartenir au style noble dans la langue originale et paraître trivial dans notre idiome. En ce cas, le littéralisme serait une perfidie. Si, par exemple, le poète latin dit du Vésuve eructat, c’est par vomit qu’il faudra traduire, expression aussi élevée en français, dans le style figuré, qu’ignoble dans le latin. Nos versions reçues méconnaissent habituellement cette règle. Elles font prophétiser à Ésaïe que les rois et les princesses lécheront les pieds de Sion 1. De Saci a traduit avec plus de goût, ils baiseront la poussière de vos pieds, et M. Perret a rencontré la même expression. Ces deux traducteurs ont été guidés l’un vers l’autre par le même principe de vraie fidélité.

1 Esaïe XLIX, 23.

L’illustre J.-J. Hottinger fixe certains cas dans lesquels le traducteur des saintes Écritures doit, à tout prix, rendre la lettre de l’original; c’est en particulier lorsqu’aucune expression moderne ne saurait donner une idée tant soit peu exacte de ce qu’a voulu désigner l’auteur sacré; ou encore, lorsqu’il y a doute sur le vrai sens d’un mot, ou d’une phrase. Ces cas exceptés, le devoir d’un bon traducteur est d’abandonner le mot à mot, partout où il serait contraire au génie de la langue dans laquelle on traduit.

Cette méthode fut celle que suivit Luther et qu’il expose lui-même familièrement dans une lettre adressée à Spalatin :

« J’ai pris à tâche, dit-il, de parler allemand et non grec, ni latin. Or, pour parler allemand, ce ne sont pas les textes de la langue latine qu’il faut interroger. La femme dans son ménage, les enfants dans leurs jeux, le bourgeois sur la place publique : voilà les docteurs qu’il faut consulter; c’est de leur bouche qu’il faut apprendre comment on parle, comment on interprète. Ainsi, ils vous comprendront et ils sauront que vous parlez leur langue 1

1 Lettre du 14 juin 1528.

On a dit que pour bien traduire, il fallait d’abord s’attacher à reproduire la lettre; puis, la corriger selon les lois de l’accommodation. Pour nous, préoccupé des besoins intellectuels et moraux des lecteurs dont la satisfaction est le vrai but de l’œuvre, nous ne nous appliquerions, en tout premier lieu, qu’à rendre la pensée de l’auteur dans un langage uni et, de prime abord, intelligible; sauf à rétablir ensuite le mot à mot partout où la clarté n’en souffrirait pas.

Nous sommes loin de prétendre qu’une traduction exécutée d’après cette méthode, satisferait à toutes les exigences. Quelque système qu’on suive, jamais on n’exprimera toutes les nuances et toute la saveur de l’original. On doit appliquer à fortiori aux écrits inspirés la thèse soutenue avec succès par le classique Dussault, relativement aux auteurs profanes qu’il déclarait intraduisibles. « Rester plus ou moins loin, plus ou moins au-dessous des grands modèles de l’antiquité, telle est, dit-il, la destinée de tous les traducteurs : cette triste nécessité est même si bien reconnue, que les plus fiers n’ont pas la prétention d’y échapper; c’est un joug de fer sous lequel plient et s’abaissent avec résignation les têtes les plus superbes ; vouloir le secouer serait une preuve de peu d’esprit, de goût et de jugement. Quand on sent les beautés des chefs-d’œuvre antiques, comme on doit les sentir, on désespère de les rendre ; quiconque se promettrait de les égaler, serait par là-même un mauvais traducteur. Le plus sage est celui qui les apprécie le mieux; le plus heureux, celui qui les défigure le moins  1. »

1 Annales littéraires. Tome IV, p. 583.

« Heureux est-on, dit M. Perret, quand la traduction fait soupçonner l’excellence du modèle. »

Mais, parvînt-elle à contenter les littérateurs, la traduction de la Bible, dont nous parlons, ne réaliserait point encore l’idéal de la Bible populaire que nous avons en vue. Elle aurait beau être accommodée au génie du peuple auquel on la destine, elle manquerait encore de ce que M. Wogue appelle à bon droit « le complément obligé d’une version de la Bible; » nous voulons parler des notes et secours indispensables à tout homme illettré. Cette lacune se fait gravement sentir dans les éditions répandues jusqu’ici par le moyen du colportage; elles sont faites au mépris de l’axiome, qu’on doit parler le langage de ceux auxquels on s’adresse; elles supposent chez leurs lecteurs une culture littéraire et une connaissance de l’antiquité qui leur fait généralement défaut, surtout parmi les catholiques romains. Le bon marché du volume, une reliure élégante, les interdictions des prêtres peuvent provoquer l’achat de nombreux exemplaires; mais ces volumes, obscurs dans plusieurs de leurs parties, risquent fort d’être oubliés sur la tablette dont ils feront l’inutile ornement. Quoi d’étonnant? Les livres de la Bible étaient primitivement destinés à des Juifs; ou, ce qui revient à peu près au même, à des Églises dont le noyau était formé d’Israélites. La traduction la plus moderne mettra dans la bouche de l’écrivain sacré un langage compréhensible jusqu’à un certain point pour des Juifs modernes, mais incompréhensible pour ceux qui ne sont pas au fait de l’histoire et des mœurs de l’ancien peuple de Dieu. Ensuite, il est bien des usages orientaux dont les Juifs de nos jours ont eux-mêmes perdu le sens. Les associations d’idées ont singulièrement changé depuis dix-huit siècles. Pour comprendre le Nouveau Testament, il est indispensable d’être initié à l'Ancien. Il faut posséder les antiquités hébraïques. Si, comme il arrive le plus souvent, cette connaissance manque, le devoir de ceux qui distribuent la Parole de Dieu est de la mettre à la portée des lecteurs au moyen de notes et d’éclaircissements.

Cette obligation est si évidente pour les esprits non prévenus, qu’elle s’est imposée d’elle-même aux plus anciens traducteurs. Lefèvre a supprimé les gloses qui faisaient corps avec le texte ; mais il les a remplacées par des notes marginales qui ont pris plus d’extension encore dans la Bible d’Olivétan. La mode s’en continua très-longtemps après lui. Les éditions princeps d’Ostervald et de Martin sont, elles aussi, accompagnées de notes et secours divers. « L’on a ajouté à la fin de l’édition de Conrad Badius, dit Richard Simon, un petit dictionnaire intitulé : « Recueil d'Arguments et manières de parler difficiles du Nouveau Testament, avec « leur déclaration. » Il serait à désirer qu’on n’imprimât aucune version de l'Écriture en langue vulgaire, sans ces sortes de dictionnaires qu’on pourrait étendre davantage 1. »

1 Hist. crit. des Vers, du N. T. Chap. xxix.

Enfin, il ne s’imprime pas de traduction d’un auteur quelconque de l’antiquité, qui ne soit accompagnée d’explications plus ou moins nombreuses, alors même que ces traductions sont destinées à des lecteurs instruits. Il y a plus, certains auteurs français, La Bruyère ou Boileau, par exemple, renferment mainte allusion qui nécessite quelque éclaircissement, même pour le lecteur indigène, à plus forte raison pour l’étranger; et l’on s’imaginerait que le premier venu comprendra un volume écrit il y a des milliers d’années, dans une contrée et pour un peuple si différents des nôtres!

C’était là cependant le préjugé qui avait cours lors de la fondation des Sociétés bibliques. M. le professeur Perret-Gentil nous racontait que faisant visite, à cette époque, à une dame qui partageait cette opinion, il crut devoir la rendre attentive à l’urgence de certaines notions scientifiques pour une saine intelligence des Écritures; mais il ne parvenait pas à la convaincre. — Pour moi, disait-elle, toutes les obscurités de la Bible se trouvent éclaircies par le Saint-Esprit. — En ce cas, lui répondit son interlocuteur, voici le verset 16e du chapitre iv de l’épitre aux Ephésiens : veuillez m’en fournir l’explication. — La dame se retira pour réfléchir, mais elle ne reparut pas. Peut-être aura-t-elle compris que les révélations du Saint-Esprit ne sont point destinées à favoriser la paresse de ceux qui refusent de puiser aux sources naturelles de l’instruction, la science qui leur manque.

Qu’on nous comprenne, ce ne sont pas des commentaires que nous réclamons, mais de simples notes archéologiques et critiques et, çà et là peut-être, une paraphrase judicieuse. Il nous semble qu’il y aurait moyen d’obtenir ce résultat sans troubler l’union des diverses dénominations de chrétiens représentées dans les Sociétés bibliques. Il est un domaine de faits communs pour les protestants, les catholiques et les Juifs eux-mêmes. C’est dans ce domaine-là qu’il s’agirait de puiser.

On se fait illusion en croyant donner la Parole de Dieu tout entière, lorsqu’elle est dépourvue des secours qui devraient l’accompagner. Ceux, en effet, qui ont écrit ce divin livre ont supposé présentes dans l’esprit de leurs lecteurs des notions que chacun ne possède pas aujourd’hui. Quand, par exemple, Jésus veut donner à ses disciples une idée de la promptitude avec laquelle ils devront tout quitter pour échapper à la ruine de Jérusalem : « Que celui, dit-il, qui sera sur le toit n’en descende pas pour prendre quoi que ce soit dans sa maison 1 », une double explication est nécessaire; le lecteur devra être informé que les Orientaux passent volontiers une partie de leurs journées sur leurs toits en plates-formes et, ensuite, qu’il y avait moyen de s’enfuir, en descendant l’escalier extérieur, sans rentrer dans la maison. De même, lorsque, dans le chapitre suivant, Jésus raconte la parabole des noces 2, il parle d’un homme qui, pour n’avoir pas revêtu le costume de la circonstance, fut ignominieusement jeté hors du banquet; ce détail paraîtra nécessairement odieux, car l’invité étant un habitué des carrefours, comment exiger de lui ce qu’il ne pouvait pas posséder? Le scandale cesse, dès que l’on est informé, par le moyen d’une note, que l’habit de noces était libéralement offert par le convocateur de la fête à tous ses convives; c’est, au lieu d’une pierre d’achoppement, une belle image de la justice gratuite du Christ.

1 Matthieu xxiv, 17.

2 Matthieu xxv.

Il n’est pas jusqu’au titre même du volume qui ne dût être expliqué. Ce mot de Testament rend imparfaitement le terme de l’original. Nous ne disons pas qu’il faille le remplacer par ceux d'Alliance ou de Contrat, qui ne seraient pas non plus tout à fait exacts, mais un éclaircissement est nécessaire.

On traduit habituellement πεπραμένος υπο την αμαρτίαν par vendu au péché 1. L’original exprime davantage, υπο n’est pas rendu. Si l’on craint d’user de périphrase dans le texte, on devra introduire en note une paraphrase telle que celle-ci : tenu sous la servitude du péché. Le péché est ici personnifié comme un maître dur, qui tyrannise les esclaves qu’il a acquis par des concessions criminelles.

1 Rom. vii, 14.

Si, en distribuant des Bibles dépourvues des éclaircissements qu’elles réclament, on s’est flatté de trouver grâce devant les autorités catholiques romaines, on a manqué son but; on ne voit pas que la méfiance du prêtre à l’endroit des Bibles protestantes, ait le moins du monde diminué. Ces Bibles sont toujours sous le poids d’une accusation sommaire de mutilation, de falsification dans les textes ; et les Sociétés bibliques ont été contraintes de recourir à la version moins exacte de Saci, pour leurs distributions parmi les catholiques. De même, si l’on s’est flatté d’être mieux accueilli du peuple en ne lui distribuant que le texte de la Bible, on ne s’est pas moins trompé; le peuple ne respecte plus guère aujourd'hui que ce dont la respectabilité lui est prouvée. Il fut un temps où l’obscurité même de ce qui passait pour sacré était un titre à la vénération des hommes; ce temps est passé. Si, à cette heure, offrant la Bible au peuple, vous ne mettez pas en œuvre les témoignages de son authenticité, il vous répondra que le papier subit tout ce qu’on imprime. La clarté, la logique d’un enseignement est pour lui la preuve indispensable de sa crédibilité. Voulons-nous qu’il croie à la Bible, n’épargnons rien pour la rendre compréhensible.

Tel est aussi notre plus ardent désir, répondent plusieurs voix ; mais ces éclaircissements se trouvent dans des ouvrages spéciaux que le lecteur de la Bible peut consulter. Nous répugnons à joindre, dans un même volume, la parole de l’homme à celle de Dieu ; cela aurait l’air de les mettre au même rang.

Nous respectons les sentiments qui dictent ces objections, mais elles n’ébranlent pas notre conviction. Dès qu’il est reconnu que certaines explications sont indispensables pour l'intelligence de la Bible, pourquoi détacher du volume sacré un accessoire sans lequel il serait, en maint passage, incompris? — Pour ne pas mettre la parole de Dieu et celle de l’homme sur la même ligne. — Brûlons donc tous les commentaires. Renonçons aussi à prendre la parole de Dieu pour texte de nos discours religieux, ou proscrivons ces discours eux-mêmes. Ceci nous rappelle le grief d’un certain disciple de Lardon contre les Paroles et Textes des frères de l'Unité. On sait qu’après chaque passage de la Bible, on trouve dans ce recueil un verset de cantique ; ce verset ajouté semblait au bon lardonniste une sorte de profanation.

« Parlez-vous dans vos assemblées?— lui dit-on. — Eh, sans doute. — Et vous lisez d’abord un chapitre de la Parole de Dieu? — Il va sans dire. — Si l’on imprimait votre discours, en serait-il plus mauvais? — Evidemment non. — En ce cas, votre objection contre le recueil morave doit tomber; car, vous aussi, vous joignez la parole de l’homme à celle de Dieu. » — Il nous semble que des notes ajoutées à la sainte Écriture en caractères plus petits et plus humbles que ceux du texte, loin de nuire à celui-ci, en feraient au contraire ressortir l’autorité. Encore une fois, prétendons-nous être de plus zélés protestants que nos pères ; et la Bible de Des Marets, annotée par la plus rigide orthodoxie, n’est-elle pas encore là pour condamner nos craintes presque superstitieuses? On parle de manuels indépendants où l’on peut trouver les explications nécessaires; mais on oublie que les dix-neuf vingtièmes des populations, au sein desquelles on répand la Bible, ignorent le chemin de nos librairies religieuses; que l’emploi de manuels suppose déjà une certaine culture ; que, pour se les procurer, il faudrait premièrement savoir qu’ils existent ; que le peuple les ignore, parce qu’il ne connaît guère en fait de livres que ceux qu’on lui met entre les mains. Alors même que le colporteur aurait pour instruction de joindre un manuel de ce genre à chacun des exemplaires de la Bible vendus par lui, le but ne serait qu’imparfaitement atteint; car le peuple est aussi paresseux, dans le domaine littéraire, qu’il est ignorant et, à moins d’un réveil religieux, il ne se donnera pas la peine de chercher dans d’autres livres, comme font les savants, un éclaircissement qui serait le bienvenu dans le volume qui l’exige.

Aux jours du Réveil, il y a quelque quarante ans, une dame se présenta chez un de nos libraires, en demandant la Bible. Il n’y avait en magasin qu’un ancien fonds de Bibles d’Ostervald, avec Arguments et Réflexions. Le Réveil ne goûtait plus ces Bibles là. — Je voudrais une Bible sans Réflexions, dit la visiteuse. — Une Bible sans Réflexions, nous n’en vendons point, réplique la marchande et , pour ma part, j’aimerais autant rien qu’une Bible sans réflexions! Le concile de Trente va plus loin. A son gré, la Bible, sans les annotations convenables, fera plus de mal que de bien. Pour nous, nous croyons simplement que les Bibles sans notes ni commentaires feront moins de bien que des Bibles sobrement annotées. Et nous ajouterons que nous avons eu beau parcourir les écrits d’Owen, de Stapfer et de M. de Félice qui, tous trois, ont pris à tâche de défendre les statuts des Sociétés bibliques à cet égard, nous n’y avons rien trouvé qui nous fit changer de manière de voir.

Sans tant discuter, qu’on se mette à la place des masses ignorantes auxquelles on propose la lecture de la Bible. Nous qui, dés l’enfance, n’avons pas cessé d’étudier les Écritures et qui, chaque fois que nous les entendons lire, pouvons puiser dans le commentaire vivant de nos souvenirs les explications qu’elles réclament, nous ne laissons pas que de nous entourer de secours de toute espèce. Nos bibliothèques sont remplies de commentaires allemands ou latins, de grammaires, de dictionnaires spéciaux. Encore, n’est-ce pas sans une sérieuse application de notre esprit, que nous parvenons à découvrir le fil conducteur de l’Épître aux Romains, par exemple, ou la pensée mère du livre de Job. Le peuple, lui, ne possède aucun secours, les facilités lui manquent; et l’on exigerait de lui la lecture assidue d’un livre que nous ne comprenons nous-mêmes qu’imparfaitement, après toute une vie d’étude? Un de nos respectables collègues, faisant, il y a quelque temps, une visite à l’un de ses paroissiens, lui demanda s’il avait chez lui l’usage du culte domestique. — « Hélas ! répondit le pauvre homme, nous avions commencé à lire, chaque jour, un chapitre de la Bible, mais nous en sommes restés au livre du Lévitique. » — Ce livre, on le conçoit, l’avait arrêté; les explications mêmes qu’on y trouve ont besoin d’éclaircissement. On y apprend, par exemple, que le sicle est de vingt oboles; d’après la version suisse, sa valeur est de vingt guéras 1. Mais qui connaît la valeur de l’obole ou du guéra?

1 Lév. xxvii, 25.

Une innovation à cet égard nous paraît aussi urgente que des améliorations dans le texte de la traduction proprement dite. Non-seulement il y a des termes obscurs qui doivent être expliqués; mais tous les résultats avérés de la science biblique devraient être mis en réquisition pour la publication d’une édition vraiment populaire, qui rendît, autant que faire se pourrait, les livres de la Bible aussi compréhensibles pour chacun aujourd'hui, qu’ils le furent pour les premiers lecteurs ; à peu près aussi compréhensibles que peut l’être actuellement tout autre livre à l’usage du peuple.

La nécessité de ces secours a été reconnue par le révérend écossais, J. Hamilton. « Il y a, dit-il, une géographie de la Bible, une archéologie de la Bible, une histoire naturelle de la Bible; et c’est l’ignorance de ces sciences-là qui rend insipides tant de portions des Écritures. Par exemple, les Actes des Apôtres, lus sans une· carte, s’ils laissent dans le cœur de nombreux enseignements, demeurent pour la mémoire un vrai cahos. Mais si, au lieu de confondre les uns avec les autres les points de départ et d’arrêt; si, au lieu de mettre Corinthe et Colosses, Athènes et Antioche, à côté les unes des autres, dans un confus pêle-mêle, la route de l’apôtre se présente dans toute sa clarté géographique, non-seulement il sera hautement intéressant de le suivre de lieu en lieu, et de s’arrêter avec lui aux diverses stations où l’Évangile fut semé ; mais cela animera aussi par une illustration matérielle, votre lecture des Épîtres. Vous aurez, en effet, devant les yeux, les localités où vivaient les chrétiens de Rome, de Corinthe, de Philippe ou de Thessalonique, premières âmes arrachées au paganisme européen ; et les circonstances diverses au milieu desquelles furent formées les Églises demi-grecques, demi-juives, de Galatie, d’Éphèse, de Colosses, formeront dans votre mémoire, un cadre naturel aux exhortations spéciales que leur adresse l’apôtre 1. »

1 Le divin guide du voyageur, par le Rév. J. Hamilton, traduction libre de l’anglais par Gabriel Naville, p. 163. — Nous venons d'apprendre avec regret la mort du traducteur.

Une carte de Terre-Sainte et celle du monde ancien devraient donc être placées en tête de l’édition que nous avons en vue. Nous voudrions y voir également, sous une forme succincte, tout ce qui peut faire aimer la Bible et relever son authenticité : un traité sur l’excellence et l’autorité des Écritures, — une histoire sommaire du texte sacré et des versions qui en ont été faites, — une chronologie biblique, — un traité des antiquités hébraïques, — un vocabulaire des mots de l'Écriture qui n’appartiennent pas au langage usuel, — des considérations sur le droit et le devoir qu’a tout homme de lire la Bible, et sur les dispositions que réclame cette lecture, — puis, quelques directions pour le culte domestique. Ce n’est pas tout. Nous voudrions, en outre, voir une introduction au commencement de chaque livre, et un sommaire en tête de chaque chapitre. Le texte serait divisé en péricopes; l’ancienne division des chapitres et des versets, reléguée à l’une des marges. On trouverait à l’autre marge, l'indication des passages parallèles. Au lieu de consacrer les caractères italiques à l’impression des mots sous-entendus dans l’original, on s’en servirait, comme dans tous les autres livres, pour les expressions en relief et pour les citations, à moins que des guillemets ne suffisent pour ces dernières 1. Les livres apocryphes, placés anciennement entre l'Ancien et le Nouveau Testament, comblaient en quelque sorte la lacune de cinq siècles, qui sépare Esdras et Malachie de Jésus-Christ; cette lacune serait remplie avec moins d’inconvénient par un aperçu historique sur le sujet. A la fin du volume, figureraient une table des principales doctrines de l'Écriture avec renvoi aux loci classici; et, pour couronner le tout, une table générale par ordre alphabétique, ou répertoire des explications fournies, soit dans les notes, soit dans les pièces préliminaires.

1 Si l'on jugeait à propos de distinguer par un type spécial ce qui était sous-entendu dans l'original, sans pouvoir l'être dans nos langues plus analytiques, il serait préférable de recourir au caractère espacé.

Grâce à celte table, le possesseur de la Bible en question se trouverait avoir entre les mains une sorte d’encyclopédie biblique.

Mais, dira-t-on, une semblable publication serait bien longue, bien volumineuse, bien coûteuse. Beaucoup moins qu’on ne se l’imagine. L’ouvrage existe, il n’y a qu’à le traduire. La Société des Traités religieux de Londres vient de faire paraître en anglais cette précieuse Bible populaire, sous une forme à peu près identique à celle que nous rêvions, des années avant qu’elle sortît de presse. Elle porte le nom de « Annotated Paragraph Bible. » Des coupures naturelles y remplacent l’ancienne division par chapitres et par versets. C’est un volume grand in-8°, de moins de quinze cents pages, beaucoup moins considérable que beaucoup de nos Bibles usuelles. L’impression est compacte, mais ne laisse rien à désirer sous le rapport de la netteté qui est parfaite. Le patronage de la Société qui l’a publié, l’accueil très-favorable qu’il a reçu de la presse religieuse, tant en Angleterre qu’en Amérique, sont de suffisantes garanties de l'excellent esprit qui a présidé à sa rédaction. Enfin, une lettre de la Société des Traités religieux de Londres nous donne l’assurance que, non-seulement cette Société autoriserait, mais qu’elle seconderait, le cas échéant, la traduction qu’une société continentale entreprendrait de cette Bible. Prenant en considération une demande que nous eûmes l’honneur de lui adresser à ce sujet, dans le mois de septembre 1861, la Société de Londres chargea son secrétaire de nous informer qu’elle avait résolu de solliciter {urging} la Société des livres religieux de Toulouse de mettre la main à l’œuvre, et qu’elle lui avait en même temps donné l’assurance de sa coopération.

Nous écrivîmes aussitôt à l’honorable Société de Toulouse, dans le but de faire ressortir autant que possible, à ses yeux, l’opportunité de cette entreprise. Nous citons ici un fragment de notre lettre qui expose succinctement les considérations déjà présentées :

« Quand on se met à la place des catholiques romains lisant, pour la première fois de leur vie, nos saints livres, que de pages obscures pour eux! puisque nous-mêmes, qui étudions ces mêmes livres dès notre plus tendre enfance, nous nous y trouvons encore fréquemment embarrassés. Si nous éprouvons le besoin de commentaires, que doit-il en être du pauvre peuple? Il peut être tenté d’abandonner la lecture de la Parole de Dieu, ou, du moins, de notables portions de cette Parole, vu l’ennui qu’engendre bien vite ce qu’on ne comprend pas. Tout en respectant l’œuvre des Sociétés bibliques qui livrent l’Écriture sainte, autant qu’il est en elles, pures de tout alliage humain, ne doit-on pas compléter cette œuvre ; faire pour la Bible ce qu’on fait pour tout livre de l’antiquité, l’accompagner de remarques qui initient à des mœurs et à des circonstances qui ne sont plus les nôtres, s’efforcer, en un mot, de rendre ce précieux livre aussi intelligible pour les gens du peuple au XIXe siècle, qu’il put l’être jadis pour ses premiers lecteurs?

Il n’est pas question ici d’un commentaire dogmatique, ni même parénétique, auquel le Saint-Esprit supplée, au besoin, dans le cœur du fidèle ; ce qui me semble urgent, c’est un commentaire historique, géographiquc, ethnographique et critique; toutes notions que le Saint-Esprit ne fournit pas, parce qu’elles nous sont transmises, par le canal naturel de la tradition.

« L'Annotated Paragraph Bible a réuni en Angleterre les suffrages d’un grand nombre d’hommes compétents; peut-être serait-elle accueillie avec non moins d’empressement, peut-être rendrait-elle de plus éminents services encore, en France, en Belgique, au Canada, dans le canton de Fribourg, en Valais et dans le Porrentruy, pays essentiellement catholiques romains, où les connaissances scripturaires sont peu répandues.

« Ce sont les simples fidèles, ce sont surtout les catholiques romains des vastes contrées où la Bible a été répandue par les colporteurs, sans qu’il s’y trouvât ni pasteurs, ni évangélistes pour l'expliquer, ce sont ces lecteurs-là que nous devons avoir spécialement en vue. Pour faciliter l’intelligence du volume sacré, on placerait chez le mieux qualifié de chaque commune un exemplaire de l'Annotated Paragraph Bible, traduite en français. La maison du dépositaire serait comme un centre lumineux pour tout lecteur de la Bible en quête d’explications dans la même localité 1

1 « Ces dernières lignes sont de la même époque que les précédentes, fin d’octobre 1861; mais elles sont tirées de notre réponse à G. Henry Davis, secrétaire de la Société de Londres.

La Société de Toulouse nous répondit à la date du 1er novembre, « qu’elle eût été heureuse d’ajouter à sa collection un ouvrage si excellent et si utile à tant de titres; mais les circonstances actuelles ne lui permettaient pas d’entreprendre des travaux de longue haleine et d’une révision si délicate, deux de ses membres les plus actifs étant malades depuis plusieurs mois et incapables de tout travail; elle regrettait donc de ne pouvoir concourir à une œuvre qui excitait d’ailleurs toutes ses sympathies. »

L’état des choses n’a malheureusement pas changé dès lors. Nous avons salué avec satisfaction l’apparition du commentaire de M. E. Arnaud sur le Nouveau Testament. Toutefois, celte publication est bien différente de celle dont il est ici question. Nos vœux sont à la fois plus modestes et moins restreints. On possédait déjà des commentaires sur le Nouveau Testament, notamment celui de MM. Bonnet et Baup; ce qui manque absolument, c’est une Bible annotée, c’est un Ancien Testament surtout, mis à la portée des simples.

Nous touchons au terme de la tâche que nous nous étions imposée. Nous sommes remontés à l’origine de nos versions reçues; nous nous sommes enquis des circonstances dans lesquelles elles ont vu le jour; puis, nous les avons jugées ; enfin, nous avons vu ce qu’il reste à faire pour que les populations de langue française possèdent l’équivalent le plus parfait possible des écrits sacrés. Nous avons cherché à résoudre la triple question qui s’était naturellement présentée à notre esprit et à laquelle ont répondu les trois parties de celle étude. Nous n’avons plus qu’à nous résumer et à conclure.

 

RÉSUMÉ ET CONCLUSIONS.

 

Ainsi a parlé l’Eternel des armées, en disant : Ce peuple-ci a dit : Le temps n’est pas encore venu, le temps de rebâtir la maison de l’Eternel. C’est pourquoi la parole de l’Eternel a été adressée par le moyen d’Aggée le prophète, en disant : Est-il temps pour vous d’habiter dans vos maisons lambrissées, pendant que cette maison demeure désolée?

Aggée, 1,2-4.

 

Laudatur et alget.

JUVéNAL,

 

Le salut des âmes en péril : tel nous paraît être le but, seul digne de l’activité du chrétien sur la terre. Tendre à ce but, c’est marcher sur les traces de Jésus, le Sauveur; c’est imiter l’homme parfait.

Il a plu à Dieu de sauver les pécheurs par la prédication. Jésus a prêché par sa doctrine, par sa vie et par sa mort. Cette prédication, c’est l'Évangile.

A ce titre, les Sociétés bibliques figurent, en première ligne, parmi les institutions que le chrétien entoure de sa considération et de sa sollicitude.

« Nous n’avons contre l’esprit d’erreur qui règne dans le temps présent aucune autre arme que l’épée de l'Esprit, qui est la Parole de Dieu. » — Cette parole est extraite du discours prononcé dans le dernier Kirchentag du Brandebourg, par le professeur Beyschlag de Halle. — « Mais, ajoutait-il, il ne faut pas que celle épée soit rouillée. Elle doit, pour pénétrer, être brillante et bien aiguisée 1. »

1 Chrétien évangélique, du 16 février 1863.

Tel n’est malheureusement pas le cas de nos versions reçues : elles ont besoin d’être comme fourbies sur nouveaux frais. C’est l’opinion de M. Bastie, qui a déclaré une nouvelle version éminemment désirable; de M. Matter qui, depuis trente ans, envisage ce même sujet comme le plus sérieux de nos intérêts religieux ; c’est l’opinion enfin, de l’universalité des protestants de langue française. Pour nous, profondément pénétré de l’importance capitale de la question, nous nous sommes volontiers assujetti à tout le labeur nécessaire pour asseoir solidement noire jugement à cet égard. Jésus lui-même n’a-t-il pas attesté que le fidèle trouve dans l’Écriture les garanties d’une vie éternelle et bienheureuse? Comment, dès lors, ne ferions-nous pas tout pour faciliter cette étude, pour débarrasser la voie qui conduit à Christ?

Cette voie, nous devons le dire, nous l’avons trouvée passablement obstruée ; nos versions reçues laissent beaucoup à désirer. Cependant, mieux vaut encore un chemin raboteux et sûr qu’un chemin uni dont on ne connaît pas exactement la direction. Quelle que soit la valeur des versions nouvellement proposées, les Sociétés bibliques craindront, à bon droit, de leur donner immédiatement leur aveu. Ces versions sont, ou bien en état de suspicion, ou dépourvues encore de la sanction du temps et de l’expérience. A peine en a-t-on fait l’examen dans quelques articles de journaux. Ce sont des travaux individuels, offrant à certains égards, moins de garanties qu’une œuvre collective telle que notre version reçue, qui n’est que l’ancien texte adopté par les pasteurs et les professeurs de Genève, et révisé en dernier lieu par Ostervald. Ostervald et Martin ont lentement conquis la position qu’ils occupent à cette heure, leurs après-venants auront leur tour; nous doutons même que ces derniers éprouvent toute l’impatience de leurs partisans. Nos anciennes versions ont subi l’épreuve, on a eu tout le loisir d’éplucher les défauts et les imperfections que leur grand âge fait ressortir; mais on ne saurait leur dénier des qualités solides et, somme toute, elles inspirent une sécurité que ne donne point encore la nouveauté de leurs cadettes.

Nous comprenons donc les scrupules des timides, nous les partageons jusqu’à un certain point. Nous redouterions le brusque avènement d’une traduction insuffisamment accréditée; mais nous craindrions bien plus encore un absolu statu quo. Nos versions usuelles sont d’origine vulgatique, elles sont collées à la lettre; peut-être ces défauts ont-ils présenté des avantages au début ; peut-être, ou plutôt, il est certain que, sans le secours de la Vulgate, nos premières traductions françaises, jusques et y compris Lefèvre et Olivétan, n’auraient pu voir le jour; tout au moins, auraient-elles dû paraître beaucoup plus tard et, sans doute, criblées de fautes bien plus nombreuses et bien plus lourdes que celles que la Vulgate leur a transmises, vu l’ignorance où l’on était alors des langues originales. La Vulgate lit l’office d’un pont, et nous y reconnaissons une direction de la Providence; comme aussi la longue suprématie du littéralisme, véritable lisière de la Réforme à ses débuts, a eu sa raison d’être ; les principes rigides des Sociétés bibliques également. L’idée de ne répandre que la parole de Dieu a gagné et réuni beaucoup d’esprits, qui ne se seraient jamais entendus peut-être si, de prime abord , il eût fallu discuter la question de savoir quel commentateur anglican, presbytérien ou baptiste l’on adopterait.

On a marché dès lors. L'Annotated Paragraph Bible de la Société des Traités religieux de Londres est là avec ses annotations, pour prouver qu’il y a pour les chrétiens de toute dénomination un moyen de s’entendre sur le domaine de l'interprétation des Écritures. Il suffît pour cela de n’enregistrer que les faits définitivement admis par tous les bords. La généralisation de cette méthode serait un progrès marqué, une conquête, le gage d’un réveil biblique au sein de populations qui, jusqu’ici, ont fait peu de cas d’un trésor dont elles n’avaient pas la clef.

L’introduction de notes permettrait au traducteur d’être clair sans périphrase, et son œuvre y gagnerait en exactitude. Nos versions reçues, craignant d’être incomprises, ont souvent désigné sous les termes génériques de pièces ou de mesures, les monnaies et les mesures spécifiques de capacité citées dans la Bible : les quinze métrètes dont parle saint Jean dans l'histoire du miracle de Cana, les deux leptes de la pauvre veuve mentionnée par saint Marc et par saint Luc. Il ne serait pas sans intérêt de faire remarquer que chacun des six vases dont Jésus changea le contenu en vin, contenait environ cent de nos litres, et que ces six bassins étaient en quelque sorte le présent de noces, gracieusement offert par Jésus, tant pour sa propre personne, que pour les cinq disciples qu’il avait amenés avec lui.

Utile en tout pays, une Bible annotée nous parait nécessaire à la France, dont le peuple, très-anciennement civilisé, admirablement doué, souffre, sous le rapport de l’instruction proprement dite, de la tendance obscurantiste de beaucoup de ses conducteurs spirituels. C’est ce que prouve abondamment, chaque année, l’examen que subissent les jeunes conscrits appelés sous les drapeaux. Les Bibles sans aucune note ni commentaire pourraient être réservées pour les savants qui préfèrent souvent, on le sait, le texte pur et simple; et aussi, pour les élèves des écoles du dimanche, comme on fait dans les leçons de géographie des cartes muettes; mais nous voudrions qu’il n’y eût pas de famille au monde, qui ne possédât son exemplaire de la Bible expliquée, telle que nous l’avons décrite.

Quant au texte même de la traduction, « nous savons bien, comme l’a dit M. Rilliet, que la puissance vivifiante de la parole de Dieu est si grande, qu’elle agit même au travers de la méthode la moins propre à rendre efficace la connaissance de la Révélation chrétienne ; mais ce n’est pas un motif pour renoncer à faire mieux 1. »

1 Les livres du Nouveau Testament traduits, pour la première fois, d’après le texte grec le plus ancien, par Albert Hilliet, ancien professeur à l’Académie de Genève. Voir l'Avertissement.

Nous avons vu dans le cours de notre recherche historique, l’important service que rendirent ces deux cents éditions de la Bible si défectueuse de Louvain ; mais aussi combien la refonte opérée par Port-Royal, a élargi le cercle des lecteurs du saint Livre en France! Ce fut après s’être nourri de la traduction excellente de le Maistre de Saci, que Racine composa les deux chefs-d’œuvre de notre langue, Esther en 1689, et Athalie en 1691. L’avouerons-nous, nos versions usuelles sont si peu présentables que, s’il s’agissait pour nous de remettre un exemplaire des saintes Écritures à un catholique lettré, nous croirions devoir lui donner la version souvent partiale de Saci ; car du moins, le volume ne lui tomberait pas des mains, et il trouverait en le lisant toutes les vérités indispensables au salut de son âme. Ceci s’applique surtout à l'Ancien Testament. Nous avons plusieurs fois essayé, par exemple, de découvrir dans nos traductions des Proverbes, une page seulement sans faute de style; nous n’y sommes pas parvenu.

Notre version reçue du Nouveau Testament est elle-même si peu correcte qu’il serait difficile d’y rattacher un commentaire 1. Le peu de commentaires modernes que nous possédons commencent ou finissent tous, si ce n’est par une traduction, du moins par une révision. Cette même version embarrasse aussi les prédicateurs, souvent obligés de renoncer à un texte magnifique dans l’original, mais déformé dans la traduction, dont ils ne sauraient cependant s’écarter sans inconvénient, dans la pratique de leur ministère.

1 Ce Mémoire lu, une commission fut nommée pour l’examen de la question. On pensa qu’il y aurait bien un total de quatre-vingts corrections à proposer pour le Nouveau Testament; mais la commission s’étant mise à l’œuvre, elle a enregistré un demi-millier de modifications de tout genre dans le seul Évangile selon saint Jean.

Il nous tarde de voir adopter l'importante révision de M. Matter fatalement enfouie, pour ainsi dire, depuis bientôt douze ans. Le principe d’une simple révision admis, celle que nous devons à la munificence de nos frères d’Outre-Manche et au zèle patient de M. Matter et de ses collègues, nous semble avoir été accomplie dans les bons principes 1. Les réviseurs paraissent y avoir regardé à deux fois, avant de rien conserver des anciennes versions ; à sept fois, avant d’y rien changer.

1 En maintenant, toutefois, la réserve faite plus haut p. 217.

Mais, nous l’avons dit, nous inclinons à croire qu’il ne suffit pas d’adopter la révision dont il s’agit; mais qu’il faut sérieusement songer à élaborer une version entièrement neuve 2, qui ait en vue, non-seulement les intérêts restreints de notre protestantisme de langue française, mais ceux de la France entière. Nous ne ferons que récapituler les considérations déjà développées, touchant l’origine vulgatique de nos versions reçues et ce fait avéré, qu’avant le Nouveau Testament dit de Lausanne, et la version de M. Perret-Gentil pour l'Ancien Testament, l’œuvre de la traduction de la Bible, des originaux en français, n’a jamais été faite à fond, mais toujours par voie de révisions successives. Or, quiconque nous accordera qu’une traduction est une œuvre d’art, devra convenir que l’unité et l’harmonie de l’ensemble ont dû nécessairement souffrir de ces retouches accumulées les unes sur les autres, par tant d’esprits et de mains différentes. Nous hésitons, dans un pareil sujet, à parler de recrépiment, bien que le mot se présente sous notre plume. Mais, au fond, nous ne portons pas seul la responsabilité d’une manière de voir émise déjà par Beausobre et Lenfant dans la Préface de leur Nouveau Testament de 1718. Cent quarante-cinq années de date ajoutent encore à la valeur des réflexions suivantes :

« Nos versions, disent-ils, ne sont, à proprement parler, que des révisions de révisions.....Si l’on y prend garde, on trouvera dans nos premières versions, un tour beaucoup plus français et plus naturel, un air plus original, à proportion du temps, que dans toutes les versions retouchées. Il est impossible de réparer souvent un vieux édifice, sans qu’il soit en plusieurs endroits irrégulier et disproportionné. »

2 Dans la discussion qui suivit la lecture de ce Mémoire, un de nos collègues raconta comment, sur l’invitation d'une société anglaise, il avait tenté d’infructueux efforts pour réviser certains livres prophétiques de la version d'Ostervald, et comment cet essai l'avait convaincu de la nécessité d'une refonte.

Telle a été aussi, de nos jours, l’opinion de M. Henri de Berlin. « Je préfère, dit-il quelque part dans sa Vie de Calvin, hormis quelques fautes, les antiques versions de la Bible en vieux français à toutes les nouvelles. » Et plusieurs hommes de goût pensent comme lui.

Nous avons relevé plus haut les bons côtés de nos versions; elles l’emportent sur certains travaux plus modernes par leur équilibre, leur modération, leur impartialité, leur modestie ; on y sent revivre en quelque sorte les vertus de ce digne trio de vieillards que nous trouvons aux deux extrémités de la chaîne des traductions françaises de la Bible. Mais toute médaille a son revers; nos versions sont décolorées, elles ont la pâleur et les rides de ceux à qui nous les devons.

Olivétan avait bien introduit dans cette œuvre un élément de fraîcheur et de jeunesse ; mais cette influence fut bientôt amoindrie par son austère cousin de Genève, et cela avec d’autant plus de facilité, qu’Olivétan avait peu mis du sien dans son travail. Ses soixante mille corrections sont plutôt celles d’un érudit que celles d’un homme de goût et d’un penseur.

Comment, en un an ou un an et demi, aurait-il eu le loisir de pénétrer assez dans le génie de la Bible, pour en exprimer toute l’originalité? Il n’eut que juste le temps de faire disparaître les plus grossières erreurs léguées par la Vulgate à la version de Lefèvre.

Enfin, dernier grief, nos versions sont le fruit du littéralisme; et vraiment, nous ne croyons pas que cette méthode soit la plus avantageuse. C’est une méthode puérile qui ne convient plus à notre virilité. Nous croyons que la Bible a été faite pour l’homme et non l’homme pour la Bible; que, par conséquent, il ne suffit pas d’avoir le texte soi-disant pour soi, lorsqu’on traduit, mais que le besoin du lecteur doit aussi être consulté; et qu’il ne suffit pas non plus d’invoquer le grand mot de littéralité pour justifier toutes les bizarreries, tous les non-sens et tous les contre-sens qui naissent de ce système ; que le moment est venu, en un mot, de se préoccuper autant du sens intime du texte et de la clarté de l’expression, qu’on s’est inquiété jusqu’ici de nous transmettre les mots et la lettre. Nous avouons donc que, moyennant certaines restrictions, notre pensée se rencontre sur ce point avec celle de M. Étienne C0querel, lorsqu’il dit :

« Qu’on le sache bien, une révision ne sera jamais qu’un palliatif ; le mal dont nous souffrons est profond ; on aura beau réviser et corriger Ostervald, on n’en fera jamais une bonne version 1... Aujourd’hui, continue M. Coquerel, que la paix est rendue à l'Église réformée de France, elle manquerait à son plus saint devoir et à la glorieuse mission que Dieu lui confie au sein des populations françaises, si elle renonçait, comme on le lui propose, à produire un jour une version de la Bible, digne de la belle langue que nous parlons, digne de la science moderne qui a réalisé tant de progrès, et digne surtout des divines vérités que l'Écriture enseigne et que l'Église a mission de répandre 2. »

1 L'utilité d’une version peut dépendre de la catégorie de lecteurs auxquels elle est destinée. Si M. Coquerel n’avait eu en vue que le colportage parmi les catholiques romains, nous aurions été pleinement d’accord avec lui; mais s’il est question de notre noyau protestant, nous osons soutenir que la version revue d'après les originaux par M. Matter est, quoiqu’on dise M. Coquerel, une bonne version; surtout, si elle subissait les corrections dont il a été parlé plus haut, en tenant compte des variantes.

2 Lien du 11 oct. 1862.

Comme on l’a très-bien dit, si les fautes de nos versions usuelles sont légères, les changements qu’elles nécessitent seront si minimes qu’ils ne sauraient effrayer personne. Si, au contraire, les fautes sont graves, qu’y a-t-il de plus pressant que d’en purger nos textes sacrés ?

Mais encore où trouver le moyen de satisfaire ces besoins maintenant universellement reconnus? Si la France entendait ses véritables intérêts, les premiers corps savants de l'Empire se verraient appelés à la collaboration d’une entreprise d’où dépend le salut et l’avenir d’un peuple. La coopération d’hommes laïques, dont les idées sont moins fixées en matière de dogme, serait une garantie d’impartialité dans l’interprétation philologique des textes. Mais sans caresser plus longtemps ce qui ne serait à cette heure qu’une chimère, voyons les ressources que peut fournir notre protestantisme français.

Paris, à bien des égards, est la ville la mieux qualifiée pour le but que nous avons en vue et, à défaut de Paris, Genève ; seulement, il serait peu sûr d’espérer une entente parfaite entre les personnes compétentes dans l’un ou l’autre de ces centres. Resterait Lausanne; mais on sait que les interprètes les plus capables de cette ville sont déjà engagés dans une entreprise de même nature, à principes exclusifs et étroits. De même, la tendance qui a prévalu dans la Faculté et dans la Revue de Théologie de Strasbourg est trop prononcée, pour que ce journal ou cette faculté deviennent un point de ralliement. La Faculté de Montauban est demeurée sans prendre l’initiative. Où trouverons-nous donc ce centre de science herméneutique que nous avons reconnu nécessaire ?

En attendant, les Sociétés bibliques de France et, avec elles, nos sœurs, les Églises de France, sont dans le trouble et la perplexité. L'Union libérale est décidée à faire prévaloir, dans les troupeaux soumis à son influence, un Nouveau Testament qui n’a été, depuis trente ans, qu’un brandon de discorde. Son plan est celui-ci : Le Nouveau Testament de Genève étant réimprimé 1, plusieurs pasteurs l’adoptant et le mettant en circulation, les Sociétés bibliques auront la main forcée; elles seront contraintes, en vertu même du premier article de leur règlement, de distribuer la nouvelle édition à toutes les Églises qui la leur demanderont.

1 Depuis le jour où ce mémoire «a été lu, le plan indiqué a été suivi de tout point. Le Nouveau Testament de Genève a été imprimé en caractères stéréotypes et répandu, en peu de mois, à deux mille exemplaires. La Société biblique protestante, dans sa séance du 10 avril, a été sollicitée par la majorité de ses membres, d’adopter ce Nouveau Testament pour ses distributions gratuites. Finalement le 13 décembre, les partisans de la révision genevoise se sont prévalus de leur supériorité numérique; une votation décisive est intervenue, et six des membres les plus considérables du comité ont donné leur démission. Maintenant, les journaux annoncent la formation d’une société nouvelle ayant son siège, 2, rue Montmartre, à Paris.

La réalisation de ce plan risquerait de briser un des derniers liens qui réunissent les tendances en lutte au sein de l'Église nationale réformée de France. A défaut de confession de foi, à défaut de discipline, à défaut d’une forte organisation, une Église conserve son unité au moyen de livres symboliques ; une traduction de la Bible est aussi un livre symbolique. L’adoption de traductions à tendances diverses (car quoi qu’on fasse, la tendance des traducteurs se reflète du plus au moins dans leur œuvre) serait le ferment en même temps que le symptôme d’un fâcheux désaccord.

Lorsqu’un citoyen généreux pense qu’il n’y a de salut pour la société que dans un dévouement personnel, il se demande si ce n’est point à lui qu’incomberait le sacrifice. Je ne vois, à cette heure, pour entreprendre l’œuvre dont nul de nous ne saurait nier l’opportunité ni l’urgence, que la société que j’ai l’honneur d’entretenir. Il s’agirait de faire une heureuse diversion au sein des partis, Neuchâtel ne serait-il pas providentiellement désigné pour cette noble entreprise ?

Chez nous, point de parti théologique tranché; mais, sans obscurantisme, l’union dans le mystère de piété. Dans le calme de notre retraite transjurane, en rapport avec la France par la langue, avec l’Allemagne par les études théologiques, avec Genève et l’Angleterre pour le mouvement religieux, notre petit pays ne semble-t-il pas, dans son histoire aussi, avoir une vocation spéciale 1 pour la traduction de la Bible? Cette entente des divers partis sur le terrain théologique se retrouve encore sur le terrain ecclésiastique. N’a-t-on pas vu, peu de temps après l’apparition de nos huit brochures pour ou contre le multitudinisme, les principaux représentants de notre Église nationale et de notre Église libre priant ensemble, tour à tour, et s’unissant pour la consécration d’un de nos jeunes missionnaires 2? L’œuvre proposée est ardue, sans doute ; mais si l’indifférence et la paresse étaient nos conseillères, ne craindrions-nous pas de nous placer sous le coup de l’anathème prononcé par Deborah , libératrice d’Israël : « Maudissez Méroz, a dit l’Ange de l’Eternel; maudissez, maudissez ses habitants : car ils ne sont point venus au secours de l’Eternel, au secours de l’Eternel, avec les forts. »

1 Cette remarque n’est pas nouvelle. Elle a été relevée en dernier lien, dans l’écrit intitulé : Histoire de la Réformation et du Refuge dans le pays de Neuchâtel, par F. Godet, pasteur, p. 470.

2 M.Paul Perrelet, actuellement à l’ile Maurice.

Si Paris entreprenait l’œuvre, je voudrais qu’aussitôt, nous lui offrissions le secours d’un comité correspondant; mais si personne n’entreprend ce travail, notre tâche me semble indiquée. Géographiquement parlant, sans doute, comme sous bien d’autres rapports, notre pays est loin d’être un centre. Mais, quelque petit qu’il soit, s’il faut un point d’appui à une théologie impartiale, ce point d’appui s’y trouve et suffit. Pourquoi l’humble Bethléem ne donnerait-elle pas, une fois de plus, un conducteur à Israël?

Ce vœu patriotique que nous formons, se trouve combattu au dedans de nous par celui non moins vif de voir enfin la Bible traduite des originaux et imprimée en France par des Français. Fait incroyable, cela ne s’est pas vu jusqu’à ce jour. La vie qui renaît dans le corps du protestantisme français longtemps démembré par la persécution, la bienveillante protection du gouvernement établi, l’urgence des besoins constatés, tout devrait pousser nos frères des églises de France à saisir le moment favorable.

Me sera-t-il permis de poser, en terminant, deux conditions qui semblent essentielles, quel que soit le point de départ de l’entreprise?

Et d’abord : elle devrait être conduite sous les auspices de la prière. C’est dans la prière et dans le jeûne que les meilleures versions de la Bible ont été accomplies. Il nous suffira de citer de Saci et la Bible hollandaise.

Voici ce que nous écrivait à ce sujet un ancien professeur de littérature sacrée.

« Parmi les requisita d’une bonne traduction, il faut mettre avant tout l’esprit de prière, demander à Dieu son Esprit-Saint, le même esprit qui a présidé à la composition de l’original. Un homme qui n’a pas l’esprit poétique s’entend mal en poésie et rendra mal un poète. Il faut l’esprit de Dieu pour discerner les choses de Dieu. »

En second lieu : toutes les forces vives du protestantisme français devraient être invitées à donner leur coopération.

Aimer la Bible, désirer qu’elle soit mieux comprise et plus répandue, seraient des titres suffisants pour faire partie de l’association projetée. Nous voudrions donc que l’on sollicitât aussi le concours de nos frères de l'Église romaine ou même de la Synagogue, qui se montreraient capables et de bonne volonté. Il ne serait pas question de pasteurs ou de laïques, de professants ou de multitudinistes, d’orthodoxes ou de libéraux, de prêtres ou de rabbins; mais simplement de foi, dans l’efficacité bienfaisante du saint Livre, de science philologique, de culture littéraire.

Pour parler avec M. le professeur Gaussen : « Ne préfère-t-on pas aujourd’hui, chez les Allemands, la traduction du docteur De Wette à celle même du grand Luther? Ne se croit-on pas plus sûr d’avoir la pensée du Saint-Esprit dans les lignes du professeur de Bâle que dans celles du Réformateur ? Le premier s’est attaché toujours de très près aux expressions de son texte, comme un savant docile aux seules règles de la philologie ; tandis que l’autre, par moments, semble chercher quelque chose de plus et se faire interprète autant que traducteur 1. » — Une palme est décernée au traducteur rationaliste.

1 Théopneustie, 2e édit., p. 229.

Un besoin de ralliement a déjà été manifesté par M. le pasteur Viollier qui s’exprimait ainsi : « Le moment ne serait-il pas venu, pour le protestantisme de langue française, de prendre quelque énergique résolution? Ne pourrions-nous pas réunir nos efforts pour éclairer le public religieux, pour examiner en dehors de tout esprit de parti les versions existantes, pour en susciter de nouvelles; enfin, pour propager les meilleures traductions possibles de la parole de Dieu 2? »

2 Lien du 26 avril 1862.

Les progrès merveilleux de la publicité et de la correspondance offrent aujourd’hui des facilités nouvelles. La Russie nous a montré l’usage que l’on pouvait en faire. Les membres du saint Synode, disséminés sur tous les points de l’empire, reçoivent par la poste les bulletins imprimés d’un essai de traduction nouvelle ; ils y inscrivent leurs observations, et renvoient le tout à la commission centrale qui siège à Pétersbourg.

L’adoption de ce plan permettrait la coopération de toutes les personnes capables et zélées, non-seulement de la France et de la Suisse, mais aussi de la Hollande, de l'Angleterre et de l’Allemagne 3.

3 Quelques jours après la lecture de ce mémoire, un vœu semblable était exprimé par M. Bastie, dans l'Espérance du 11 juillet 1862, et par M. Vaucher, dans le Lien du 19 du même mois. —Le beau traité de commerce conclu entre la France et l'Angleterre et celui tout récent entre la France et la Suisse, laissent désormais circuler librement les épreuves et manuscrits d’imprimerie.

Tel est l’usage adopté déjà par les assemblées délibérantes pour la discussion des projets de loi. Ce que notre Synode neuchâtelois fait en petit pour la révision de notre liturgie ou de nos cantiques, serait-il moins opportun pour la Bible?

Une somme assez forte devrait être préalablement recueillie. Il y aurait une bibliothèque spéciale à rassembler, un directeur et un agent à rétribuer, des indemnités à payer aux traducteurs dont les publications déjà existantes seraient utilisées. Mais qui ne ferait avec bonheur quelque sacrifice pour une entreprise reconnue éminemment désirable?

Il n’est pas un protestant français ou ami de la France qui n’ait une pierre — petite ou grande — à apporter à l’édifice : le simple fidèle offrirait sa prière et sa pite ; le théologien, le littérateur, les réflexions du savoir et les décisions du goût.

Quel est le pasteur, quel est le laïque éclairé qui n’ait par devers lui quelque traduction nouvelle à proposer, sinon d’un livre entier de la Bible, au moins d’un passage, d’une phrase ou d’un mot?

Les anciens synodes de l'Église réformée de France ouvraient la porte à ces innovations. Voici ce que portent les articles III, IV etV des actes du synode national tenu à Montauban, en 1594 :

« La liberté demeurera à l'Église de rendre toujours plus parfaite la traduction de la sainte Bible; et nos églises, à l’exemple de la primitive, sont exhortées de recevoir la dernière traduction qui en a été faite par les pasteurs et professeurs de l'Église de Genève, et de la lire en public tant que faire se pourra.

« On remerciera aussi maintenant par lettres M. Rotan et lesdits frères de Genève, de ce qu’ils ont si heureusement travaillé pour un ouvrage si excellent, à la requête de nos églises ; et ils seront encore priés de vouloir augmenter leurs annotations pour l'éclaircissement des lieux obscurs qui restent encore dans leur traduction de ladite Bible.

« Les pasteurs seront encore exhortés, en chaque province, de recueillir tous ces passages pour en faire leur rapport au prochain synode national, qui jugera de ceux qui méritent d’être éclaircis 1? »

1 Aymon. I.179.

Pour peu que l'attention soit éveillée, on sera frappé, en lisant nos sermonnaires, de voir combien, lorsqu’ils citent de mémoire, ils rajeunissent et corrigent le style de nos versions. Parfois aussi ils se sont donné la peine de traduire à nouveaux frais. Bossuet et Adolphe Monod 2 méritent une mention spéciale. Les écrits de M. Reuss, les notes de la Fille de Sion, fourniraient également une ample récolte de modifications heureuses d’après les originaux.

2 « Nous avons entendu plusieurs fois, de nos oreilles, M. Adolphe Monod accuser ces versions usuelles d’insuffisance ou d’inexactitude et y substituer, en chaire, sa propre traduction. » J. Cruvellié, pasteur, bien du 11 juillet 1865. Ce même procédé de substitution a été recommandé et suivi par M. T. Colani. — Quant à Bossuet, on a fait une version nouvelle des Evangiles, en rassemblant les fragments retraduits, cités dans ses ouvrages.

C’est ainsi que la sagesse de Salomon mit en œuvre, pour la construction du temple de l'Éternel, les matériaux pieusement recueillis par David son père.

Mais, diront quelques-uns, une traduction est une œuvre tout individuelle; les sociétés, les décisions à coups de majorité ne sauraient trancher les problèmes compliqués de la critique et de l’exégèse.

Les faits répondent. Au premier rang des versions utiles figurent la version grecque des Septante, les versions autorisées en Angleterre, en Hollande, en Allemagne même, car Luther ne fut pas seul pour accomplir l’œuvre dont il était l’âme. « Il avait formé une espèce de sanhédrin, selon l'expression d’un de ses biographes. Les hommes les plus capables se réunissaient régulièrement, plusieurs fois la semaine, dans son couvent; c’étaient les docteurs Bugenhagen, Juste Jonas, Cruciger, maître Philippe, Matthieu Aurogallus, et enfin maître George Rœrer, qui faisaient les fonctions de correcteurs. Souvent des docteurs et des savants étrangers venaient prendre part à leurs travaux. Luther plaçait devant lui sa vieille Bible latine, la traduction allemande qu’il avait publiée et le texte hébraïque; maître Philippe se munissait des Septante ; Cruciger prenait la Bible hébraïque et la version chaldéenne ; les professeurs avaient leurs rabbins; Poméranus une version latine qu’il connaissait à fond. Chacun préparait d’avance le chapitre qui devait être mis en discussion et étudiait avec soin les explications des interprètes grecs et latins. Après cela, le président Luther proposait le texte et appelait chacun à émettre son avis, tant sur le sens du passage que sur la manière dont il avait été rendu en allemand. Des propos admirables étaient échangés dans ces savantes discussions. Maître Rœrer en a recueilli quelques-uns que l’on a imprimés en marge dans une édition postérieure 1. »

1 Vie de Martin Luther par Gust. Ad. Hoff., p. 431.

Laissons parler Luther lui-même :

« Quand nous nous mettrions tous ensemble à l’œuvre, disait-il, il n’y aurait pas de trop de nos efforts réunis pour mettre dignement au jour la Bible. L’un nous aiderait de son érudition, l’autre nous indiquerait les expressions les plus heureuses. Aussi, pour moi, n’ai-je pas travaillé seul ; partout j’ai rencontré des auxiliaires 2. »

2 Lettre à Spalatin, Ib., p. 430.

La méthode suivie par Luther nous parait concilier les avantages de l’un et de l’autre système en présence.

Elle laisse plein essor à l’individualité du traducteur, et puis elle soumet judicieusement son œuvre au contrôle de tous; car, on l’a dit, il y a quelqu’un de plus habile que personne, c’est tout le monde.

La Revue biblique projetée renfermerait aussi des essais d’annotations, d’après ces Bibles expliquées que l’Allemagne et l’Angleterre possèdent par vingtaines. On y ajouterait, comme partie subsidiaire, un compte-rendu des progrès de la dissémination de la sainte Écriture en France et dans le monde entier 3.

3 Tel est le but en Angleterre d’un journal mensuel intitulé : The Book and its Missions, (la Bible et sa mission).

Maintenant que le protestantisme français se relève de l’état d’épuisement où l’avaient laissé trois siècles de martyre, son plus sacré devoir ne serait-il pas de réaliser les espérances de ses fondateurs et de Calvin en particulier? 1

1 Voir p. 168.

Le moment n’est־il pas enfin venu d’exécuter le vœu par lequel l’humble Olivétan terminait son œuvre?

« Aucuns viendront après, qui pourront mieulx réparer le chemin et faire la voye plus plaine, comme est facile à espérer, veu et attendu les grands moyens que Dieu, par sa grâce, a jà doné à ce. C’est d’avoir en nostre temps suscité au cœur du Roy, de édifier et fonder ung si magnifique et nécessaire collège des troys langues (qui ne fut jamais faict en la France), auquel tant de beaulx et nobles esperitz se exercent de jour en jour et sapprestent à la cognoissance des langues, qui est ung beau comencement pour quelque fois assembler une belle compaignie de gens sçavants ensemble (comme fit le bon roy Ptolomée, amateur de toutes bonnes lettres), à celle fin que nous ayons en noz jardins la belle fontaine de la claire et pure eaue de verite, duicte et menée de sa vive source, par tuyaux netz et entiers, desgorgeans icelle en abondance, tant que s’estend la langue Gaulloyse, pour arroser et recréer les fleurettes de notre espérance, lesquelles sont tant altérées, flaitries et bruslées, à cause du grand hasle de malheureuse ignorance, qui a couru par cy devant; affin de faire agréables couronnes de suave odeur pour accompaigner Christ et l'Eglise, son épouse, ainsi aornez avec la robbe nuptiale, comme il appartient à ceuls qui sont invitez aux nopces de laigneau sans macule. Auquel seul soit honneur et gloire éternellement. Amen. »

Ce qu’Olivétan disait du Collège de France nouvellement fondé, l’appliquerons-nous à la Société anonyme qui vient d’entreprendre une traduction nouvelle des saintes Ecritures? 1 C’est là, peut-être, « ung beau commencement », mais non point encore le ce glorieux monument à l’érection duquel tous seraient appelés à concourir.

1 La Sainte Bible ou l'Ancien et le Nouveau Testament, d'après les textes hébreu et grec, par une réunion de pasteurs et de ministres des deux Eglises protestantes nationales de France. La Genèse vient de paraître. L’Evangile selon saint Matthieu est sous presse. — Nous devons mentionner en outre la publication toute récente d’une Chrestomathie biblique ou Choix de morceaux de l'Ancien Testament traduits du texte hébreu et accompagnés de sommaires et de notes par Louis Segond, docteur en théologie, pasteur de l'Eglise de Genève. On nous informe que l'auteur de ce travail s'occupe d’une traduction de l'Ancien Testament tout entier.

 

FIN.

 

 

APPENDICE

I

Voir page 23.

Les quatre Livres des Rois, traduits en français du XIIe siècle. Les notes sont empruntées à l'ouvrage intitulé : Essai sur le patois lorrain des environs du comté du Ban-de-la-Roche, fief royal d’Alsace, par le sieur Jérêmias-Jacob Oberlin, Strasbourg, 1775.

1. Samuel. I. 3-20.

A cest lieu servir furent dui pruveire a titelé, 1 Ofni e Phinées. Fiz furent Hély, ki dunc 2 ert3 évesche 4 e maistre principals.

E à un jur avint que Elchana fist sacrefise 5, e selunc 6 la lei,7 à sei8 retint partie, partie dunad 9 à sa cumpaignie. E à Anne sa muiller, 10 que il tendrement amad 11, une partie dunad, ki forment ert déshaitée 12 kar Deu 13 ne li volt encore duner le fruid désired de sun14 ventre. Et Fénenna ico 15 li turna à repruce 16 e acoustuméement l,en atariout 17, e amèrement rampodnout 18. E la bonurée 19 Anna n’en ont retur 20, mais un duleir21, plurer 22, é viande déporter 23. Siz mariz Helchana le areisuna 24, si li dist : Pur quei plures 25? pur quei ne manjues? et pur quei est tis quers eu tristur26 ? dun n, as-tu m’amur? dun n, as-tu munquer 27, ki plus te valt que si ousses 28 diz enfanz? Anna puis que 29 ele out mangied et beud, levad30 ; et al securs Deu requerre tut sun quer turnad 31. — Vint s’en al tabernacle, truvad lévesche Hely, al entree, ki assis iert, quil as alanz e as venanz parole de salu mustrast 32. La Dame fist a Deu sunt present, e sa oblatiun, son quer menne chaldes lermes 33, Acuragee ureisun 34, e en ceste baillie: Sire merciable, sire Deus puissanz des hoz bannis 36 et des champiuns 37 cumbatanz, si fust tun plaisir, que veisses ma miseriez, ma afflictiun et tei membrast38 de mei la tue ancele 39, que par ta pitied eusse 40 fiz, durreie 41 le tei à tun servise, e rasur 41 ne li munterad le chief43 mais tuz dis a tei iert adetid 44.

Auctoritas 45 Usages ert en cele lei 46 se alcuns par vud 47 a Deu se sacrast, tant cum 48 cel vud li durreit : rasur le chief ne li muntereit.

La Dame en sa préere demurad, ses levres moût 49, li quers parlad, tant, 50 que li évesches 51 l’esguardad, et pur ivre lenterçad 52, e si 53, li dist: Va, bone femme, a tun ostel dormir; si te déséniveras 54 par le dormir. Repundit Anna : Ne me tient si, n’ai beu ne vin ni el55 par unt l’um se poisse énivrer 56 Ne me tenez pur fille Belial, kar sobrexsui, e en anguisse, e en plur ; à Deu ai révéled mun duel57.

Belial, 58 co est senz ju 59 e cil; sunt fiz Belial, ki tuzjurs tirent vers le mal, ostent le ju 60 de la lei Deu, et de vice en altre, cancelant61 vunt lur criatur atarjant.

Dune respundi li évesche Hely; va, bone femme, as veies62 Deu ; Deu, ki de tut bienfaire adpoésté 63, furnisse en grace ta volenté. — La Dame haitée 64 s’en parti, la chere puisne li chaï65. Od 66 sun Seignur Deu le matin aürat67, puis à sa maisun returnad. Deus out sa ancele en remembrance : tost conceut et out enfant. Graces rendit al enfanter 68, et Samuel le fist numer 69.

1 à (pour) servir ce lieu furent deux prêtres à titre. 2 qui alors, dunc, donc, du latin tunc. 3 erat, était. 4 évêque. 5 sacrifice. 6 selon. 7 la loi, du latin lex. legis. 8 à soi du latin, se. 9 donna, donavit. 10 femme, du latin mulier. 11 aimait, du latin amabat, amavit. 12 fortement étoit... stérile. 13 Dieu. 14 Son 15 cela, du latin is, id. Dans la suite, on en a fait icelui. 16 reproche 17..... 18 ramponna, la querella. En gascon, rampougna, se dit pour querelle. 19 la bienheureuse. 20 n'en eut retour, ne s’en vengea pas. 21 doux,· du latin dulcis. 22 pleurer. 23 Elle eut un dépérissement, en allemand sie nahm am Fleische ab. 24 raisonna avec elle. 25 pourquoi pleures-tu? 26 ton cœur en tristesse. 27 peut-être : n’as-tu pas mon amour? n’as-tu pas mon cœur? 28 Si tu eusses. 29après que. 30 ces terminaisons d ou t se trouvent encore en gascon, où l’on dit perdut, donnat, cambiat, comme on le verra plus bas. 31 Elle tourna tout son cœur à requérir le secours de Dieu. 32 auquel elle montra (donnai parole de salut, (qu’elle salua) en allant et en venant. 33 chaudes larmes. 34 courageuse oraison, prière fervente. 36..... 37 guerriers courageux. 38 et que tu te souviennes, ou qu’il te souvienne. Les Italiens disent encore rimembrare. 39 servante, du latin ancilla. 40 tu donnasses, dares, dedisses. 41 je donnerais, darem. La terminaison est aussi lorraine; on disait je sereuïe, pour je serais (voir le vocabulaire Austras, p. 154). 42 le rasoir. 43 la tête. 44..... 45 glose. 46 loi lex. 47 vœu, votum. 48 tant que. 49 mouvoit. 50 rant peut-être pour rien ; ou faut-il lire tant que l’évêque. 51 la regarda. 52..... 53 ainsi. 54 désenivreras. 55 el peut-être pour ce, du latin illud, ou serait-ce un mot ancien, qui signifie bière. En anglais, on l’appelle ale et l’on prononce aile. 56 par où (du latin unde) l’on puisse s’enivrer. 57 mon deuil, ma douleur. 58 glose sur le mot belial; car Relial, comme on le lit dans le Long, est certainement faux. 59 sans joug, le joug. 60 du latin jugum. 61 chancelant. 62 il faut lire peut-être, as peies Deu, pour en paix de Dieu. 63 peut. 64 à la hâte. 65 voir la note 23. 66 à son. 67 elle adressa sa prière, oravit. 68 lorsqu’elle accoucha. 69 nommer.

 

II

Voir page 88.

Préface du Nouveau Testament de Neufchastel

1534.

 

L'imprimeur aux lecteurs,

Entre toutes les choses que le Seigneur Dieu a donné aux hommes, il n’y a rien plus précieux, plus excellent, ny plus digne que la saincte et seule vraye parolle, qui est contenue ès livres de la saincte Escripture, à laquelle sainct Paul, vaisseau d’élection baille plusieurs titres d’honneur. Premièrement, pour ce qu’elle a le très hault et très puissant Seigneur Dieu, qui est vérité infaillible, pour autheur. Item, a cause qu’elle rejecte toute erreur. Et aussi à raison qu’elle rend ses auditeurs parfaicts, prêts et appareillés à toutes bonnes œuvres...

Davantage le Sainct Esperit monstre clerement quelle abomination est ès bourbiers e puantes citernes des doctrines humaines et quelles misères et erreurs peuvent résourdre et parvenir aux étudiants d’icelles... Si ces parolles estaient justement pesées, on ne verrait point aujourd’hui tant de sophistes, tant de caphars, ny tant d’estudians ès lettres humaines, contemner ny mespriser la simple vertu de Lescripture saincte, car ils cognaistraient à l’œil que leur sapience n’est point descendue du ciel, ains quelle est terrienne, brutale et diabolique. Mais la sapience qui est d’en hault, est, comme dit sainct Jacques, pure, pacifique, modeste, paisible, consentant à bonnes choses, pleine de miséricorde et de bons fruits, jugeant sans feintise. Qui bien entendroit ces choses estudieroit soigneusement en la dicte saincte Escripture, rejettant tous vains et frivoles sophismes, questions insolubles et arguments scolastiques ; car en telles et par telles disputations fantastiques, vérité est perdue et les argumentateurs se esgarent en leurs vaines pensées et sont faits semblables, comme dit sainct Hierosme, aux grenouilles d’Égypte, la plaie des quelles on ne list point avoir esté guarie... Il ne fault point, commande l’apostre, que le serviteur de nostre Seigneur soit noiseux, mais qu’il soit begnin a tous.

A l’estude et leçon des sainctes Escriptures, nous sommes exhortez par nostre bon Père céleste quand il nous commande de ouyr son chier filz Jesu Christ, item par celuy mesme filz en sainct Jehan : Vous scrutinez les escriptures ; et à l’exemple des prophètes, des apostres, des disciples, des martyrs et enfans de Dieu, tant hébrieux que grecs et latins.

Mesme le faict de l’eunuque de la royne de Candace nous y admoneste, lequel jà soit qu’il fût barbare et payen détenu d’infinies occupations et de toute part environné de négoces et affaires forains, aussi non entendant la lecture, touteffois, il lisoit la saincte Escripture, assis en son chariot, comme il appert aux Actes, VIIIe chap. Que s’il a esté si diligent de lire par les chemins, que penses-tu qu’il feit en sa maison ? S’il n’entendait pas encore la leçon d’Ésaïe, que penses-tu qu'il fist après qu’il l’entendist?...

Oustre plus, l’utilité qui provient de la leçon de la parolle de Dieu nous incite et provoque à volontiers la lire ouyr et méditer; car ceste parolle nous est une lumière pour nous illuminer en ceste ténébreuse Égypte. Qui va après la parolle de Dieu où qu’il soit, quoiqu’il pense, quoiqu’il face, nullement ne peut faillir. Car rien n’est bon, fors ce qui nous est commandé par la parolle de Dieu, ne rien n’est mauvais, fors ce qui nous est défendu par icelle.

Item, c’est une fontaine qui sourd du ciel. De l’eaue de ceste fontaine devons nous arroser nos entendements affin qu’ils fructifient tant pour nous que pour notre prochain. Et comme l’eaue est commune à tous, ainsi est cette doctrine; nul n’en est rejetté, soit homme ou femme, pourvu qu’il y vienne avec ung cueur droict : Venez aux eaues, dit Ésaïe, LX, vous tous qui avez soif.

Davantage la parolle de Dieu est ung glaive pour nous deffendre contre nos ennemis visibles et invisibles. Prenez, dit l’apostre (aux Eph. VI), le heaulme de salut et le glaive d’esperit, qui est la parolle de Dieu. C’est aussi le pain dont est parlé au Deut. VIII et en saint Matthieu III. Les saincts apostres Matthieu, Marc, Luc, Jehan, Paul, Pierre, Jacques et Jude ont recueilli ce pain, et c’est la vraie et pure parolle de Dieu. Car, comme est dist, II Pierre, prophétie n’a point esté baillée en aucun temps par la volonté humaine, mais les saincts hommes de Dieu, inspirés du Sainct Esperit, l’ont ditte.

Je le prie donc, lecteur chrestien, d’y étudier, d’y croire, de l’accomplir par bonnes œuvres et de l’annoncer à toute créature, affin que le Seigneur Dieu soit honoré, servi et crainct de tous et partout. Or, à ce que tu puisses mieulx prouffiter en ceste saincte parolle de Dieu, je t’ay cy mis une table moult utile pour trouver certains lieux et notables contenus eu ce Nouveau Testament. Tu le prendras donc en garde, donnant honneur, gloire et louange à ung seul, Dieu de tous !

 

III

Voir page 180.

Texte Corrections manuscrites Traduction
d’Amsterdam d’Ostervald. de le Maistre de Saci
1724. 1744. Edition de 1730·

Les mots imprimés en italiques sont biffés dans le texte corrigé de la main d’Ostervald.

Luc I, 1-4.

1. Plusieurs * s'étant mis à faire un récit des choses * qui ont été pleinement certifiées entre nous. * Ayant entrepris l'histoire.

* dont la vérité a été connue parmi nous avec une entière certitude

 

1. Beaucoup de personnes ayant entrepris d’écrire l’histoire des choses qui ont été accomplies parmi nous.
2. Selon que nous * ont apris ceux qui dès le commencement les ont veuës eux mêmes,* qui ont été les ministres de la Parole.

* les ont apprises

* dès le commencement

 

2. Suivant le rapport que nous en ont fait ceux qui, dès le commencement, les ont vues de leurs propres yeux, et qui ont été les ministres de la Parole.
3. * Il m'a aussi semblé bon très excellent Théophile* après avoir eu une exacte connoissance de toutes choses depuis le commencement de t'en écrire par ordre,

* J’ai cru aussi

* que je devais te les écrire par ordre, après m'en être exactement informé dès leur origine

 

3. J’ai cru, très-excellent Théophile, qu’après avoir été exactement informé de toutes ces choses, depuis leur premier commencement, je devais aussi vous en représenter par écrit toute la suite.

4. Afin que tu * connoisses la certitude des choses dont tu as été informé en général.

 

* reconnaisses

 

4. Afin que vous reconnaissiez la vérité de ce qui vous a été annoncé.

 

INDEX

 

A

Agnès (la mère) , 143 .

Aire (le chanoine d' ) , 58.

Albe (le duc) , 122 .

Albigeois, 27,

Alcala, 11 . 37 .

Alcuin , 29.

Alembert (d') , 221 .

Alexandre III, 36 . IV, 26.

Alhama, 12 . Almeutès , 90.

Allix , 172. Amelotte (le père) , 161 .

Angélique (la sœur) , 141. Angleterre, 12, 50 , 176 , 280.-

Angrogne (val d') , 83 .

Angus, 15.

Anne d'Angleterre , 176.

Anne de Bretagne, 31 .

Ansa ( Stephano¹ , 23 .

Arande (Michel d' ) , 76 , 78. -

Archinard ( le pasteur) , 2 , 21 , 57.

Arnaud ( le pasteur) , 2 , 4, 20, s. 198, 209 , 213 , 258 .

Arnauld ( Antoine) , 126 , s . 140 , 144, S.

Arnauld d'Andilly, 140 . Arnauld (de Corbeville) , 141 .

Arnauld (Catherine) , 141 .

Arrenchel , 43.

Astier ( le pasteur) , 2 . 139 ,

Aubigné ( M. Merle d') , 16 , 40, 75 85, 116, 124.

Augustin (saint) , 55, 63 .

Aurogallus , 279.

Aymon, 278.

B

Badius (Conrad) , 245.

Barbier, 54.

Barneville (l'abbé de) , 153 .

Barrois, 13, 28.

Barthélemy, 9.

Bartholmess , 213 .

Basile ( le P. ) , 142.

Bastie ( le pasteur) , 2, 201 , s . 262, 276.

Baup, 258. Bay (Jacques de) , 125.

Bayle, 14, 86, 96, 173.

Beaubrun ( de) , 155.

Beausobre, 77 , 177 , 197 , 268.

Bédier, 33, s . 67 , 128.

Beelen, 203.

Bellarmin ( le cardinal) , 82.

Benisch, 5 .

Benoist (Réné) , 128. s. 131 , 161 , s.

Berger de Xivray, 12 , s . 28 , 38 , 44, 66, 164, 169, 197 , 225.

Bernard (le pasteur) , 3.

Bernard (Auguste) , 56 .

Berquin (Louis de) , 33, 78.

Bertram (évêque ) , 23 , 171 .

Bertram (Corneille) , 151 , 171

Besnier (Le P. Pierre), 163

Besse (Pierre), 131.

Beyschlag, 261.

Bèze (Théodore de', 104, 140, 167, 171.

Bignay (Jehan de), 31.

Bitaubé, 239.

Blanche de Navarre, 27.

Bochart, 115, 182.

Boileau Despréaux, 114, 137, 163, 245.

Boniface IX, 26.

Bonnet (Louis). 2, 11, 187, 258.

Bonneton, 19.

Bossuet, 34, 127, 145, 151, 157, 161, S. 165, 192, 225, 278.

Bost (Augustin), 208, 240.

Bouhours (le R. P.\ 163.

Bouillet, (N.), 79.

Bovet (Félix), 230.

Briçonnet, 32, 34, 36, 67, s.

Bruccioli, 32, 107, 110.

Brunet, 38.

Budé (G.), 78.

Budé (Louis), 171.

Bugenhagen, 279.

Bungener, 166.

Bunsen (le chevalier de), 5.

Buyer (Barthélemy), 56.

C

Cahen (S.), 89.

Calliatte, 2.

Calmet (Dom), 82, 162.

Calvin, 6, 63, 78, 86, 89, 93, s.

104, 113 h 117, 166, P8.

Cambout de Pontchàtcau, 140, 149.

Caninius (Angélus), 171.

Cantorbéry (l’archevêque de), 176.

Capiton, 74.

Carénou, 3.

Ca!rières(le R. P. de), 162.

Castalion (Sébastien), 111, s. 169, 205.

Catherine de Médicis, 142.

Chambéry (l’évêque de), 70.

Charlemagne, 28, 29, 30, 55.

Charles V, 31, s. 43, s. 136, 47.

— VI, 31, 49.

— VIII, 31 , 52, 54, 55, 62.

— IX, 129.

Charles II d’Espagne, 149.

Charles-Quint, 121, 126.

Chasseneux,

Chasteillon, roir Castalion.

Chastellan 33

Chateaubriand, 237.

Chautemps (Jean), s5.

Chlorates, 90, 114.

Choisy (de) 49.

Chrétien évangélique (lejournal Le), 2, 187, 262.

Chrysogonc (saint), 36.

Chrysostome (saint 1, 63, 140.

Clarius (Isidore). 82.

Claude, 172.

Clément IV, 26.

- VIH, 135.

Colani (T.), 278.

Gomestor, 36, 37, 42. 52.

Cornard, 69.

Conrart (Valentin), 173.

1 Copin Nicolas), 21,127.

■ Coquerel (Athanase, fils), 2, s.

ί Coquerel (Etienne), 270.

, Corbin (Jacques), 136, 138.

Cotton (le jésuite), 104.

Coverdale, 112.

Crespin, 68, s.

Croix (le journal La), 2.

Cruciger, 279.

Cruciman, 57.

Cruvellié, 278.

Cusemeth, 90,114.

Cuvier (Rodolphe), 213.

Cyrille, 19.

D

Daillé (Jean), 173.

Dampier (Symphorien), 78.

Darby, 4.

Davis (G. Henry), 257.

Delacroix, i.

De Laharpe, 230.

Delille, 9.

Deper (Eutyche Bonaventure), voir Despériers.

Des Gois (Antoine), 121.

Desmarets père et fils, 173, 260.

Despériers, 91, s.

Deville (Claude), 131.

Dliombres (le pasleur), 3.*

Diodati (Jean), 172.

Dubosc, 192.

Duboulay, 78.

Du Bourg (Anne), 142.

Ducros, 3.

Dufossé, 166.

Dumoulin, 46.

Duprat, 75.

Dussault, 233.

Dutemps, 2,186.

E

Eiigius (de Noyon), 77.

Elzévirs, 148.

Encontre (Ad.), 76.

Érasme, 12, 14, 67, 107, 135.

Eschenauer, 212.

Espérance (journal L’), 2, 12, 201, s. 240.

Estienne(Henri;, 68.

Eslienne (Robert), 12, 32, 38,67, 88.

Eyndhoven, 120.

F

Fabri (Christophe), 116, 116.

Fabricios, 37

Farci, 6, 34, 67, S. 74, 84 à 96, s.

Farget (Pierre), 67.

Fay, 171.

Faye (Clément de), 66.

Félice (de), 128, 153, 151.

Fénelon, 79, 127.

Fisch, 6.

Fleury, (Henri), 6.

Foi (le journal La), 2.

Fontaine (Nicolas), 140, 145, ss.

Fontanès, 2.

François I״r, 11, 32, 34, 67, 74, s.

Frizon (Pierre). 131.

Fuchs, 213.

G

Gaberel, 70.

Gagnebin (le pasteur), 90.

i Gasparin (de) 139, 217.

î Gaussen, 20, 26, 203.

I Gautier de Dijon, 27.

ן Genoude, 164.

i Gérard (Jean), 166.

i Gerock, 213.

I Glaire (l’abbé J.-B.), 4, 164.

I Godet (F.), 273.

Gonin (Martin), 83.

; Gonzague (Charles de), 50.

Goulart, 171.

Govéa, 93.

Graf, 79.

Grammelin (Matthieu), 93.

Grave (Barthélemy de), 120, 123.

Grégoire VH, 19.

Guiars des Moulins, 35 38, 40, s. 57, 78, 180.

Guillaume le Bâtard, 21.

! Guizot, 3.

H

Haag, 78, 92, 211.

Hacket, 120.

Hackius, 112.

Hamilton rév. J.), 252.

Harlay (l’archevêque de), 151.

Henri II, 169.

— III, 48.

— IV, 129,148.

Henri Vlll d’Angleterre, 120.

Henry (G ), 21.

Henry de Berlin, 177, 188, 268

Herbet (l’abbé), 164,

Herzog (Encyclopédie) ,'125, 186.

Hesse (landgrave de), 152, Hoff, 86, 280, S.

Honorius Hl, 26.

Home, 51.

Hottinger (J. J.), 242.

Hotman (François), 46.

Hubert (Thomas), 76.

Huré, 155.

1

Hlgen, 79.

Illyricus, 22.

Innocent Hl, 23, 24.

— IV, 26.

- VIII, 26, 54.

J

Jaquemot, 171.

James !Thomas), 82.

Janin (André), 4.

Jansénius, 127.

Jarchi, 109.

Jean Xll, 26, 27.

Jean le Bon, 18, 31, 50.

Jean (duc deBerry), 48, 50.

Jeanne de Bourgogne, 27.

Jeanneret (l’abbé), 89.

Jérôme, 106, 240.

Jésuites, 13, 147, 150, 163 175.

Joachim (de Brandebourg), 124.

Jonas (J.), 279.

Josèphe, 36 169.

Juda Léon de), 11.

Jurieu, 173.

Juvénal, 261.

K

Kalisch, 5.

Kimchi, 109.

Kœnigswarler (J.), 91

Kreiss. 213.

Kroh, 213.

! L

! Labeo (Notkerus), 22.

! La Bruyère, 245.

Lacordaire, 79.

Laigue (le marquis de). 161.

Lalanne, 140, 151.

Lallemant (leP.), 168,164.

Lallouette, 54, 88, 103,105, 108.

Lamennais, 164.

Lancastre (le duc de), 50.

Lancelot (Chude), 140.

Launay (Pierre de), 173.

Laurent (frère), 31.

Lebœuf (l’abbé), 28.

Lecène, 177.

Leclerc (Jean), 33, 74, 177, 197, s.

Lefaucheur, 192.

Le Conte (Richard», 28.

Lefèvre (Jacques), 16, 19, 32, 33 et SUiv., 53, 66, 72 à 82, 95, 104, 119 à 125,190.

Le Franc de Pompignan, 66.

Léger, 94.

Legros, 160.

Lelong (le P.), 14, 22, *6, 28, 44, 48, 57, 124.

Le Maître (Isaac le père', 141.

' Le Maître (Antoine), 140, 144, s.

! Le Maître (Isaac le fils), voir de Saci.

Le Menand (Guillaume), 43, 57.

! Le Moine le cardinal 66.

I Lempereur (Martin K 120.

; Lenfant, 177, 268.

' Léon X, 12, 109,110, 135.

י L’Eplattenier (le prof ), 206.

1 Le Bouge, 54.

Le Roux de Lincy, 16, 17, 21, ss. 27,SS. 42, 278.

Lien (le journal Le), 2, 186.

i Liesvelt (Jacques de), 120.

! Longueville (Madame la duchesse de), 146, 150.

Loméniede Brienne comtesse de) J 61.

Lopez (Francisco Mereno), 12.

Louis 1er (le Débonnaire», 30. — IX (saint), 18, 28, 31, 55.

I — XI, 57.


Louis XII, 32, 63, 64.

— XIII, 48, 131, 136.

— XIV, 48, 152, 189.

Louis (duc d’Orléans), 50.

Louise de Savoie, 71.

Luitbert, 22.

Luscombe, 213.

Luther, 25, 67, 70, 85,92, 107, 112, 124, 188, 212, 221, 242, 279, s-

Luynes (due de), 140.

Lyon, 23, 56, s. 62, 109.

Lyra (de), 55, 108.

M

Mace de Cenquoins, 17.

Macho (Julian), 56.

Madelaine (princesse), 31.

Mainbourg (le P.), 150.

Maizières, 48, s.

Malingre (Nicolas), 166.

Mallet (Antoine), 75.

Mallet de docteur), 152.

Mandelstamm, 5.

Marguerite de Navarre, 32,34,37,71,

Marie Stuart, 129.

Marolles (Michel de), 135.

Martin V, 26.

Martin d’Utrecht, 3, 10,15,79,110, 174 et suiv., 190, 200, s. 245.

Marlin !Henri),33, 34, 73, 79.

Matamoros (don Manuel), 12.

Matter, 2, 201,210, S. 262, 267, ss.

Mayer, 3.

Meano(don Roque), 12.

Mélanchthon, 85.

Mésenguy, 164.

Meunier (le P.), 143.

Me '!,al (A. de), 4.

Meihodius, 19.

Mettetal, 3.

Meyer, 5.

Meynier (le P.). 43.

Michelet, 84.

Migeot(Gaspard|, 148.

Mijias (José Gonzales), 12.

Molé (Matthieu), 136.

Monod (Ad.), 79, 223, 278.

Monod (G.), 3.

Montandon, 3.

Montbrun (le comte de), 32.

Moréri 22, 75, 77.

Mouline, 2.

Munk, 213.

Munster, 171.

N

Naville (Gabriel), 253.

Neff (Félix), 161.

Nevers (le duc de), 50.

Nicolas 111, 26.

Nicole, 127, 140, 150, s.

Nicot (Jean), 97.

Niedner, 79.

Nisard, 63, 71.

Noailles (le cardinal), 161.

Nodier (Ch.), 92.

O

Olévianus, 86.

Olivétan, 15, 16, 19, 32, 35, 64. 70 78 à 96, 117 a 125, 166, ss. 181, 245, 263, 281,.s.

Olivier, 6.

Oresme, 43.

Orth (le pasteur), 202.

Ostertag (le professeur), 157·

Ostervald, 3, 10, 15, 79, 157, 166, 176, ss. 181, 245, ss. 251, 267.

Otfride, 21, s.

Owen, 251.

P

Pagninus (Xantès), 107, ss.

Palermo (Antonio Carasco), 12.

Papillon, 92.

Paradis (Paul), 71.

Paris (Paulin), 28, 44.

Pascal (Biaise), 127, 140, 145«

Pascal (le pasteur), 2.

1 Paul (Théodore), 4.

I Paul (évêque), 109.

Péréfixe (Hardouin de), 34,150,157 Péreyre (Isaac), 136.

Perrelet (Paul), 273

Perret-Gentil. 4, 62,14, 179,$05, ss., 223, 227, 242,s. 246, 2 7.

Perrot d’Ablencourt, 2584.

Perrot de Pourtalès, 179.

Pétavel (A. F.;, 91.

Peyre (Henri de . 140.

Philibertc de Nemours, 71.

Philippe I, 21.

— VI de Valois, 27, 31. Philippe 11 d'Espagne, 119, 126. Philippe-le-Hardi 28, 31, 50. Philippe de Bourgogne, 50.

Philippe (maître), 279.

Picards, 77.

Pichard, 213.

Pie IV, 135.

Pisan (Christine de), 46, s.

Plantin (Christophe), 119.

Platon, 36, 230.

Pline (le naturaliste), 36.

Pluche (l’abbé1, 48.

Ping (Julius de). 55.

Poméranns, 2 9.

Ponlanu (Jacques), 149.

Port-Royal, 72,127,137, 138, 140, ss. 163, ss.

Pozzy, 143, 159.

Presles (Raoul de),43,44,s 52, 136.

Prideaux Tiegelles, 158.

Proy, 2.

Puaux, 16.

Q

Quesnel, 163.

R

Rabelais, 93.

Racine (Jean), 140, 145, 266. Ranyard (Madame Ellen), 143.

Read (C.), 113.

Rely (Jean), 35, 43, 52 à 66, 136, 181.

Renan, 4, 236.

Renée de Franco, 32.

Reuchlin, 85.

Reuss, 2, 4, 17, 24, 28, 29, 30, 35, 37, 44, 57, 88, 125, 160, 165, 171, ’    177, ss., 185, 203, 213. s. 228,

I 278.

■ Revue de théologie, 1, 17, 29, 44, 57,180,204.

Reymond (Jean de), 120.

Rilliet, 4, 240, 265.

Robert le Pieux, 30.

Robertson, 79.

Rœrer, 279.

Rognon, 3.

Rondet, 162.

Roques (Pierre), 174, 200.

Rosseeuw Saint-Hilaire, 119.

Rotanus, 171, 278.

Roussel (Napoléon), 161. i.oy (Guillaume le), 56.

Royer Pierre), 27.

S

Saci Isaac Le Maître de), 1Q, 35, 127, 137, 140, ss. 151, 199, 240, 248,266.

Saigey .177.

Sainte-Beuve, 137, 138, 142, ss., 156, 161, 199.

Sainle-Marihe ((lande de), 140, s.

Saint-Cyran 127

Saint Lambert, 57

Salamanque 2.

Sandoz-Rollin (de), 235.

Sardinoux, 213.

Saulnier, 84, 90.

Saurin, 192.

Savonarok, 108.

Savreux, 47

Sayous, 77, 173, 193.

Segond (le pasteur), 281.

Séguier (le chancelier), 135.

Semeur (le), 239.

Senebier, 39,46, 49, 85,95, s.

Serres (Jean de), 28.

Sharp (Granville), 202.

Sharpe (Sam.), 5.

Simon (le R. P. Richard!, 28, 50, 54, 62, 90. 104, 112,126,s. 138, 160, 162, 168, 245.

Simon de Colines, 32, 68.

Simon (néophyte, juif), 14.

Sismondi (Simonde de), 21.

Sixte-Quint, 136.

Socrate, 230.

Sorbonne (la), 31, 63, ss., 129, ss. 140. ss.

Spalatin, 85, 92, 242, 280.

Spanheim, 96.

Stapfer, 190,251.

Stein, 2,186,192. (On nous a assuré que ce nom n’était qu’un pseudo-nyme de M. Edmond Scherer.)

Stier, 5.

Suétone, 195.

Sy (Jehan de), 43, 50.

T

Tellier (le P.), 163.

Thibaut (chanoine), 21.

Thomas (Mesac), 13.

Tillet (du), 47.

׳Tissot, 22.

Toussaint (Pierre), 25.

Trémellius, 171.

Trittenheim (l’abbé de), 36.

Tu retin (Bénéd.), 185.

Turrettini, 172.

Tusan, 78.

Tyndale, 69, 120.

U

t i l a in IV, 26.

Ussérius, 28.

V

Vadaste, 74.

Valart, 161.

Valdès dit Valdo, 23, 35, 56.

Vallette (le pasteur), 2.

Varet, 146.

Vasquez, 134, s.

Valable, 78

Vaucher, 2, 276.

Vaudctar (Jehan), 43.

Vaudois (les), 26, 32, 47, 54, 77, 83, ss., 94, 99, 138.

Vérard, 53.

Véron (le P. François), 131, s.

Vidal de Bergerac, 2.

Vinet, 191, s. 237, s.

Violier, 2, 276, s.

Viret, 90, 96.

Vorsterman, 69, 120.

Vulliemin, 87.

W

Wallon, 41, 165.

Weiss, 105.

Wette (de), 275.

Wey (Francis), 25.

Wiclef, 51, 212.

Winer, 203.

Wingle (Pierre de), 78, 87.

Wladislas, 19.

Wogue (L.),4, 10,89, 239, 244.

Wordsworth (C.), 202.

X

Xénophon, 230.

Ximénès, 11.

Y

Ydros (Bernard d’!, 23.

Z

Zamora (évêque de), 56.

Zurich, 12.

Zwingle, 74.

Page 25, note 1, AT. Francis Way, lisez Wey.

Le Mans.־ lmp. Beauvais, place des Halles, 19.